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La
médecine grecque n'a pas commencé avec Hippocrate;
la célèbre collection à laquelle la tradition a attaché
son nom est un monument composite, de provenance multiple, dont les assises
pénètrent jusqu'aux vieux âges historiques. Dans les
matériaux qui ont servi à en composer les diverses parties
ont été incorporés, parmi les oeuvres propres d'Hippocrate
et de ses collaborateurs, les résultats d'une longue observation
antérieure et des méditations des philosophes. Ne pas l'admettre
serait démentir Hippocrate lui-même, qui fait, à diverses
reprises, appel à des textes antérieurs, et proclame que
l'art est depuis longtemps en possession d'un principe
et d'une méthode. On a dit, avec raison,
que ce grand esprit est apparu dans un moment de vive activité scientifique.
Ce sera l'éternelle mérite des hippocratistes d'avoir, de
ce mélange confus de mysticisme
charlatanesque, d'empirisme peu rationnel,
de philosophisme à outrance, dégagé des systèmes
rationnels et placé au premier plan l'expérience
sérieuse et l'induction.
La littérature
médicale antérieure à Hippocrate a disparu; les livres
hippocratiques sont les plus anciens que nous possédions. Des traditions
d'un autre ordre nous permettent néanmoins de nous faire une idée
assez exacte de ce que fut cette première phase de la médecine
grecque. Les sources d'information sont diverses. La première en
date est la tradition concernant la pratique de l'art par les prêtres
asclépiades, dans les temples d'Asclépios ;
à côté d'eux, d'autres asclépiades
laïques, leurs rivaux, dont la réputation moins retentissante,
fut peut-être mieux méritée, contribuèrent aussi
au progrès. La tradition des philosophes,
surtout de ceux qu'on nommait les physiologues, qui dans l'étude
de la nature comprenaient celle de l'humain sain
et malade, et eurent leurs doctrines physiologiques
et pathologiques, est également très profitable. On sait
encore que les gymnases avaient leur médecine et leur hygiène
spéciale, et que, dans ces établissements, la pratique primitivement
limitée à la diététique et aux soins à
donner en cas d'accidents, prit un assez sérieux développement.
Enfin, les auteurs classiques (poètes tragiques et comiques, historiens,
etc.) ont fourni des notions qu'on n'eût pas trouvées ailleurs.
Poètes,
magiciens et gymnastes
Lorsqu'on rejette,
comme le fit Daremberg, pour ainsi dire comme
stériles toutes ces sources de connaissances pré-hippocratiques,
bien qu'en admettant qu'un mouvement médical important, essentiellement
laïque, antérieur à Hippocrate,
a tout produit, il faut en suivre les traces ailleurs. C'est dans ce but
qu'il a fait une enquête complète, non seulement dans Homère,
mais aussi dans les oeuvres des poètes et des historiens; il y a
trouvé ce qu'il appelle l'évolution
de la médecine naturelle, c.-à-d. se tenant, autant que possible,
en dehors du mysticisme
religieux et des audaces de la métaphysique. A ses yeux, la médecine
théurgique ,
après Homère surtout, procéda parallèlement
mais non confusément avec l'autre. L'anatomie
d'Homère n'est guère inférieure à celle d'Hippocrate;
sa physiologie où il ne s'agit que de deux
principes, la terre et l'eau ( La
matière antique ),
est imaginaire complètement; la chirurgie prédomine, ce qui
n'a rien d'étonnant, puisqu'il s'agit de poèmes guerriers.
D'Homère à Hippocrate, on peut assez aisément, par
une voie latérale à la science, en passant par Hésiode,
par Archiloque, qui savait avant Eschyle
le rôle du foie
dans la production de la bile ,
par Solon, tout confiant dans la magie ,
suivre la trace du progrès. Après Solon, on prend confiance
dans la nature, qui, dit Epicharme avant Hippocrate,
« sans instruction et sans savoir, fait ce qui convient ».
Il y a alors des médecins partout, tenant, dit Aristophane,
boutique de remèdes et maisons de santé. Hérodote
considère déjà les épidémies comme des
accidents dont on peut rechercher et combattre les causes.
-
Achille
panse une blessure de patrocle faite par une flèche
(médaillon
datant de 500 av. J.-C, découvert à Vulci).
Il y eut en Grèce,
au début, une médecine magique, dont les hymnes
perdus des premiers poètes contenaient sans doute plus d'une formule.
