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L'histoire au XIXe siècle |
Causes du développement de l'histoire au XIXe siècleL'histoire aura été, selon une prophétie d'Augustin Thierry, une des conquêtes et une des gloires du XIXe siècle. Si l'on met à part l'histoire théologique de Bossuet et la philosophie politique de Montesquieu, seul Voltaire, jusque là, avait eu une idée du programme de l'histoire véritable. Les deux dernières histoires de France parues, celle de Velly (1775 et années suivantes), continuée par Villaret et Garnier, et celle d'Anquetil (1805) ne reposaient pas sur une documentation sérieuse, ne parlaient que des rois et des grands, et surtout manquaient du sens indispensable de la diversité des époques. Et puis comment la vérité eût-elle été possible sous l'absolutisme monarchique? Au commencement du XIXe siècle, l'histoire se transforme et se renouvelle sous trois influences principales : la Révolution, le progrès des sciences, le romantisme.La Révolution.
Le progrès
des sciences.
a) D'abord, depuis Bayle et Fontenelle, on abandonne de plus en plus en France la métaphysique et les sciences spéculatives, pour se tourner vers les sciences positives. Histoire naturelle, physique, chimie, jurisprudence historique, exégèse religieuse, etc., tels sont désormais les objets de la curiosité et de l'étude. Sans doute, les utopistes comme Jean-Jacques auront sur la Révolution une influence prépondérante et désastreuse, mais par accident. L'esprit positif et scientifique triomphera dans l'État, dans la philosophie, dans la critique. L'histoire en bénéficiera.Essor de la philologie. On exhumait de toutes parts des documents. Des Mémoires, notamment celles de Saint-Simon (1828-1831), paraissaient. Des collections se poursuivaient : Mémoires relatifs à l'histoire de France de Philippe-Auguste à la paix de Paris 1763, par Petitot et Monmerqué (1819-1829), De la fondation de la monarchie au XIIIe siècle (1823-1827) par Guizot, Nouvelle Collection par Michaud et Poujoulat (1836 et suiv.), Chroniques nationales écrites en langue vulgaire du XIe au siècle (1824-1829) par Buchon, etc. Champollion, en 1822, découvrait la signification des hiéroglyphes; Anquetil-Duperron, Abel Rémusat, Silvestre de Sacy et Burnouf donnaient aux études asiatiques un magnifique développement. Archéologie
et muséologie
Organisation
de la science historique.
Le romantisme.
« L'impression que fit sur moi le chant de guerre des Franks, est quelque chose d'électrique. Je quittai la place où j'étais assis, et, marchant d'un bout à l'autre de la salle, je répétai à haute voix et en faisant sonner mes pas sur le pavé « Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée!... » Ce moment d'enthousiasme fut peut-être décisif pour ma vocation à venir. » (Préface des Récits mérovingiens).Le romantisme vient au secours de l'érudition et vivifie la critique. Non seulement Chateaubriand, mais aussi Mme de StaëI, W. Scott ont sur Barante, A. Thierry, Michelet et Thiers lui-même, une influence profonde. Mais le romantisme est aussi fantaisie artistique et utopie sociale; il tourne au romanesque et à la déclamation. Sous ce rapport, son influence, très puissante, a gâté certains historiens. Et tandis, par exemple, qu'un Augustin Thierry se dégage de plus en plus des défauts du romantisme, pour n'en conserver que les qualités, un Michelet et un Quinet perdent de plus en plus le sens du réel, pour s'enivrer de leur exaltation. L'Histoire narrativeD'une modeste famille de Blois, Augustin Thierry (1795-1856) fut élève de l'École Normale Supérieure, quelques mois professeur à Compiègne, disciple et secrétaire du philosophe Saint-Simon, puis journaliste, collaborateur des journaux libéraux, le Censeur européen et le Courrier français (1817-1821). Il se consacra ensuite tout entier à l'histoire, sans qu'une cécité précoce et douloureuse l'empêchât de continuer ses travaux. Oeuvres.
Caractère.
« A la lecture des documents, je voyais, disait-il, ces hommes de race, de moeurs, de physionomies et de destinées si diverses, qui successivement se présentaient à mon esprit, les uns chantant sur la harpe celtique l'éternelle attente du roi Arthur, les autres naviguant dans la tempête avec aussi peu de souci d'eux-mêmes que le cygne qui se joue sur le lac... » (Préface de Dix ans d'études historiques).Et il ajoute qu'il les aimait comme s'il avait été l'un d'entre eux. 2°
Le dévouement à la science.
« Aveugle et souffrant sans espoir et presque sans relâche, je puis rendre ce témoignage qui de ma part ne sera pas suspect; il y a au monde quelque chose qui vaut mieux que les jouissances matérielles, mieux que la fortune, mieux que la santé elle-même, c'est le dévouement à la science. » (Ibid.).Théories historiques. C'est par la politique qu'Augustin Thierry est venu à l'histoire et sa conception historique s'en est ressentie. 1°
La lutte des « races ».
