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L'histoire
de la médecine dans l'Inde ancienne
ne peut être faite qu'à l'aide des documents originaux; les
anciens Grecs n'en eurent que les plus
vagues notions. lis savaient, quelques siècles avant notre ère,
que, dans cette lointaine contrée, l'art de guérir était
pratiqué par des brahmanes dont c'était
la profession spéciale, qui étudiaient les maladies et avaient
à leur disposition une thérapeutique que, sur certains points,
ils regardaient comme supérieure à la leur; mais c'était
à peu près tout. Hippocrate
parle à plusieurs reprises de médicaments indiens; Théophraste
connaissait certaines plantes médicinales particulières à
ce pays. Quelques passages de Ctésias,
de courts fragments de Mégasthènes
conservés par Strabon, sont tout ce qui
nous a été légué par la tradition, les premières
communications réellement scientifiques entre les deux nations n'eurent
lieu que pendant la période
alexandrine. Plus tard, et surtout à l'époque de la conquête
arabe, se passèrent des événements
très importants auxquels nous reviendrons plus loin.
En Inde ,
comme ailleurs, la médecine scientifique n'est venue qu'après
une période primitive, probablement très longue, pendant
laquelle l'art de guérir présentait un tout autre caractère.
La médecine alors, non seulement était, comme plus tard encore,
entre les mains des prêtres, mais, ou bien elle faisait essentiellement
corps avec la religion même, ou bien, plus grossière encore,
elle consistait en pratiques purement magiques. Nos sources, pour cette
partie de l'histoire médicale de l'Inde, se trouvent dans la littérature
des Védas ,
et plus spécialement dans le premier et le quatrième Véda,
le Rigvéda et l'Atharvavéda.
Au point de vue médical,
ces deux védas différent beaucoup; l'Atharvavéda
est farci d'incantations, d'hymnes conjuratoires, d'exorcismes insipides,
analogues à ceux qui firent le fond des pratiques magiques de la
Mésopotamie ( la Médecine
dans le Croissant fertile), de l'Egypte ( la
Médecine égyptienne).
Dans le Rigvéda, où les remèdes, les plantes
médicinales surtout, jouent déjà un rôle notable,
l'invocation revêt de préférence la forme d'une prière,
d'une humble supplication adressée soit à quelqu'un des dieux
guérisseurs, soit aux remèdes eux-mêmes. C'est là
que se trouve la médecine mythologique. Le panthéon indien
est fort riche en divinités protectrices ou maîtresses de
la santé. Nous devrons nous borner à en nommer quelques-unes,
à peu près toutes intimement liées au sacrifice. Une
de ses parties essentielles, la production du feu
sacré obtenu par le frottement de deux fragments de bois, l'un creux,
destiné à recevoir l'autre, avait éveillé chez
eux, par une comparaison facile à deviner, l'idée que la
production de la vie et la conception n'étaient au fond que la création
d'un feu vital; ils avaient tiré de cette observation une vague
théorie physiologique; pour les auteurs védiques, le feu
était le principe de la vie. Aussi, le dieu liturgique Agni ,
le feu personnifié, était-il sans cesse invoqué comme
le conservateur de l'existence, l'ami des malades, et, comme tel, qualifié
le plus grand des dieux. Il en est de même de Soma ,
la libation, la liqueur de vie, des deux Açvins, analogues aux Dioscures ,
souvent invoqués en tête des livres de médecine, de
Roudra, divinité populaire bienveillante,
possesseur des remèdes puissants, « le plus médecin
des médecins », dit un hymne,
etc. Le médecin divinisé, le médecin des dieux, l'Esculape
de l'Inde ,
c'est Dhanvantari. Ce fut lui qui révéla aux humains la médecine,
avec l'assentiment de Brahma
qui lui permit d'abréger, en raison de la faible intelligence dévolue
aux humains, les connaissances immenses que le grand dieu lui-même
avait pris la peine de réunir en un corps de doctrines.
Bientôt la
science médicale proprement dite, celle qui procède de l'observation
des maladies et de l'étude des remèdes, devait prendre naissance.
