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La littérature française
Le roman français au XIXe siècle
et au début du XXe
Plus encore que le siècle de la poésie, le XIXe siècle est par excellence le siècle du roman. Comme l'a remarqué Paul Morillot, il s'ouvre par des romans, ceux de Chateaubriand, et il se termine par des romans; et si, entre ce commencement et cette fin, il y a eu toute une admirable et puissante floraison poétique, ce n'a pas été du moins au préjudice du roman, qui l'a provoquée à sa naissance et qui l'a recueillie expirante : c'en a été plutôt comme un dédoublement triomphal. 

De 1800 à 1820

Dès cette première période, il importe de remarquer la part de plus en plus grande que se taille le roman et jusque dans l'oeuvre des « théoriciens ». Pour une Mme de Staël, un Chateaubriand, sinon pour un Nodier, dont la curiosité s'amuse de tout, effleure tout et ne s'attache à rien, le roman est encore, comme il l'était chez Rousseau, une forme de la propagande philosophique, un moyen d'illustrer la thèse par l'exemple.

Négligeons la postérité de Berquin : un Fiévée, un Ducray-Duminil, un Vindé, un Montjoie, écrivains vertueux et fades; ne nous attardons pas davantage à Marchangy, cet abbé Barthélemy du romantisme, à Ducange, qui est le père de des feuilletonistes modernes, encore moins à la graveleuse baronne de Méré et à Pigault-Lebrun, dont la meilleure oeuvre fut son petit-fils Emile Augier et par qui Restif de la Bretonne donne la main à Paul de Kock.

Les romancières dans le sillage de Mme de Staël.
Mais, autour de Mme de Staël, évolue tout un escadron féminin, paré, à deux ou trois exceptions près, de la double aristocratie du nom et de l'esprit : Mme de Charrière, une des tendres amies de Benjamin Constant et dont la Caliste est comme un premier crayon de Corinne; Mme de Souza, qui montre une grande délicatesse dans Adèle de Sénanges et Charles et Marie; Mme de Krüdener, qui connut un moment de célébrité avec Valérie (1803); Mme d'Hautpoul qui dans Zilia, roman pastoral, fait alterner agréablement le vers et la prose; la princesse de Salm-Dyck, surnommée « la Muse de la Raison » et qui donna au moins un démenti à sa réputation dans les Vingt-quatre heures d'une femme sensible; Mme Cottin, auteur renommé de Malvina, d'Amélie de Mansfield, de Mathilde, d'Elisabeth ou les Exilés de Sibérie, dont Xavier de Maistre reprendra le thème dans la Jeune Sibérienne; Mme de Genlis, prêcheuse insupportable, sauf dans Mlle de Clermont, que Sainte-Beuve classait parmi les livres qu'il faut avoir lus; Sophie Gay, qui prend cette même Mme de Genlis pour héroïne (peu flattée, mais très reconnaissable) de sa Laure d'Estell (1802) et, dans les Malheurs d'un amant heureux (1818-1823), fait revivre avec humour la société du Directoire; Mme de Rémusat, qui, en attendant d'être l'auteur des fameux Mémoires, publie sous la signature C.-E. un roman très remarqué : Charles et Claire ou la Flûte; Pauline de Meulan, plus tard Mme Guizot, femme de coeur et de tête, dont les tendances moralisatrices, à, peine indiquées dans les Contradictions, la Chapelle d'Ayton (1801), s'épanchent à partir de 1812 dans le conte pédagogique et les Lettres édifiantes; Aimée de Coigny, le prototype de « la jeune captive », de qui l'Alvar, resté sous le boisseau, n'a été révélé qu'en 1913.

« Jamais, a dit justement Paul Morillot, la littérature féminine n'avait jeté dans le roman un pareil éclat depuis Mme de la Fayette ». 
La plupart de ces auteurs et de ces livres pourtant sont oubliés et, de toute cette période, la postérité n'a retenu, dans le roman, avec Chateaubriand, Mme de Staël et Charles Nodier, que les noms de Xavier de Maistre, de Sénancour et de Benjamin Constant.

Xavier de Maistre; Sénancour; Benjamin Constant. 
X. de Maistre.
Xavier de Maistre  est une exception au milieu de son temps; il est une exception même dans sa famille. S'il y a quelqu'un que n'ait pas touché le mal de Werther et de René, c'est lui. Il y paraît au ton détaché, à la légèreté charmante de son Voyage autour de ma chambre (1794). Dans ses nouvelles, le Lépreux de la cité d'Aoste (1811), les Prisonniers du Caucase et la Jeune Sibérienne (1825), il a les meilleures qualités classiques : le goût, la grâce, un pathétique sobre, une narration vive, l'exactitude du trait. Et le romanesque, chez lui, est toujours à base de vérité et d'observation. Nous savons, par exemple, que le Lépreux de la cité d'Aoste a existé vraiment. Xavier de Maistre l'a connu et confessé, avant de prendre la plume pour raconter sa vie. C'est par là qu'il se rapproche un peu de son frère. Mais, sur tous les autres points, quelle diversité chez les deux hommes! La nature semble avoir voulu les opposer l'un à l'autre-: à l'esprit séduisant et fin, sentimental et poétique de Xavier, elle offre pour pendant le sombre et tragique génie de Joseph. Et elle achève le contraste en donnant à Xavier ce léger vernis de scepticisme et d'irréligiosité voltairienne. 

Sénancour.
Obermann (1804) nous ramène au romantisme. Sénancour y a fait son portrait, qui diffère sensiblement de celui que Chateaubriand nous avait fait de René. Obermann souffre bien, comme René, d'un mal « sans espoir », mais, alors que le mal de René était d'ordre sentimental, Obermann, avant Schopenhauer, souffre dans son intelligence et ne se dissout finalement dans le suicide que parce qu'ayant perdu la foi il n'a trouvé aucune raison métaphysique de prolonger une vie qui l'importune. Le livre, en dépit de belles parties et d'un sincère accent de détresse, a vieilli.

Benjamin Constant.
Mais on lit toujours le chef-d'oeuvre de Benjamin Constant, cet Adolphe (1816), crépuscule d'un coeur, victoire et défaite de l'égoïsme. Les sursauts de la passion agonisante d'Adolphe et d'Ellénore, ce sont ceux mêmes que connurent en leur déclin Mme de Staël et l'auteur. Benjamin Constant a dessiné là, avec une sévérité qui enchante les moralistes, sa propre figure d'homme sans spontanéité ni ferveur, dont la perspicacité maladive arrête tout élan et qui ne peut se dévouer ni se donner avec abandon : un impuissant d'amour, pour tout dire. Une haute leçon expérimentale se dégage ainsi de cette oeuvre romantique traitée à la façon classique, sans autre préoccupation que l'exactitude de l'anatomie mentale, dans une langue abstraite et précise, qui est restée le modèle de la langue psychologique.

De 1820 à 1850

Sauf Béranger, Casimir Delavigne, Brizeux, on peut dire que tous les poètes de la période qui nous occupe comptent au moins un roman dans leur oeuvre, et Brizeux lui-même ne donna-t-il pas à Marie le sous-titre de « roman »? Le roman est partout, se prête à tout, voire à l'économie politique avec Louis Reybaud et son caustique Jérôme Paturot (1843), à la zoologie « passionnelle » avec Toussenel et à la botanique sentimentale avec Rodolphe Töpffer.

Le roman autobiographique. 
Le roman autobiographique n'a cependant pas épuisé toute sa vertu avec René, Corinne, Obermann, Adolphe, etc., et, dans la seconde période du siècle, les Confidences, Arthur, Volupté, la Confession, Indiana, Valentine, Lélia, etc., sont des produits de la même veine égoïste et maladive.

Lamartine.
Des épisodes romanesques (Lucy, Geneviève, Raphaël, Graziella, etc.) que Lamartine a brodés sur la trame des Confidences (1849) et des Nouvelles confidences (1851), il faut retenir surtout Raphaël et Graziella : Raphaël, à titre de document sur les relations de Lamartine et de Mme Charles et bien que ce délayage du Lac soit souvent pénible; Graziella, pour le parfum d'antiquité qui se dégage de cette églogue marine où le poète, par exception, ne s'est pas donné le beau rôle dans le récit de son aventure avec une petite corailleuse de Procida (qui était en réalité une cigarière napolitaine).

Sainte-Beuve.
Nous ne savons exactement ce qu'eût été Arthur, le roman que Sainte-Beuve, en 1830, projetait d'écrire avec Ulric Guttinguer et où celui-ci se résigna à ne verser que sa mélancolie personnelle et le « récit d'une vie de passions bien déplorables »; mais il est permis de croire qu'une bonne part de ce qu'y voulait mettre le premier de ces auteurs a passé dans Volupté (1834).

« Le véritable objet de ce livre, dit Sainte-Beuve, est l'analyse d'un penchant, d'une passion, d'un vice même, et de tout ce côté de l'âme que ce vice domine et auquel il donne le ton, du côté languissant, oisif, attachant, secret et privé, mystérieux et furtif, rêveur jusqu'à la subtilité, tendre jusqu'à la mollesse, voluptueux enfin. » 
On pourrait dire plus simplement que Volupté, c'est la crise de Sainte-Beuve romantique, amoureux et mystique. Il souffre tout ensemble dans sa foi littéraire, sa foi sentimentale et sa foi religieuse, et le livre, à distance, si emphatique et alambiqué qu'il soit et quand on sait comme Sainte-Beuve sortit de cette crise trempé de scepticisme pour la vie, est intéressant à consulter moins comme une confession que comme un testament.

A. de Musset : la Confession, les Contes. 
Dans la Confession d'un enfant du siècle (1836), c'est George Sand qui est peinte sous le nom de Brigitte Pierson, Pagello sous celui de Smith et Musset lui-même sous le prénom d'Octave. L'oeuvre manque d'équilibre, de proportion. Au récit, fortement dramatisé, d'une aventure sentimentale qui n'a d'intérêt que par la notoriété de ses héros, Musset a donné un portique d'épopée. Et, sans doute, le portique n'est pas sans beauté. Néanmoins, Musset y a singulièrement exagéré le mal de ces enfants du siècle, « conçus entre deux batailles, élevés dans les collèges au roulement des tambours » et qui, devenus adultes au moment où se fermait le cycle impérial, ne trouvèrent plus d'autre emploi à leur activité que « dans l'affectation du désespoir », le scepticisme, la débauche et le suicide. L'histoire proteste contre cette généralisation excessive d'un mal qui, si profond fût-il en certaines âmes nourries de René et d'Obermann, n'empêcha ni la magnifique floraison littéraire et artistique de la Restauration, ni le réveil de la tribune française, ni les enthousiasmes généreux du philhellénisme européen.

Et l'on peut aussi regretter, dans les premières pages de la Confession, l'abus des apostrophes et des métaphores, un ton perpétuellement tendu, le recours aux procédés plus oratoires que poétiques de ce genre hybride et faux qu'on appelle le poème en prose et dont toutes les manifestations, de Télémaque aux Martyrs, comptent pour autant d'échecs. Telle quelle, la Confession occupe une grande place dans l'oeuvre de Musset et son emphase, sa prolixité ne prévalent pas contre son évidente sincérité.

Musset, outre ce roman, a écrit des Contes et Nouvelles (1837-1853), remarquables par l'aisance du tour, la finesse des analyses et la qualité du sentiment. Le plan en est assez lâche sans doute (mais on sait que Musset, écrivain sensitif et tout de premier jet, ne pouvait s'assujettir à aucune discipline et qu'il laissait aller sa plume la bride sur le cou, au risque, comme il en convenait lui-même, « d'être à la fois trop court, trop long et décousu ») et la trame un peu mince : on n'en admirera que davantage l'ingéniosité de l'auteur pour étoffer son intrigue par d'heureuses péripéties, des pensées fines, de poétiques descriptions comme celle de la vallée de Montmorency au clair de lune, dans Frédéric et Bernerette.

Les Contes et Nouvelles méritent d'ailleurs notre attention à un autre titre : dans quelques-unes de ces jolies bluettes, Alfred de Musset, pour la première fois, semble avoir voulu sortir de lui-même et peindre des caractères et des événements qui ne fussent point à l'image de sa vie. Le fermier-général Godeau, par exemple, dans Croisilles, est bien un financier de l'Ancien régime; La Bretonnière, dans le Secret de Javotte, a toute la morgue, le sans-gêne et la grossière carrure qui conviennent à un hobereau. Et, si le bonhomme Piédeleu, dans Margot, ne ressemble guère au père Fouan de la Terre (de Zola), il est peut-être plus près de la vérité en paysan de la Beauce qui ne trouvait au monde « que trois choses dignes d'admiration : le clocher de Chartres, une belle fille, un beau champ de blé » et dont l'ignorance n'empêchait point que « quand, par le soleil de midi, à l'heure où les laboureurs se reposent, il sortait de la basse-cour pour dire bonjour à ses moissons, les blés se tinssent plus droits et plus fiers que de coutume, le soc des charrues fût plus étincelant ».

Le roman idéaliste
George Sand. 
Après un début sans grand intérêt, en collaboration avec Jules Sandeau' Rose et Blanche ou la Comédienne et la Religieuse (1831), George Sand publie, en 1832, son premier livre personnel Indiana, qui est sa propre histoire de femme mal mariée et incomprise. Valentine, la même année, répète la même histoire, en en variant les épisodes, et Jacques (1834), en changeant le sexe de l'héroïne. On peut voir le couronnement anticipé de cette trilogie subjective dans Lélia (1833), « somme des thèmes qui avaient cours dans le roman personnel et dans la poésie lyrique d'alors » (René Doumic) : thème de la vertu éducatrice de la passion, thème de la mélancolie, thème de la nature, thème du doute, thème de la désespérance, etc. Mais, cette fois, Lélia est-elle bien encore George Sand? 

« Non, répond Doumic, ce n'était pas elle. Elle était, elle, bien portante; elle croyait à la vie, à la bonté des choses et à l'avenir de l'humanité, comme faisaient, vers le même temps, Victor Hugo et Dumas père, ces autres forces de la nature. Une âme étrangère à la sienne entrait en elle, et c'était l'âme romantique. Avec cette magnifique puissance de réceptivité qui est en elle, elle accueille tous les souffles venant des quatre coins du romantisme. Elle les répercute avec une ampleur, une profondeur de sonorité, une richesse d'orchestration inouies. Désormais, à toutes les voix masculines qui s'étaient élevées pour maudire la vie, une voix de femme s'ajoutait - et elle les dominait! Dans l'évolution psychologique de George Sand, Lélia est cela même : c'est le début de l'envahissement de l'âme de George Sand par le romantisme. » 
Son coup de passion pour Alfred de Musset, puis ses diverses liaisons avec Liszt, Chopin, etc. (car elle a  été liée à un un bon tiers des grands hommes du siècle) achèvent et fortifient l'emprise (Léone Léoni, Mauprat, la Dernière Aldini, etc.) : elle ne s'appartiendra plus jusqu'à l'Histoire de ma vie (1854). Entre-temps, Michel de Bourges, Pierre Leroux et Barbès la convertiront à la république, Jean Reynaud au dogme de la préexistence et de la survivance astrale, et ce sera tout au moins « un acheminement dans la voie qui va faire passer l'écrivain du mode personnel au mode impersonnel ». 

Toute chaude de leurs leçons, la voilà qui entame la série de ses romans socialistes et mystico-humanitaires : Spiridion (1838), les Sept cordes de la lyre, le Compagnon du tour de France, Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt, le Meunier d'Angibault, le Péché de M. Antoine (1847) qui ferme le cycle. Cependant et dans quelques-uns de ces livres et des précédents (Mauprat, le Meunier d'Angibault), on pouvait relever déjà une certaine prédilection pour les paysages du Berry et de la Marche où George Sand a passé sa jeunesse et au milieu desquels elle aime encore « se retremper ». Cette prédilection deviendra une véritable tendresse dans Jeanne (1844) et qui envahira bientôt tout son coeur, car elle est incapable de se donner à moitié, si elle n'est jamais longue à se reprendre, et, après les hommes, c'est le Berry, Nohant, la Vallée Noire qui règneront despotiquement sur elle. 

A ce commerce intime avec la nature, nous devrons les chefs-d'oeuvre qui s'appellent François le Champi (1844), la Mare au Diable (1846), la Petite Fadette (1848), les Maîtres sonneurs (1852). Son génie semble fixé. Mais il y a chez elle un besoin de renouvellement perpétuel et ses «-paysanneries » n'auront été qu'une halte rafraîchissante, un bain de réalisme, au sortir duquel, allégée tout au moins de ses utopies humanitaires, elle se lancera dans une dernière et éblouissante carrière, multipliant les oeuvres de tous les genres : romans à thèse, comme Mlle de la Quintinie (1868); romans psychologiques, comme la Confession d'une jeune fille (1865); romans historiques mêmes, comme les Beaux Messieurs de Bois-Doré (1858), ou simples romans tout courts, qui ne visent qu'à plaire et à émouvoir, comme Montrevêche (1855), le Marquis de Villemer (1860), Jean de la Roche (1861), Cadio (1868), Flavie, etc. La mort seule lui fait tomber la plume des mains.

Dans l'ensemble, on peut dire que la substance profonde des romans de George Sand, ou plutôt le grand personnage invisible et symbolique qui les conduit en secret, c'est l'amour, l'amour libre, indépendant et souverain, qui rompt la digue des «-convenances », des préjugés et des institutions, assez puissant d'ailleurs pour unir et fondre les classes par le simple mariage d'une fille noble avec un ouvrier ou réciproquement et réduire la question sociale à une question d'alcôve. George Sand était si bonne qu'elle réconciliait dans son coeur tout ce qui s'oppose ou s'ignore et qu'elle abolissait les plus irréductibles distinctions de l'univers. Magnifique écho des passions anarchiques de son temps, elle a retenti au delà des frontières de la France sur les Ibsen, les Tolstoï, les Bjoernson et, par eux, sur le « théâtre d'idées » du XXe siècle, inspiré de ces exotiques et voué à l'exaltation de l'individualisme sous toutes ses formes. Si flatteur que soit ce prolongement de vibration, il est permis de n'en savoir qu'un gré médiocre à George Sand. Et le fait est que son oeuvre n'a de vraies racines dans la sensibilité nationale que celles que lui donne son amour de la nature et d'une certaine nature, nettement déterminée, enclose aux « traînes » et aux «-charrières » du Berry. En un mot, si George Sand a établi quelque part la certitude de son immortalité, c'est dans François le Champi, la Petite Fadette, la Mare au Diable et les Maîtres sonneurs; elle a mis en scène le paysan du Centre, frugal et endurant, soutenu et ennobli d'antiques disciplines, simple, doux et fort dans ses sentiments (et peut-être est-ce là une face de cette réalité que d'autres nous ont montrée plus âpre et voisine de l'animalité); elle a été, par la vertu de son exemple, la bonne fée qui a réveillé définitivement l'âme des provinces françaises, « conservatoire de notre génie national » (Sully-Prudhomme), et suscité, avec Nodier, Gérard de Nerval, Brizeux, Emile Souvestre (les Derniers Bretons [1835], le Foyer breton, etc.), ce grand mouvement de renaissance provincialet dont on verra les manifestations au cours de la période suivante.

