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Croisée d'ogives

La croisée d'ogives est l'organe caractéristique du système d'architecture communément appelé gothique; elle en constitue le principe fondamental. Sa découverte doit être tenue pour une des innovations les plus ingénieuses et les plus fécondes qu'enregistre l'histoire des arts. Le mot ogive a été peu à peu détourné du sens qu'il avait au Moyen âge, où il servait à désigner, non l'axe aigu ou en tiers-point, mais la nervure entre-croisée d'une voûte. L'ogive ou augive était un support et non une base, c.-à-d. la nervure qui renforce la voûte. Il convient donc de définir la croisée d'ogives comme l'intersection de deux nervures sur lesquelles reposent les quatre compartiments d'une travée de voûte d'arêtes ou appareillée. La voûte nervée est précisément celle que les théoriciens du Moyen âge avaient dénommée voûte sur croisée d'ogives.

La présence de ce genre de voûte est le signe qui permet de distinguer un édifice gothique de tout autre ; il a eu pour corollaires immédiats l'arc-boutant et le tiers-point. L'emploi simultané de ces trois éléments - voûtes à nervures, contreforts à longue portée contre-butante ou arcs-boutants, arcs brisés ou en tiers-point vulgairement appelé ogives,  caractérise l'édifice gothique complet. Mais toute construction où se montre d'une façon systématique la voûte d'arêtes appareillée sur nervures appartient par son essence à la famille gothique. Cet artifice de structure est le facteur unique de tous les progrès, de toutes les transformations. 

Tout en dérive avec une logique merveilleuse : la forme des baies, des arcs et des points d'appui. Sans l'admirable découverte de la croisée d'ogives, l'architecture du Moyen âge n'aurait trouvé ni ses lois, ni contracté sa physionomie, ni atteint à l'originalité que nous lui voyons. Bien plus, il n'est pas un des caractères accessoires de l'architecture gothique, comme les claires-voies de pierre, les absides polygonales, la forme et le dispositif des moulures, la prédominance des vides sur les pleins, etc., qui ne soit la conséquence directe de l'emploi de la voûte sur nervures. 

On comprendra qu'un artifice de construction qui a produit de tels résultats, mérite un examen attentif. Il convient, d'abord, de définir la fonction mécanique de cette membrure architectonique. Les constructeurs romans étaient restés aux prises avec la voûte en berceau et la voûte d'arêtes en blocage que leur avait léguées les Romains. Ceux-ci avaient en quelque sorte éludé les points vifs du problème des voûtes par l'emploi d'un ciment qui donnait à leurs voûtes l'homogénéité d'une concrétion métallique et noyait l'effort des poussées dans l'épaisseur des piles de soutien.
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Cathédrale d'Amiens : croisées d'ogives.
Croisées d'ogives dans la cathédrale d'Amiens.
© Photo : Serge Jodra, 2009.

Malgré les modifications ingénieuses qu'ils y avaient apportées, tels qu'adjonction des contreforts à l'extérieur, des arcs doubleaux à l'intérieur, emploi des moellons taillés et appareillés pour les voûtes d'arêtes, etc., les architectes de l'époque romane n'avaient pu remédier au vice intrinsèque de cette forme de construction : à l'effort diffus et continu des poussées. Les voûtes romanes s'étaient presque toutes effondrées; tout au moins se fendaient-elles et se gauchissaient-elles sous l'action des poussées obliques. Quant aux plafonds de bois, les risques d'incendie les avaient fait depuis longtemps abandonner. 

C'est alors que, pour remédier à cet état de choses désastreux, quelques constructeurs avisés eurent l'idée d'appuyer leurs voûtes d'arêtes appareillées, d'une épure si difficile, surtout lorsqu'il s'agissait des voûtes tournantes, sur plan irrégulier, d'un rond-point absidal, d'appuyer, dis-je, ces voûtes sur une armature de pierre indépendante, une croisée de nervures, en un mot, sur laquelle les segments de voûte vinrent s'appliquer résolument en ramenant sur ces nervures toute la charge et, par suite, toute l'action des poussées. Cet expédient, en apparence naïf, avait en lui-même une valeur immense; il devait acquérir rapidement l'efficacité d'une formule scientifique et permettre de résoudre sans difficulté les problèmes les plus complexes du système d'équilibre. 

Grâce à ce fractionnement des voûtes et grâce à l'adjonction des nervures, l'architecte devint entièrement maître de ses poussées, conséquemment maître de l'ennemi contre lequel les constructeurs romans avaient en vain lutté. En effet, les arcs diagonaux, combinés avec les arcs doubleaux et plus tard avec les arcs formerets, leur fournirent une ossature de pierre solide, élastique, facile à dresser; les interstices étaient couverts par des sections de berceau qu'on n'avait plus besoin de faire pénétrer l'une dans l'autre, enfin l'effort de la voûte, comme poids et comme poussée, était tout entier reporté sur les sommiers des quatre piles de la travée. Il ne restait alors au constructeur qu'à saisir ces poussées au point de charge, devenu le point vif, et à les neutraliser par l'adjonction d'un étai de soutien ou arc-boutant

Cet admirable artifice permit désormais de couvrir sans danger de larges espaces, de jeter dans les airs des voûtes hardies, de diminuer progressivement l'épaisseur des piles, de résoudre avec aisance le problème, jusque-là insoluble, des déambulatoires, de s'adapter avec une liberté parfaite aux plans les plus mouvementés et au développement magnifique des ronds-points à doubles collatéraux. La découverte de la croisée d'ogives émancipa l'architecture religieuse et fit sortir du sombre et lourd vaisseau roman la svelte construction gothique. Elle associa définitivement le plan basilical au principe des poussées obliques et devint l'expression suprême du système d'équilibre. Tout l'art gothique est là.
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Saint-Lizier : croisée d'ogives (Notre-Dame de la sède).
Croisées d'ogives de Notre-Dame de la Sède (Saint-Lizier).
© Photos : Serge Jodra, 2009 - 2011.