« En 1817, préoccupé du vif désir de contribuer pour ma part au triomphe des idées constitutionnelles, je me mis à chercher dans les livres d'histoire des preuves et des arguments à l'appui de mes croyances politiques. » (Préface de Dix ans d'études historiques).Il en trouva un excellent quand il crut remarquer que toute l'histoire des peuples s'explique par la lutte entre le peuple conquérant et le peuple conquis, continuée dans la suite par la lutte des classes. C'est ce qu'il établit dans l'Histoire véritable de Jacques Bonhomme. Dès lors, l'histoire devait être multiple comme les éléments même du peuple : « Si l'on veut que les habitants de la France entière, et non pas seulement ceux de l'Ile-de-France, retrouvent dans leur passé leur histoire domestique, il faut que nos annales perdent leur unité factice et qu'elles embrassent dans leur variété les souvenirs de toutes les provinces de ce vaste pays, réuni seulement depuis deux siècles en un tout compact et homogène. » (Lettres sur l'histoire de France. Sur la fausse couleur donnée aux premiers temps de l'histoire de France.)2° La couleur. Mais en feuilletant les anciennes chroniques, Thierry reconnut vite combien on se faisait une idée fausse du vieux temps. Le sens historique doit se révéler par l'exactitude de la couleur. Elle s'obtiendra en gardant aux noms propres leur physionomie barbare, et surtout en accumulant les petits faits pittoresques : « Faits de bien peu d'importance, à ne les considérer qu'en eux-mêmes, mais où je puisais la forte teinte de réalité qui devait, si la puissance d'exécution ne me manquait pas, colorer l'ensemble du tableau. » (Ibid.).3° L'art. Par cette exactitude, tout en se rapprochant de la vérité historique, on se rapprochait aussi de l'art romantique : « J'avais l'ambition de faire de l'art en même temps que de la science, d'être dramatique à l'aide de matériaux fournis par une érudition sincère et scrupuleuse. » (Ibid.).De la sorte l'histoire était, si l'on peut dire, une sorte de roman historique vrai, une succession de peintures précises et émouvantes. L'historien.
1°
La Conquête de l'Angleterre.
« Après avoir résumé l'histoire anglaise jusqu'à la défaite d'Hastings, il étudie la défaite et la spoliation des Anglais et dans la conclusion en suit les conséquences jusqu'au XVIIIe siècle. A ses yeux, il n'y a pas une Angleterre, mais deux nations différentes « plus distinctes que si la mer roulait entre elles. »2° Les Récits mérovingiens. L'époque mérovingienne lui offrait une opposition du même genre : « Romains et Francs, l'esprit de discipline civile et les instincts violents de la barbarie, voilà le double spectacle et le double sujet d'étude qu'offrent les hommes et les choses au commencement de notre histoire. » (Considérations sur l'histoire de France).En sept récits, il fit connaître les fils de Clotaire ler et la curieuse figure de Frédégonde. 3°
L'Histoire du Tiers Etat.
Par son point de départ, le livre se rattache bien à la doctrine de Thierry sur la conquête. Mais il ne la pousse pas aussi loin. Peut-être sous l'influence de Michelet, il reconnaît que la distinction des peuples finit dans la Gaule franque à l'établissement du régime féodal. 4°
Valeur historique.
L'artiste.
1°
Les descriptions.
2°
Les scènes pathétiques.
« La reine exprima en paroles douces sa tristesse et ses craintes maternelles « Sois heureuse, dit-elle, mais j'ai peur pour toi; prends garde, ma fille, prends bien garde... ». A ces mots, qui s'accordaient trop bien avec ses propres pressentiments, Galeswinthe pleura et répondit : « Dieu le veut, il faut que je me soumette » et la triste séparation s'accomplit. » (Récits mérovingiens, I).3° La simplicité archaïque. Cette simplicité fait partie de la couleur du récit au même titre que la germanisation des noms propres : Hilpéric pour Chilpéric, Chlodowig pour Clovis, etc. Augustin Thierry veut que son style garde comme un reflet de la naïveté des chroniqueurs. Voici comment il fait parler à Clother une de ses femmes : « Le roi mon maître a fait de sa servante ce qu'il lui a plu; il mettrait le comble à ses bonnes grâces en accueillant la requête de sa servante. J'ai une soeur nommée Aregonde et attachée à votre service; daignez lui procurer, je vous prie, un mari qui soit vaillant et qui ait du bien, afin que je n'éprouve pas d'humiliation à cause d'elle. » (Récits mérovingiens, I).Pour comprendre tout ce qu'il y a d'art voulu clans ce ton, il faut mettre en regard le style ferme et plein d'Augustin Thierry dans la dissertation : « L'élévation continue du Tiers Etat est le fait dominant et comme la loi de notre histoire. Cette loi providentielle s'est exécutée plus d'une fois à l'insu de ceux qui en étaient les agents, à l'insu ou même avec les regrets de ceux qui devaient en recueillir le fruit. Les uns pensaient ne travailler que pour eux-mêmes, les autres, s'attachant au souvenir des garanties détruites ou éludées par le pouvoir, croyaient reculer pendant qu'ils avançaient toujours. » (Histoire du Tiers Etat).Conclusion. En dépit des réserves qui font depuis longtemps l'oeuvre d'Augustin Thierry est bien dépassée, il lui reste le mérite incontesté d'avoir engagé l'histoire moderne dans sa voie, et d'avoir donné, au milieu du romantisme, des modèles de narration pittoresque et sobre. Chateaubriand d'un mot a rendu à son disciple le plus bel hommage : «-L'histoire aura son Homère comme la poésie » (Etudes historiques, Préface). Autres historiens narrateursOn peut grouper à la suite d'Augustin Thierry d'autres historiens qui se sont attachés surtout à faire un récit agréable ou un exposé clair des événements.Michaud.