Autres romanciers idéalistes.
A George Sand se rattachent encore peu ou prou quelques écrivains de cette époque qu'on groupe d'habitude sous l'étiquette de romanciers idéalistes et qui furent surtout des romanciers « romanesques ».

Les plus notoires sont : Henri de Latouche, « brillant et lascif » (Sainte-Beuve) dans Fragoletta; Virginie Ancelot (Gabrielle, Emerance, Renée de Varville, etc.); Roger de Beauvoir (le Café Procope, la Lescombat, etc.); Paulin Limayrac (l'Ombre d'Eric); Delphine Gay (le Lorgnon, Contes d'une vieille fille, etc.); Édouard Ourliac (Suzanne, Hubert Talbot, etc.); Mme d'Agoult (Hervé), « la Corinne du quai Malaquais-», plus connue sous son pseudonyme de Daniel Stern et comme auteur de pensées que comme romancière; Jules Janin (l'Ane mort, qui n'est à vrai dire, comme les Jeune-France de Gautier, qu'une parodie du « genre frénétique », Contes fantastiques, le Chemin de traverse, la Religieuse de Toulouse, etc.); Gavarni, qui, dans Michel, a dessiné un « type de jeune femme parfaitement observé, âme malade des préjugés de l'éducation et du faux idéal qui flottait dans l'air à cette époque » (Sainte- Beuve); Gérard de Nerval, le plus nuancé des romantiques, cerveau charmant guetté par la folie, poète en qui s'annonce Baudelaire, prosateur qui, dans sa traduction de Faust, donne à Goethe l'impression d'un créateur et, dans ses romans : la Main de gloire, Aurélia, les Filles du feu, surtout la délicieuse Sylvie, n'a pas son égal pour la grâce du tour, la sobriété du trait, le choix des images, la pénétration intime et pourtant discrète des paysages de France et de l'âme populaire; Xavier Saintine, dont la Picciola (1836) triomphe du sentimentalisme honnête, histoire des amours d'un prisonnier et d'une fleur, fut traduite dans toutes les langues et valut à son auteur une célébrité qui surprend un peu aujourd'hui; Alphonse Karr, l'humoriste des Guêpes, journaliste facile et spirituel autant que romancier échevelé et macabre dans Sous les tilleuls (1832); Frédéric Soulié, de qui personne ne lit plus guère les Deux cadavres, les Mémoires du Diable (1837), ni tant d'autres romans « frénétiques » où toute la France palpita, et qui rencontra une fois, dans le Lion amoureux (1839), un sujet simple et fort et une langue appropriée à la délicatesse des sentiments; Léon Gozlan, conteur ingénieux, mais un peu vulgaire de ton (le Notaire de Chantilly, Aristide Froissard, les Émotions de Polydore Marasquin, etc.); Joseph Méry, inépuisable de verve marseillaise dans Héva, les Nuits d'Orient, le Bonheur d'un millionnaire, Un amour au sérail, etc.; Xavier Marmier, voyageur, importateur et adaptateur des légendes scandinaves dans ses Fiancés du Spitzberg et ses Nouvelles danoises; Édouard Corbière, qui introduisit l'observation dans le « roman maritime »; Claude Tillier, dont Mon oncle Benjamin pourrait soutenir, de l'avis de Félix Pyat, la comparaison avec les meilleurs contes de Diderot et de Voltaire; Gabriel Ferry, dont Costal l'Indien et le Coureur des bois (1850) égalent plus sûrement les chefs-d'oeuvre de Fenimore Cooper; Amédée Achard, romancier élégant, abondant et varié, qui a effleuré tous les genres et s'est surtout distingué dans le roman de moeurs mondaines (les Petits-fils de Lovelace, l'Eau qui dort, Mme de Sarens, le Duc de Carlepont, etc.). où il a fait preuve d'une observation fine et d'une louable préoccupation de l'idée morale; Jules Sandeau enfin, à qui George Sand prit la moitié de son nom et qui, joignant à « un goût très vif pour le romanesque » et à « de très précieux dons d'analyse psychologique » une sorte de « verve gauloise et moliéresque-», évoque lui-même, dans Mme de Sommerville (1834), Marianna (1839), le Docteur Herbeau (1841), Mlle de la Seiglière (1848), son chef-d'oeuvre, Sacs et parchemins (1851), la Maison de Penarvan (1858), etc. « l'idée d'un George Sand à l'imagination moins vagabonde, au génie moins facile et moins universel, mais aussi plus observateur, plus attentif, peintre plus exact, écrivain plus habile » (Morillot).

M. de Guérin.
Ce fut cette même George Sand qui révéla au public lettré, en 1840, la « merveille » du Centaure, fragment d'un poème en prose que son ambiguïté permet à la rigueur de rattacher au roman. Il ne semble pas cependant qu'au moment de la publication de ce chef d'oeuvre malheureusement inachevé (Maurice de Guérin était mort l'année précédente, à vingt-neuf ans), la critique, et Sainte-Beuve non plus que George Sand, aient discerné la grande nouveauté qu'il apportait. Les écrivains romantiques, à qui l'on fait honneur d'avoir découvert le sentiment de la nature, n'ont jamais compris la nature que comme un prolongement de leur « moi » et n'en ont rendu que des aspects particuliers. 

« Hugo, Sand, dit Henri Clouard, décrivirent de beaux détails. Pour Lamartine, qui n'a jamais composé, au cours de ses longues descriptions, quelque figure achevée, la nature n'est guère qu'un prétexte : un pressentiment de Dieu. [Seul] Chateaubriand anime et humanise de très beaux paysages et même s'efface afin qu'ils se détachent, se déploient librement, existent pour eux-mêmes : le grand Être commence de rassembler ses forces dispersées; et l'on se souvient alors des grandes figures d'André Chénier (l'océan éternel où bouillonne la vie). Toutefois ni Chénier, ni Chateaubriand, ni Rousseau, ni aucun autre n'ont essayé de saisir la nature en son tout, d'en retirer un sentiment assez profond pour mériter d'être appelé philosophique, enfin d'atteindre à la force invisible, mais centrale, permanente, réglée par des lois. Telle fut précisément la réussite de Guérin. L'auteur du Centaure a exprimé la nature dans son unité et dans sa plénitude. » 
Ne le séparons pas de sa soeur, Eugénie de Guérin, qui fut comme la face féminine et chrétienne du génie fraternel. Le journal d'Eugénie, ses Lettres, quand ils n'aideraient pas au commentaire de Maurice, vaudraient encore par eux-mêmes. Une spiritualité douce y est répandue sur de fins paysages et des sentiments pleins de fraîcheur ou de mélancolie.

Le roman historique.
A. de Vigny.
Le roman historique est une conquête du romantisme, car il est difficile d'accorder ce nom aux fictions en l'air de La Calprenède, de Mlle de Scudéry et de Mme de Tencin. Il venait en France  de l'étranger par Walter Scott

Alfred de Vigny en fit la théorie dans ses Réflexions sur la vérité dans l'art qu'il plaça en tête de la dixième édition de son Cinq-Mars. Il y posait en principe que, si le rôle de l'historien consiste à ramasser le butin toujours incomplet des réalités passées, celui de l'artiste consiste à ranimer, même à l'aide de la légende, les grandes figures disparues et à leur donner une existence idéalement aussi vraie que celle qu'ils ont effectivement vécue. Théorie contestable et dont Vigny fut la première victime. 

Le succès de Cinq-Mars (1826) fut sans doute très vif et effaça tout de suite les essais de Dinocourt, de Sismondi, de Balzac lui-même dans l'Héritière de Birague et Clotilde de Lusignan. On admira fort, pour son pittoresque et sa « vérité », la reconstitution du milieu et des moeurs. Mais une réaction ne tarda pas à se dessiner contre les étranges libertés que prenait l'auteur avec les personnages eux-mêmes; il est bien certain, par exemple, que le Richelieu de Cinq-Mars n'est que la caricature du Richelieu de l'histoire. Toute l'oeuvre s'en trouve viciée à la base. Vigny fut plus heureux dans Stello (1832), épisode de la Terreur, et dans les nouvelles qu'il a rassemblées sous le titre de Servitude et Grandeur militaires (1835), où il évitait d'entrer en conflit avec des personnages historiquement « fixés » et pouvait déployer à l'aise toute sa force de pathétique sombre. 
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L'amour du danger

« Le silence était profond, et l'ombre épaisse sur les tours du vieux Vincennes. Je me levai de mon fauteuil. J'ouvris la fenêtre, et je me mis à respirer l'air embaumé de la nuit. Une odeur de forêt venait à moi, par-dessus les murs, un peu mélangée d'une faible odeur de poudre; cela me rappela ce volcan sur lequel vivaient et dormaient trois mille hommes dans une sécurité parfaite. J'aperçus sur la grande baraque du fort, séparé du village par un chemin de quarante pas tout au plus, une lueur projetée par la lampe de mon jeune voisin; son ombre passait et repassait sur la muraille, et je vis à ses épaulettes qu'il n'avait pas même songé à se coucher. Il était minuit. Je sortis brusquement de ma chambre et j'entrai chez lui. Il ne fut nullement étonné de me voir, et dit que s'il était encore debout, c'était pour finir une lecture de Xénophon qui l'intéressait fort. Nous nous mîmes à la fenêtre, et je lui dis, essayant d'approcher mes idées des siennes - Je travaillais aussi de mon côté, et je cherchais à me rendre compte de cette sorte d'aimant qu'il y a pour nous dans l'acier d'une épée. C'est une attraction irrésistible qui nous retient au service malgré nous, et fait que nous attendons toujours un événement ou une guerre. Je ne sais (et je venais vous en parler) s'il ne serait pas vrai de dire et d'écrire qu'il y a dans les armées une passion qui leur est particulière et qui leur donne la vie; une passion qui ne tient ni de l'amour de la gloire, ni de l'ambition; c'est une sorte de combat corps à corps contre la destinée, une lutte qui est la source de mille voluptés inconnues au reste des hommes, et dont les triomphes intérieurs sont remplis de magnificence; enfin c'est l'AMOUR DU DANGER. - C'est vrai, me dit Timoléon. Je poursuivis: - Que serait-ce donc qui soutiendrait le marin sur la mer? qui le consolerait dans cet ennui d'un homme qui ne voit que des hommes? Il part, et dit adieu à la terre; adieu aux amitiés choisies et aux habitudes de la vie; adieu à la belle nature des campagnes, sus arbres, aux gazons, aux fleurs qui sentent bon, aux rochers sombres, aux bois mélancoliques pleins d'animaux silencieux et sauvages; adieu aux grandes villes, au travail perpétuel des arts, à l'agitation sublime de toutes les pensées dans l'oisiveté de la vie, aux relations élégantes du monde; il dit adieu à tout, et part. Il va trouver trois ennemis, l'eau, l'air et l'homme; et toutes les minutes de sa vie vont en avoir un à combattre. Cette magnifique inquiétude le délivre de l'ennui. Il vit dans une perpétuelle vic toire; c'en est une que de passer seulement sur l'Océan et de ne pas s'engloutir en sombrant; c'en est une que d'aller où il veut et de s'enfoncer dans les bras du vent contraire; c'en est une que de courir devant l'orage et de s'en faire suivre comme d'un valet; c'en est une que d'y dormir et l'y établir son cabinet d'étude. »
 

(A. de Vigny, Servitude et grandeur militaires, livre II, chap III).

Un roman posthume, Daphné, qui met en scène Julien l'Apostat, ne nous fut révélé qu'en 1913. 

« Daphné, dit Jean Aicard, c'est l'oeuvre inachevée à laquelle revenait sans cesse ce moine laïque, dans sa cellule de Maine-Giraud, aux heures de nuit où il se retrouvait face à face avec le Mystère. » 
Chose curieuse et qui n'étonne qu'à demi cependant chez cet homme qui anticipait par tant de côtés sur son temps, le problème qu'y agitait Vigny est celui-là même qui préoccupera le plus la France de la fin de son siècle : « Il faut avant tout sauver la morale » (Aicard). Mais, si un esprit supérieur peut concevoir une morale indépendante des religions, le peuple est-il apte au même effort, peut-il se plier aux prescriptions d'une morale qui ne s'appuie plus sur l'autorité de la parole divine et dont l'observance n'est assurée par aucune sanction posthume? Julien le croit sincèrement; puis, quand il s'aperçoit de son erreur et qu'il n'a pu élever « les masses stupides et grossières » à la hauteur de son idéal philosophique, il prend la résolution d'aller se faire tuer en Perse et pousse en mourant le fameux : « Tu as vaincu, Galiléen! »

P. Mérimée.
Il est encore incertain si Prosper Mérimée fut romantique ou si son seul amour de la mystification lui fit écrire la Guzla, le Théâtre de Clara Gazul et peut-être la Chronique du règne de Charles IX (1829), le plus important de ses récits historiques, mais où il n'y a d'historique que le cadre et les personnages secondaires de Charles IX et de Coligny. Tout le reste, héros et péripéties, est sorti du cerveau de Mérimée. La couleur locale y est distribuée sans excès, mais cependant avec une recherche évidente de l'effet. Et c'est un défaut qui ne se sentira plus dans les récits qui vont suivre et qui ont fait la célébrité de l'auteur; Tamango, Mateo Falcone, l'Enlèvement de la redoute  (1829); la Partie de trictrac, le Vase étrusque, les Mécontents (1830); la Double méprise (1833); les Ames du Purgatoire (1834); la Vénus d'Ille (1837); Colomba (1840); Arsène Guillot (1844); Carmen (1845); l'Abbé Aubin (1846). Sans doute Mérimée y montre un goût tout romantique de l'anecdote violente : il sait ce qu'une teinte de mystère dans le récit ajoute à l'émotion du lecteur et il lui plaît d'étudier la passion dans les milieux, les époques et chez les êtres où, étant le moins assujettie aux convenances sociales, elle conserve quelque chose de sa fougue et comme de sa couleur primitive. Mais il subordonne toujours le pittoresque à la vérité psychologique; il est tout classique par la fermeté du dessin, l'absence de préoccupation personnelle, la marche de l'action et sa hâte vers le dénouement, surtout la nerveuse sobriété du style, poussée à ce point de simplicité et comme de nudité que Flaubert l'accusera de n'être plus un style.

Théophile Gautier.
Par là il s'oppose aux romantiques en général et à Théophile Gautier en particulier, chez qui la forme l'emporte sur le fond. Dans ses romans, les jeune-France (1838), Mademoiselle de Maupin (1835), le Roman de la momie (1858), Spirite (1866), le Capitaine Fracasse (1863), 

« l'action, dit Sainte-Beuve, n'est que secondaire; c'est le détail, tout spirituel et pittoresque, qui est tout. Il paraît assez clairement que le romancier n'est pas pressé, qu'il ne tend pas au but, qu'il tourne le dos à cette forme de récit courante et naturelle qui n'intéresse que par le fond et qui se fait oublier. » 
Le chef-d'oeuvre du genre est le Capitaine Fracasse, où, sur le thème du Roman comique, Gautier a prodigué, dans une évocation fantaisiste de la bohème littéraire et galante du XVIIe siècle, toutes les couleurs de sa prestigieuse palette et rivalisé de verve et de truculence avec ce Callot et cet Abraham Bosse, qu'il se proposait pour modèles et dont son texte ne voulait être que la « légende ».

Victor Hugo.
Le lyrisme, que Victor Hugo porta au théâtre et qui l'empêcha d'y réussir, nous le retrouvons dans ces récits flamboyants, énormes et monstrueux : Han d'Islande (1823), Bug-Jargal (1825), Notre-Dame de Paris (1831), les Misérables (1862), les Travailleurs de la mer (1866), l'Homme qui rit (1869), Quatre-vingt-treize (1873), etc.

Les événements, les passions, les caractères y sont noyés dans la personnalité de l'auteur qui déborde jusque dans les personnages historiques. On ne sait qui parle, dans Quatre-vingt-treize, de Danton ou de Hugo; dans les Misérables, il est tour à tour l'évêque Myriel, Marius et Jean Valjean; dans l'Homme qui rit, Ursus et Gwynplaine; dans Claude Gueux, Claude Gueux lui-même. Il applique à ses romans l'esthétique de ses drames et, à la vérité, il ne fait pas de différence entre le roman et le drame : c'est tout un à ses yeux, sauf que, du drame au roman, les scènes, dit-il, deviennent « des tableaux dans lesquels la description supplée aux décorations et aux costumes ». Donc, même recherche du procédé antithétique.

Le forçat Valjean et l'assassin Claude Gueux auront toutes les vertus : l'un incarnera la beauté morale poussée jusqu'au renoncement de soi; l'autre la probité, la « douceur », la justice. Pareillement le bossu Quasimodo incarnera l'amour éthéré, le bateleur Ursus la philanthropie, le dérisoire Gwinplaine l'éloquence, etc. Et, comme tout ce qui est bas ou vil est choisi par Hugo pour représenter une vertu ou un talent, de même tout ce qui est noble et sacré dans l'échelle sociale représentera un vice ou un ridicule : la duchesse Josiane incarnera la pourriture mondaine; l'archidiacre Frollo, la luxure, etc. 

