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Rues et monuments de Paris
Les moulins de Montmartre

Comme toutes choses, les moulins ont leur histoire. Il y a même des moulins historiques, et Montmartre a l'honneur d'en compter quelques-uns. Plus d'une fois, en temps de guerre, leurs tours débonnaires ont servi de postes d'observation : témoin le moulin, situé alors à peu près au même endroit que là où il existe encore aujourd'hui, auprès duquel, le 22 juillet 1358, se rendit le fameux prévôt des marchands Etienne Marcel, et où il resta deux heures durant, pour épier et surprendre les mouvements des bandes de mercenaires qui ravageaient les faubourgs,  contre lesquels il dirigeait une expédition, de concert avec Charles de Navarre, un bien suspect allié. Cette expédition aboutit à un désastre.

Vers la porte Saint-Honoré, une troupe de Parisiens tombèrent dans une embuscade et furent en partie massacrés. Le mot de trahison courut aussitôt de bouche en bouche, si bien que le roi de Navarre jugea prudent de se retirer à Saint-Denis, abandonnant le prévôt, qui après être resté encore quelque temps à Montmartre, rentra dans Paris, où il fut accueilli par des huées et des cris de colère. La popularité d'Etienne Marcel reçut ce jour-là son coup mortel.

Plus d'une fois aussi, bastions improvisés, les plates-formes des moulins de Montmartre ont été autant de positions chaudement disputées. Tel fut sans doute le moulin à vent situé près de La Chapelle, où Jeanne d'Arc livra un combat d'avant-garde, le 3 septembre 1429, lorsqu'elle vint, avec le roi de France et son armée, assiéger Paris resté au pouvoir des Anglais (La Guerre de Cent Ans). Dans les Vigiles de Charles VII, Martial d'Auvergne mentionne ainsi le fait, confirmé d'ailleurs par la Chronique de la Pucelle :

Puis le roy vint à Sainct-Denys, 
Qui luy rendit obéissance, 
Laigny avec le plat pays,
Dépendances et l'adjacence.
Outre, en procédant plus avant, 
Son ast, tira à La Chapelle, 
Et de là au Moulin à vent,
Où y eut escarmouche belle.
Les Anglais qu'estoient à Paris, 
Tous ensemble se retirèrent, 
Afin qu'ils ne fussent pris, 
Et les murs si fortifièrent.
Cinquante et un ans auparavant, le moulin à vent de La Chapelle avait été témoin d'une manifestation solennelle dont les historiens du temps nous ont conservé de très intéressants détails. L'empereur d'Allemagne, Charles IV, était venu en France et, depuis Francfort jusqu'à Paris, on lui avait rendu tous les honneurs dus à sa dignité; son fils Vinceslas, roi des Romains, ainsi qu'un grand nombre de princes et de chevaliers l'accompagnaient dans ce voyage, que l'amitié pour le roi de France, Charles V, et l'amour de la paix lui avaient fait entreprendre.

Le 4 janvier 1378, en sortant de Saint-Denis, l'empereur trouva sur son chemin le prévôt de Paris, le chevalier du guet et leurs archers à cheval, qui venaient à sa rencontre. Le prévôt des marchands et les échevins, suivis de deux mille bourgeois choisis et tien montés, vêtus de robes mi-partie blanc et violet, étaient à quelque distance du prévôt de Paris et du chevalier du guet. Ce fut le prévôt des marchands qui, après s'être avancé, porta la parole en disant à l'empereur :

« Très excellent prince, nous, les officiers du roi à Paris, le prévôt des marchands et les bourgeois de la bonne ville, nous venons faire révérence et nous offrir à faire vos bons plaisirs; car ainsi le veut le roi, notre sire, et le nous a commandé. »
Le roi, accompagné des princes et des évêques en chape, fut au-devant de l'empereur par le faubourg Saint-Denis. Leur rencontre eut lieu entre La Chapelle et le moulin à vent. Après le premier cérémonial, le roi céda la droite à l'empereur, et donna la gauche au roi des Romains; puis ils entrèrent ainsi dans Paris (Les Grandes Chroniques de France).
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Van Gogh : les carrières et les moulins de Montmartre.
Les carrières et les moulins de Montmartre, par Vincent van Gogh (1886).