Barante.
« De ces chroniques naïves, de ces documents originaux, j'ai tâché de composer une narration suivie, complète, exacte, qui leur empruntât l'intérêt dont ils sont animés, et suppléât à ce qui leur manque. » (Préface de l'Histoire des ducs de Bourgogne).Son livre eut un succès analogue à celui d'un roman. Vitet.
Thiers.
« Avec ce qu'on nomme l'intelligence, on démêle bien le vrai du faux, on ne se laisse pas tromper par les vaines traditions ou les faux bruits de l'histoire; on a de la critique; on saisit bien le caractère des hommes et des temps [...] on entre dans les secrets ressorts des choses, on comprend et on fait comprendre comment elles se sont accomplies; diplomatie, administration, guerre, marine, on met ces objets si divers à la portée de la plupart des esprits, parce qu'on a su les saisir dans leur généralité intelligible à tous... ». (Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XII, livre XXXVIII. Avertissement de l'auteur).Il avait la libre disposition des sources et l'expérience des affaires, et il put apporter beaucoup de clarté dans les questions diplomatiques, militaires et financières. On lui a reproché de ne pas avoir fait à l'histoire intérieure une place assez grande. Mignet.
Sismondi.
L'histoire philosophiqueGuizotVie.1° Le professeur (1787-1830). Né à Nîmes et élevé à Genève dans les principes calvinistes, François Guizot (1787-1874) vint à Paris en 1805, et dès 1812 fut nommé par Fontanes professeur d'histoire à la Faculté des lettres de Paris. La Restauration lui confia divers emplois administratifs. A la chute du ministère Decazes, il rouvrit son cours de Sorbonne (1820). On l'interdit en 1822 à cause de l'opposition très vive de Guizot au ministère Villèle, et il ne put le reprendre qu'en 1828 sous le ministère Martignac. Guizot avait consacré ses loisirs à écrire ou à préparer ses ouvrages historiques. 2°
L'homme d'état (1830-1848).
3°
La retraite (1818-1874).
Oeuvres.
Caractère.
1°
La foi.
« J'avais été élevé à Genève dans des sentiments très libéraux, mais dans des habitudes austères et des croyances pieuses. » (Mémoires, ch. I).Mais il n'avait aucun fanatisme sectaire et chercha au contraire à réaliser une union de tous les croyants, catholiques ou protestants, contre leurs adversaires communs : les incrédules. 2°
Le libéralisme.
« Né bourgeois et protestant, je suis profondément dévoué à la liberté de conscience, à l'égalité devant la loi, à toutes les grandes conquêtes de notre ordre social. Mais ma confiance dans ces conquêtes est pleine et tranquille, et je ne me crois point obligé, pour servir leur cause, de considérer la maison de Bourbon, la noblesse française et le clergé catholique comme des ennemis. » (Mémoires, ch. II).Théories historiques. Guizot a toujours eu en vue la politique. 1°
Les causes et l'enchaînement des faits.
« Les événements sont plus grands que ne le savent les hommes, et ceux-là mêmes qui semblent l'ouvrage d'un accident, d'un individu, d'intérêts particuliers ou de quelque circonstance extérieure, ont des sources bien plus profondes et une bien autre portée. » (Essais sur l'Histoire de France, 3e essai).Ainsi la leçon des événements se dégage en pleine lumière. 2°
Le progrès vers l'ordre et la liberté.
« Je voulais montrer que les efforts de notre temps pour établir dans l'état un régime de garanties et de libertés politiques n'avaient rien de nouveau ni d'étrange. » (Mémoires, ch. VII).Il était convaincu en effet que l'évolution historique s'accomplit dans le sens de l'ordre et de la liberté : « La France a subi, depuis quatorze siècles, les plus éclatantes alternatives d'anarchie et de despotisme, d'illusion et de mécompte; elle n'a jamais renoncé longtemps ni à l'ordre, ni il la liberté, ces cieux conditions de l'honneur comme du bien-être durable des nations. » (Histoire de la civilisation. Préface de 1855).L'historien. Cette grande idée est comme l'âme de ses ouvrages. 1°
Les Essais sur l'Histoire de France.
L'ouvrage avait paru d'abord comme une suite aux Observations sur l'Histoire de France (1765) de l'abbé Mably. 2°
L'Histoire de le Révolution d'Angleterre.