Cette évolution se lie incontestablement à l'organisation
de la société brahmanique. A quel moment de l'histoire se
produisit-elle? C'est ce que rien ne permet d'établir; mais il semble
bien qu'elle n'eût pas tout à fait le caractère d'une
révolution, et que si, dans les doctrines traditionnelles que nous
retrouvons dans les livres et qui sont enseignées depuis plusieurs
milliers d'années se trouvent prédominer des éléments
communs avec la science européenne, c.-à-d. la science grecque,
l'affusion ne s'en est pas faite sur un sol jusque-là resté
absolument stérile. Dans le Rigvéda apparaissent les
premiers linéaments de la science. Jusqu'à quel point cette
science était-elle déjà formée, et qu'avait
produit la société des vieux Hindous, lorsque eurent lieu
les premiers contacts avec les Grecs?
C'est une fort grave question qui sera examinée; mais la solution
complète n'en sera pas donnée.
La
littérature médicale de l'Inde
On désigne
sous le nom d'Ayurvéda ,
mot qui signifie science de la durée de la vie, ou Véda
de la longue vie, et qu'on traduirait assez bien par biologie ,
l'ensemble des connaissances qui constituent la science médicale
et la littérature qui en renferme les doctrines fondamentales et
les enseignements pratiques. L'Ayurvéda est considéré
comme une annexe de la littérature
védique, avec la musique, l'art
militaire et les arts plastiques; ce sont
là les quatre upavédas ou védas secondaires.
On ignore à quelle époque cette espèce de corps de
doctrine encyclopédique a été instituée. La
littérature médicale de l'Inde
est extrêmement considérable; c'est par beaucoup de centaines
que se comptent les ouvrages qui la composent. Il ne pourra être
question ici que des principaux d'entre eux.
Les deux ouvrages
fondamentaux de la médecine indienne sont la Samhitâ
(collection, traité complet) de Charaka et l'Ayurvéda
de Suçruta (Souçrouta); Charaka et Suçruta sont les
deux Hippocrates de l'Inde. Le livre de Charaka,
un peu plus étendu que l'autre, est aussi considéré
comme le plus ancien. Ces deux ouvrages se ressemblent d'ailleurs beaucoup,
au moins autant, dit Roth avec raison, que deux traités modernes
de pathologie. La Samhitâ de Charaka est divisée tantôt
en onze, tantôt en huit sections ou livres; la dernière division
est la plus ancienne. D'ailleurs, dans ce livre où sont traitées
toutes les parties de la science, les matières sont assez mal coordonnées.
La chirurgie y occupe une place moins importante que dans l'Ayurvéda
de Suçruta, livre qui a eu la bonne fortune d'être connu en
Europe
avant tous les autres, puisque le texte en a été imprimé
dès 1835.
La forme sous laquelle ces deux ouvrages existent actuellement a dû
être précédée de remaniements, dont rien encore
ne permet de mesurer l'importance.
L'Ayurvéda
de Suçruta est divisé en six parties (Sthâna)
dont les titres sont :
1° Sûtrasthâna,
livre des principes;
2° Nidânasthâna,
pathologie;
3° Çarirasthâna,
anatomie;
4° Chikitsitasthâna,
thérapeutique;
5° Kalpasthâna,
toxicologie;
6° Uttaratantra,
dernier traité ou traité par excellence.