Mais voici un exemple plus précis de l'attaque et de la défense d'un moulin, et dont justement la scène s'est encore passée à La Chapelle, sur les hauteurs de la Goutte-d'Or. C'était au lendemain de la bataille de Saint-Denis, c'est-à-dire le 11 novembre 1567, en pleine guerre de la Réforme. On sait qu'après bien des prodiges de valeur accomplis de part et d'autre, et également funestes aux deux partis, la victoire était restée incertaine entre les calvinistes et l'armée du roi. Condé et Coligny avaient dû abandonner le champ de bataille aux catholiques; mais ceux-ci, en se retirant sous les murs de Paris, emportaient leur chef expirant, le vieux connétable Anne de Montmorency. Ce qui fit dire au maréchal de La Vieilleville que le roi consultait sur le résultat de cette déplorable affaire :

« Sire, ce n'est point Votre Majesté qui a gagné la bataille, et encore moins le prince de Condé, mais bien le roy d'Espagne; car il y est mort d'une part et d'autre tant de valeureux seigneurs, si grand nombre de noblesse, de vaillants capitaines et de braves soldats, tous de la nation française, qu'ils étoient suffisants pour conquester la Flandre et les Pays-Bas, et les réincorporer à vostre couronne de laquelle ils sont autrefois sortis. »
Or, l'armée protestante se tenait si peu pour battue, qu'elle risquait, dès le lendemain, un retour offensif sous la conduite de d'Andelot, frère de l'amiral Coligny. Elle s'avança ainsi jusqu'à l'entrée des faubourgs de Paris, brûlant tout sur son passage, notamment les moulins de La Chapelle. Mais il s'en trouva un qui n'était pas en bois comme la plupart des autres, mais de pierre, et que l'armée royale avait fortifié au moyen d'un fossé et d'une palissade.

Le capitaine Guerry, un Parisien, l'occupait avec un petit détachement, résolu de se bien défendre. D'Andelot, irrité de la résistance de ce moulin tandis que tout cédait à ses coups, prit le parti de le forcer ci en donna le soin à deux de ses officiers, Valfenière et Beauregard, qui commandaient un gros parti d'infanterie. Mais après plusieurs attaques sans résultat, ils furent si vivement repoussés par Guerry, que d'Andelot dut ordonner la retraite, tout en faisant sonner les trompettes comme s'il eût été victorieux. lai-un que cette affaire ne fût en elle-même qu'une bagatelle, elle fit beaucoup d'honneur à Guerry, qui fut élevé au grade de colonel. Le moulin a depuis
porté son nom.

La bataille de Saint-Denis eut un spectateur que nous ne pouvons oublier, c'est le chambrier du Grand Turc, que la cour promenait depuis les conférences de Bayonne, et qui avait été convié, avec les principaux de Paris, d'aller à Montmartre voir le spectacle du combat : 

« Ce qui, dit Agrippa d'Aubigné, a été jugé une imprudence de laisser voir à cet ambassadeur un roi, que son maître tient être le plus grand des chrétiens, avoir des sujets qui osent présenter des batailles sous sa moustache. »
Quoi qu'il en soit, il paraît qu'à la vue de tant de bataillons et d'escadrons se chargeant et s'enfonçant, avec une si belle ardeur, l'envoyé de Sa Hautesse ne put s'empêcher de s'écrier par deux fois : 
« Oh! si le Grand Seigneur avait deux mille hommes de même que ces blancs pour mettre à la tête de chacune de ses armées, l'univers ne lui durerait que deux ans! »
A coté de ces brillants souvenirs, il y a malheureusement l'histoire moins populaire des sacs de blé tirés des moulins de Montmartre pendant l'affreuse année de disette du règne de Louis XVI, transportés à petites journées jusqu'au Havre, puis rapportés par bateaux à son de trompe comme provenant d'un arrivage d'Amérique, et vendus au poids de l'or. 