Ce n'est pas tout et il faut, ici encore, que le grotesque entre en scène. On sait quel «-rôle immense » lui assignait Hugo et qu'il pensait et déclarait que « c'est de la féconde union du type grotesque au type sublime que naît le génie moderne, si complexe, si varié dans ses formes, si inépuisable dans ses créations et bien opposé en cela à l'uniforme simplicité du génie antique ». Le grotesque a un autre avantage : il est un « moyen de contraste » et, à ce titre, « la plus riche source que la nature puisse envier à l'art ». Nous verrons donc à l'oeuvre, une fois de plus, dans les romans de Hugo, comme dans ses drames, la postérité de Caliban et d'Adamastor : le nain Habibrah dans Bug-Jargal, Quasimodo dans Notre-Dame de Paris, Gwinplaine dans l'Homme qui rit, etc. Dominant ce musée Dupuytren de toute la hauteur de sa formidable stature, Han d'Islande fait un bruit de mâchoires à mettre en fuite les plus braves; dans la grotte de Walderhog, qu'il partage avec l'Ours-Blanc, il ne se nourrit que de chair humaine et son breuvage habituel est le sang, coupé d'eau de mer et servi dans le crâne de ses victimes.

Quoi d'étonnant si, devant ces « monstres » qui peuplent les premiers romans de Hugo, Goethe ait parlé de « créations d'un cerveau malade »? A propos du meilleur de ces romans, Notre-Dame de Paris, il écrivait à Zelter le 21 juin 1831 : 

« Notre-Dame de Paris éblouit par les qualités que lui donne une étude attentive et bien mise à profit des moeurs, de la physionomie locale, des événements du passé; mais, dans les personnages, il n'y a absolument aucune apparence de vie naturelle. Ce sont, hommes et femmes, des marionnettes incapables de vivre; elles ont des proportions habilement conçues, mais, sur leur charpente de bois ou d'acier, ces poupées n'ont absolument que du rembourrage ; l'auteur les fait manoeuvrer sans pitié, les tourne et les disloque dans les positions les plus bizarres, les torture, les fustige, déchire leur âme et leur corps et met en pièces et en morceaux ce qui, il est vrai, n'a aucune chair véritable. Et tout cela est l'oeuvre d'un homme qui montre de grandes qualités d'historien éloquent et à qui on ne peut refuser une réelle puissance d'imagination, même quand il commet de pareilles abominations. »
Par ces dernières lignes comme par les premières, Goethe établissait la partie durable, neuve et belle, des romans de Hugo, auquel il ne faut demander ni vérité dans les caractères, ni finesse dans l'analyse des passions et des sentiments, mais de grandes et larges évocations de la vie des choses, des hors-d'oeuvre touchants ou sublimes, comme la bataille de Waterloo, ce fragment d'épopée enchâssé dans les Misérables, ou la scène des enfants prisonniers dans Quatre-vingt-treize. Seulement est-ce encore là du roman? On en peut douter. La vaste fresque contemporaine, toute grouillante d'humanité, qui s'appelle les Misérables est peut-être le moins caduc des romans de Hugo et, débarrassée de sa partie apocalyptique, garderait encore une certaine puissance de pathétique. Peu s'en est fallu que Hugo n'ait réalisé là le type idéal du roman populaire, qu'Eugène Sue et Alexandre Dumas travaillaient à constituer au même temps, mais dans lequel ils n'apportaient aucun souci de style et seulement, celui-ci, la préoccupation de servir les doctrines antireligieuses ou antisociales dont il s'était fait le champion et celui-là, le simple besoin de s'amuser et d'amuser les autres.

Le roman-feuilleton.
Le roman historique méritait de mieux finir. Mais il est bien vrai que, dès l'origine, chez Vigny, il portait en lui sa propre condamnation et, par les libertés qu'il prenait avec l'histoire, s'ouvrait lui-même à toutes les entreprises. 

C'est en 1838 que Francis Wey, polygraphe et philologue de l'École de Nodier, inaugura dans la Presse, avec les Enfants du marquis de Gange, « le système du roman-feuilleton ». Tout de suite les autres journaux emboîtèrent le pas. Le roman-feuilleton devint rapidement une puissance avec le vicomte d'Arlincourt, les Soulié, les Maquet, les Méry, les Gondrecourt, etc., surtout Paul de Kock, Eugène Sue, Alexandre Dumas père et Paul Féval.

P. de Kock.
Paul de Kock a laissé une réputation équivoque. Ses pires audaces (Gustave le mauvais sujet, la Pucelle de Belleville, la Fille aux trois jupons, etc.) passeraient aujourd'hui pour des berquinades : si la littérature donne l'étiage des moeurs, ces gaudrioles plaident sérieusement en faveur de nos pères. 

E. Sue.
Eugène Sue, avant de se convertir au socialisme, avait payé son tribut au « mal du siècle » dans Cécile et le Marquis de Létorières. Sa célébrité date des Mystères de Paris (1842) qui ne comprennent pas moins de douze volumes. Le Juif Errant (1844-1845) n'en a que dix; mais les Sept péchés capitaux en ont seize et il n'y avait aucune raison pour qu'ils n'en eussent pas trente-six. Avec l'imagination la plus extravagante et le style le plus boursouflé, Sue a jeté dans la circulation un certain nombre d'épigones, dont le plus fameux est Rodin, qui n'a pourtant pas plus de vérité que Rodolphe, Fleur-de-Marie ou le sergent Dagobert. 

A. Dumas père.
Il est impossible d'énumérer tous les romans d'Alexandre Dumas père. Lui-même n'arrivait pas à en faire le compte et c'est que son nom, à partir de 1835, était devenu une raison sociale. Il n'est pas cependant que certains de ses romans ne portent sa marque personnelle (les Trois Mousquetaires (1844), suivis de Vingt ans après et du Vicomte de Bragelonne, le Comte de Monte-Cristo (1845), la Reine Margot, le Chevalier de Maison-Rouge, etc.).

Certes la plume est lâche chez Dumas. La vérité historique est son moindre souci et, s'il lui faut faire parler Anne d'Autriche ou Mazarin, il ne s'embarrassera pas pour leur prêter son propre charabia. Mais cette faculté d'expansion, ce « don de vie », qu'il apportait à la scène, le servaient encore dans le roman. Sa gaieté, son exubérance, son art d'embrouiller et de débrouiller les intrigues, un je ne sais quoi de gascon comme chez son d'Artagnan, une plume qui bondit plus qu'elle ne court, enfin la plus prodigieuse fécondité d'invention qui aiu'un seul concurrent sérieux : Paul Féval. Si la première condition du roman populaire n'avat été, font passer, chez lui, sur le néant de l'observation, l'absence de syntaxe et de psychologie. On a dit qu'Alexandre Dumas fut le plus grand amuseur des lettres françaises et il fut encore à sa manière un vulgarisateur incomparable le peu d'histoire qui meuble les cerveaux de nos contemporains, c'est par les Trois Mousquetaires et la Reine Margot qu'il y a pénétré. Sa vogue, quand celle de ses rivaux n'avait qu'un temps, ne s'est pas ralentie un seul jour et elle dure encore.

P. Féval. 
Dumas n'eut, en réalité, qit été le mépris de la vraisemblance et la seconde la surcharge des événements, Paul Féval eût pu faire figure dans les lettres. Il écrivait d'une plume vive, alerte et qui restait très française; il y avait en lui quelque chose de l'heureux génie de son compatriote Le Sage. Les gros succès qu'il connut presque dès ses débuts avec les Mystères de Londres (1844), les Compagnons du silence et le Fils du Diable (1847) l'égarèrent sur sa vraie vocation. Il ne fut que l'auteur du Bossu et l'on passa devant le Chevalier de Keramour, Chateaupauvre, Mme Gil-Blas, la Première aventure de Corentin Quimper, sans remarquer ce qui s'y trouvait de grâce, de finesse et d'enjouement.

Un isolé : Stendhal.
Il y a plusieurs raisons pour considérer Stendhal (Henri Beyle) à part et ne le rattacher à aucun des groupes de romanciers qui précèdent ou qui suivent : la meilleure est qu'-«-un tour d'esprit très original et rendu plus original par une éducation très personnelle, voulut que ce soldat de Napoléon traversât son époque littéraire comme on traverse un pays étranger dont on ne sait pas la langue, - sans être compris » (Paul Bourget). 

Stendhal, dit encore Bourget, « eut le dangereux privilège de s'inventer des sentiments sans analogue et de les raconter dans un style sans tradition. Les sentiments ne furent point partagés, et le style ne fut point goûté. » Il avait dit lui-même : « Je serai compris vers 1880. » Et c'est en 1882 que les Essais de psychologie contemporaine lui restituèrent la place qui lui revenait de droit dans l'histoire de la sensibilité française. On a de Stendhal, avec des fragments posthumes (le Chasseur vert, Laniel, etc.), trois romans publiés de son vivant : Armance ou Quelques scènes d'un salon de Paris en 1827 (1827), qui n'est peut-être pas très dégagé de l'influence du temps et qu'il est permis de négliger, le Rouge et le Noir, chronique de 1830 (1831) et la Chartreuse de Parme (1839), qui sont essentiellement personnels à l'auteur. Quelque préparation n'est pas inutile pour les entendre et démêler, sous son aridité apparente, les secrètes nuances d'un style qui prétendait à se mouler sur celui du Code civil. De même le Rouge et le Noir peut choquer qui s'en tiendrait au simple schéma de l'oeuvre et n'irait pas plus loin que le fait de l'assassinat de Mme de Rénal par Julien Sorel. L'auteur prend ce moment pour faire un héros de Julien.

Et voilà le paradoxe apparent. Stendhal expliquera que « des énergies de premier ordre ont conduit cet homme à cette conception criminelle de lui-même et de la vie... que, dans un monde sans tradition, où chaque individu est l'artisan de sa propre fortune, l'excessive concurrence, jointe à l'excessif développement de la vie personnelle, cause des exaspérations d'orgueil qui, en temps de paix, mènent les plus forts caractères à de terribles abus de cette force » (Bourget). Bref, Julien n'est qu'un Bonaparte né trop tard, à qui ont manqué les circonstances ou seulement un théâtre plus vaste, et la faillite de son « arrivisme », comme nous dirions aujourd'hui, ne doit pas nous cacher les trésors d'énergie, de volonté froide et calculatrice, qu'il a dépensés pour « parvenir ».

Telle parait être, en dernière analyse, la pensée de Stendhal qui, aussi bien, s'identifiait avec son odieux et magnifique Julien. Il reste que ce livre cynique est un chef-d'oeuvre de psychologie historique et sociale, de gradation pathétique, de poésie latente, muette et d'autant plus ensorcelante peut-être. Et pourquoi ne pas noter ce qu'il a de sombrement cornélien? La Chartreuse de Parme, qu'on lui oppose et qu'on lui préfère même quelquefois, est plus accessible au commun des lecteurs. Rien n'y choque, au degré du moins où nous choquait le Rouge et le Noir, et le roman, mieux composé, a de très belles parties, notamment le récit de la bataille de Waterloo, dont Tolstoï s'est peut-être souvenu dans Guerre et Paix. Il s'en faut cependant que le héros du livre, Fabrice del Dongo, égale en intensité Julien Sorel et, si la duchesse Sanseverina est une création qui fait honneur à Stendhal, elle n'efface pas dans notre souvenir la noble et touchante Mme de Rénal, ni même cette Mathilde de la Môle, qu'on peut accuser d'imprudence sans oser lui tenir rigueur des excès de sa sensibilité.

Le roman réaliste. 
H. de Balzac
Il est remarquable que ce soit par Walter Scott et le roman historique, dont ses premiers livres sont, à vrai dire, de piètres spécimens, qu'Honoré de Balzac  ait été conduit au roman réaliste. L'étonnement cesse, si l'on réfléchit, avec Brunetière, que les auteurs de romans psychologiques et d'analyse, depuis la Nouvelle Héloïse jusqu'à Jacques, n'avaient su que disserter au nom de leurs personnages et que le roman historique est précisément une excellente école pour apprendre à poser en pied un personnage et le détacher en quelque manière de la dépendance de l'écrivain. De plus, et par lui, nombre de détails familiers ou triviaux de costume, d'ameublement, de vocabulaire, etc., se sont glissés, pour les besoins de la « couleur locale », dans la trame du récit : ainsi le roman historique a préparé le roman réaliste, et l'Héritière de Birague, par la transition des Chouans (1827), la Maison du chat qui pelote et toute la série de la Comédie humaine.

« Histoire » eût été presque aussi juste que « Comédie ». Balzac est en effet et avant tout un historien des moeurs. Son dessein a bien été de fixer la physionomie de son époque. Dès 1834, il songeait à cette synthèse de la société contemporaine, dont il répartissait à l'avance les éléments dans les Scènes de la vie privée, les Scènes de la vie de province, les Scènes de la vie parisienne, les Scènes de la vie politique, les Scènes de la vie de campagne, les Études philosophiques et les Études analytiques-: gigantesque ensemble, tout un monde fictif qui donne la sensation du monde réel C'est la foule qui entre avec lui dans le roman, chaque groupe social décrit avec ses traits professionnels, dans tout l'appareil de sa « condition » et dans son vocabulaire spécial. Balzac couve ses personnages d'un oeil paternel. Il n'est insensible à aucun détail de leur costume; il les montre se mouvant parmi leur mobilier, obéissant à leur physiologie; et comme, cependant, ils continuent de vivre de roman en roman, comme ils sont en outre rattachés par l'habileté de l'auteur à l'histoire générale de leur temps, ils réalisent son ambition et font véritablement « concurrence à l'état civil-». Mais ces documents historiques relèvent aussi de la science.

Matérialiste et déterministe dans l'application, quoiqu'il se déclarât catholique en principe, estimant qu'il existe « des espèces sociales comme il y a des espèces zoologiques », Balzac va faire du roman ce que Sainte-Beuve faillit faire de la critique : une dépendance de l'histoire naturelle. L'humanité lui apparaîtra comme une seule famille et, sous la variété des individus, il s'attachera à découvrir et à mettre en relief les caractères permanents de l'espèce. Une telle conception implique chez l'auteur un désintéressement absolu, et le fait est que Balzac ne pose jamais « la question de moralité vu d'immoralité  » et laisse au lecteur à la trancher. Il dégage personnellement sa responsabilité, qui ne saurait pas plus être mise en cause que celle d'un appareil enregistreur. S'il y a dans la Comédie humaine, plus de barons Hulot, de cousines Bette, de couples Marneffe, de Vautrin, de Rastignac, de Gobsek, etc., que d'Eugénie Grandet et de cousins Pons, c'est apparemment que la proportion n'est pas renversée dans la vie réelle; et, si l'argent tient une telle place dans ses romans, si personne n'a mieux senti et rendu « tout le pathétique terrible qu'il enferme » (Zola), c'est que précisément, dans une société où la noblesse n'est plus rien, où le travail ne compte pas encore, l'argent est tout ou à peu près tout. « Eh ! grande bête, écrit-il à sa soeur, tu trouves qu'il y a trop de millions dans Eugénie Grandet? Mais, puisque l'histoire est vraie, veux-tu que je fasse mieux que la vérité? »

La vérité, il arriva pourtant à ce grand « contemplateur » de lui être quelquefois infidèle-: il n'avait pas impunément traversé le romantisme et sa vision en garda quelque trouble, sensible dans l'altération de certains personnages, démesurés comme Vautrin ou chimériques comme le Raphaël de la Peau-de Chagrin. Brèves défaillances que rachètent des créations magnifiquement objectives telles que Philippe Bridau, la Rabouilleuse, le père Goriot, le pianiste Schmucke, la cousine Bette, Mme de Mortsauf, etc. Les héros de Balzac se sont échappés dans la vie et il nous arrive tous les jours de mettre leurs noms sur des figures qui passent. Après cela, il peut manquer de tact, de délicatesse, n'avoir ni goût, ni grâce, ni mesure. Et il n'est que trop vrai encore que son style est à la fois pénible, brutal, bariolé, pédant et encombré. Tous ces défauts, et bien d'autres qu'on pourrait relever chez l'auteur de la Comédie humaine, disparaissent dans la grandeur de l'ensemble, dans cette création gigantesque qui, par sa puissance d'illusion, s'égale à la vie elle-même.

Charles de Bernard. 
L'influence de Balzac fut surtout sensible dans la seconde moitié du siècle : elle ne s'exerça qu'indirectement et modérément sur les écrivains de la première période. Peut-être cependant ne fut-elle pas étrangère à l'évolution finale de George Sand. Du vivant même de Balzac, Charles de Bernard, que l'auteur de la Comédie humaine avait attaché à la rédaction de sa Chronique de Paris, fit un mélange assez heureux du romanesque de l'une et du réalisme de l'autre dans la Femme de quarante ans, Une aventure de magistrat, le Noeud gordien, les Ailes d'Icare, le Pied d'argile, la Peau du lion, surtout Gerfaut (1838). Romancier éclectique, il annonce les Malot et les Delpit : on ne saurait voir raisonnablement en lui le trait d'union entre Balzac et Flaubert.

De 1850 à 1880

C'est le plus fécond des genres littéraires dans cette seconde moitié du siècle. Signe des temps! Forme infiniment malléable, ouverte à tous les desseins, où se coulent le plus aisément tous les aspects du « moi », toutes les velléités historiques ou philosophiques aussi bien que psychologiques et morales, le roman ne s'affirme-t-il pas comme le vrai moyen d'expression d'une époque qui a confondu tous les genres? Sans compter, comme le remarque Brunetière, que la liberté de son allure et l'universalité de sa langue conviennent merveilleusement à nos sociétés démocratiques. Avec Flaubert et par dégoût de l'hypertrophie romantique, il s'efforcera vers l'impersonnalité; avec Zola et son groupe, ses prétentions scientifiques augmenteront et il voudra se faire documentaire, expérimental, sociologique. Dès l'origine cependant, avec Champfleury, Barbara, Duranty, etc., il éliminera du champ d'observation de l'écrivain tout ce qui ne tombe pas sous le sens, tout ce qui appartient au domaine mystérieux de l'âme et, sous couleur d'exactitude, s'attachera de préférence aux trivialités et aux mesquineries de l'existence. Et déjà Balzac est distancé : son réalisme paraît fade. Nous savons du moins qu'il n'était pas sans alliage-: si la part de l'observation est la plus forte chez l'auteur de la Comédie humaine, elle y est bien mêlée. Balzac professait qu' « un livre doit amuser ou doit instruire », qu'il y faut « un sentiment, une action, un intérêt qui conduise le lecteur, qui le captive et le mène à un dénouement souhaité ».

Les romanciers éclectiques.
De telles formules sont presque des compromis. Elles pourraient faire le programme d'une école éclectique qui exista en effet, si elle n'en prit le nom, et tâcha de tenir la balance égale entre l'imagination et l'observation. A cette école, outre Charles de Bernard, dont nous avons parlé, appartiendraient Hector Malot, Mario Uchard, Louis Ulbach, Adolphe Belot, Paul Perret, Édouard Cadol, Albert Delpit, Ernest Daudet, Edmond Texier, Camille Le Senne, Jules Claretie, Georges Duruy et quelques autres auteurs de moindre importance.