« Pourquoi, en Angleterre, le ferme établissement de la liberté politique avec le maintien des éléments essentiels de la vieille société anglaise, et, en France, le mauvais succès des tentatives de liberté politique avec la destruction à peu près complète de l'ancienne société française? (Essais, Préface de 1857).Cette histoire, qui comprend trois parties : Histoire de Charles Ier, Histoire de la République d'Angleterre et de Cromwell, Histoire du protectorat de Richard Cromwell et du rétablissement des Stuarts, est un récit dans la forme, mais dans le fond une étude des origines de la monarchie constitutionnelle en Angleterre. 3°
Histoire de la civilisation en Europe et en France.
4°
Valeur historique.
L'artiste.
1°
La simplicité nue.
« Charles errait d'asile en asile et de déguisement en déguisemeit, cherchant une barque qui le transportât hors d'Angleterre ; et Cromwell rentrait en triomphe à Londres, entouré des membres du Parlement, du Conseil d'Etat, du Conseil commun de la cité, et d'une foule immense qui le proclamait sou libérateur.» (Discours sur l'histoire de la Révolution d'Anglelerre).Deux grandes fresques étaient possibles. Elles sont à peine esquissées, et les romantiques s'en plaignaient. 2°
Le ton oratoire.
« Nation pleine de force intelligente et vitale, qui s'emporte, s'égare, le reconnaît, change brusquement de route, ou bien s'arrête immobile, lasse en apparence et dégoûtée de chercher en vain, mais qui ne se résigne point à l'impuissance, et se distrait de ses revers politiques par d'autres travaux et d'autres gloires, en attendant qu'elle reprenne sa course vers son grand but. (Préface de 1855). Autres historiens philosophesLa méthode de Guizot s'est continuée et nous lui devons quelques-unes des oeuvres maîtresses du XIXe siècle.Tocqueville.
a)
La Démocratie en Amérique (1836-1839).
Après un exposé géographique, il analyse les causes historiques qui devaient conduire les Etats-Unis à la démocratie, et il en examine ensuite l'organisation sociale et politique, prévoyant que la France elle aussi est en marche depuis plusieurs siècles vers Ici démocratie « Si à partir du XIe siècle vous examinez ce qui se passe en France de cinquante en cinquante années, au bout de chacune de ces périodes vous ne manquerez point d'apercevoir qu'une double révolution s'est opérée dans l'état de la société. Le noble aura baissé dans l'échelle sociale, le roturier s'y sera élevé. »b) L'Ancien Régime et la Révolution. Ainsi la Révolution apparaît moins connue un commencement que comme un aboutissement. La centralisation administrative, le morcellement de Ia propriété, l'égalité des citoyens, tout ce qu'on croit inauguré par elle, date en réalité de l'Ancien régime. Telle est la théorie qu'élève Tocqueville dans l'Ancien Régime et la Révolution sur des assises si solides que tout le travail moderne n'a fait que la confirmer. Quinet.
L'Histoire intégraleMicheletVie.1° Le professeur (1798-1830). Fils d'un pauvre imprimeur parisien, Jules Michelet (1798-1874) connut très jeune la misère. Grâce aux sacrifices courageux des siens, il put entrer pourtant au lycée Charlemagne, où il fit des études extraordinairement brillantes. Répétiteur dans une institution privée, docteur en 1819, agrégé en 1821, il entra comme professeur d'histoire au Collège Sainte-Barbe et fut chargé en 1827 du cours d'histoire ancienne à l'École normale supérieure. 2°
L'archiviste et le militant (1830-1852).
3°
Le solitaire (1852-1874).
Oeuvres.
Caractère.
1°
La sensibilité.
« Les gens contrefaits, les infirmes, les faibles, et même les animaux qui souvent nous touchent de si près, m'émeuvent. Je voudrais que tout autour de moi fût heureux. » (Mon Journal. Lettre à Poinsot, 31 mai 1820).Dans ce coeur si large, il y avait, à côté des victimes et des humbles, une place encore grande pour la nature, qu'il « hait ou adore comme on ferait d'une femme ». (Mon Journal, 31 décembre 1820.) Et tous ces amours venaient se fondre dans celui de la patrie. Il vécut pour la France et avec elle, et en achevant son histoire, il lui disait : « Eh bien, ma grande France, s'il a fallu, pour retrouver ta vie, qu'un homme se donnât, passât et repassât tant de fois le fleuve des morts, il s'en console, et te remercie encore. Et son plus grand chagrin, c'est qu'il faut te quitter ici. » (Histoire de France. Préface de 1869).2° L'imagination. Une pareille sensibilité est aussi bien un don du coeur qu'un effet de l'imagination. On en juge aisément à l'émotion qui saisissait Michelet quand il lisait des romans : « Je suis brisé, rompu. J'ai, à la lettre, vécu mon roman, la destinée de mesAussi quand il pénétra dans les Archives, « son domaine », il vit la poussière s'animer, les morts empressés répondre à sa voix : « Je ne tardai pas à m'apercevoir dans le silence apparent de ces galeries, qu'il y avait un mouvement, un murmure qui n'était pas de la mort... Doucement, Messieurs les morts, procédons par ordre, s'il vous plaît. » (Histoire de France, t. II, éd. de 1835).Théories philosophiques. C'est par l'imagination en effet, et non par la politique comme les autres, que Michelet, après avoir incliné vers la philosophie, a été conduit définitivement à l'histoire. Déjà tout jeune, dans le Musée des Monuments français, il croyait voir les statues des Mérovingiens se dresser vivantes (Révolution, XII, 7). 1°
La géographie.