En 1814, lors de la première invasion des alliés, les moulins de Montmartre auraient été illustrés par des actes de de bravoure dont le récit est entré dans la légende Montmartre, mais dont la réalité historique est contestée. Voici en quoi consiste cet épidode. Malgré les avantages incontestables de sa situation, Montmartre n'avait été armé que de neuf pièces de canon, sept au moulin de la Lancette et deux au moulin Neuf, les deux saillants extrêmes d'est et d'ouest de la butte : avec trois pièces de réserve, c'était tout ce qui pouvait tirer utilement de ces hauteurs, le 30 mars 1814.

Le matin, après avoir installé son quartier général au Château-Rouge, le roi Joseph passait en revue les gardes nationaux qui servaient les batteries :

« Tenez bon, Messieurs, s'écria-t-il pour les électriser, Napoléon est à La Villette! »
La nouvelle était fausse. C'étaient les Prussiens et non l'empereur qui étaient à La Villette. Les canonniers se firent hacher sur leurs pièces. Parmi eux se trouvaient quatre meuniers du nom de Debray, c'étaient les quatre frères; criblés de coups de baïonnettes, les trois plus jeunes furent laissés pour morts. Le soir même, la capitulation de Paris eut lieu.

L'aîné des Debray servait encore avec son fils les pièces qui étaient braquées devant leur moulin, quand l'ordre de cesser le feu fut apporté. Ce brave avait résolu de venger ses frères; il attendit qu'une colonne ennemie fut à portée, et envoya sur elle deux bordées de mitraille. C'étaient des Russes. Ils se ruèrent sur la batterie; les gardes nationaux soutinrent le choc; mais, accablés par le nombre, ils durent se rendre. Le commandant russe exigea que celui qui avait commandé le feu lui fût livré, ou que des prisonniers allaient être fusillés. Debray sortit des rangs et, au moment où l'officier mettait la main sur lui, il le tua d'un coup de pistolet. Massacré sur-le-champ par l'ennemi en fureur, son cadavre fut coupé en quatre morceaux et accroché à chacune des ailes du moulin.

La nuit suivante, la veuve de ce héros vint détacher ses restes et les fit porter, dans un sac à farine, au petit cimetière de l'église Saint-Pierre, où sa tombe existe encore. Son fils avait été cloué d'un coup de lance à l'arbre du moulin, dans l'intérieur duquel il s'était réfugié. Il survécut trente ans à cette horrible blessure, ne pouvant plus absorber que du lait, car il avait eu l'estomac lésé.

Le moulin qui aurait été la scène de ce drame aurait été autrefois celeui qui est connu sous le nom de But-à-fin, et celui-là même, avons-nous dit, qu'aurait visité Etienne Marcel; il servait à la fin du XIXe siècle de belvédère aux nombreux clients du moulin de la Galette? Cela au moins est attesté. 

Les moulins au XVIIIe siècle

Au XVIIIe siècle, il y avait encore plus de vingt-cinq moulins, tant sur les hauteurs qu'aux abords de Montmartre; à l'aide des plans de cette époque, il est aisé, non seulement d'en retrouver la place, mais aussi d'en rétablir la pittoresque nomenclature, dont quelques noms de rue ont longtemps conservé le souvenir.