Une autre caractéristique des écrivains précédents et nommément de Belot, Texier, Le Senne, Delpit, Claretie, est leur recherche de l'actualité : avec eux, le « reportage » commence à s'introduire dans le roman; l'événement « parisien », le drame, le procès, la question du jour sont leur affaire et ne font pas nécessairement celle de leurs lecteurs, quand ceux-ci, comme il arrive au bout de quelques années, ont oublié le point de départ du livre et ne sont plus sensibles qu'à la valeur intrinsèque du récit. Dans Brichanteau comédien cependant, Jules Claretie, à qui ne manquait qu'un style moins invertébré, est allé au delà de son personnage; et Monsieur le ministre, le Candidat, du même auteur, pourraient bien excéder, par l'application qui s'en peut faire à l'homme politique de tous les temps, la portée de simples enquêtes documentaires.

H. Malot.
Le plus représentatif du groupe, Hector Malot, en dépit de l'article fameux de Taine, est demeuré au second plan de la célébrité : l'horreur de la réclame, une vie à l'écart, exclusivement vouée au labeur professionnel (les Victimes d'amour [18591866], Madame Obernin, Un curé de province, l'Auberge du monde, les Batailles du mariage, Ghislaine, le Sang bleu, le Lieutenant Bonnet, Zyte, Clotilde Martory, Sans famille, qu'on lit encore, etc.), une langue probe, mais sans éclat, des qualités moyennes d'invention et de mise en scène, enfin la position de juste milieu adoptée par ce romancier, expliquent, s'ils ne l'excusent, l'indifférence de ses confrères, amplement rachetée, d'ailleurs, par la sympathie du public.

Les romanciers idéalistes. 
On voit, malgré tout, de quel côté penche la balance chez ces romanciers et que c'est en faveur du réalisme, alors que chez un Feuillet et un Cherbuliez, héritiers directs de George Sand, l'imagination l'emporte visiblement sur l'observation.

O. Feuillet.
Peut-être cependant a-t-on trop exagéré chez Octave Feuillet le parti pris d'école : il est vrai que ses héros et ses héroïnes sont presque tous des gens du monde, que leurs sentiments et leur langage restent toujours ceux de la bonne compagnie, que la nature même, chez l'auteur, a comme un air distingué; mais chez Racine non plus les personnages n'appartiennent pas à la basse pègre et il arrive, chez Feuillet comme chez lui, que la passion, pour parler une langue raffinée, n'en pousse pas moins des racines profondes dans les coeurs et n'y cause des ravages singuliers. La postérité fera sans doute bon marché du Roman d'un jeune homme pauvre (1858) et de l'Histoire de Sibylle (1862); elle retiendra certaines scènes, certaines études de caractère de Monsieur de Camors (1867), de Julia de Trécoeur, de l'Histoire d'une Parisienne, d'Honneur d'artiste, de la Petite Comtesse, etc., d'un pathétique sobre et d'une grande finesse d'analyse.

Autour de Feuillet.
Autour de Feuillet et dans des genres voisins pourraient trouver place le comte d'Alton-Shée avec le Mariage du duc Pompée (1864), curieuse étude du donjuanisme; Paul de Molènes, Xavier Eyma, Louis Enault, Michel Masson, Henri de La Madelène, Armand de Pontmartin, Charles Deslys, Aimé Giron, Philibert Audebrand, Simon Boubée, etc. ; puis quelques femmes : Pauline Craven, préoccupée surtout, dans le Récit d'une soeur (1866) et Fleurange, du point de vue confessionnel; Pauline Caro, dont le Péché de Madeleine (1865), accueilli comme un chef-d'oeuvre, exalte en une langue délicate, mais un peu lymphatique, « l'héroïsme sublime de l'immolation » (Marius Topin); Thérèse Bentzon, la mieux douée de cette famille de romancières, qui fut une sorte de George Sand apaisée et orthodoxe; la comtesse d'Haussonville (Robert Hennet), Valérie de Gasparin (Camille), Zénaïde Fleuriot, Nelly Lieutier, Claude Vignon, Jeanne Mairgt, George de Peyrebrune, Juliette Adam, âme ardente, passionnée pour toutes les grandes causes, égérie démocratique qui rêva d'une république athénienne et, dans Grecque (1877), Paienne, etc., ressuscita les grâces alexandrines.

Et ce furent encore, si l'on veut, des idéalistes que Banville, qui reçut en partage le sourire, la grâce, le don heureux de tout vêtir de lyrisme; Arsène Houssaye, qui lui fut à peine inférieur; Paul de Musset, qui n'est pas seulement l'auteur de Lui et Elle (1860), mais aussi de Livia et de Puylaurens, Dumas fils, de qui le théâtre a fait oublier l'oeuvre romanesque, où nous devons pourtant signaler, en raison de l'émotion qu'elles provoquèrent, la Dame aux camélias (1848) et l'Affaire Clémenceau (1867); Gustave Droz, l'auteur trop applaudi de Monsieur, Madame et Bébé (1866), où le sous-entendu égrillard court partout à fleur de phrase; Edmond About, qui prétendit faire échec à l'école naturaliste avec son ennuyeux Roman d'un brave homme (1876) et qui devra se contenter de rester l'auteur de Germaine, de Madelon, de Tolla, de Trente et Quarante, surtout du Roi des montagnes (1856) et des jolies nouvelles, pleines de verve et d'esprit, qui forment la substance des Mariages de Paris (1856) et des Mariages de Province (1868); François Coppée, qui fit fleurir l'idylle sur les talus des fortifications; Sarcey lui-même, qui se découvrit romancier dans Étienne Moret et le Piano de Jeanne

Mais l'influence d'Octave Feuillet s'est particulièrement marquée au tournant du XXe siècles chez Henry Rabusson, qui, en prenant le contre-pied de son maître, a renouvelé de pessimisme des thèses un peu démodées, et chez Georges Ohnet, qui s'est contenté d'abaisser d'un degré la situation sociale des personnages de Feuillet et d'un ton ou même de plusieurs la correction de leur langage.

V. Cherbuliez.
Victor Cherbuliez allait de préférence au rare et à l'étrange dans ses romans (le Comte Kostia [1863], l'Aventure de Ladislas Bolski, Meta Holdenis, Olivier Maugant, etc.), et son cas ressemblerait. fort à celui des premiers romantiques, si l'homme d'esprit qu'il se retrouvait bientôt et qui, sous le pseudonyme de Valbert, fut, avec Augustin Filon, fin essayiste, n'était intervenu à point pour tempérer d'ironie les dévergondages du romancier. 

L. Halévy.
Ludovic Halévy eut peut-être un effort tout différent à faire pour refouler l'ironiste et devenir le sentimental auteur de Criquette, d'Un mariage d'amour, de Princesse, de l'Abbé Constantin (1882), dont Ganderax a écrit qu'il fit en littérature, au plein de la Terreur naturaliste, l'effet d'un 9 thermidor - sans guillotine. Livres délicieusement chimériques et inconsistants! On en évoque les héros comme de doux fantoches. Mais les Petites Cardinal (1880) et davantage leurs dignes parents sont d'une autre pâte, et c'est que Halévy travaillait cette fois sur nature et sans autre souci que de fixer un des aspects les plus réjouissants de la vanité démocratique. 

Hors de ces romanciers et des réalistes qui vont suivre, aucun classement rigoureux n'est possible, ou il faudrait multiplier les étiquettes à l'infini. On ne peut noter que des tendances :

Romans paysans et de la vie de province.
Vous plaisez-vous aux bergeries et à la peinture des moeurs provinciales? Voici Charles Deulin, Max Buchon, Frédéric Béchard, Eugène Muller, Hippolyte Violeau, les Frémine, Gabriel Marc, Horace Bertin, Édouard Siebecker, vingt autres, sans parler des purs folkloristes, comme F.-M. Luzel, Bladé, Coussemaker, de Puymaigre, Eugène Rolland, Sébillot, Doncieux, etc., et aussi quatre maîtres :

J. de La Madelène.
Jules de La Madelène, dont le Marquis des Saffras (1859), « prototype de tous les romans régionalistes du XIXe siècle » (Mistral), est d'une observation et d'une «-réalisation » si heureuses que, le livre fermé, « on doute, dit Jean Tribaldy, si l'on n'est pas victime d'une illusion et si l'on ne garde pas dans les oreilles le bruit des querelles intimes et publiques de quelque village provençal où l'on se serait longtemps attardé ». 

A. Theuriet.
André Theuriet, parfait cicérone des combes et des sapinières mosellanes et qui connaît si bien, en outre, l'âme grise des sous-préfectures. 

F. Fabre.
Ferdinand Fabre (1830-1898) , au « style touffu, pesant, laborieux, excessif, mais solide, robuste, savoureux, coloré » (Jules Lemaître), peintre balzacien des moeurs cléricales dans les Courbezon (1862), l'Abbé Tigrane, Lucifer, etc., tout miel, grâce et malice dans ses paysanneries cévenoles (le Chevrier, Barnabé, Monsieur Jean, Norine, etc.).

Paul Arène.
Paul Arène, abeille provençale, dont le Jean des Figues et la Chèvre d'or s'égalent, pour l'ironie ailée et le délicat symbolisme, à la Sylvie de Gérard de Nerval, perle de l'Ile-de-France.

Divers
Roman historique.
Voulez-vous du roman historique à la manière du bon Dumas? Voici la comtesse Dash, Élie Berthet, Charles d'Héricault, Fortuné du Boisgobey, Ponson du Terrail (Rocambole), Raoul de Navery, Oscar de Poli, Alexandre de Lamothe, Charles Buet, Paul Saunière, etc.

Roman exotique.
Du roman exotique? Voici les romans slaves de Mme Henry Gréville et du prince Lubomirski, mexicains de Lucien Biart, peaux-rouges de Gustave Aymard, iraniens et chinois de Judith Gautier, prussiens, bavarois, saxons de Victor Tissot.

Roman maritime.
Du roman maritime? Voici La Landelle et Ernest Capendu.

Roman humoristique.
Du roman humoristique? Voici Gustave Claudin, Aurélien Scholl, Jules Noriac, Pierre Véron, Eugène Chavette, Jules Moinaux, Alexandre Pothey, Armand Silvestre.

Roman-feuilleton.
Du roman-feuilleton? Voici Pierre Zaccone, Tony Révillon, Louis Noir, Alexis Bouvier, Pierre Ninous, Octave Féré, Gourdon de Genouilhac, Xavier de Montépin, Adolphe Dennery.

Roman d'aventures et de voyage.
Du roman d'aventures et de voyages? Voici Henri Rivière, Paul Branda, Emmanuel Gonzalès, Émile Chevalier, Alfred Assollant et son immortel Capitaine Corcoran (1867); Jules Verne, qui découvre le merveilleux scientifique et dont l'immense célébrité qu'il a acquise, ne devrait pas faire oublier qu'il eût fait encore bien meilleure figure dans les lettres avec une plume moins prolixe et moins lâche (Voyage au centre de la Terre, 1864; De la Terre à la Lune, 1865; Vingt mille lieues sous les mers, 1871; Le Tour du monde en quatre-vingts jours, 1873; etc.). 

Roman éducatif.
Du roman éducatif et ad usum delphinorum? Voici Louis Desnoyers (Mésaventures de Jean-Paul Choppard), Jean Macé (Histoire d'une bouchée de pain), la comtesse de Ségur, André Laurie, P.-J. Stahl.

Roman policier.
Du roman policier? Voici Émile Gaboriau, l'inventeur de genre que l'on appelera quelque temps le "roman judiciaire", trop oublié et de qui procèdent les Conan Doyle, les Hornung et les Maurice Leblanc.

Roman patriotique.
Du roman patriotique? Voici Erckmann-Chatrian, chez qui revivent la bonhomie, les grâces copieuses et aussi l'attachement au drapeau, l'héroïsme simple et sans fracas, toutes les vertus guerrières et domestiques de l'ancienne Alsace.

Les héritiers du romantisme.
N'êtes-vous pas las enfin des « monstres » romantiques et désirez-vous connaître la postérité de Han d'Islande, de Quasimodo, de Vautrin, de la Chouette et de Marguerite de Bourgogne? Lisez le Bouscassié (1869), la Fête votive de Saint-Bartholomée porte-glaive, Raca, les Va-nu-pieds, N'a qu'un oeil, Kercadec le garde-barrière, l'Homme de la Croix-aux-Boeufs, Ompdrailles, le Tombeau des lutteurs, etc., de Léon Cladel. Ces titres sonnent terriblement. Et il n'est pas que Cladel n'eût une manière de coup de gueule épique; et le Quercy, en somme, trouva en lui un peintre puissant. Lisez encore Gog, Zo'har, le Roi vierge, etc., de Catulle Mendès, décalque licencieux de Hugo; le Jacques Vingtras (1879-1886) de Jules Vallès, autobiographie amère d'une variante moderne de l'Antony romantique : le raté universitaire; Contes cruels, l'Amour suprême, l'Ève future, Tribulat Bonhomet, etc., de Villiers de l'Isle-Adam, génie avorté, dont la brume est déchirée d'éclairs, « dormeur éveillé « qui « a emporté avec lui le secret de ses plus beaux rêves » (A. France); Une vieille maîtresse (1851), l'Ensorcelée, le Chevalier des Touches, les Diaboliques, Un prêtre marié, Ce qui ne meurt pas, etc., de Barbey d'Aurevilly, sur lequel il convient peut-être de s'arrêter davantage.

Barbey d'Aurevilly. 
Il y eut toujours de l'étrange dans sa vie et plus que de l'étrange, de l'équivoque. Avait-il le droit de s'appeler d'Aurevilly? Était-il noble ou roturier? Quel emploi fit-il de ses premières années de jeunesse? Autant d'énigmes. Il a dit d'un de ses héros qu'il était pareil à un portrait qui marche. Barbey d'Aurevilly avait un peu de cet air-là et un peu aussi de celui d'une gravure de mode. Il cultivait cet archaïsme et ce dandysme comme des originalités et, fort pauvre ou ne tirant que des revenus insuffisants de sa littérature, il préférait habiter une mansarde et consacrer ses économies à l'acquisition de quelque excentrique cravate blanche à pois d'or dont il épinglait méticuleusement les ailes sur son pourpoint de casimir, comme un grand papillon. Porter beau était pour lui une première manière de se « distinguer » en un temps où la figure humaine, tolérable seulement chez la femme et l'enfant, « s'en va, disait-il, comme tout le reste ». Et, par le reste, entendez les moeurs, la famille, la noblesse, la religion, tout, jusqu'aux ridicules, qui, chez nous, « ont moins de gaieté et de variété par eux-mêmes que ceux de nos pères ». Barbey d'Aurevilly était donc aristocrate, et c'était sa seconde manière de « se distinguer ». Il ne découvrait dans la civilisation moderne « que des usines et des latrines ». Vue un peu excessive sans doute. Et il est exact encore que le catholicisme de l'auteur des Diaboliques, pour sincère qu'il soit, dégage un vague relent de satanisme. Tel quel, sous les poses de cette vie outrée, criarde, puérile, Barbey fut un véritable écrivain, un de ceux qui ont leur marque particulière, la fleur de coin dans l'expression à quoi se reconnaît le batteur de style. Et c'est peut-être en lui, tout compte fait, que le roman romantique a trouvé son plus parfait représentant et s'est le mieux réalisé dans ces créations démesurées, mais d'un relief et d'un accent inoubliables : le chevalier des Touches, la Clotte, Mademoiselle de Percy et Jehoël de la Croix-Jugan, abbé de Blanchelande.

Eugène Fromentin; Ernest Feydeau.
Nous avons réservé deux oeuvres qu'on rattache d'habitude l'une à l'idéalisme, l'autre au réalisme, et qui appartiendraient plutôt au roman autobiographique sans épithète : Dominique et Fanny.

On lit toujours Dominique, qui reçut pourtant un accueil assez froid, lors de sa publication dans la Revue des Deux Mondes (1862); on ne lit plus Fanny (1858), dont vingt-neuf éditions s'épuisèrent en deux mois (Pontmartin).

E. Fromentin.
Dominique, d'Eugène Fromentin, comme la Princesse de Clèves, est l'histoire d'une passion malheureuse, traversée de luttes et de remords, qui mène deux amants au bord de l'adultère et se dénoue brusquement par la fuite de l'homme et son ensevelissement à la campagne dans un mariage de raison. Sur le sort de la femme, jouet de cette passion criminelle, le romancier se tait, laissant planer on ne sait « quelle douloureuse incertitude, quelle image d'abandon infini » (Scherer). N'était une certaine complaisance romantique, d'ailleurs pleine de tact et de mesure, pour les descriptions, un souci du milieu et de l'atmosphère où se retrouve le peintre d'Un été dans le Sahara et d'Une année dans le Sahel, on se croirait en présence d'une oeuvre toute classique, tant la gradation des sentiments y est bien observée, tant l'analyse des troubles de la passion chez Dominique et Mme de Nièvres est conduite avec délicatesse, tant l'expression, toujours « fine et légère, pas trop marquée, caractéristique pourtant » (Sainte-Beuve), a de justesse et d'élégance. 

E. Feydeau.
Fanny, d'Ernest Feydeau, rappellerait davantage Adolphe que la Princesse de Clèves. Dans cette étude d'un cas de jalousie, l'auteur apporte quelque chose de la sécheresse et aussi de la précision analytique de Benjamin Constant; il y ajoute sa propre amertume et une recherche des situations scabreuses qui fit scandale en son temps et ne laissa pas d'aider au succès du livre. La fameuse « scène du balcon » fut le pendant de la « scène du fiacre » dans Madame Bovary, qui venait de paraître quelques semaines plus tôt. Les crudités de l'école naturaliste devaient promptement blaser le public sur ces hardiesses qui gardaient au moins quelque retenue dans l'expression.