L'ordre des matières
est, dans ce livre, en progrès sur celui de Charaka, mais encore
assez imparfait, malgré les apparences. Ces deux ouvrages sont formés
par une alternance continuelle de prose et de vers; le Dr Haas a bien démontré
que l'un des textes n'est pas séparable de l'autre et qu'ils sont
contemporains. A quelle époque remontent la Samhitâ
de Charaka et l'Ayurvéda de Suçruta? Cette question,
longtemps controversée, est aujourd'hui susceptible de recevoir
une solution approximative. Les traités de Charaka et de Suçruta
étaient déjà en grande réputation chez les
Arabes et au Tibet ,
dès le VIIe
ou le VIIIe
siècle; ils avaient pénétré
jusqu'à Bagdad
dans des traductions persanes qui furent
retraduites en arabe. Rhazès
leur fit de larges emprunts; le nom de Suçruta se trouve mentionne
comme celui d'un médecin de notoriété, dans une inscription
du Cambodge
qui date de 890
environ; enfin le rôle qui lui est attribué dans un manuscrit
médical célèbre, le manuscrit Bower, le plus vieux
manuscrit sanscrit connu, et qui est du Ve
siècle, montre que, dès
les premiers siècles de notre ère, il existait déjà
sous le nom de Suçruta un Ayurvéda peu différent
peut-être de celui que nous possédons. Des documents certains
reportent l'âge de Charaka au Ier
siècle.
Au point de vue littéraire,
ces ouvrages sont de la période, encore indécise, des anciens
Pouranas .
Il n'est pas permis de penser que, même sous leur forme primitive,
que nous ne connaissons pas, ils soient antérieurs à l'époque
où l'Inde
est entrée en relation avec le monde grec .
Un autre ouvrage,
célèbre dans l'Inde, où il était encore journellement
étudié au début du XXe
siècle, surtout dans les provinces
de l'Ouest, est celui qui a pour auteur Vâgbhatta, et pour titre
Ashtângahridaya, c.-à-d. le coeur des huit parties
(de la médecine). Il a été imprimé plusieurs
fois, et encore 1891,
avec le commentaire d'Arunadatta. On ne sait de l'auteur que ce qu'il en
dit lui-même dans son livre, c.-à-d. qu'il porte le nom de
son grand-père, que son père se nommait Sinha Gupta, et qu'il
est né dans le pays de Sindh. On lui a fait une biographie légendaire.
Son livre est conçu sur le même plan que ceux de Suçruta
et de Charaka auxquels il ressemble beaucoup; néanmoins, c'est partiellement
une oeuvre originale, et en tous cas, un livre fort important pour l'histoire.
L'Asthângahridaya peut remonter au XIe
siècle environ, peut-être
au IXe.
Il existe encore
dans la littérature du Moyen âge
un certain nombre de samhitâs et de traités qui ne
comprennent que certaines parties de l'art, la pathologie, la toxicologie,
la matière médicale, comme la Samhitâ de Çarngadhara,
la Chikitsâsangraha de Chakradatla (thérapeutique),
la Nidâna de Madhava (pathologie), le Bhâvaprakaça
de Bhavamiçra, le traité de Vangaséna et tant d'autres.
Les plus répandus parmi ces livres, mais pas toujours les plus importants,
ont été traduits dans les diverses langues mo dernes de l'Inde;
ils servent encore aujourd'hui de guides aux praticiens; mais, dans toutes
ces compilations sans nombre, on retrouve toujours, comme substance fondamentale,
les vieilles doctrines et les enseignements surannés de Charaka
et de Suçruta.
La
profession médicale; l'enseignement et la pratique
Pendant la période
védique, le médecin se confondait absolument avec le prêtre,
d'autant mieux qu'il n'était lui-même qu'un conjurateur, et
qu'il avait le monopole des pratiques magiques ,
pour la cure des maladies, pratiques dont la communication aux profanes
resta longtemps encore interdite, comme un sacrilège. Plus tard,
sans doute, les brahmanes seuls, au début,
pratiquèrent la médecine, par les procédés
rationnels ou considérés comme tels; mais les ouvrages qui
portent aujourd'hui les noms de Suçruta et de Charaka sont postérieurs
à cette période, car ils prévoient le cas où
les disciples sont choisis dans les trois classes supérieures, des
brahmanes, des kchatriyas (caste guerrière) et des vaisyas (caste
des laboureurs). L'instruction médicale, d'après Suçruta,
pouvait même être donnée aux membres de la caste des
soudras, représentant spécialement dans la population conquise,
mais avec, des restrictions qui portaient sur l'usage de certains textes
et la révélation de certaines formules, conjuratoires.