Ainsi, du côté occidental, on voyait : le moulin des Prés, le moulin de la Fontaine-Saint-Denis, le moulin de la Béquille, du nom de la pièce de bois avec laquelle on le faisait virer sur sa base, comme avec la barre d'un gouvernail; le moulin Vieux, le moulin Neuf, le But-à-fin, le Radet, anciennement le Chapon, et le moulin des Brouillards. Puis le long d'un chemin successivement appelé rue des Moulins et rue de Norvins, venaient la Vieille Tour la Grande Tour et la Petite Tour, toutes trois ainsi appelées parce qu'elles étaient de pierre et de forme circulaire; puis le moulin du Palais, un peu en avant d'une habitation de plaisance, appelée la folie Sandrin, qui fut, par la suite, la maison de santé du docteur Blanche. Ce dernier moulin avait emprunté sa pompeuse dénomination du lieu dit auquel il appartenait, et qui passait pour avoir jadis possédé un temple consacré à Mercure; car, dans les anciens titres de l'abbaye de Montmartre, cet endroit, appelé tantôt terres du Mont de Mercure, tantôt terres du Temple de Mercure ou terres du Temple, avait pris plus tard le nom de terres du Palais, par un effet du zèle falsificateur des religieuses, qui pensaient effacer de leur montagne cette dernière trace d'une histoire qui leur déplaisait, en substituant le mot palais au mot temple.
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Paris : Moulin Blute-Fin, à Montmartre (moulin de la Galette).
Les deux derniers moulins de Montmartre : le Blute-fin et, ci-dessous, le Radet.
Paris, le moulin Radet, à Montmartre (Moulin de la Galette).

Du côté du Levant, il y avait encore trois moulins le moulin Paradis, la Turlure et le moulin de la Lancette; ce dernier, sur le plan de Roussel, était indiqué à quelque distance en arrière du chevet de Saint-Pierre, et figurait en 1763, dans les comptes du monastère, comme étant affermé à la veuve Gareau pour trois cent cinquante livres. Un peu avant la Révolution, il était passé aux mains d'une très riche famille qui posséda plus tard, du côté de la chaussée Clignancourt, la jolie propriété du Château-Rouge. Le souvenir de cette famille est resté attaché au nom d'une rue du voisinage, la rue Feutrier.

Au delà de Clignancourt, on rencontrait d'abord le moulin des Couronnes, l'un de ceux, au nombre de cinq, qui couronnaient le coteau de la Goutte d'Or, alors très vignoble; le chemin qui conduisait à ce moulin a porté le nom de rue des Couronnes avant de devenir la rue Polonceau. Puis, en suivant, venaient le Grand Moulin, le Petit Moulin, et le moulin Neuf; tous les trois étaient situés dans la censive des Pères de la Mission de Saint-Lazare, dont l'enclos leur faisait vis-à-vis. Suivant un acte de partage passé, le 17 septembre 1768, entre les trois frères Laforge, un puits est déclaré commun à ces trois moulins. Enfin le moulin Noir, le dernier des cinq moulins de la Goutte-d'Or. C'est assurément dans ces parages que se trouvait la fameuse tour de pierre du moulin Guerry, dont nous avons raconté précédemment les exploits.

Rappelons aussi que le large chemin, qui longeait le pied du coteau des Cinq-Moulins, est à présent la rue de la Goutte-d'Or, après avoir été la rue des Cinq-Moulins, nom qu'a aussi porté, pour commencer, une des voies les plus modernes de ce quartier, la rue Stephenson. Quant à la dénomination de Goutte-d'Or, elle a son origine dans l'enseigne d'un cabaret qui était situé, au XVIIIe siècle, à l'extrémité du quartier de la Nouvelle-France, au point où aboutissait le chemin des Poissonniers en venant de
La Chapelle.

Du côté de Paris, vers l'entrée du faubourg Saint-Lazare, on voyait aussi trois moulins : le premier sur le bord de la chaussée, vis-à-vis le petit enclos du séminaire Saint-Charles, maison de convalescence des Pères de la Mission, dont l'emplacement est à peu près marqué aujourd'hui par le théâtre des Bouffes-du-Nord (37, boulevard de la Chapelle); les deux autres, à hauteur du précédent, sur la droite de l'ancien chemin de La Chapelle (actuellement rue Philippe-de-Girard), que dans cette partie, le plan de Verniquet désigne sous le nom peu engageant de chemin des Potences. L'un de ces deux derniers, par sa dénomination champêtre, semblait faire oublier la nauséabonde proximité d'une voirie, c'était le moulin des Sureaux l'autre, le moulin des Potences, rappelait, de sinistre mémoire, une succursale de la grande justice de Montfaucon, établie en cet endroit pour le compte de la prévôté du roi en 1416.