L'école réaliste.
Ils étaient quatre ou cinq, avec Charles de Bernard, qui se disputaient, vers ce temps-là, l'héritage de Balzac : Henry Mürger, dont les Scènes de la vie de Bohème (1848) avaient fait tapage et même un peu scandale (elles nous apparaissent aujourd'hui comme une aimable fantaisie); Champfleury, bon observateur de la vie provinciale et de la vie d'atelier (Chien-Caillou, 1847], les Bourgeois de Molinchart, 1855; les Souffrances du professeur Delteil, etc.), mais chez qui le réalisme tournait volontiers à la charge; Charles Barbara, qui connut un certain succès avec son dramatique Assassinat du Pont-Rouge; Charles Bataille, dont Jules Levallois tenait l'Antoine Quérard pour « un des plus forts romans de notre époque et le meilleur pendant à Madame Bovary »; Edmond Duranty, dans lequel on peut voir en quelque manière le cerveau du groupe. Duranty est en effet mieux qu'un disciple de Murger et de Champfleury : dans une revue éphémère, le Réalisme, qu'il fonde en 1856, avec J. Assézat et le Dr Thulié, il expose une théorie du réalisme qui contient en germe le naturalisme d'Émile Zola et où celui-ci puisera le plus clair de son système. Mais Duranty, romancier, est terne, étriqué : le Malheur d'Henriette Gérard (1860), son meilleur livre, ennuie dès la vingtième page.

G. Flaubert.
Ce réalisme maussade n'avait aucune chance de conquérir le public quand Gustave Flaubert, devançant Duranty, publia Madame Bovary. Rien pourtant, si ce n'est le fait qu'il était fils de médecin, ne l'inclinait vers la formule réaliste. Par ses goûts, qui vont à l'encontre de son éducation, Flaubert est tout romantique; ses juvenilia portent à cet égard des titres lugubrement significatifs : Novembre, le Chant de la Mort (1838), Smarah, vieux mystère (où l'on peut trouver l'idée mère et à tout le moins les premiers linéaments de cette Tentation de saint Antoine, son obsession perpétuelle, qu'il ne cessa de reprendre, de remanier jusqu'en 1874, où elle parut enfin en volume et quand l'Artiste en avait déjà publié les trois quarts dès 1858). Cependant la mort du père de Flaubert, en le soustrayant à une tutelle trop étroite et par le bénéfice d'une succession assez considérable, allait lui permettre de lâcher la bride à son démon; il s'installe d'abord aux environs de Rouen, à Croisset, puis il part pour la Bretagne avec Maxime du Camp et en rapporte la matière d'un livre d'impressions qui sera publié après sa mort sous le titre de Par les champs et par les grèves. Retour à Croisset. En 1849, nouvelle fugue avec du Camp vers la Grèce, la Syrie, l'Egypte, d'où il compte rapporter un autre livre d'impressions dont le début seul fut écrit (A bord de la Cange) : du moins Flaubert y recueillit-il des indications de paysages qu'il devait utiliser par la suite. Second retour et installation à Croisset en 1851. Reprise de la romantique Tentation de saint Antoine, déjà ébauchée, qu'il mène jusqu'à plus de la moitié du livre et qu'il abandonne tout à coup pour l'exécution d'un sujet radicalement opposé : c'est Madame Bovary, roman de moeurs contemporaines, publié dans la Revue de Paris en 1857, poursuivi sous l'inculpation d'outrage aux moeurs et acquitté sur la remarquable défense de Me Sénard.

Madame Bovary est une date dans l'histoire du roman français. Le livre fit un bruit énorme et souleva de vives polémiques; Sainte-Beuve l'appuya de sa courageuse autorité : préparée et, à tout le moins, mise en éveil par la tentative de Champfleury et les essais critiques de Duranty, l'opinion du plus grand nombre y vit le point de départ d'un art nouveau, attendu, souhaité, décidé à tout comprendre et à tout dire, en un mot franchement, essentiellement réaliste. Et cette même opinion, lasse jusqu'à l'écoeurement des Werther, des René, des Frank, des Lara, des Lélia et qui ne croyait plus au droit divin de la passion, « aux courtisanes conseillant les diplomates, aux riches mariages obtenus par des intrigues, au génie des galériens, aux docilités du hasard sous la main des forts », applaudit, comme à un geste libérateur et piaculaire, au renversement de ses idoles de la veille. C'est ainsi qu'Émile Montégut put comparer Madame Bovary à Don Quichotte et Flaubert « ridiculisant les dernières exagérations du délire romantique » à Cervantès bafouant « les dernières exagérations de l'esprit chevaleresque... » Le piquant, comme l'a remarqué Brunetière, est que c'étaient les moyens eux-mêmes du romantisme qui servaient d'instruments à cette dérision du romantisme. Il n'est pas en effet qu'une critique plus avisée et plus pénétrante que n'était l'opinion en 1857 n'ait fini par démêler ce qu'il y avait encore de romantique chez l'auteur de Madame Bovary : l'horreur du bourgeois et la croyance puérile à la précellence de l'artiste, le culte exagéré de la forme, le goût du bric-à-brac, la tendance, poussée jusqu'au procédé, à faire parler au sentiment et à la pensée le langage de la sensation. Enfin la misanthropie de Flaubert, qu'il déguise sous des airs d'impassibilité et qui envahira bientôt toute son oeuvre, n'est pas encore si généralisée dans ce livre qu'on n'y discerne çà et là un accent de secrète sympathie pour certains personnages épisodiques, la vieille servante Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux, par exemple, dans l'admirable scène du Comice d'Yonville.

Il entre bien des éléments, comme on voit, et de l'ordre le plus divers, dans cette Madame Bovary qui parut à l'origine si tranchée et si une et dont le succès, semble-t-il, eût dû décider de l'orientation du romancier. Mais, l'année suivante, Flaubert partait pour Tunis, interrogeait la cendre de Carthage et, en 1862, n'ayant réussi à étreindre qu'un fantôme, publiait Salammbô, reconstitution prodigieuse, aux trois quarts intuitive, d'une civilisation à l'époque à peu près inconnue. On a voulu établir, sans doute, qu'il n'y avait pas de contradiction entre les deux parties de l'oeuvre de Flaubert, que Salammbô n'offrait aucune disparate avec Madame Bovary, que Flaubert n'avait fait qu'y « appliquer à l'antiquité les procédés du roman moderne » et que nous avions là, en résumé, ce que Saint-René Taillandier appelait du « réalisme épique ». Mais il faudrait donc que la psychologie de Salammbô et de Matho fût aussi fouillée que celle d'Emma et de Charles Bovary, et elle reste des plus sommaires ; et il faudrait surtout que la reconstitution de Carthage s'appuyât sur une documentation autrement rigoureuse. Les contemporains le sentirent, et Salammbô fut loin de provoquer le même enthousiasme que Madame Bovary. Sainte-Beuve lui-même s'éleva contre les procédés un peu suspects d'un romancier avant tout passionné d'exactitude et qui allait choisir de toute l'histoire la civilisation qui prêtait le plus aux conjectures. Flaubert riposta. La discussion fut longue; elle n'est pas de celles qui se tranchent tout entières en un sens ou en l'autre, et il demeure au moins que l'oeuvre est belle, un peu froide et toute découpée pour la musique de Reyer. 

C'est le dernier effort du poème en prose. Et le jeu de bascule que sera désormais toute la vie littéraire de Flaubert recommence avec l'Éducation sentimentale, histoire d'un jeune homme (1869), où l'auteur s'efforce vers une objectivité plus complète que dans Madame Bovary et qui enferme déjà toute la tristesse grise du naturalisme. La Tentation de saint Antoine, parue en 1874, fut au contraire un retour vers le roman descriptif et d'imagination rétrospective. La même année Flaubert abordait le théâtre avec une pièce d'actualité, le Candidat, qui fut jouée sans succès au Vaudeville. Puis il remontait aux âges héroïques avec Hérodias et la Légende de saint Julien l'Hospitalier (1877), dans la manière impersonnelle, hautaine et glacée de Salammbô, pour retomber à la pire platitude et à la charge d'atelier avec Bouvard et Pécuchet (1881). Mais l'artiste en lui, sous ces deux aspects, avait été de premier ordre et, quant au romancier, il n'eût écrit que Madame Bovary qu'il faudrait encore l'honorer comme un maître.

« Madame Bovary, disait justement Brunetière en 1883, a marqué la fin de quelque chose et le commencement d'autre chose. Elle contenait, dans une mesure savante, ce qu'il eût été dommage de laisser perdre du romantisme et ce qu'il eût été dommage aussi de ne pas donner de satisfaction aux exigences du réalisme. S'il est vrai qu'il y ait eu, depuis vingt-cinq ans envron, un effort constant de la littérature d'imagination - et de la poésie même - pour mouler plus étroitement l'invention littéraire sur le vif de la réalité, c'est à Madame Bovary qu'il faut faire, pour une large part, remonter l'origine de ce mouvement ».


Zola et le naturalisme.
Émile Zola.
Il n'est pas contestable au moins que les trois grands courants du réalisme de la fin du XIXe siècle, le naturalisme d'Émile Zola, l'impressionnisme des Goncourt, le réalisme sentimental d'Alphonse Daudet, dérivent en droite ligne de Flaubert. Ils ont leur haute source dans son oeuvre et, s'ils se grossissent, chemin faisant, d'affluents étrangers, ils les absorbent sans perdre leur teinte originelle. Qu'ajoutent d'ailleurs Claude Bernard, Darwin et Taine à Zola?

On ne louera jamais assez chez Émile Zola le travailleur infatigable, le probe et rude tâcheron de lettres qui avait pris pour devise : Nulla dies sine linea. Il faut bien convenir cependant que sa culture scientifique était insuffisante : toute son Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire( (1871-1893) est basée sur une conception arbitraire de l'hérédité; il veut faire du roman une dépendance de la biologie et il semble ignorer la distinction fondamentale entre les substances organisées et les substances organiques, seules susceptibles de se prêter à l'expérimentation. Et sa psychologie n'est pas très supérieure à sa science : les personnages de la série des Rougon-Macquart, à trois ou quatre exceptions près, sont des pantins articulés dont il a demandé la recette à des livres de médecine ou aux manuels Roret. Matérialiste, évolutionniste, il ne croit d'ailleurs qu'à « l'homme physiologique, déterminé par le milieu, agissant sous le jeu de tous ses organes », et c'est après qu'il a amputé l'humanité de sa moitié la plus noble qu'il précise lyriquement son intention de peindre la vie, « la vie totale, universelle, qui va d'un bout de l'animalité à l'autre, sans haut ni bas, sans beauté, sans laideur » d'où, comme conséquence, le droit et même le devoir pour, le romancier de ne rien atténuer, de tout dire, l'ordure comme le reste, d'exalter enfin « l'acte sexuel, origine et achèvement continu du monde-», de le tirer « de la honte où on le cache » et de le replacer « dans sa gloire, sous le soleil ».

Ces audacieuses propositions furent le corps de doctrines de ce qu'on a nommé le «(naturalisme ». Et, si Zola les avait appliquées strictement, nous n'aurions eu en lui qu'un Duranty d'une espèce encore plus vulgaire, quelque chose comme un Homais mâtiné de Restif de la Bretonne. Mais il arriva ce qui était arrivé déjà pour Flaubert, que cet homme s'ignorait à un point qui passe l'imagination et qu'avec la prétention d'être documentaire et scientifique exclusivement, il s'essouffla durant sa vie entière à composer romantiquement de grandes machines allégoriques, des symboles énormes et monstrueusement irréels de la corruption sociale saisie et présentée dans toutes les formes de notre activité professionnelle. Il fut une sorte de grand mystique de la fange, visionnaire, halluciné, puissant en définitive, et, comme les choses lui apparaissaient par grandes masses concrètes, il eut, à défaut de la connaissance des individus, je ne sais quelle divination géniale de l'âme élémentaire des foules. L'Assommoir (1877), Germinal (1885), ses chefs-d'oeuvre, méritent ainsi jusqu'à un certain point le qualificatif d' « épopées sociologiques » que leur a décerné G. Lanson. On peut croire qu'ils surnageront, dans le naufrage du reste de son oeuvre, et c'est aussi bien que, «-par un heureux accord de ces sujets vulgaires et de son talent brutal, Zola, dit encore Lanson, a mis dans ces deux romans plus de vérité, une observation plus serrée et plus précise que dans les autres et moins d'artifice verbal ».

L'École de Médan. 
Les doctrines que professait Émile Zola et dont il faisait un si étrange usage, l'école de Médan (ainsi nommée du coin de banlieue parisienne où elle se réunissait autour de lui) leur fut sensiblement plus fidèle, et c'est peut-être chez Paul Alexis, Henry Céard, Léon Hennique et le Joris-Karl Huysmans de la première manière - beaucoup moins chez Maupassant et pour les raisons qu'on verra plus loin - qu'on trouverait la meilleure application de l'esthétique naturaliste.

Ces écrivains, vraiment, furent, dans leurs débuts, aussi misanthropiques, documentaires, impersonnels et fastidieux que pouvait l'exiger le programme de l'école; leurs livres ne voulurent être que des « tranches de vie » et de la vie la plus banale, la plus inintéressante qui se pût concevoir. Huysmans mit à conter une histoire de diarrhée le sérieux imperturbable d'un matassin de Molière et Henry Céard narra du même ton lugubrement féroce les gastralgies de Mme Duhamain. Encore ces aventures n'étaient-elles que malpropres. Elles n'eussent peut-être pas suffi, sans l'appât de la gravelure, pour assurer le succès de l'école. Celui-ci fut tel qu'on put un moment désespérer des lettres et du goût français. 

« Le roman sera naturaliste ou il ne sera pas », avait dit Zola. Il fut, et presque toute la jeunesse y vint (ou à l'impressionnisme, sa forme à peine atténuée) : Édouard Rod, Paul Margueritte, Elémir Bourges, Paul Ginisty, Maurice Talmeyr, Félicien Champsaur, René Maizeroy, Jules Case, Maurice Montégut, Boyer d'Agen, comme Octave Mirbeau, Dubut de Laforest, Gustave Guiches, Vast-Ricouard, Robert Caze, les frères Rosny, Lucien Descaves, Camille Lemonnier, Paul Bonnetain, Louis Desprez, Henry Fèvre, Oscar Méténier, Clovis Hugues, Joseph Caraguel, Jean Ajalbert, Gustave Geffroy, que le nouveau cénacle devait élire pour son critique officiel, et Paul Adam lui-même, qui écrira un peu plus tard ces lignes confirmatrices et dégoûtées : 

« A l'époque des grands triomphes médaniens, une nuée de jeunes gens se groupèrent autour du Maître : forts de la poétique préconisant les oeuvres documentaires et le mépris de la rhétorique, ces ambitieux manoeuvres créèrent une littérature de reportage qui, depuis dix ans, nous harcèle. »
On peut négliger aujourd'hui cette queue du naturalisme. D'ailleurs cinq des plus notoires entre les écrivains précédents, Gustave Guiches, Paul Margueritte, Lucien Descaves, J.-H. Rosny, Paul Bonnetain, devaient brutalement couper les ponts en 1887. C'était le temps où la Terre paraissait en feuilleton.
 « Non seulement l'observation est superficielle, déclarait sans la moindre indulgence et peut-être avec quelque injustice le « Manifeste des Cinq », les trucs démodés, la narration commune et dépourvue de caractéristiques, mais la note ordurière est exacerbée encore, descendue à des saletés si basses que, par instants, on se croirait devant un recueil de scatologie. »
Les Médaniens eux-mêmes, ceux qu'on appelait les premiers apôtres, à l'exception du fidèle Trublot, alias Paul Alexis, se détachaient peu à peu de Zola : et, en vérité, Léon Hennique avait bien pu trahir dans ses débuts la préoccupation du « document humain-», mais ses affinités intimes, son goût du rare et du contourné, sa curiosité du passé, l'inclinaient plutôt vers les Goncourt. Et il était encore (Cf. Un caractère, la Mort du duc d'Enghien, etc.) « original et singulier par un certain don de rêve, par un certain sentiment de l'idéal », quelque chose « d'héroïque et de fier ». (A. France).

J.-K. Huysmans.
Joris-Karl Huysmans (1848-1910) , sensualiste morne et compliqué dans Marthe, histoire d'une fille (1878), les Soeurs Valard, En ménage, etc., commence son évolution avec A rebours (1884) et une suite d'oeuvres inquiètes, haletantes, nerveuses, écrites d'un style tourmenté, laborieux, éclatant et qui obéit aux enseignements des Goncourt. Passant d'abord par la satanisme et la magie, il enregistre les étapes d'une conversion qui, des désordres de la chair et de l'esprit, l'amenera jusqu'aux portes du cloître. Cette confession mystique (Là-Bas, 1891; En Route, 1894; la Cathédrale, 1898; l'Oblat, 1903) contient, en particulier sur l'art religieux, des pages d'une beauté raffinée.

H. Céard.
Henry Céard, après Une belle journée, se tourne vers le théâtre et y montre des qualités inattendues de finesse et de sensibilité. C'est en 1907 seulement qu'il reviendrea au roman avec Maison à vendre, livre d'observationn amère, mais où le parti pris d'école est beaucoup moins apparent.

Maupassant. 
Guy de Maupassant n'appartient que de nom au groupe de Médan : il est le fils spirituel de Flaubert, du Flaubert de Madame Bovary, et son embrigadement dans le naturalisme lui laisse dès l'origine (Boule de Suif, 1880) toute sa souple et vigoureuse personnalité. Il l'exerce longtemps dans la nouvelle, excellant à condenser en quelques paragraphes de petits drames pessimistes, publiés d'abord dans les journaux et qu'il recueillait ensuite sous divers titres : la Maison Tellier, Mademoiselle Fifi, les Contes de la bécasse, Miss Harriett, Monsieur Parent, etc. L'auteur n'apportait pas de raffinement au choix de ses sujets, et Boule de Suif, la Maison Tellier ne présentent pas des spécimens d'humanité très supérieurs socialement et moralement au couple Charles de la Terre. Mais la note en était toujours intéressante. Et cela même est à relever, comme un trait distinctif, que, dès ses premières nouvelles, Maupassant tient pour l' « intérêt » contre la « tranche de vie ».  Il conte pour le plaisir de conter; il possède ce qu'eurent si peu de naturalistes : le mouvement, la verve, le diable au corps. Mais il ne faut pas que des scrupules d'art excessifs en gênent l'expansion, comme il advint au pauvre Flaubert. Il est très remarquable précisément à quel point Maupassant fut peu tourmenté de ces scrupules : douze années lui ont suffi pour construire ses vingt-sept volumes. Il ne vise qu'à être clair, et l'action est la première chose à ses yeux. De là son indifférence pour les ornements inutiles, la fioriture romantique : sa phrase serait presque vulgaire, si quelque forte épithète ne la crêtait au bon endroit; mais elle a un rythme de marche et le verbe lui fait une ossature puissante.