« Le matériel, la race, le peuple qui la continue me paraissaient avoir besoin qu'on mit dessous une bonne et forte base, la terre, qui les portât et qui les nourrît. Et notez que ce sol n'est pas seulement le théâtre de l'action. Par la nourriture, le climat, etc., il y influe de cent manières. Tel le nid, tel l'oiseau. Telle la patrie, tel l'homme. » (Préface de 1869).2° La résurrection intégrale. Pourtant Michelet se refuse à admettre une sorte de fatalité géographique. Il voit la France comme une personne vivante, où s'élaborent, conformément aux lois biologiques, les éléments qui la composent : « Je dégageai de l'histoire elle-même un fait moral énorme et trop peu remarqué. C'est le puissant travail de soi sur soi, où la France, par son progrès propre, va transformant tous ses éléments bruts [...]. La France a fait la France. » (Ibid.).Dès lors, il ne suffisait plus à l'historien d'étudier comme Thierry les combinaisons des peuples, ou le jeu des institutions comme Guizot. Il fallait fondre les deux systèmes pour arriver à produire, à force de menus détails cherchés jusque dans les manuscrits, « la résurrection de la vie intégrale, non pas dans ses surfaces, mais dans ses organismes intérieurs et profonds ». (Ibid.). « On croyait autrefois pouvoir par le scalpel isoler, suivre à part chacun de nos systèmes; cela ne se peut pas, car tout influe sur tout. » (Ibid.).3° Le symbolisme. Il y a des moments où cette vie de la nation est plus facile à saisir ou à montrer : c'est quand elle s'incarne dans les grands hommes. Dominé par Vico et Cousin, Michelet croit que les grands hommes sont les symboles de leur temps, que certains faits sont particulièrement significatifs, et déjà, dans l'avant-propos de son Précis d'histoire moderne, il annonçait l'intention de mettre en lumière des faits « peu nombreux, mais assez bien choisis pour servir de symboles à tous les autres ». 4°
L'émotion.
« L'historien [...] qui entreprend de s'effacer en écrivant, de ne pas être [...] n'est pas du tout un historien [...]. En pénétrant l'objet de plus en plus, on l'aime, et dès, lors on regarde avec un intérêt croissant. Le coeur ému a la seconde vue, voit mille choses invisibles au peuple indifférent. » (Préface de 1869).Malheureusement, si la passion rend parfois clairvoyant, souvent aussi elle aveugle. Cette émotion historique que réclame Michelet pour justifier son tempérament, c'est, dans un programme juste, la porte entrebâillée à l'erreur. L'historien.
1°
Histoire romaine.
2°
L'Histoire de France.
Aussi est-on obligé de faire des réserves sur la valeur historique de cette oeuvre à laquelle il avait consacré le travail patient de sa vie. a) La documentation. - Religion, art, littérature, vie de société, son histoire embrasse tout. La cathédrale gothique, Rabelais, l'introduction du café, etc., y ont leur place à côté des faits proprement historiques. Mais dans la seconde partie de son histoire, la documentation est moins scrupuleuse. Michelet dit : Son âme bonne est toujours du parti des faibles et des victimes. Les travaux entrepris par Louvois pour amener de l'eau à Versailles coûtèrent la vie à beaucoup de soldats; Michelet écrit :« Voyez de Luynes, voyez d'Argenson ». Nous avons vu d'Argenson, nous avons vu de Luynes. Ils ne disent rien de ce qu'en tire Michelet. » (Thiénot, Rapport sur l'exposition de 1867).Michelet n'a pas cessé d'aller aux textes, mais il les sollicite. « On venait de bâtir pour eux les Invalides. Ils n'en eurent pas besoin. Un aqueduc de deux cent pieds de haut, l'aqueduc de Maintenon, inachevé et inutile, fut le monument funéraire des pauvres soldats immolés. » (Louis XIV, t. II, ch. I).L'histoire n'est plus l'exposé impartial des faits : ce sont les émotions diverses de Michelet à propos des faits. L'artiste.
1°
La vie.
« Le culte était un dialogue tendre entre Dieu, l'Église et le peuple, exprimant la même pensée [...]. Le peuple élevait la voix, non pas le peuple fictif qui parle dans le choeur, mais le vrai peuple venu du dehors, lorsqu'il entrait, innombrable, tumultueux, par tous les vomitoires de la cathédrale, avec sa grande voix confuse, géant enfant, comme le Saint Christophe de la légende, brut, ignorant, passionné, mais docile, implorant l'initiation, demandant à porter le Christ sur ses épaules colossales. » (Histoire de France, t. II, I. IV, ch. 9).Même la géographie devient une peinture dramatique toute fraîche encore des souvenirs de voyage. ( Tableau de la France). 2°
Les images.