Les fossés très profonds qui entouraient ce gibet servirent plus tard de dépotoirs : d'où est résultée l'appellation rue de la Voirie, ou bien des Fossés-Saint-Martin que reçut par la suite, un chemin de traverse voisin, absorbé depuis par la rue de la Butte-Chaumont (à présent rue Louis-Blanc).

Le moulin des Sureaux et le moulin des Potences se trouvaient aussi dans la censive des Pères lazaristes. Ajoutons que le moulin des Sureaux dépendait d'une maison importante, située entre le chemin de La Chapelle et celui conduisant aux Vertus, qu'on appelait le Château-Landon ou Maison-Rouge, et qui appartenait à Jean Robert, curé d'Egry-en-Gâtinais, de 1687 à 1708. Sur le plan Jouvin de Rochefort de 1672, la partie intra muros actuelle du chemin des Vertus est déjà désignée sous le nom de Château-Landon, qu'elle a d'ailleurs conservé, tandis que la partie extra muros est devenue la rue d'Aubervilliers.

Après avoir longé le mur de l'enclos de Saint-Lazare qu'animait aussi le branle d'un moulin, se dressant à quelques pas en arrière des bâtiments conventuels qui serviront plus tard de prison pour femmes, on découvrait le moulin du Pavé et le moulin des Champs sur le bord d'un chemin de culture baptisé plus tard du nom d'une abbesse de Montmartre, Mme de La Tour d'Auvergne.

Puis, dans la direction du château des Porcherons, on rencontrait les ruines du moulin de la Tour-des-Dames, transformé en colombier et marquant, pour ainsi dire, l'extrême limite du domaine abbatial de Montmartre. Ce moulin était fort ancien, car on le voit déjà figurer sur un état des propriétés de l'abbaye dressé le 11 février 1383, où il est mentionné comme étant situé derrière un petit hôtel assis en la censive de Sainte-Opportune, au lieu dit les Marais-sous-Montmartre, et rapportant six livres de rente; de plus, il est indiqué dans u n registre des ensaisinements de Saint-Germain-l'Auxerrois en 1494.

C'est assurément de ce moulin qu'il s'agit dans le bail que Catherine Havart, abbesse de Montmartre de 1594 à 1598, passa avec Martin Levignard, meunier, demeurant sur la paroisse Saint-Laurent, sous la condition de bien entretenir ledit moulin, de payer tous les ans à l'abbaye quarante-huit livres, et de faire moudre tous les blés nécessaires à la nourriture des religieuses et de leurs domestiques; dont acte a été dressé par Jean Chappelain et Pierre Leroux, notaires au Châtelet de Paris.
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Utrillo : la Ferme Debray.
La Ferme Debray, par Maurice Utrillo (1924).

Dès le commencement du XVIIIe siècle, le moulin de la Tour-des-Dames devait avoir cessé de jouer des ailes, car, en 1717, l'abbesse Mme de Bellefond n'en affermait plus que les bâtiments qui en dépendaient à Pierre Langlois, marchand de chevaux. Enfin, sur l'état des revenus de l'abbaye de 1763, il n'est plus question, en cet endroit, que d'un terrain clos de murs, appelé la Tour-aux-Dames, tenu par un certain M. de Saint-Germain, suivant bail emphytéotique du 3 septembre 1743, moyennant cent cinquante livres par an. La tour n'a été détruite qu'en 1822, et dans ses murs épais on a trouvé une petite provision de vin, mis en bouteilles du temps de Henri IV; trop de vieillesse l'avait décomposé. Un chemin faisait cercle autour du moulin seigneurial, dont on retrouverait la place dans un hôtel primitivement destiné au prince Paul de Wurttemberg, mais achevé pour Baillot, pair de France, ayant pour fille Mme de Béhague; il appartenait, en 1861, à Lestapis. Son souvenir  fut conservé par le nom d'une rue voisine, la rue de la Tour-des-Dames.