Un passage de Pindare (Pythiques, 3) y
fait une évidente allusion. La médecine grecque fut de bonne
heure accaparée par les prêtres et annexée au sacerdoce,
comme un art secret, procédant par la voie de l'inspiration divine.
Les temples d'Asclépios ,
ou asclépions, dans lesquels cette médecine se pratiquait,
furent très nombreux; le plus ancien était, dit-on, celui
de Titane, près de Sycione; il remontait à une haute antiquité.
Les temples les plus célèbres furent ceux de Tricca, d'Epidaure,
de Pergame ,
de Cos ,
etc. La vogue passait de l'un à l'autre; celui d'Epidaure fut longtemps
le plus célèbre; plus tard les prêtres de Cos
supplantèrent la plupart de leurs concurrents. On connaît
assez incomplètement la médecine des temples, et les opinions
varient au sujet de ce qui s'y faisait et de l'influence que les temples
ont eu sur le progrès scientifique. Il est certain que cette influence
ne fut pas nulle, et que les conseils qu'on y donnait étaient souvent
assez rationnels; mais il est impossible de ne pas reconnaître que
le fond de ces pratiques était un charlatanisme qui, pour être
très habile, n'en était pas moins réel et audacieux.
La foi aux songes ,
si vive et si générale dans la société grecque,
y était non seulement utilisée, mais, il faut bien le dire,
exploitée. On sait en quoi consistait la cérémonie
de l'incubation. Le malade, après avoir couché dans le temple,
où il recevait souvent la visite du dieu, racontait à son
réveil les songes qu'il avait eus, et de leur interprétation
découlait l'ordonnance qui lui était prescrite. Quand le
malade, dont le séjour était souvent prolongé, venait
à guérir, on inscrivait l'observation de la maladie sur des
tablettes, ou sur des plaques de bronze, dont l'ensemble formait les archives
de l'établissement; le public pouvait en prendre connaissance. Un
certain nombre de ces documents nous sont parvenus; ils ne méritent
pas toutes les louanges que certains érudits leur ont prodiguées.
Le savant Littré, ordinairement si bon
juge, n'a pas suffisamment distingué les asclépiades laïques
des prêtres des temples, et a exagéré, par suite, les
mérites des derniers.
La médecine
des gymnases, un peu plus sérieuse, et greffée de bonne heure
sur l'expérience populaire, était en plein développement
à l'époque d'Hippocrate. Les
Grecs avaient la passion des exercices de la gymnastique. Les fonctionnaires
des gymnases avaient étudié, avec minutie, le régime
alimentaire le plus favorable à ceux qui s'y consacraient; l'histoire
cite Iccus de Tarente
comme un des hommes les plus habiles en diététique. Les gymnases
devinrent de vraies polycliniques; Hérodicus de Sélembrie
est au nombre de ceux qui appliquèrent la gymnastique au traitement
des maladies; l'auteur du livre des épidémies lui reproche
des excès de zèle et le danger qu'il faisait courir aux malades.
La concurrence que les gymnases firent aux temples et aux asclépiades
laïques fut considérable; on abandonnait les temples pour eux.
Leur influence sur l'art chirurgical fut assez grande, d'autant mieux qu'on
s'y adonnait au traitement des fractures et des luxations, dont les cas
ne devaient pas être rares.
Les
philosophes présocratiques
L'importance du rôle
des philosophes antérieurs à
Socrate, dans le développement de la médecine, a été
encore plus diversement appréciée. On ne peut révoquer
en doute la liaison intime qui, pendant les premiers siècles, unit
la médecine et la philosophie. L'éducation alors était
tout à fait encyclopédique; en réalité, la
science naissante n'eut rien à y perdre. La médecine conquit
de bonne heure son indépendance; à Hippocrate
revient le mérite très grand d'avoir écarté
à temps la domination de la seule spéculation
métaphysique et créé du même coup une philosophie
médicale. Il faut être juste envers ces vieux philosophes,
plus juste que ne l'ont été plusieurs historiens; leur sagesse,
comme on disait alors, préparait l'éclosion de toutes les
sciences, dans une solidarité qui se maintint longtemps, puisque
nous voyons Platon se flatter encore d'appliquer
les méthodes du grand Hippocrate, et celui-ci affirmer son admiration
pour l'illustre philosophe.