Des chapitres entiers
sont consacrés, dans les livres de Charaka et de Suçruta,
aux conditions dans lesquelles se faisaient l'étude et la pratique
de l'art, c.-à-d. aux droits et aux devoirs des élèves
et des praticiens. Le tableau que fait l'Ayurvéda des qualités
physiques, morales et intellectuelles, caractéristiques de l'homme
de l'art digne l'affection et de respect, est empreint d'une noblesse de
sentiments et d'une élévation vraiment frappantes. La lecture
de ces pages rappelle immédiatement à l'esprit le célèbre
serment d'Hippocrate ( Hippocrate
et les Hippocratistes); l'analogie dans les idées et presque
dans les termes est même parfois telle qu'on s'est demandé
si le serment hindou n'est pas une contrefaçon du serment grec,
ou, inversement, si le grec ne plagie simplement pas l'hindou.
C'est au jeune élève,
au débutant, au brahmacâri que sont exposées
les règles de la déontologie; c'est lui que l'on entoure
de sages conseils, au moment de son initiation. Celle-ci se faisait au
milieu d'une véritable solennité religieuse, fixée
par les rites jusque dans ses plus minutieux détails; elle avait
lieu, dit Charaka, après le choix fait par l'élève
d'un maître présentant toutes les garanties désirables
et des livres qui lui étaient nécessaires, parmi les nombreux
traités alors en usage. Ce libre choix semble indiquer que déjà
les ouvrages réputés orthodoxes servaient simplement de guides
canoniques, et que les auteurs écriraient à peu près
en pleine liberté. L'initiation, pour laquelle tout un matériel
de vases, d'ornements, de cordons d'investiture, etc., était fourni
par le candidat en même temps que des présents pour le maître,
les brahmanes et les assistants autorisés, avait lieu dans une saison
déterminée, à un moment choisi dans le mois, et durait
quatre jours. C'est en terminant cette cérémonie religieuse
que le maître, amenant son disciple devant l'autel, après
avoir fait avec lui plusieurs fois le tour du feu sacré, prononçait
la formule du serment, auquel l'élève promettait de rester
fidèle.
L'enseignement était
à la fois théorique, clinique et expérimental. En
Inde
comme dans la Grèce ancienne ,
de véritables écoles firent toujours défaut; l'enseignement
y était donné par des maîtres en renom dont, nous disent
les textes, chacun ne se chargeait que d'un nombre restreint d'élèves;
le groupe des condisciples de Suçruta, qui, avec lui, écoutaient
la révélation de Dhanvantari, nous donne probablement une
image assez fidèle de ces réunions. Les séances étaient
interrompues plusieurs fois par mois, à des jours fixés par
le cours de la lune
ou en cas de signe néfaste. Le texte était appris par coeur
d'abord, puis amplement commenté et discuté, et Charaka donne
à ce sujet des préceptes de dialectique détaillés.
L'enseignement clinique consistait dans la visite des malades, que les
élèves faisaient avec leurs maîtres qu'ils suivaient
dans leurs voyages; car ces médecins étaient essentiellement
périodeutes. Les exercices pratiques étaient consacrés
à la chirurgie; on pratiquait, n'osant toucher aux cadavres, les
simulacres d'opérations sur les écorces des gros fruits,
sur des tiges creuses, des fruits minces, vidés, remplis d'eau,
les sutures sur de larges feuilles, etc. Les vivisections n'étaient
sans doute pas permises.
Toutes les qualités
requises chez le disciple devaient se retrouver chez le praticien, dont
la vie était ainsi un modèle permanent de parfaite honorabilité
dans ses relations avec ses clients. Les préceptes qui luisant imposés
rappellent, parfois presque textuellement, ceux qui abondent dans les livres
hippocratiques. Le nuage de superstition qui enveloppait l'esprit du médecin
hindou lui donnait trop souvent les allures d'un thaumaturge; il avait
mille précautions à prendre pour détourner les maléfices
et devait toujours tenir compte des présages favorables ou non.