Pour terminer cette revue des anciens moulins de Montmartre, il ne nous reste plus qu'à remonter le chemin de Clichy pour gagner, près de notre point de départ, le pied du versant occidental de la butte où se trouvait le moulin de la Poule, qui faisait partie d'un trio de moulins, connus sous le nom collectif de moulins des Batignolles. Ils étaient situés sur un mamelon factice formé par des dépôts successifs de déblais de carrières; le chemin qui le contournait s'appelait le chemin du Moulin : aujourd'hui, c'est la rue Pierre-Ginier.

Les moulins-cabarets et les derniers moulins

Cependant, il faut bien le dire, les moulins de Montmartre ne doivent pas seulement à leur farine la notoriété dont ils ont joui pour la plupart, par la raison qu'il n'y avait pas de meunier là-haut qui ne fût un tant soit peu cabaretier. Leur situation champêtre, les riants points de vue dont ils étaient environnés, en faisaient,, en effet, autant d'agréables stations goûtées des promeneurs, qui, de tous temps, ont dû s'y arrêter pour humer le pot en joyeuse et galante société.

D'après l'auteur du Dictionnaire historique, topographique et militaire des environs de Paris, publié en 1817, les moulins de Montmartre étaient encore dans toute leur vogue au commencement du XIXe siècle. Chacun d'eux était une guinguette, où dimanches et fêtes les gens du pays, les ouvriers plâtriers, et surtout grand nombre de Parisiens venaient se divertir. On y buvait le petit vin en mangeant des crêpes. La meunière était avenante, le meunier complaisant : on gambadait, on se balançait, on montait à âne. La meunière et sa poêle étaient en permanence comme le clairet du meunier, qui, mieux que les violons, mettait vite en branle coeurs, têtes et jambes.

Mais il y a beau temps qu'il n'y a plus là-haut de meunière avenante, ni de meunier complaisant; plus de farine, de poêles et de crêpes; plus d'ânes même au service des écuyers à la Sancho Pança..., si bien que l'Académie de Montmartre est passée à l'état de mythe.

En fait de moulins, la Butte n'en compte plus que deux. Deux spectres immobiles, véritables figurants de la mort, indifférents au souffle du vent qui les animait si gentiment jadis. Mais quelques mots d'abord sur ceux qui ont disparu : le moulin de la Lancette, qui déjà s'affaissait au commencement du XIXe siècle, fut abattu en 1827, par suite de l'exploitation souterraine d'une carrière à plâtre qui avait miné sa plate forme, au risque d'ensevelir avec lui le meunier et sa famille qui l'habitaient encore. 

Dix ans auparavant, le moulin Paradis avait d'ailleurs subi le même sort pour un semblable motif. Sur l'ancien emplacement de la Lancette, un cabaretier fit ériger, en 1859, d'après les dessins de l'architecte Hannequier, le restaurant aérien de la Tour de Solférino. Décapitée en 1870, parce qu'on supposait qu'elle pouvait servir de point de mire aux canonniers allemands, cette tour fut enfin rasée trois ans plus tard pour faire place à la chapelle provisoire du Sacré-Coeur.

Le moulin de la Turlure, qui avait été construit dans les mêmes parages, sur des terres qui appartenaient aux soeurs du cénacle, et dont on ignore la fin, était tenu, vers 1800, par l'un des ancêtres de Wiggishoff, qui fut, un siècle plus tard, maire de Montmartre. Il se trouvait rue de la Bonne, à l'emplacement de l'actuel parc Marcel-Bleustein-Blanchet.
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Paris : le square Marcel-Bleustein-Blanchet.
 Le parc Marcel-Bleustein-Blanchet, sur l'emplaceme du moulin de la Turlure.
 © Photos : Serge Jodra, 2013.

De l'autre côté de la Butte, le moulin des Brouillards s'en est allé, vers le milieu du XIXe siècle, déployer ses ailes dans la plaine de Montrouge, ne laissant d'autre trace, à une rue voisine, que son pittoresque vocable, troqué depuis contre celui de Girardon.