Ses romans, Une vie (1883), Bel-Ami, Mont-Oriol, etc., ne le montrèrent pas d'abord très différent du Maupassant nouvelliste. Il est sensiblement le même ici et là : réaliste cruel et pénétrant, appliqué à rendre aussi exactement que possible les êtres et les choses, ne jugeant pas, n'épiloguant pas, ne rêvant pas, le plus pratique et le moins spéculatif des hommes, doué seulement, comme un de ses héros, de « deux sens très simples : une vision nette des formes et une intuition instinctive des dessous ». Quelque sympathie pour l'espèce, un accent de souffrance personnelle perceront plus tard dans Fort comme la mort et Notre coeur, et ces livres marqueront un élargissement de sa pre mière manière. Et des problèmes qu'il eût résolus autrefois par un haussement d'épaules commencent à le troubler il a l'obsession du mystère, de l'invisible. La folie le guette. Il meurt à quarante-trois ans dans un cabanon. Il avait été, sinon le plus grand, peut-être - dans le champ restreint de son observation - le plus complet de nos réalistes.

L'impressionnisme.
Edmond et Jules de Goncourt.
L'oeuvre des Goncourt est très mêlée. Il ne dépendit pas sans doute du survivant que l'opinion ne le considérât avec son frère comme les seuls pères authentiques du réalisme et du naturalisme. N'avaient-ils pas donné dans Germinie Lacerteux (1865), avant l'Assommoir, la « formule du roman physiologique »? Et En 18... n'est-il pas antérieur de six années à Madame Bovary? Mais si ce roman de jeunesse, le premier des Goncourt, contient en effet « les fières révoltes, les endiablés soulèvements, les forts blasphèmes à l'endroit des religions de toutes sortes, la crâne affiche d'indépendance littéraire et artistique », tout le « hautain révolutionnarisme » qu'y découvrit après coup le survivant des deux frères, les contemporains ne s'en aperçurent pas ou demeurèrent insensibles à ces nouveautés; les Goncourt eux-mêmes s'orientèrent vers d'autres directions. 

Nul, mieux qu'eux, n'était fait pour apprécier les grâces mièvres de l'art du XVIIIe siècle, la vie de boudoir et de coulisse, et sympathiser avec Watteau, aussi bien qu'avec la Du Barry et Sophie Arnould : quinze volumes affirmèrent leur maîtrise en ce genre de restitutions délicatement libertines, et il y faudrait joindre leurs Salons, leurs enquêtes sur l'art japonais, sur Gavarni, sur Prudhon, sur les « lorettes » et les actrices du Second Empire, leur tentative avortée d'Henriette Maréchal au théâtre, leurs préfaces et manifestes, leur journal, dont la publication fit un si beau tapage. Mais enfin ce n'est qu'en 1860 qu'ils abordèrent le roman d'observation avec les Hommes de lettres, réimprimés plus tard sous le titre de Charles Demailly, et que suivirent Soeur Philomène (1861), Renée Mauperin (1864), Germinie Lacerteux (1865), Manette Salomon (1867), Madame Gervaisais (1869), tous livres assurément inégaux de matière et d'exécution, mais qui valent également par l'intensité de l'impression (d'où le nom d' « impressionnisme »), la passion de la modernité et l'application à l'étude des milieux. Daudet raconte qu'une année durant le monde des peintres ne jura que par Manette Salomon, et il n'est pas de meilleur hommage à l'exactitude de cette monographie de la vie d'atelier. 

Après la mort de Jules, Edmond devait écrire encore, sur des brouillons de son cadet, la Fille Élisa (1878), les Frères Zemganno, la Faustin, Chérie : la sensibilité s'y exacerbe jusqu'à la maladie et le style brise avec toute syntaxe. C'est pourtant par ce style que les Goncourt occupent une place si considérable dans les lettres. Comme ils étaient, de leur propre aveu, « les gens les plus nerveux, les plus sensitifs, les plus chercheurs de la notation des sensations indescriptibles, les moins susceptibles de se satisfaire du gros à peu près de leurs devanciers », ils crurent nécessaire de s'inventer une langue adéquate à leur tempérament et ils créèrent ce qu'ils appelèrent eux-mêmes « l'écriture artiste », toute en frissons et en nuances, tourmentée, incorrecte, bariolée de néologismes et d' « épithètes rares », violente et précieuse à la fois, qui, au lieu de contenir l'expression de leur sensibilité et d'y introduire un peu d'ordre, ne servit qu'à l'exaspérer.

Le réalisme sentimental. 
Alphonse Daudet. 
L'impressionnisme, art tout matériel encore, avait été pourtant avec eux une sorte d'allégement, d'aération du naturalisme. Dans la multitude de détails élémentaires qu'entasse l'écrivain naturaliste, un romancier impressionniste n'est frappé, «-impressionné », que par le détail caractéristique, la « note » essentielle et dominante. C'est elle qu'il essaie de dégager, comme c'est elle seulement qu'il met en valeur. La pensée, le sentiment se transposent toujours chez lui dans l'ordre de la sensation, et c'est que l'impressionniste n'a pas moins horreur de l'abstrait que le naturaliste et que, à son exemple, il construit avec des faits, jamais avec des idées.

« Un bon fait, bien observé par des yeux clairs, dira Daudet à son fils, est aussi vaste, aussi troublant, aussi fécond que n'importe quelle hypothèse. Les idées abstraites ne sont pas une nourriture saine. Elles deviennent vite une jonglerie et l'esprit qui se donne à elles perd le relief et la couleur. »
Alphonse Daudet, pas plus que Flaubert et Zola, n'interviendra donc dans son oeuvre : il laissera aux événements le soin de conclure pour lui; il ne nous introduira pas plus qu'eux dans la psychologie de ses personnages : par leurs gestes, leurs actes les plus significatifs, il se contentera de nous en donner la traduction concrète. Avec cette esthétique toute matérialiste, la grande merveille de Daudet, c'est d'avoir trouvé le secret d'attacher et d'émouvoir et, non seulement d'avoir. jeté dans la circulation des types qui participent à la fois de l'actualité et d'une vérité plus large, comme Sapho, Numa Roumestan, Paul Astier, Delobelle, Monpavon, Tartarin, etc., mais encore d'avoir exercé, suivant l'expression de Jules Lemaître, « une séduction universelle » et traîné de son vivant « tous les coeurs après lui ». Une telle emprise ne peut s'expliquer que par un charme. Le sien lui venait de son naturel, de sa grâce aisée, de l'heureux équilibre où se tenaient chez lui la fantaisie et l'observation, surtout de sa sensibilité frémissante, de ce sens inné de l'émotion, plus fort que toutes les attitudes et tous les partis pris d'école. 

René Bazin, qui possédait  lui-même  ce sens, dit avec raison que les écrivains qui en sont dépourvus ne peuvent être, dans la littérature de fiction, que des descriptifs. Et c'est ce qui arriva précisément aux Goncourt, dont tant de livres ne sont que des catalogues. 

Avec Fromont jeune et Risler aîné (1874), Jack, le Nabab, les Rois en exil, l'Évangéliste, Sapho, l'Immortel, etc., comme avec le Petit Chose et les délicieux Contes du lundi (1873), Daudet a en somme installé le sentiment dans le réalisme, restitué ses droits au pathétique et hâté ainsi la restauration du roman français, dans lequel deux nouveaux venus, Paul Bourget et Anatole France, travaillaient vers le même temps à réintégrer l'idée.

De 1880 à 1914

Le roman, pendant cette période, augmente encore son influence et accroît ses prétentions; il s'adresse à un public de plus en plus étendu, et il en arrive à résumer en lui presque tous les autres genres littéraires.

La réaction contre le naturalisme.
A l'époque même où elle triomphait avec Émile Zola, l'école naturaliste était en butte aux critiques et aux sarcasmes de Barbey d'Aurevilly, gentilhomme de lettres, survivant obstiné du romantisme et des dandys, qui, à l'observation « d'une époque sans grandeur » opposait, en des romans hautains et démesurés, la peinture d'âmes ravagées par de profondes passions (le Chevalier des Touches, 1864; les Diaboliques, 1874). 

Les contes et les drames philosophiques de Villiers de l'Isle-Adam, où la pensée arrive rarement à percer la brume des rêves (Contes cruels, 1883; Axel, 1890), maintenaient, en face des succès de Maupassant, les prétentions d'un art attentif à pénétrer les secrets et les mystères mêmes de l'âme.

Mais c'est surtout aux environs de 1885 que se dessine nettement un mouvement de réaction contre l'étroitesse et la dureté des conceptions naturalistes. E. M. de Vogüé, dans ses belles études sur le Roman russe, F. Brunetière dans un article sur la romancière anglaise, George Eliott, initient les admirateurs du « réalisme » français à un réalisme non moins minutieux, mais pénétré de sympathie humaine et relevé par le souci des questions morales. Si l'on conserve alors ce qu'il y avait de légitime dans la théorie naturaliste, c'est-à-dire la notion d'un roman impersonnel, et un souci d'exactitude inspiré de la science, d'autre part les écrivains s'efforcent de faire rentrer dans le roman ce qui en avait été indûment banni.

Le roman d'analyse. 
P. Bourget.
Paul Bourget (Cruelle Énigme, 1885; Mensonges, 1888; le Disciple, 1889; l'Étape, 1903; Un Divorce, 1904; le Démon de Midi, 1914; Un drame dans le Monde; 1922, etc.), le meilleur analyste depuis Stendhal, montre à quelle forte morale peut atteindre le réalisme psychologique. Il est très grand chaque fois qu'il éclaire une belle et mystérieuse conscience ou qu'il dessine une effigie intellectuelle; il a le sens de l'universel et il est le premier qui, au-dessus de la scène humaine, ait installé le choeur auguste des lois. 

É. Rod.
Édouard Rod (Le Sens de la Vie, 1880;  Michel Teissier, 1893-1894; les Roches Blanches, l'Eau courante, 1902), par ailleurs « si clair, si franc, si simple, si honnête» (Albert Reggio) s'est longtemps cantonné dans les analyses de la vie individuelle; il excelle à enfermer dans des récits solides, d'une belle contexture littéraire, les positions et quelquefois la solution des plus graves cas de conscience. Mais le jour qu'il a élargi le cercle de ses investigations et a voulu devenir un romancier de la vie collective, ses conclusions embarrassées ont trahi la gêne d'un esprit trop trop averti en même temps des vraies causes du malaise social pour oser se prononcer nettement entre la révolution et la tradition : il s'est évadé dans le pessimisme.

É. Estaunié.
C'est également à l'étude des problèmes de la douleur et du sacrifice qu'aboutissent les romans d'Édouard Estaunié où s'expriment, sous une forme d'une netteté rigoureuse, un sens particulièrement aigu de la vie intérieure (L'Empreinte, 1806; la Vie Secrète, 1908; l'Ascension de M. Baslèvre, 1919), et une perception fort curieuse du mystère qui dort au fond des personnalités les plus humbles. Sobre, amer, concentré, il a peut-être trop aisément généralisé quelques cas donnés, mais il a révélé dans leur analyse une sagacité singulière.

Le roman d'idées. 
Par réaction encore contre l'espèce de dogmatisme lourd qui avait sévi dans le roman, des écrivains habiles au jeu des nuances donnèrent l'exemple de s'intéresser directement aux idées; à l'harmonieuse diversité de leurs complications; à l'ironie de leurs contrastes. Chez eux se retrouvèrent les influences combinées de Renan et de Taine. Les plus significatifs sont Anatole France et Maurice Barrès.

Anatole France.
Eprit très moderne en même temps que profondément traditionnel, Anatole France pourrait se définir comme un lettré supérieur et, comme l'entendait Renan, « à la fois linguiste, historien, archéologue, artiste, philosophe ». Il échappe à toute autre formule, s'étant sans cesse renouvelé. Par son érudition d'ancien chartiste, par son scepticisme souriant, par la séduction délicate de son style, il offre un régal délicieux aux connaisseurs.  Il est capable également de construire un roman dramatique (Le Lys rouge, 1894), ou une solide étude historique (Vie de Jeanne d'Arc, 1910); mais il préfère, sur une trame très légère faire courir la broderie de conversations nuancées où s'entrechoquent les idées (Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1881, au nonchalant scepticisme; Le Livre de mon ami, 1885; Thaïs, 1890; La Rôtisserie  de la reine Pédauque, 1893). Plus tard, mettant son ironie au service de ses opinions politiques, il s'en est pris à la politique contemporaine (L'Orme du Mail, Le Mannequin d'osier, L'Anneau d'Améthyste, M. Bergeret à Paris, l'Île des Pingouins).

Maurice Barrès.
Maurice Barrès, qui rassemble et discipline sous une minerve intérieure toutes les puissances du romantisme, n'est pas seulement un grand lyrique, une sorte de Chateaubriand à la fois plus nerveux et plus méditatif : il a tourné sa psychologie subtile en instrument de philosophie morale et politique. Son trajet intérieur l'ayant mené de l'égotisme nihiliste, qui plut d'abord par des livres contournés et obscurs (Sous l'oeil des Barbares; Un homme libre; le jardin de Bérénice,1891) à cet égoïsme nationaliste  (les Déracinés, Au service de l'Allemagne, Colette Baudoche, la Colline inspirée, 1913; etc.), qui en a fait, dans l'entre-deux guerres, une des hérauts de l'extrême-droite.

Les héritiers du Naturalisme.
Plusieurs écrivains, qui inaugurèrent leur carrière aux environs de 1885, quand régnait le dogme de la « soumission à l'objet », ont conservé, en les assouplissant, les procédés de Zola et de Daudet. Tels :

Octave Mirbeau.
Chez Octave Mirbeau (le Calvaire, l'abbé Jules, le Journal d'une femme de chambre, le Jardin des supplices, etc.),  la fougue du romantisme et la brutalité du naturalisme s'allient parfois avec une sorte d'âpreté puissante. « Idéaliste amertumé » qui poussa «-jusqu'aux limites du paradoxe son exécration de toute hypocrisie » (Edmond Haraucourt), il a saisi dans le roman un moyen d'attaquer le militarisme, l'Église et les classes dirigeantes. Peu d'idées, du sadisme, mais une verve âpre, un style musclé et le sens du pittoresque caricatural.

J. Renard.
Jules Renard, styliste crispé, qui, par le raccourci du trait, atteint parfois à une curieuse sobriété, est un observateur amer des petits bourgeois, des petits ruraux, des enfants mal aimés (Poil de Carotte, 1894; Histoires naturelles, 1904). 

J.-H. Rosny aîné.
Les frères Rosny (Nell Horn, 1886; Vamireh, 1892, etc.) proclament, dans vingt livres « admirables par la liberté de l'esprit, l'illumination soudaine, la pénétration des caractères et cette forte volonté d'être juste qui fait de l'injustice même une vertu » (Anatole France), leur appétit d'altruisme libertaire : ils divorcent et, tandis que le cadet accentue la note réaliste, l'aîné, plus dégagé, philosophe, sociologue et poète, animateur incomparable de foules modernes et de civilisations périmées, fait alterner la peinture des milieux populaires et révolutionnaires (Dans les rues, la Vague rouge, 1910) avec l'évocation des temps préhistoriques (la Guerre du feu, 1909) traitée comme chez Flaubert par la méthode intuitive appuyée sur une investigation minutieuse.

L. Descaves.
Lucien Descaves (Sous-Off, 1889; les Emmurés; la Colonne; Philémon, vieux de la vieille, 1914; l'imagier d'Épinal, 1919) se connaît mieux, talent mâle et tendre, un moment aigri par la caserne et dont la manière s'adoucit sensiblement par la suite, sans que l'auteur, touché par la « misère prolétarienne » et qui excelle, comme François Coppée, à la peinture des « humbles », des déshérités et des vaincus de la vie, ait abdiqué complètement sa rancune contre la société.

A. Capus.
Alfred Capus (1858-1922), si habile à peindre avec une indolence apparent et une réelle pénétration de moraliste, les « aventuriers » de la société moderne, les « gens d'affaires », ceux pour qui la question d'argent complique peut-être l'existence, mais ne l'assombrit jamais (Qui perd gagne, 1890; Robinson, 1910; Scènes de la vie difficile, 1922).

P. Hervieu.
Paul Hervieu, en qui Jules Lemaître distinguait un autre Laclos et qui avait donné des «-morceaux adorables de malice et de force élégante » (Maurice Barrès) dans Diogène le Chien et Flirt, souligne d'un trait dur les tares de l'aristocratie (Peints par eux-mêmes, 1907) et prend congé du roman avec un chef-d'oeuvre : l'Armature (1895), qui découvre dans l'argent le support unique et comme le « bâti » de tout l'édifice social. 

Les frères Margueritte. 
Les frères Paul et Victor Margueritte prolongent non sans éclat la manière naturaliste, qu'ilis metttent au service de prétentions de moralistes; Pour s'en tenir à la période qui précède la Première Guerre mondiale, leurs meilleurs livres content, avec les procédés d'une observation toute scientifique, les désastreux épisodes de la guerre de 1870 et de la Commune (le Désastre, 1898; les Tronçons du Glaive, 1901; les Braves gens, 1901; la Commune, 1904);

M. Tinayre.
Marcelle Tinayre (la Maison du péché, la Rebelle, etc.) reprend avec infiniment d'adresse psychologique et un grand, charme de style les vieilles thèses de George Sand sur le droit à l'amour

A. Couvreur.
André Couvreur débride nos plaies physiologiques et réclame contre elles l'intervention du Parlement; 

J. Bois.
Jules Bois s'efforce de faire de l'occultisme « un mysticisme actif, un tolstoïsme courageux »; 

M. Corday; L. Frapié; P. Brulat.
Michel Corday, tente d'assurer l'amélioration de l'espèce humaine par la diminution des naissances; Léon Frapié (la Maternelle), essaie de nous convertir à l'efficacité de la morale laïque; Paul Brulat, aux douceurs du communisme.

Romain Rolland.
Qui entendre? Quelles solutions préférer? Seront-celles d'un Romain Rolland qui, à l'écart du groupe, personnel dans son art, sa pensée et sa forme un peu lourde, wagnérien que n'a entamé aucun nationalisme et soucieux avant tout de maintenir, «-malgré les sifflets au concert et les émeutes dans la rue, une fraternité de culture entre l'Allemagne et la France » (Daniel Halévy), produit d'un cours méthodique la monumentale histoire de son Jean-Christophe (1904-1912)? 