La meilleure arme, surtout au moment d'entreprendre les grandes opérations,
était la récitation des mantras dont il connaissait tonte
la puissance. Sa qualité maîtresse devait être la bienveillance,
la bonté. Néanmoins, elle avait des limites; il y avait pour
lui, comme pour le médecin grec, toute une catégorie de malades
qu'il ne soignait pas : les ennemis du roi, les gens de mauvaise vie, ceux
qui versaient le sang des animaux sans scrupules, et enfin les incurables,
par souci pour sa considération. A ses yeux, c'était, comme
dit Hippocrate, « demander à
l'art ce qui n'est pas de l'art ». Il semble même qu'existait
en Inde quelque chose comme la coutume attribuée à Asclépios
et blâmée par Glaucon, d'éviter de prolonger la vie
des gens radicalement malsains ou incapables de tenir leur place dans la
société. Les honoraires variaient suivant la condition des
clients, parmi lesquels les brahmanes, les
maîtres, les parents, les amis intimes et les pauvres devaient être
soignés gratuitement, en vue de préparer le médecin,
après cette vie, à l'affranchissement final.
Doctrine
médicale de l'Ayurvéda
La doctrine médicale
de l'Ayurvéda est un pur dogmatisme;
elle est tout entière en théories, dont les dogmes, clairs
et précis, se tiennent et se relient, et par leur solidarité
composent un corps aussi nettement circonscrit que celui de la systématisation
galénique. Ces doctrines, encore plus favorisées que celles
de Galien, ont régné jusqu'au seuil
de l'époque contemporaine; l'Inde
n'a pas eu son XVIe
siècle; aucune grande découverte
n'y est venue ébranler l'édifice des vieilles croyances.
Le raisonnement dans l'Inde a toujours été en avance sur
l'expérience avec la prétention d'être un raisonnement
fondé sur l'expérience. L'ancienne doctrine se retrouve la
même presque exactement, non seulement dans les samhitâs
fondamentales, mais dans tous les traités, longs ou courts, les
manuels, etc., qui remplissent encore au début du XXe
siècle les bibliothèques.
Cette doctrine est
essentiellement humorale; elle admet que le substratum intime du corps
est formé par l'association de trois humeurs radicales, l'air, vâta,
la bile, pitta, le phlegme, çleshman. L'état
de santé résulte de la répartition exactement proportionnelle
des trois humeurs dans les régions du corps et de la régularité
normale dans leurs mouvements et leurs déplacements; les Grecs
auraient dit que c'est là ce qui constitue la crase des humeurs.
L'activité de ces humeurs, c'est la vie; leur inertie, c'est la
mort. C'est à elle, ainsi qu'à un quatrième principe,
le sang, que le corps doit sa chaleur vitale, la faculté de ses
mouvements, la cohésion de ses parties, le travail de ses sécrétions,
etc.
Le corps s'entretient
par l'intervention des aliments; le produit immédiat de la digestion
est le rasa (le chyle ),
qui, à l'aide du foie
et de la rate ,
produit le sang
d'où vient la chair; de celle-ci procède le tissu cellulaire,
dont se forment les os ,
lesquels forment eux-mêmes leur moelle, source de la semence virile
qui assure la reproduction. L'origine des maladies, en dehors des forces
majeures, Comme la foudre, l'hérédité, l'action des
dieux ou des mauvais esprits, etc., c'est la corruption des humeurs, l'altération
en quantité, qui fait prédominer l'une d'elles, ou leur irruption
hors de leur siège normal. L'essence intime des variations et des
corruptions humorales est dans la viciation des proportions élémentaires
qui les constituent, c.-à-d. des cinq éléments, nous
dirions corps simples, l'air, la terre, l'eau, le feu et l'éther
(âkâça). Il semble que l'air dont il s'agit n'est
pas le même que l'humeur de ce nom combinaisons est un pneuma. Si
ces éléments sont fixes, leurs combinaisons sont contingentes;
là est le danger, car ces combinaisons sont à la merci des
conditions extérieures, climats, saisons, vents, alimentation, etc.