« Sous Philippe le Bel le fisc, ce monstre, ce géant naît altéré, affamé, endenté. Il crie en naissant comme le Gargantua de Rabelais : A manger! à boire! L'enfant terrible, dont on ne peut soûler la faim atroce, mangera au besoin de la chair et boira du sang. C'est le cyclope, l'ogre, la gargouille dévorante de la Seine. La tête du monstre s'appelle Grand Conseil, ses longues griffes sont au Parlement; l'organe digestif est la Chambre des Comptes. » (Histoire de France, t. Ill, ch. 3).3° La poésie. Quand la sensibilité et l'imagination atteignent ce degré, la poésie ne demande qu'à naître. On la rencontre à chaque pas dans l'Oiseau, l'Insecte, la Montagne, la Mer. Michelet n'est ni un naturaliste comme Buffon, ni un moraliste comme La Fontaine. Sa sympathie voit dans les animaux des « frères inférieurs ». Il observe et les décrit en poète. Ici c'est la violence de la mer déchaînée (La Mer, I. I, ch. 7), là c'est la lutte épique de deux légions de fourmis : « Nous-mêmes, nous avions presque terreur à voir ces légions de la mort, cette terrible armée de petits squelettes noirs qui avaient tous escaladé le malheureux vase de terre, et, dans ce lieu resserré, étouffé, brûlant, n'ayant pas même de place, furieux, montaient les uns sur les autres. A mesure que la déroute des grosses devenait certaine, des appétits effroyables se révélaient chez les noires. Nous vîmes le moment. Ce fut un coup de théâtre. Dans leur pantomime muette, mais horriblement éloquente, nous entendîmes ce cri : « Leurs enfants sont gras! » (L'Insecte, I. II, ch 21).4° Le style. Il ne faut donc pas s'étonner de rencontrer si souvent des vers dans la prose de Michelet. Dans les citations précédentes nous relevons : Et son plus grand chagrin, c'est qu'il faut te quitter. (12)Un autre eût fait disparaître ces vers blancs, mais pour Michelet « le style n'est que le mouvement de l'âme » (Mon Journal, 4 juillet 1820). La phrase suit la pensée sans s'inquiéter de la syntaxe, comme ici à propos de la bataille de Crécy : « Les brillantes bannières furent tachées ce jour-là. D'avoir été traînées, non par le noble gantelet du seigneur, mais par les mains calleuses, c'était difficile à laver. » (Histoire de France, t. III, I. VI, ch. 1).Adjectifs et substantifs se juxtaposent, précisant peu à peu l'expression : « C'est la limite extrême, la pointe, la proue de l'ancien monde. » (Tableau de la France, la Bretagne).Souvent le verbe est supprimé. Interrogations, exclamations, appels au lecteur, tous les mouvements se succèdent et se heurtent, et, au milieu de tout cela, le mot expressif est toujours trouvé : « La guerre est le bon temps pour Saint-Malo; ils ne connaissent pas de plus charmante fête. Quand ils ont eu récemment l'espoir de courir sus aux vaisseaux hollandais, il fallait les voir sur leurs noires murailles, avec leurs longues vues, qui déjà couvaient l'Océan. » (Tableau de la France, la Bretagne).Conclusion. Oeuvre à la fois lyrique et pittoresque, l'Histoire de France de Michelet est un des chefs-d'oeuvre de l'art romantique. C'est à la fois son éloge et sa critique qu'on ait pu dire qu'elle était l'épopée de la France. Passionnante et passionnée, elle se lit avec enthousiasme et ne peut être consultée, surtout dans la seconde partie, qu'avec circonspection. Doué de tous les dons de l'historien, inventeur de la vraie méthode historique, Michelet a eu les défauts de son génie. Il ne saurait plus être un maître, mais il peut être encore un initiateur. Ainsi à la fin de la première moitié du XIXe siècle, l'histoire est créée. On a enfin acquis le sens du passé, mais sans se dégager encore complètement du présent. Thierry comme Guizot et Michelet gardent du romantisme et du mouvement social contemporains des préoccupations artistiques et politiques. Il reste à l'histoire un effort à faire pour être une science véritable. Historiens divers des années 1820-1850Parmi les historiens secondaires de cette période, on peut encore nommer :• Lacretelle jeune dont le Précis historique de la Révolution française (1801-1806) est le premier du genre et dont toute l'oeuvre postérieure n'est que le développement de ce précis.Puis ceux qu'on a surnommés un peu dédaigneusement les « rats d'archives », monographistes et polygraphes, curieux d'archéologie, de folklore, de barèmes, anecdotiers, compulseurs de vieux papiers, éditeurs de livres rares, entrepreneurs de collections historiques et littéraires : • Les Vatout, les Danjou, les Privat d'Anglemont, les Ludovic Lalanne, les Paul Lacroix (le bibliophile Jacob), les Eugène Maron, les Charles Asselineau, les Eudore Soulié, les Jules Cousin, les Charles Louandre, les Walckenaer, les Beffara, les Petitot, les Monmerqué, les Taschereau, etc., dont plusieurs, pour s'être volontairement spécialisés dans ces emplois inférieurs, n'ont manqué ni d'érudition ni de goût.C'est peut-être ici également qu'il faudrait donner place aux auteurs de Mémoires et de Souvenirs, particulièrement abondants pour la période révolutionnaire et impériale. On ne saurait songer à en dresser la très longue liste. • Les