Ceci posé, on doit aborder la question si délicate et si controversée des origines de la croisée d'ogives. Deux points sont à élucider. La croisée d'ogives fut-elle connue et pratiquée des Anciens? A quel moment et dans quelle région apparaît-elle dans la structure des églises? Sur le premier point les opinions ont beaucoup varié. Quicherat, qui penchait à lui attribuer une origine orientale et même antique, émit l'opinion que les fameux cancri, sur lesquels reposait le phare d'Alexandrie, l'oeuvre colossale de Sostratès de Cnide, qui subsista jusqu'au XIIIe siècle, étaient de véritables branches d'ogives à la façon des nervures gothiques. Mais, si habilement groupés que soient les arguments mis en cause par le savant auteur, l'explication des documents reste hypothétique. Il suffit de faire remarquer qu'il serait, en vérité, bien étonnant que les Grecs, s'ils eussent connu et pratiqué sur une telle échelle un artifice de construction aussi remarquable que la voûte sur une croisée d'ogives, ne l'eussent pas appliqué à d'autres édifices, et surtout que les Byzantins, si habiles en l'art de bâtir et incessamment préoccupés d'augmenter les ressources du système d'équilibre, ne s'en soient pas emparés. Les croisés, de leur côté, pas plus que les rares pèlerins qui avaient gagné la Palestine par l'Egypte, le fait est maintenant prouvé, n'ont rien rapporté des croisades, pas plus la forme des arcs que celle des voûtes.

Au contraire, tout tend à prouver que la croisée d'ogives est née en Occident, au nord de la Loire, dans la région la plus française de toutes, au coeur même du domaine royal; et elle y est née des patients efforts, des recherches coordonnées, des déductions pratiques. C'est, on n'en peut plus douter, dans l'Île-de-France que s'est produit cet événement de premier ordre; c'est là qu'il faut chercher les témoignages de sa préparation et de son éclosion; c'est là qu'est née la voûte gothique. Aujourd'hui le terrain  est assez bien exploré pour que la multiplicité des exemples, leur groupement, leur simultanéité, leur enchaînement dans une même région, et uniquement dans cette région, ne laissent plus de place à l'hésitation. Les limites de cette région, d'une étendue restreinte, peuvent être fixées d'une manière assez rigoureuse. Il suffira d'en représenter la configuration par le tracé d'un polygone irrégulier dont le centre serait à peu près Senlis, et les points extrêmes, Paris, Mantes, Beauvais, Noyon, Soissons, Château-Thierry, et qui embrasserait une partie des bassins de l'Oise et de l'Aisne, en s'appuyant au sud sur la Seine et la Marne; en d'autres termes, la région formée par le Valois, le Beauvaisis, le Vexin, le Parisis et un grand morceau du Soissonnais. Ce n'est pas un hasard qui valut au domaine de la monarchie, à ce petit territoire qui, sous Philippe Ier, représentait encore le duché de France, de faire la découverte. Au XIe siècle, cette antique terre française, berceau de la dynastie capétienne, se trouvait dans des conditions éminemment favorables à l'esprit d'entreprise. 

L'architecture romane y avait eu des débuts modestes, presque pauvres, mais dégagés de toute influence étrangère. L'école d'architecture qui s'y était fondée devait presque tout à son propre fonds; elle avait cette dose de liberté nécessaire au développement de l'initiative. L'étude attentive de cette école, pendant le cours du XIe siècle, met en évidence ses qualités individuelles : un goût  pour la nouveauté, la fertilité d'invention, le besoin de logique et de méthode, un sentiment très délicat de la mesure de l'harmonie, un mélange singulier de prudence et de hardiesse. On doit tenir compte aussi de l'essor de prospérité, qui entraîna comme une fièvre de construction, dans ce petit pays de France, au début du XIIe siècle, et qui coïncida avec un grand mouvement religieux. Dans cette région, les changements caractéristiques de la structure des voûtes y suivent un développement régulier, synchronique et d'uune rigueur presque mathématique.

Le classement et le groupement comparatif des églises rurales, théâtre d'élaboration du nouveau système, devaient jeter une lumière décisive sur une question demeurée jusque-là fort obscure. Viollet-le-Duc en était resté à Saint-Denis et au choeur bâti par Suger, de 1144-1150; Verneilh, à Saint-Louis de Poissy, édifice antérieur de quelques années au choeur de Saint-Denis. Il faudra désormais remonter de cinquante ans en arrière et montrer les premiers essais rudimentaires de la croisée d'ogives, faisant son apparition, à la fin du XIe siècle, dans le déambulatoire du choeur de Morienval, dans les bas côtés de Béthisy-Saint-Pierre, de Saint-Etienne de Beauvais, se développant et se perfectionnant à Bellefontaine, dont une charte des archives de l'Oise fixe la fondation à 1125, à Cambronne, à Bury, à Saint-Evremond de Creil à la crypte de Cormeilles-en-Parisis, au porche de Saint-Leu d'Esserent, puis à Saint-Martin-des-Champs de Paris, à Saint-Maclou de Pontoise et enfin à la basilique de Saint-Denis, où elle se montre dégagée des lisières de la période transitionnelle et armée des moyens d'action qui allaient lui assurerson expansion en Europe. (Louis Gonse).

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Dictionnaire Architecture, arts plastiques et arts divers
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