Pour les hindous, les écarts de régime sont les causes de
maladies les plus fréquentes; aussi, les aliments sont-ils étudiés
avec le plus grand détail dans leurs livres, ainsi d'ailleurs que
presque toutes les autres branches de l'hygiène.
L'étude du
livre de Suçruta montre que l'auteur ne restait pas étranger
aux questions philosophiques; non
seulement on y voit qu'il connaissait le langage des philosophes et la
valeur des termes, ainsi que la différence des doctrines, mais,
à plusieurs reprises, il affiche son affiliation à une doctrine
philosophique spéciale, et l'exposé des idées fondamentales
de sa métaphysique prouve qu'il appartenait
à la secte rationaliste qu'on nomme l'école du Sâmkhya,
dont la fondation est attribuée à Kapila.
Le résumé de cette doctrine forme le premier chapitre de
la Çarirasthkna (anatomie) où il est parfaitement
à sa place.
Connaissances
médicales des Indiens
L'ignorance où
nous sommes des remaniements qu'ont incontestablement subis les textes
sanscrits et des additions qu'ils ont
reçues, oblige à une grande réserve dans l'appréciation
des connaissances que l'on peut attribuer à ces vieux maîtres.
Il reste à faire, pour arriver à ce résultat, tout
un travail d'exégèse comparative. L'anatomie
de l'homme était à peu près totalement inconnue des
anciens Hindous et, sous ce rapport, les connaissances de Suçruta
et de Charaka sont notoirement inférieures à celles de la
collection hippocratique, et beaucoup plus encore à celles des Alexandrins.
Pourtant, d'après un chapitre de Suçruta (Çarirasthâna,
5) la dissection des cadavres n'était pas absolument interdite;
mais le procédé d'étude qu'il indique est presque
incompréhensible et ne pouvait mener à rien. La revue sommaire
des organes et des parties du corps est un dénombrement absolument
fantaisiste. Les différents viscères paraissent avoir été
assez bien distingués; le foie et la rate avaient surtout attiré
l'attention des médecins de l'école de Dhanvantari. Ils avaient
une vague idée de la circulation, mais à la façon
des hippocratistes; d'après
eux les veines
arrosent le corps de sang, des troncs vers les rameaux, comme dans un système
de canaux d'irrigation. Un même mot, dhamani, paraît avoir
servi pour désigner à la fois les artères ,
les veines, les nerfs
et les tendons .
Les ouvrages plus récents disent que la dhamani est un tube
qui a des battements et contient de l'air; il s'agit probablement là
d'un emprunt tardif aux Grecs; les chirurgiens
hindous, comme certains anatomistes grecs, avaient pourtant remarqué
que la ligature de certains corps ligamenteux (les nerfs) produit une vive
douleur. Suçruta énumère une liste de 104 parties
du corps dont la lésion est plus particulièrement dangereuse
ou mortelle; quelques-unes de ses remarques sont d'un observateur attentif.
La physiologie est de pure imagination;
les notions raisonnables qu'elle renferme sont des faits d'observation
vulgaire.
Les maladies qui
sont étudiées avec le plus de soins dans l'Ayurvéda
sont les fièvres intermittentes, rémittentes et éruptives,
les fièvres continues, les affections scrofuleuses et rhumatismales,
les dermatoses, le diabète sucré, le choléra, les
hémorragies, les maladies mentales, les maladies des yeux dont 76
variétés sont décrites par Suçruta.
La thérapeutique
repose sur les mêmes principes que la pathologie; on y expose séparément
la thérapeutique générale des maladies causées
par les viciations de l'air, de la bile, du phlegme, du sang; puis, une
fois le diagnostic posé, il s'agissait encore de découvrir
la nature de la viciation humorale (par excès, irritation, déplacement,
etc).