plus célèbres publications du genre, avec le Mémorial de Sainte-Hélène, de Las Cases (1822-1823), les Mémoires d'outretombe, de Chateaubriand, et les Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, de Guizot (1858-1867), qui parurent du vivant de leurs auteurs, sont les Mémoires de Mme de Rémusat, tableau piquant, mais légèrement perfide, de la cour de Napoléon Ier, les Mémoires du chancelier Pasquier, qui peuvent servir de correctif aux précédents, les Mémoires de la comtesse de Boigne, finement renseignée sur les personnages de la Restauration et les dessous du régime, les Mémoires du général baron de Marbot, d'une verve toute cavalière, et les fameux Cahiers du capitaine Coignet, qui avaient passé presque inaperçus en 1851 sous le titre de : Aux vieux de la vieille, parfait spécimen de ces « commentaires de soldats », comme les appelait Henry Houssaye, où les Fricasse, les Dupuy, les Brisquard, les Belot, les Marquant, le sergent Bourgogne et le trompette Chevillet « expriment les sentiments et l'opinion de la plèbe à épaulettes de laine » et servent l'histoire à leur manière en lui fournissant « les éléments de la psychologie des armées ». La deuxième partie du XIXe siècleRenan (1823-1892)Vie.1° Le séminariste (1823-1845). Né dans la pieuse ville de Tréguier, Ernest Renan (1823-1892), au sortir d'une enfance presque mystique, se croyait tout naturellement destiné à être prêtre. Il vint continuer ses classes aux séminaires de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, d'Issy et de Saint-Sulpice. Mais au milieu de ses études des langues sémitiques qui le conduisaient à l'exégèse des livres saints, il s'aperçut qu'il perdait la foi, et dès lors il changea sa vie. 2°
L'historien (1845-1892).
Oeuvres.
Caractère.
1°
Le dilettante.
« J'étais prédestiné à être ce que je suis, un romantique protestant contre le romantisme, un utopiste prêchant en politique le terre à terre, un idéaliste se donnant beaucoup de mal pour paraître bourgeois, un tissu de contradictions... Je ne m'en plains pas, puisque cette constitution morale m'a procuré les plus vives jouissances intellectuelles qu'on puisse goûter. » (Souvenirs d'enfance et de jeunesse, Saint-Renan, II).Il trouvait ainsi un plaisir égoïste de dilettante dans le jeu des idées. 2°
L'idéaliste.
« Bien de grand ne se fait sans chimères... Ah! l'espérance ne trompe jamais, et j'ai confiance que toutes les espérances du croyant seront accomplies et dépassées. L'humanité réalise la perfection en la désirant et en l'espérant. » (Avenir de la science, XIX).Et quoique ayant perdu la foi catholique, il respectait la religion comme étant une forme de l'idéal. 3°
L'amour de la science.
« J'eus donc raison, au début de ma carrière intellectuelle, de croire fermement à la science et de la prendre comme but de ma vie. Si c'était à recommencer, je referais ce que j'ai fait : et, pendant le peu de temps qui me reste à vivre, je continuerai. L'immortalité c'est de travailler à une oeuvre éternelle. » (Avenir de la science. Préface).Théories historiques. Renan croyait à l'union naturelle du vrai et du beau, et par suite à une conciliation possible en histoire de l'art et de la science. 1°
La vérité de la couleur.
« Le talent de l'historien consiste à faire un ensemble vrai avec des traits qui ne sont vrais qu'à demi. » (Vie de Jésus. Préface de la 13e édition).Au-dessus de l'exactitude des détails, n'y a-t-il pas la vérité d'ensemble? « Supposons qu'en restaurant la Minerve de Phidias selon les textes, on produisît un ensemble sec, heurté, artificiel; que faudrait-il en conclure? Une seule chose c'est que les textes ont besoin de l'interprétation du goût, qu'il faut les solliciter doucement, jusqu'à ce qu'ils arrivent à se rapprocher et à fournir un ensemble où toutes les données soient heureusement fondues. » (Vie de Jésus. Introduction).2° Le positivisme en histoire. A côté de cette liberté qu'il revendique, Ernest Renan se montre très strict sur certains principes de méthode. Il refuse de reconnaître le miracle et traite les livres saints comme les autres : « Que si, au contraire, le miracle est une chose inadmissible, j'ai eu raison d'envisager les livres qui contiennent des récits miraculeux comme des histoires mêlées de fiction [...]. J'ai eu raison de les traiter de la même manière que l'helléniste, l'arabisant et l'indianiste traitent les documents légendaires qu'ils étudient. » (Ibid.).Il réclame tout un travail patient de recherches spéciales avant qu'on puisse fonder, sur des bases solides, les généralisations historiques : « Des monographies sur tous les points de la science, telle devrait donc être l'oeuvre du XIXe siècle, oeuvre pénible, humble, laborieuse, exigeant le dévouement le plus désintéressé, mais solide, durable, et d'ailleurs immensément relevée par l'élévation du but final. » (L'Avenir de la science, XIII).L'historien. Lui-même, par son éducation de séminariste, sa connaissance de l'hébreu et de la critique allemande, était tout désigné pour se spécialiser dans l'histoire religieuse. 1°
Les Origines du Christianisme.