Beaucoup, parmi eux,
écrivirent des traités ou des poèmes sur la nature
: Anaximandre, Parménide,
Héraclite, Empédocle
et d'autres encore. Leur science comprenait à la fois la physique
et la physiologie universelles; la médecine entre leurs mains ne
fut d'abord qu'une branche de cette physiologie;
ils étudiaient l'humain en santé et en maladie. En s'affranchissant
de ce servage étroit, la médecine emporta de ce milieu spéculatif
des principes utiles pour la création
de la méthode qui devait faire sa fortune.
Ces philosophes,
d'ailleurs, n'étaient pas tous simplement méditatifs; plusieurs,
au point de vue médical, abordèrent l'étude des faits
et s'instruisirent par l'expérience, s'occupant à la fois
d'anatomie ,
d'embryologie, de diététique
et d'hygiène. Les pythagoriciens,
et Pythagore lui-même, cultivaient la
médecine. Les rigueurs du régime que celui-ci imposait à
ses disciples lui ont fait la réputation d'un précurseur
de l'hygiène; on lui a attribué, sans preuves, la théorie
des jours critiques, en raison du rôle des nombres dans son
obscure philosophie.
Empédocle
fut probablement un médecin plus sérieux; on dit qu'il pratiqua
l'art de guérir, et qu'il passa de la philosophie à la médecine;
il n'est rien resté de son Discours médical. Il s'était
fait des théories multiples sur l'embryon ,
les sens, la génération, l'hérédité,
etc. La plus célèbre, avec raison, est celle des quatre éléments
( La matière antique )
considérés comme corps simples, c.-à-d. comme principes
irréductibles. On sait que les pythagoriciens,
Pythagore, Philolaüs,
etc., admettaient, comme en Inde, un cinquième élément
que ceux-ci nommaient akâça, et que les Grecs nommeront
l'éther. Alcméon, pythagoricien
distingué, s'adonna aussi à la médecine. On lui doit,
entre autres découvertes, celle de la trompe d'Eustache ;
il étudia les mêmes questions qu'Empédocle. Acron
d'Agrigente, autre pythagoricien, selon
toutes probabilités, pratiqua la médecine, et d'après
Suidas, composa des livres sur cette matière;
il fut le précurseur plutôt que le créateur de la secte
empirique.
Les philosophes
ioniens ne négligèrent pas les études médicales;
Héraclite, qui adoptait les idées
alors en cours sur la chaleur comme principe de la vie, professait sur
les éléments organiques des opinions qui ont laissé
des traces notables dans le Régime des maladies aiguës,
bien qu'il n'y soit pas nommé. On retrouve aussi, dans la collection
hippocratique, des traces des théories d'Anaxagore
de Clazomène ,
auteur de celle des Homéoméries,
ou des parties similaires; pour lui, comme pour le vulgaire d'alors, les
maladies provenaient de la bile .
Galien, contre Empédocle,
le considérait comme l'auteur de la théorie des crises.
Démocrite
fut, de tous ces philosophes, le plus célèbre et le plus
savant. Contemporain d'Hippocrate, il ne le
connut probablement pas. Aristote parle avec
enthousiasme de ses vastes connaissances; Caelius
Aurelianus nous a conservé la liste de ses ouvrages; Littré
regrette surtout son traité des maladies pestilentielles. En résumé,
l'action des philosophes, si elle s'étendit au delà du domaine
physiologique, ne dépassa pas la partie doctrinale de la pathologie.
Malgré la
pénurie des documents. c'est dans la tradition relative aux vieilles
écoles, ou au moins on rencontre quelques noms de médecins,
que se trouvent encore les meilleures notions historiques. Les cinq écoles
les plus célèbres, celles de Cyrène ,
en Afrique, de Crotone ,
de Rhodes ,
de Cos
et de Cnide ,
étaient, non pas des instituts pourvus d'une organisation quelconque,
mais simplement des centres d'enseignement dont les maîtres n'avaient
de commun que la célébrité et une certaine analogie
de doctrines. Elles remontaient à une haute antiquité; mais
on ne connaît rien de leurs origines. Hérodotedit
que celle de Cyrène tenait le second rang après celle de
Crotone; c'est tout ce qu'on en sait. Crotone était un centre d'études
pythagoriciennes; c'est à cette école
que se rattache le fameux médecin Démocède,
dont la vie fut remplie d'aventures dramatiques, qui exerça à
Egine, puis devint médecin de Darius et
revint enfin chez lui, où il épousa la fille de l'athlète
Milon. La renommée de l'école de Rhodes était déjà
éteinte depuis longtemps à l'époque d'Hippocrate;
les médecins de Rhodes étaient des asclépiades.
(Dr. Liétard). |
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