La pharmacopée
indienne est d'une richesse illimitée; les médecins indiens
croient que la nature possède un remède pour chaque symptôme;
Suçruta en indique environ 700, divisés en 37 classes, suivant
les divers modes d'action. En outre d'une masse de plantes, on employa,
surtout dans la seconde période, des substances minérales
et des pierres précieuses. Le beurre clarifié, qui avait
une grande place dans les cérémonies religieuses, entrait
dans une foule de préparations. Les plantes médicinales étaient
cultivées avec soin. Dès le IIIe
siècle avant notre ère,
le roi bouddhiste Ashoka (Piyadasi) de Patalipoutra,
fit établir des magasins de médicaments et des jardins botaniques.
On trouve dans les épopées et dans Suçruta de curieux
renseignements sur l'hygiène des camps et les précautions
à prendre en temps d'épidémie.
La chirurgie des
Hindous était, dans l'Antiquité ,
assez avancée; ses pratiques avaient sans doute été
empruntées aux Grecs. Suçruta
fait connaître 130 instruments, classés en série, selon
leurs formes et leurs usages. La chirurgie décrite dans son livre
a pu être comparée à celle de Celse.
Le cautère était d'un emploi très fréquent.
La description des affections chirurgicales est empreinte, comme celle
des maladies, des théories humorales. Les fractures et les luxations
sont assez mal comprises. L'opération de la lithotomie est exposée
comme dans le livre de Celse. La gynécologie est l'objet de chapitres
spéciaux; les soins à donner aux femmes enceintes et en couches
sont minutieusement prescrits; l'accoucheur aidait la femme le mieux possible,
même en récitant en sa faveur des prières et des formules
conjuratoires. Les pages les plus intéressantes sont celles qui
traitent de la dystocie. On y trouve l'indication des positions et des
présentations vicieuses, ceux de l'extraction forcée, de
l'opération césarienne après la mort de la femme,
des signes qui permet; tent de constater la survie de l'enfant. La Samhitâ
de Charaka donne une place bien moindre à la chirurgie.
Doctrines
indiennes et doctrines grecques
Il est impossible,
quand on étudie la doctrine humorale des ouvrages indiens, de n'être
pas frappé de l'analogie extrême qu'elle offre avec celle
de certains livres hippocratiques et la doctrine chère à
Galien. Bien que l'identité ne soit pas
complète, il n'est pas douteux que cette similitude soit le résultat
d'emprunts mutuels et d'échanges. De même, la doctrine des
éléments cosmiques qui appartient à la fois aux doctrines
philosophiques indiennes et grecques est unique pour les deux peuples.
C'est là un problème historique des plus complexes. Mais
il est possible d'en formuler les grandes lignes. Lorsque le premier contact
scientifique s'est établi entre les deux peuples, il existait déjà,
de part et d'autre, des doctrines philosophiques et sans doute médicales.
En philosophie ,
il se fit probablement des échanges dont on ne peut plus aujourd'hui
mesurer la portée; en médecine, il en fut certainement de
même; la doctrine humorale grecque fut incorporée dans l'Ayurvéda.
Cette incorporation eut lieu avant Galien, c.-à-d.
avant que cette doctrine humorale ait reçu sa formule définitive;
la doctrine indienne fut puisée dans les livres dits hippocratiques,
soit ceux que nous avons, soit aussi ceux qui ont disparu, à un
moment où la fusion des systèmes n'était pas opérée.
C'est du libre choix que firent les Hindous que viennent les dissidences
entre leur doctrine et celle que Galien composa à sa fantaisie.
Il y eut en outre des emprunts de portions de textes qui subirent, avant
d'être absorbés, un travail d'assimilation assez insuffisamment
intime pour permettre, encore aujourd'hui, d'en retrouver les traces. Il
y a, en effet, dans les traités de Suçruta des passages curieux
qu'on revoit presque semblables dans les livres hippocratiques, avec quelques
fragments qui paraissent provenir d'Aristote,
directement ou par voie détournée. Les relations médicales
qui eurent lieu plus tard, à Djondisabour et à Bagdad ,
introduisirent de nouveaux éléments grecs, galéniques.
(Dr. M. Potel). |
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