Melchior de Vogüé.
Ou celles que nous propose le déclancheur même du mouvement, Melchior de Vogüé (le Maître de la mer, les Morts qui parlent, Jean d'Algrève, etc.), dont « la prose a des fulgurations de métal », de qui « la moindre des phrases roule une poussière d'or » (Michel Salomon) : la religion de la souffrance humaine, la foi dans le subconscient des foules?

La peinture de la société contemporaine. 
Cette peinture a fait le succès de Henri Lavedan, Abel Hermant, Marcel Prévost, Henry Bordeaux.

Henri Lavedan.
Écrivain incisif, alerte, sans cesse amusé et toujours amusant, Henri Lavedan fut d'abord le peintre tendre et cruel du « Paris fin de siècle » ; dans une suite de romans dialogués, il fit ressortir la frivolité d'un certain nombre de pantins mondains, et la tristesse de la vie dite de plaisir (la Haute, 1891; leur Beau physique, 1893; les Marionnettes, 1895) . Après s'être consacré au théâtre, il est revenu, depuis la guerre, au grand roman ; dans une belle oeuvre, d'une inspiration très haute, le Chemin du salut, en plusieurs parties, rappelant les Misérables, il a brossé une fresque animée des milieux du travail et de la petite bourgeoisie; le « chemin du salut, » c'est pour chacun de travailler au salut des autres.

A. Hermant.
Abel Hermant, après plusieurs essais où l'influence du naturalisme le dispute à cellede Stendhal (le Cavalier Miserey, 1887; Amour de tête, 1890), a présenté, sous la forme d'une autobiographie romanesque, l'examen de conscience intellectuel d'une génération (Confessions d'un enfant d'hier et d'un homme d'aujourd'hui, 1903); puis il s'est fait résolument l'observateur ironique et impitoyable de certains milieux mondains (les Grands Bourgeois, 1906; M. de Courpière; le Cadet de Coutras). Plus tard, il a peint en une trilogie plus grave, la génération d'entre Ies deux guerres de 1870 et 1914  (D'une guerre à l'autre guerre). Plus encore qu'un romancier, c'est un mémorialiste, dont la langue, précise non sans sécheresse, rappelle la manière du XVIIIe siècle.

G. Lecomte.
Georges Lecomte (les Valets, 1898; les Cartons verts, 1901;  le Veau d'or, 1903; etc.) est un vigoureux satiriste du monde parlementaire et de la bureaucratie républicaine, se hausse dans l'Espoir (1908) à une vue synthétique du régime qu'il raconte en historien et qu'il juge en philosophe;

M. Prévost.
Marcel Prévost a consacré son double talent de conteur et de psychologue à étudier les transformations de l'amour et à définir la place que les femmes, selon lui, peuvent réclamer ou doivent conquérir dans la société moderne (le Scorpion, 1887; l'Automne d'une femme, 1893; les Demi-Vierges, 1894; les Vierges Fortes, 1900). Malgré les concessions qu'il a  paru faire, parfois, aux théories féministes, Marcel Prévost est un défenseur du mariage et des  traditions bourgeoises; c'est en vue du mariage qu'il a tracé dans ces curieux livres, intermédiaires entre le roman et la causerie (Lettres à Françoise, 1902; Françoise maman, etc.), un programme d'éducation pour la jeune fille et un programme de culture pour la jeune mère.

H. Bordeaux.
La conclusion où l'agile raison de Marcel Prévost n'est parvenue qu'à travers bien des détours, Henry Bordeaux l'a prise résolument pour son principe. A travers toute son oeuvre, il défend, avec tous les attraits d'une composition pathétique et d'un style sobrement pittoresque; l'existence de cette cellule sociale, la famille (la Peur de vivre, 1902; les Roquevillard, 1906; les yeux qui s'ouvrent, 1908; la Robe de laine, 1910 ; la Maison Morte, 1922). Si les romans d'Henry Bordeaux font une place aux élégances de la vie parisienne, c'est surtout en province qu'ils se déroulent, principalement parmi lus paysages de la envoie, dont ils offrent des descriptions à la fois exactes et poétiques.

Et d'autres encore...
A la suite d'Henri Bordeaux, il convient de mentionner encore : Frédéric Plessis, avec l'exquise Angèle de Blindes; Charles de Pomairols, avec Ascension; Alfred Poizat, avec Saint Jean d'Avila; Émile Baumann, l'âpre et profond romancier catholique de l'Immolé et du Baptême de Pauline Ardel, et dont l'oeuvre est « imprégnée d'une sorte de réalisme visionnaire » (P. Le Grix); J.-Ph. Heuzey, en qui Jules Lemaître saluait  «-un Anatole France orthodoxe »; André Lafon, qui s'est peint dans l'Élève Gilles, livre un peu grêle, mais tout enrichi de sens mystérieux; Paul Renaudin, Paul Harel, Paul Acker, François Mauriac, qui n'a encore à son actif que des poèmes et deux romans (L'Enfant chargé de chaînes, 1913; La Robe prétexte, 1914); Léon Bloy (Le Désespéré, 1886; Sueur de sang, 1893 ; la Femme pauvre, 1897); Robert Vallery-Radot, Félicien Pascal, Pierre Clésio, Pierre le Rohu, Amédée Guiard, Joseph Bridon en France. En Belgique, Pierre Nottomb, Henri Davignon, etc., réagissent à son exemple contre les évolutions sociales qu'ils nomment la  décadence des moeurs et le libertinage des esprits.

La peinture de la vie province; le roman régionaliste. 
Un fait des plus intéressants s'est produit à partir de la fin du XIXe siècle : les romanciers ont découvert la beauté des provinces françaises et l'agrément de la vie provinciale. Jusqu'alors, ils n'en avaient montré que les ridicules, la mesquinerie, l'ennuyeuse platitude; Balzac même n'échappe pas à ce reproche, que mérite davantage l'école naturaliste. Zola, Daudet, Goncourt, Maupassant ne présentent guère de la vie provinciale qu'une peinture assombrie et morne, qui tourne parfois à la parodie.

Sous l'influence de Ferdinand Fabre (l'Abbé Tigrane, 1873; Xavière, 1890), chantre du charme âpre et rude de la région cévenole;  sous celle d'André Theuriet (1833-1907); (Contes de la Forêt, 1888; Sauvageonne, etc.), porteur de la gravité pensive de la Lorraine; sous celle, enfin et surtout de Mistral, le grand poète qui dans Mireille (1859) et Calendal (1867), qui a ressuscité la langue provençale, et dressé à l'âme de la Provence un monument d'une harmonie et d'une sérénité (lignes de l'antique, un mouvement régionaliste s'est propagé dans toute la France; et un grand nombre de provinces ont trouvé leur romancier. 

Et il en est maints, de ces romanciers, qui sont aussi des essayistes et des poètes. Tels Francis Jammes, tour à tour le Racan et le d'Urfé béarnais; Emmanuel Delbousquet, auteur de gracieuses paysanneries landaises, d'entre lesquelles se détache le fougueux Ecarteur (1904),  un des chefs-d'oeuvre du roman rustique; Hugues Lapaire qui, dans l'Épervier et les Accapareurs, dégage et met en un relief saisissant la face réaliste du Berry. Pierre Loti (1850-1923) a traduit (dans Pêcheurs d'Islande, 1886, et Mon frère Yves, 1883, la douceur mélancolique et obstinée des âmes et des ciels de la Bretagne, à laquelle deux Bretons, Anatole Le Braz, au style ample, flexueux et imagé, dont la Terre du passé, le Pays des pardons (1894), Pâques d'Islande, le Sang de la Sirène (1901), et Ch. Le Goffic (le Crucifié de Kérialès, 1892; l'Abbesse de Guérande, 1921) ont ensuite dévoué leur talent de conteurs lyriques et précis. 

D'autres, comme l'ardent et puissant Gaston Chérau; Émile Guillaumin, « l'écrivain paysan » du Bourbonnais; Eugène Le Roy, Périgourdin au style dru; Alain-Fournier (Henri-Alban Fournier), auteur de ce Grand Meaulnes, d'un si poétique accent,  et qui possède quelque chose de si vaporeux et de si rêveur, un ton si gracieux, tant de jeunesse et de distinction, et où la peinture des moeurs solognotes est si délicieusement mêlée au récit d'une aventure fabuleuse; Gaston Roupnel, qui campa dans Nono un type inoubliable d'ivrogne campagnard; ou Marcel Audibert, dont le Pilleraud dionysiaque et faunesque s'égale presque au précédent; ou Antonin Lavergne, dont le Jean Coste fournit un document supérieur sur la vie des instituteurs campagnards; ou Louis Pergaud, l'auteur de la Guerre des boutons (1912) râblé, rustique, chasseur et coureur de bois, qui était un écrivain dru, un bon et sain observateur des bêtes et des gens, et à qui, de Goupil à Margot (1910, en caravane d'arche de Noé, « Se vinrent confesser les hôtes de nos bois », restent exclusivement prosateurs.

Leurs livres pourtant aux uns et aux autres sont « pleins de sens, riches de vérité et de poésie, et il suffirait de savoir les interroger pour esquisser, d'après leur témoignage, une psychologie des pays de France » (Firmin Roz), de réunir leurs tableaux pour «-former une sorte de géographie pittoresque et morale de la patrie française » (Jules Lemaître).

Dans cette géographie idéale, dont l'investigateur le plus pénétrant de « l'âme paysanne », le Dr Emmanuel Labat, serait tout indiqué pour écrire la préface et que l'on composerait avec du Barbey d'Aurevilly, du Paul Arène, du Ferdinand Fabre, du Cladel, du Theuriet, de l'Erckmann-Chatrian, etc., Georges Baume encore nous dirait le Bas-Languedoc; Léon Barracand, le Dauphiné; Marcel Mielvaque et Jean Nesmy, le Limousin; Jean Revel et Norbert Sevestre, la Normandie; Paul Faure, l'âme basque; Jules de Glouvet, la Loire; Marc Elder, le peuple de la mer; Émile Moselly et Émile Hinzelin, la vie lorraine; Narcisse Quellien et Simon Davaugour, le Trégor; Yves Le Febvre, le Léon; André Savignon, les îles de la Pluie; Jules Perrin, les couverts magiques de Brocéliande; Henri Bachelin, les châtaigneraies du Morvan; B. de Buxy (Blanche Legrand), le Jura; Violette Bouyer-Karr, les Cévennes; Charles de Bordeu, les Pyrénées; Joseph Caraguel, le Midi âpre; Paul Chalon, le Midi tendre, et Jean Aicard (1848- 1920), le midi jovial, qui a su si bien incarner, dans Maurin des Maures (1907-1908) le type du Provençal imaginatif et bon enfant, qui a sur Tartarin la supériorité de n'être pas sa propre dupe.

La liste pourrait s'allonger indéfiniment, car « il n'est aucun coin de la terre française qu'un de ses fils [par naissance ou par adoption] n'ait célébré » et « jamais notre vie provinciale ne fut aussi riche, aussi vigoureuse, aussi variée [littérairement parlant] qu'au cours des cinquante dernières années » (Jean Viollis).

Il arrivera même que ce miracle du génie « d'être à la fois original et universel » (Firmin Roz), certains de nos écrivains de terroir le réaliseront et qu'ils sauront nous faire voir l'homme éternel sous l'homme de leur pays. Privilège assez rare sans doute, qui hausse un Pouvillon, un Bazin et un Boylesve au-dessus du commun de leurs confrères. 

É. Pouvillon.
Avec quelle grâce, quelle délicatesse toute virgilienne, Émile Pouvillon,  l'auteur de Césette et de Jean-de-Jeanne a peint son Quercy! Et comme, rêveur et tragique, il a bien su traduire l'ardente logique sentimentale de ses paysans! Dans les Antibel et Bernadette de Lourdes il a créé une forme nouvelle du roman rustique, mitoyenne entre le récit et le drame. Son oeuvre tout entière est en communion parfaite avec le sol. 

René Bazin.
René Bazin (Une tache d'encre, Madame Corentine, la Terre qui meurt, les Oberlé, Donatienne, etc.) pourrait être dit mieux qu'un autre le romancier de la province française; il nous transporte tour à tour à Nîmes, à Onnaing, en Alsace, à Nantes, à Lyon, à Perros-Guirec, dans le marais vendéen. Et son oeuvre est sans doute un des plus sûrs miroirs où se réfléchissent les aspects divers de la terre de France. Ecrivain d'une pureté toute classique, dont la simplicité se rehausse d'une sobre couleur, esprit élevé qui n'a jamais cessé de défendre la tradition catholique, René Bazin est le maître du roman provincial a été, pendant cette période. Il a voué son effort à exprimer la noble et souvent dramatique beauté des âmes de la classe paysanne et de la petite bourgeoisie. Dans la Terre qui meurt (1899), où l'action se déroule dans le cadre du marais vendéen, il a écrit, en même temps qu'un roman d'observation, un vrai poème en prose à la gloire de la terre nourricière, que ses fils ont le tort de délaisser pour le travail des villes. Dans les Oberlé (1901), il a évoqué, de la façon la plus noble et la plus émouvante, le drame qui, jusqu'en 1914, déchira le coeur des Alsaciens partagés entre la fidélité à leur sol et la fidélité à la patrie française.

René Boylesve.
A son tour, René Boylesve, avec une nonchalance affectée, a décrit les grâces, les étroitesses et les fadeurs de l'existence au sein des calmes petites villes de la Touraine; c'est à Tours même que se déroule le destin de Mademoiselle Cloque (1899), vieille fille autoritaire, intransigeante, et finalement admirable.

Le roman exotique. 
Le naturalisme s'était enfermé le plus souvent entre les murs de Paris; en se refusant l'évocation des « pays estranges, » comme on disait jadis, il se privait d'une incomparable source de pittoresque et de poésie. Le roman exotique ouvre désormais de nouveaux horizons, et de nouveaux talents y surgissent. Contentons-nous de citer à la file, Louis Bertrand, Émile Nolly, Myriam Harry, Jean Pommerol, Avesnes, Diraison-Saylor, Jean Ajalbert, Henry Daguerches, Jules Boissière (Fumeurs d'opium), et surtout Pierre Loti, un maître entre tous.

Pierre Loti.
Avec Pêcheur d'Islande, le Roman d'un spahi, Aziyadé, Madame Chrysanthème, etc., personne mieux que Pierre Loti (Julien Viaud) n'a mieux illustré le genre. Poète de la solitude, de la satiété et de la nostalgie, il est  l'un des grands peintres de la littérature française, mais qui nous enseigne une fois de plus tout le danger de la sensation choisie comme unique source de la beauté. Ceux qui comparent l'effet produit par son premier roman tahitien à l'effet que produisit, vers la fin du XVIIIe siècle, la publication de Paul et Virginie, n'ont pas complètement tort : Rarahu marque une date (1880) dans l'histoire des lettres françaises.

Il est certain que Loti a renouvelé l'exotisme en l'étendant du décor aux personnages. Le décor seul est exotique chez Bernardin de Saint-Pierre : Virginie est une fille de France, une héroïne de Racine transportée dans le cadre de la nature tropicale; son cerveau, son coeur, sont parents des nôtres; sa psychologie ne pouvait être tentée que par un analyste rompu aux méthodes d'investigation des grands classiques. Même Atala, chez Chateaubriand, malgré son nom sauvage, reste, sinon une Française, du moins une Européenne : cette Peau-Rouge a justement tous les traits, au moral comme au physique, de Charlotte Ives, le petit flirt anglais de l'émigré à Bungay... Mais Rarahu et, l'on peut dire, presque toutes les héroïnes de Loti, Azyadé, Fatou-Gaye, Mme Chrysanthème, etc., quel mur de brume elles nous opposent et comment, à la longue, n'être pas rebuté et fasciné à la fois, par l'irritante énigme de cette humanité indéchiffrable qui entre tout à coup dans le roman français et à laquelle l'auteur entreprend de nous intéresser? 

L'auteur a beau multiplier et varier ses expériences de « psychologie ethnique » il n'en rapporte à chaque fois que l'amertume d'une tentative de rapprochement avortée, le sentiment un peu plus aigu et douloureux de l' « imperméabilité » des cultures. Au fond, et sauf l'admirable Gaud de Pêcheurs d'Islande, son seul roman « objectif » avec Ramuntcho, peut-être n'y eut-il jamais chez Loti qu'un personnage, et c'est lui-même. Mais de quel clavier de nerfs il dispose et quelle musique il en tire, ce prodigieux sensitif en proie à une détresse métaphysique qu'aucun spectacle ne console de l'universelle inanité! S'il est le grand maître du paysage, il est incomparable encore dans l'expression de certains sentiments très simples et très profonds, et personne n'a traduit dans une langue plus subtile, plus riche en résonances intérieures, l'éternel drame du désir, de la possession et du désenchantement.

De Loti procèdent :

C. Farrère.
Claude Farrère, officier de marine comme Loti, se montre moins sentimental, plus nerveux. Son univers apparaît tour à tour avec le relief excessif ou avec l'inconsistance que les objets prennent au sein des songes (l'Homme qui assassina, 1907; la Bataille, 1911). Son style sec, haché, crissant, donne à ses plus fortes évocations, comme le combat naval de Tsoushima, on ne sait quoi de somnambulique. 

J. et J. Tharaud.
Jérôme et Jean Tharaud, qui apportent, au contraire, à la description des psychologies étrangères (Dingley, l'illustre écrivain, 1906), à l'étude des colonies françaises (Rabat, 1918 ; Marrakech, 1920; la Fête arabe, 1922) et des pays connus de l'Europe (Un Royaume de Dieu, 1920; Quand Israël est roi, 1921), une netteté de contours, une précision de lignes qui est leur marque.