A  l'entrée de la rue Girardon, vis-à-vis des moulins Debray, il y avait les caves du moulin de la Grande-Tour, dit aussi tour à Rollin, ainsi que celles de la Vieille-Tour, non loin du moulin du Palais, dont la substruction circulaire subsiste encore entre la rue Lepic et la rue Norvins, à hauteur de la petite rue de la Mire.

Au début du XXe siècle, on voyait aussi la base de celui des trois moulins des Batignolles qui, à l'enseigne du Moulin-Joli, eut également sa vogue cabaretière, vers 1848; le monticule factice qui le supportait, dévasté par un incendie, fut nivelé pour faire place à plusieurs maisons de rapport.

Le moulin du père Fauvet, rue des Gardes (à l'époque un simple sentier bordé d'aubépines),  a été le dernier survivant des moulins de la Goutte-d'Or, dont les derniers vestiges ont été emportés par suite des transformations du quartier, ainsi que le puits banal dont nous avons parlé.

Avant de finir, il nous faut revenir sur le compte des deux moulins qui subsistent à Montmartre. Il s'agit du But-à-fin et du Radet. Le But-à-fin, ou plutôt le Blute-fin, aurait été construit en 1295, à la place même qu'il occupe encore. Les sceptiques pourront en douter, ou tout au moins le comparer au couteau de Jeannot... Nous sommes bien forcé de les laisser dire... A l'époque où Etienne Marcel vint rendre visite à ce moulin, les ancêtres des Debray, l'exploitaient déjà, avons-nous dit, comme meuniers-fermiers des Dames bénédictines de Montmartre; ils en étaient certainement propriétaires au moment de la Révolution, et l'on sait de quel éclat ils l'ont illustré en 1814.

Quant au Radet, celui-là même qu'on appelle le moulin de la Galette, ses parchemins sont encore plus anciens, car on le fait remonter à 1268; mais où sont ces parchemins?... De plus il aurait été amené de la butte Saint-Roch à Montmartre, sous le règne de Louis XIII. Plusieurs fois déplacé, il n'occupe son emplacement actuel que depuis 1834. (Au début du XXe siècle, le troisième des derniers moulins que la Butte possédait encore était situé dans le petit jardin privé de la famille Debray; mais il était beaucoup plus petit que les deux autres. En revanche, il avait été aussi nomade que le précédent, car il venait de Montrouge. Son arrivée à Montmartre ne datait guère que de 1830).

Il ne nous reste plus à dire enfin que quelques mots sur les origines du bal du moulin de la Galette. Au commencement du XIXe siècle, les Debray ne débitaient encore que du lait et des petits pains de seigle aux promeneurs qui s'arrêtaient à leur moulin. A la fois meuniers et cultivateurs, ils possédaient une trentaine de vaches, et plusieurs arpents de terre dans les environs et à la barrière de Clichy. Devenu par la suite un cabaret fort achalandé, où la pâtisserie et le petit bleu avaient remplacé le laitage et le pain bis, c'est seulement vers 1833 que le moulin Debray subit la transformation qui en fit désormais un temple voué à Terpsichore.

En ce temps-là, son propriétaire était le petit père Debray, ainsi qu'on l'appelait. C'était un amateur passionné de la danse, et il passait pour être le plus léger et le plus gracieux batteur d'entrechats du pays. Le Vestris de Montmartre aimait à réunir à son moulin les jeunes gens de l'endroit pour leur enseigner son art favori et les grâces du maintien qu'on y doit apporter. Il le fit tout d'abord pour le seul amour de l'art, et ce n'est qu'après coup que l'idée lui vint de tirer profit de son académie chorégraphique. Ainsi fut fondé le bal public du moulin de la Galette (le nom date de 1895 et fait référence aux anciens pains de seigle qui avaient fait la fortune des Debray). L'entreprise réussit à merveille. Les moulins Radet et But-àfin, n'ayant plus besoin de gagner leur vie à moudre du grain, se reposent sur leurs lauriers et leurs écus sans s'émouvoir, dans leur quiétude prospère, de la voltige des innombrables bonnets qui hanteront leurs ailes pendant plus de trois quarts de siècle. (Charles Sellier).

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Dictionnaire Villes et monuments
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