Le roman historique. 
Sous la double influence de Salammbô et de Quo vadis, puis avec Erckmann et Chatrian avaient donné l'exemple, qui, à l'époque précédente, ont donné l'exemple, on assste pendant cette période  à une renaissance du roman historique. Jean Lombard multiplie « en un style polychrome ses grandes fresques hallucinées » (Paul Margueritte); Pierre Louÿs (Aphrodite, les Chansons de Bilitis, le Roi Pausole, etc.), tout grâce, harmonie, choix exquis des mots, fait danser au bout de sa plume savante les petites courtisanes d'Alexandrie; Alfred Jarry, dont il est vrai les romans sont plutôt des poèmes en prose, suit Messaline (1901) à Suburre; Jean Bertheroy évoque Pompéi; François de Nion, les grâces de l'ancienne France; Émile Moreau, la cour bottée de Napoléon : ces restitutions sont souvent ingénieuses et presque toujours licencieuses. Reynès-Montlaur et Théodore Chèze gardaient de ce point de vue une certaine réserve à Magdala et chez les Celtes, Carton de Viart chez les communiers flamands, et Gilbert Augustin-Thierry, dans des civilisations plus rapprochées, sait à quoi l'oblige son nom.

P. Adam.
Parti du naturalisme, Paul Adam (1862-19208), écrivain fécond, fougeux, touffu, inégal, incorrect, mais parfois puissant. Soit qu'il retrace, en une sorte d'épopée romanesque, l'histoire de l'idée libérale depuis la Révolution jusqu'à la fin de la monarchie de Juillet (la Force, l'Enfant d'Austerlitz, la Ruse, Au Soleil de juillet, de 1899 à 1903), soit qu'il écrive ses paradoxales Lettres de Malaisie, soit qu'il s'attache dans une série de livres « presque balzaciens » à suivre « les racines morales et physiologiques d'un individu » (Francis de Miomandre), soit qu'il ressuscite l'épopée africaine (la Ville Inconnue) ou qu'il tente de faire surgir une élite de la démocratie, Paul Adam donne l'impression d'un génie à l'état brut, d'un Diderot ou d'un Balzac de la prélittérature.

L. Bertrand.
Louis Bertrand apparaît comme l'héritier le plus authentique de Théophile Gautier et de Flaubert. Lorrain de naissance, mais Africain d'adoption, il s'est fait d'abord romancier de la Méditerranée; il a, dans une première série de romans (le Sang des races, 1899; l'Invasion, etc.), dépeint, parmi d'amusantes et dramatiques aventures, la santé robuste des hommes du peuple fondus au creuset de la province africaine. Puis, conquis par l'idée catholique, il évoque dans Saint Augustin (1913) et dans Sanguis Martyrum, les temps  de l'Afrique latine, antérieure à l'invasion arabe. Et comme pour se divertir, il écrit (L'Infante, Cardenio) des romans où revit l'ardeur sombre de l'Espagne au temps de Louis XIV. Peintre du présent ou évocateur du passé, il a sa place au premier rang des écrivains pittoresques.

M. Maindron.
Avec une exactitude minutieuse d'érudit et une ardeur de poète, qui font de lui le contemporain de ses héros, Maurice Maindron (1857-1911) a tracé de larges fresques du XVIe siècle au temps des Guerres de religion (Blancador l'Avantageux, 1900; Saint-Cendre, 1902; M. de Clérambon, 1904).

H. de Régnier.
C'est en dilettante, au contraire, qu'Henri de Régnier promène son rêve aux siècles de Louis XIV et de Louis XV (le Bon Plaisir, 1901; le Mariage de Minuit, 1903; les Rencontres de M. de Bréot, le Passé Vivant, 1905; la Pécheresse, 1920).

G. d'Esparbès.
Georges d'Esparbès stylise à la manière épique les grands moments de l'histoire (la Légende de l'Aigle, 1893, la Guerre en Dentelles, 1896, etc.).  « Sa phrase a le mouvement d'une charge de cavalerie » (B.-H. Gausseron); empanaché, grandiloquant, il charme.

Le roman autobiographique. Les romancières des années 1880-1920.
Comment ne pas citer enfin toute une école de romanciers qui traitent le roman comme une sorte de long poème en prose, où ils racontent leur aventure intérieure? Ce sont les femmes, surtout, qui excellent à donner au roman un tour lyrique. La confession en effet est presque toujours charmante et n'est jamais complètement sincère. 

Peut-être faut-il faire exception pour Mme de Noailles (la Nouvelle Espérance, 1903; la Domination, 1905), faunesse sans préjugés, fervente et émerveillée, et pour Gérard d'Houville, la fille de J.-M. de Hérédia.(l'Inconstante, 1903; le Temps d'aimer, 1908;  puis Tant pis pour toi, 1922), au coeur inconstant et fidèle tour à tour ou en même temps, mais si parfaitement racinienne d'expression jusque dans l'évocation romantique de la petite ombre élyséenne qui s'appelait Jamine de Kervenargan et que pleurait sur sa terrasse, impuissante Hécube aux longs voiles, une mère dont la douleur semblait venir du fond des âges. 

Mentionnons aussi : Colette Yver, qui mène de mélancoliques enquêtes sur les ambitions du féminisme, raille avec esprit l'amour libre et l'égalité des sexes (Princesses de Science,1907; Dames du Palais, etc.); André Corthis, au talent coloré, à l'ardente sensibilité, qui conte les drames intimes des existences simples (le Pauvre amour de Dona Balbine, 1912; Pour moi seule, 1919); L. Delarue-Mardrus, qui évoque, dans le décor d'une Normandie épanouie, des scènes lyriques ou des types populaires (le Roman de six petites filles, l'Ex voto, 1922); ou encore Marcelle Tinayre qui allie le don du récit pathétique au goût des idées générales (la Maison du Péché, 1902). 

Colette.
A côté de  ces écrivaines qui prennent d'ordinaire pour se raconter le détour de la troisième personne; Colette (Gabrielle Colette, 1873-1954), la naïve et superfine Colette, emploie le « je » et qui n'ennuie jamais dans sa bouche. Le Grix voulait, et la postérité lui a donné raison, que, parmi tant de femmes qui se dévouent à cette époque au renom de la littérature française et dont quelques-unes n'y échouent pas complètement, Colette soit, sans contestation possible, l'écrivain en prose le plus important, tant par son style d'un parfum âpre et vif de terre et de feuilles mouillées que par sa faculté si belle de voir le monde avec des yeux neufs de petite fille et cette allure nonchalante et directe, cette manière d'aller au but en ayant l'air de flâner, qui avait déjà ravis ses lecteurs dans la première Claudine (Claudine à l'école, 1900) et qu'elle a gardée dans les Dialogues des Bêtes (1897), la Retraite sentimentale, L'Ingénue libertine (1909), la Vagabonde  (1910) et l'Entrave. L'éloge n'a rien d'excessif. Et l'on peut ajouter que le charme proprement unique de cette écrivaine tient en grande partie à son naturel; on est tout de suite en confiance avec elle : son libertinage même a quelque chose d'ingénu. Comment ne pas remarquer cependant ce vent nouveau qui souffle désormais chez de la plupart des « grands premiers rôles » féminins ? 

Genres divers.
L'humour dans le roman.
L'humour, qui n'était qu'un accident, est devenu un genre à l'époque qui nous occupe, et il a fallu lui ouvrir en librairie des collections spéciales. On y relèvera le nom du père des immortels permissionnaires du Train de 8 heures 47, Georges Courteline, dont plusieurs de ses romans dialogués ont aisément été transposés pour la scène, et  encore ceux d'Eugène Mouton, de Quatrelles, de Tristan Bernard, de Jean de Tinan, de Pierre Veber, d'Alphonse Allais, de George Auriol, de Jean Drault, de Curnonsky, de la Fouchardière, de Mac Orlan, de G. de Lautrec, etc. ; on y trouvera même le nom des frères Fischer : on y cherchera vainement celui de Paul-Jean Toulet, qui s'édite en province, à la librairie du Divan, et qui, comme il est dans M. du Paur, le Mariage de Don Quichotte, Mon amie Nane, etc., le plus raffiné des humoristes de l'époque, en est aussi le plus ignoré.  René Benjamin, le futur auteur de Gaspard, n'est encore que l'auteur du Pays de la folle enchère et des Justices de paix; Jean Giraudoux a déjà publié l'École des Indifférents et Lectures pour une ombre, livres d'un tour quelque peu elliptique, mais d'une « fantaisie extraordinairement libre et subtile» (J.-L. Vaudoyer), qui n'ont connu qu'un succès de cénacle; Francis Carco s'amuse moins solitairement à Montmartre, où fréquente aussi Jeanne Landre, et Alfred Machard, Poulbot de la plume, découvre une poésie insoupçonnée aux «(gosses » des faubourgs. L'humour gagne jusqu'aux sociologues : Jules Sageret, dont le Paul le nomade (1909) à la recherche d'une occupation philanthropique n'est pas indigne de son grand ancêtre Jérôme Paturot, et G. de Pawlowski, dont il se pourrait fort que la Quatrième Dimension, satire à la la Swift du « Léviathan » de l'étatisme, ne fût qu'une anticipation de voyant sur la réalité sociale de demain.

La nouvelle et le roman-feuilleton; le policier; etc.
Ces auteurs, à vrai dire, et sauf un ou deux, sont plutôt novellistes que romanciers. L'esprit continu ennuie : ils le savent et se condensent. Anatole France souhaitait qu'ils trouvassent des imitateurs chez les auteurs graves, dont un trop grand nombre s'étudient « à dire en quatre cents pages ce qu'ils eussent mieux dit en vingt ». Il a été entendu de quelques-uns : Marcel Schwob, par exemple, Oriental croisé de Breton et unifié par le plus bel humanisme; Masson-Forestier, le Maupassant de la basoche; Han Ryner, hirsute et doux, ou ce Pierre Mille, voyageur, chroniqueur, conteur et philosophe pyrrhonien, dont le Barnavaux restera comme le type du colonial et qui est lui-même une sorte de Kipling français, revu et corrigé à l'usage du Temps

Le « tirage à la ligne » reste une des conditions du genre, qui a toujours la faveur du populaire, avec Jules Mary, Charles Mérouvel, Pierre Sales, Pierre Decourcelle, Jules de Gastyne, Paul Bertnay, Georges Maldague, Michel Zévaco (Les Pardaillan, 1907-1926), Paul d'Ivoi, Arthur Bernède, Guy de Téramond, Paul Féval fils, etc. 

Maurice Leblanc (Arsène Lupin) triomphe à côté d'eux dans la cambriole; Gaston Leroux (les Mémoires de Rouletabille), dans le reportage fantastique ; Henry Kistemaekers et Léon Riotor, dans le roman sportif. Et l'Amérique n'attend que la guerre pour importer en France le roman-photo.

1900 à 1914 : une vague de nouveaux romanciers.
L'histoire du roman du XIXe siècle ne se termine pas en 1900. Après avoir atteint des sommets avec Balzac, Stendhal, Flaubert ou Zola, elle est moribonde, et c'est la Première Guerre mondiale, qui ici comme ailleurs, marque véritablement le passage d'un siècle à l'autre. Cependant, il est déjà des romanciers, une nouvelle génération, qui commence à publier au tout début du XXe siècle, et qui en est l'annonciatrice d'un âge nouveau pour le roman français.

Au vrai, ces écrivains pour la plupart ne sont pas des débutants. Mais ou bien ils se sont essayés jusque-là dans un autre genre que le roman, ou bien ils ont travaillé longtemps sans rien publier; ils ont mûri une oeuvre (François Mauriac, Alexandre Arnoux ont publié plusieurs volumes de vers; Jules Romains a fondé une école littéraire; Léon Werth est déjà connu comme chroniqueur et polémiste; etc). Tous sont sortis de l'âge des tâtonnements, loin des ébauches de l'adolescence et de la première jeunesse. 

On a déjà mentionné les noms de Léon Bloy, d'Alfred Jarry et de Colette. Ajoutons ceux de : Jean Giraudoux (Provinciales, 1909) , Valéry Larbaud (Fermina Marquez, 1912), Alexandre Arnoux (Didier Flaboche,1912) ; Jean-Richard Bloch (Lévy, 1912,  histoire d'un petit commerçant juif en province pendant l'affaire Dreyfus, où l'auteur montre un accent saisissant, une force amère, une sorte d'émotion condensée très puissante); Roger Martin du Gard, (Jean Barois, 1913, un roman dialogué sur l'Affaire Dreyfus, où l'auteur témoignait déjà de ce sérieux dans l'observation et de cette force intellectuelle qu'on devait retrouver beaucoup plus tard (à partir de 1922) dans les Thibault), de Jules Romains (Mort de quelqu'un, 1811, révèle les qualités incontestables, la personnalité accusée, mais un peu primaire de l'auteur, son esprit au tour pédagogique, son talent raide et volontaire, mais d'une singulière vigueur, qu'on avait déjà remarqué dans ses drames et dans ses vers; Les Copains, 1913), François Mauriac (L'Enfant chargé de chaînes, 1913); la Robe prétexte, 1914), Luc Durtain (L'Etape nécessaire, 1907; Le Manuscrit trouvé dans une île, 1913); Léon Werth, (La Maison Blanche, 1913);  Jean Variot (Les Hasards de la Guerre, 1914); Valéry Larbaud (les deux parties de Barnabooth); Francis Carco (Jésus la Caille, 1914, qui révèle déjà un artiste original, aigu et souple); Ernest Tisserand (Cabinet de Portraits, 1914 ), âpre psychologue et visionnaire, au tempérament riche

On aurait pu aussi terminer cette liste par les noms d'Alain-Fournier et de Louis Pergaud, cités plus haut, qui appartiennent aux aussi à cette nouvelle génération de romanciers, et que la guerre à fauchés avant d'avir eu le temps de bâtir l'oeuvre que leur talent promettait. Mais c'est, au final, les noms de deux auteurs d'une génération antérieure, qui s'imposent pour nous faire entrer de plain-pied dans le XXe siècle : ceux d'André Gide (1869-1951) et de Marcel Proust. Du premier on ne dira ici que deux mots : Gide  a publié des livres depuis 1891, et son oeuvre est déjà riche quand il publie  son roman Les Caves du Vatican en 1914. mais c'est pendant l'entre deux guerres qu'il dominera (avec Paul valéry) les lettres françaises. Quand à Marcel Proust (né en 1871), il s'éteint en 1922, avant Anatole France, Pierre Loti ou Paul Bourget, laissant, face à eux, une oeuvre de complète rupture.

M. Proust.
Marcel Proust est l'auteur de A la recherche du temps perdu, un roman en sept volumes, qu'il commence à écrire en 1909 et dont les derniers volumes paraîtront après sa mort (de 1922 à 1927). Le premier s'intitule Du côté de chez Swann (1913); il est en trois  parties : Combray, un Amour de Swann et Noms de pays : le nom. Le second volume,  À l'ombre des jeunes filles en fleurs(1918), comprend deux parties : Autour de Mme Swann et Noms de pays : le pays. Viennent ensuite Le Côté de Guermantes  (1922-1923), en deux parties (I et II); Sodome et Gomorrhe (1922-1923), encore en deux parties (I et II); et enfin  La Prisonnière (1923); Albertine disparue (1925); et Le Temps retrouvé (1927). Du côté de chez Swann  a étonné dès sa parution et déjà séduit, mais est resté le régal d'un petit nombre. Il a fallu laisser passer la guerre et arriver jusqu'au prix Goncourt de 1919, qui couronne A l'ombre des jeunes filles en fleurs pour rendre célèbre le nom de Proust, pour voir son oeuvre se répandre et dégager son influence.

L'horizon de l'auteur est  fort restreint, et son champ d'observation tout petit. Aussi ne se lasse-t-il pas de le creuser et recreuser, et en examine-t-il les moindres parcelles au microscope. Ses personnages, le monde auquel il s'attache, est excessivement médiocre, il est ridicule. Proust est snob, il a un goût incroyable pour le protocole mondain, et toutes ces choses infiniment petites apparaissent comme la préoccupation centrale d'un individu oisif, vaniteux, qui admire démesurément, désirant de toutes ses forces y pénétrer, une société restée à demi fermée pour lui. 

Au premier abord, Proust s'inscrit ainsi dans la lignée du roman d'analyse tels que le concevaient Stendhal ou Paul Bourget. Et au premier abord aussi, il ne semble pas proposer davantage qu'un bavardage intarissable, qui de temps en temps contient autre chose que du bavardage. Mais on commettrait un contresens complet si l'on s'en tenait à ce jugement. Car, avant tout, Proust est un inventeur. Il est le créateur d'une nouvelle psychologie, l'inventeur d'une nouvelle introspection, le découvreur d'un nouveau monde intérieur. Son travail sur l'inconscient relève, d'une certaine manière, d'une psychanalyse qui aurait fait l'économie de Freud. 

A force d'observations minutieuses, il fait jaillir le recoins les plus cachés du psychisme; il met au jour l'ambivalence des émotions, le désespérant sentiment de la perte de soi-même dans les méandres d'une mémoire qui se joue des règles que l'on voudrait lui imposer. Le cheminement de la mémoire involontaire - cette découverte de Proust - trace un portrait inédit de l'individu. Ces très longues phrases, si souvent relevées, ne sont jamais embrouillées, elles éclairent tout au contraire, ce chemin indomptable et capricieux de la mémoire. En voici un exemple :

« Mais au moment où, me remettant d'aplomb, je posais mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s'évanouit devant la même félicité qu'à diverses époques de ma vie m'avaient donnée la vue d'arbres que j'avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d'une madeleine trempée dans une infusion, tant d'autres sensations dont j'ai parlé et que les dernières oeuvres de Vinteuil m'avait paru synthétiser. » (Le Temps retrouvé, II, 7).
Et l'on comprend pourquoi il fallait que Proust situe son terrain d'action dans un milieu aussi insipide. Des personnages intéressants en apparence auraient détourné le regard du propos véritable. Quand chez Balzac ou chez Tolstoï, par exemple, toute la psychologie du personnage est campée par la description de signes extérieurs. Le milieu fait l'homme. Chez Proust, la vérité psychologique du personnage n'apparaît que vue de l'intérieur. C'est l'homme qui fait l'homme; le milieu est accidentel. C'est à ce titre que l'on peut dire que Proust vise l'universel.

Au temps de leur publication, la plupart des critiques ont vu dans les ouvrages de Proust l'extrême aboutissement et la fin du roman psychologique. Mais d'autres de ses contemporains y ont vu le socle nouveau à partir le roman psychologique, justement, n'allait pas finir de mourir, mais tout au contraire pouvoir renaître. Tels Henri de Régnier, qui a dit que l'oeuvre de Marcel Proust est « une immense préparation à quelque chose, une gigantesque exposition du travail sous-jacent que chaque romancier réalise instinctivement avant que d'écrire ...». Désormais l'art pouvait se substituer à l'instinct.  (Ch. Le Goffic / R. Doumic/ G. Lanson / E. Montfort).

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