Il commence par faire dans la Vie de Jésus la biographie du fondateur de la nouvelle religion jusqu'à la Passion. Puis il raconte dans les apôtres et Saint-Paul la prédication de l'Evangile; dans l'Antechrist la persécution romaine. Les Evangiles, l'Eglise chrétienne et Marc Aurèle montrent l'organisation progressive de l'Église, jusqu'au moment où la religion est constituée dans sa forme définitive. 2°
L'Histoire du peuple d'Israël.
3°
Valeur historique.
Le philosophe.
1°
Les Dialogues et les Drames philosophiques.
2°
L'Avenir de la Science.
ll soutient dans cet ouvrage un peu confus que la science sera la vraie religion de l'avenir. Il faut qu'elle s'organise de plus en plus et elle assurera le progrès de l'humanité. Le devoir impérieux de l'heure présente est d'instruire le peuple, de lui communiquer le goût, le respect et la religion du vrai. L'artiste.
« Ecrire sans avoir à dire quelque chose de pensé personnellement me paraissait dès lors le jeu d'esprit le plus fastidieux. » (Souvenirs d'enfance, Saint-Nicolas, III).Son art se distingue par sa sincérité. 1°
La couleur.
« La Galilée était un pays très vert, très ombragé, très souriant, le vrai pays du Cantique des Cantiques et des chanson du bien aimé. Pendant les deux mois de mars et d'avril la campagne est un tapis de fleurs, d'une franchise de couleurs incomparable. » (Vie de Jésus, ch. IV).Le pittoresque est sobre et donne la vision simple de la vie. Tel est ce court tableau de Jésus en voyage : « Il se servait d'une mule, monture en Orient si bonne et si sûre, et dont le grand oeil noir, ombragé de longs cils, a beaucoup de douceur. Les disciples déployaient quelquefois autour de lui une pompe rustique, dont leurs vêtements, tenant lieu de tapis, faisaient les frais. Ils les mettaient sur la mule qui le portait, ou les étendaient à terre, sur son passage. » (Ibid, XI).2° Les portraits. Nous sommes loin, on le voit, du bariolage, parfois un peu criard, de la peinture romantique. Ces morceaux valent par leur caractère concret et leur discrétion juste. Il en est de même des portraits que Renan aime à tracer : Saint Paul, Néron, Domitien, Marc Aurèle, Hadrien, etc. Sans doute il tâche de les ramener à l'unité pour en faire des types vigoureux. Mais, comme Flaubert, il est préservé du factice par la solidité des dessous. Ce fragment sur Néron montre comment il sait donner la vie, aux détails fournis par l'érudition : « Ce ne fut pas assez pour lui de conduire des chars dans le cirque, de s'égosiller en public, de faire des tournées de chanteur en province; on le vit pêcher avec des filets d'or qu'il tirait avec des cordes de pourpre, dresser lui-même ses claqueurs, mener de faux triomphes, se décerner toutes les couronnes de la Grèce antique, organiser des fêtes inouïes, jouer au théâtre des rôles sans nom. » (L'Antechrist, ch. VI).La souplesse du style. L'art de Renan semble si dénué d'artifice qu'il paraît la simplicité même. Son style doit son intensité d'expression non pas seulement à la justesse absolue des termes, mais à une sorte de transparence où la nuance de l'idée garde toute sa valeur, à un mouvement aisé qui semble avoir parfois la douceur d'une caresse. Quelquefois une image frappante met en relief l'idée : « Les nations modernes ressemblent aux héros écrasés par leur armure du tombeau de Maximilien à Inspruck, corps rachitiques sous des mailles de fer. » (Avenir de la science, Préface).Quelquefois l'émotion transporte l'écrivain. Il écrit dans une sorte d'enthousiasme poétique la Prière sur l'Acropole (Souvenirs d'enfance, IV). -
Renan ne manque pas de séduire par le prestige de la beauté. Son influence sur l'esprit contemporain a été grande. S'il a pu faire quelques dilettantes sceptiques, il a surtout appris à étudier les religions comme des faits sociaux tout en respectant la foi. Sa critique, il est vrai, a fait plus de tort à l'Eglise que les sarcasmes de Voltaire. Mais sa tolérance plus large, tout en prêchant la religion de la science, a salué très bas toutes les croyances. TaineVie et caractère.Avec la nature ondoyante de Renan, la rectitude ferme de Hippolyte Taine (1828-1893) forme unl contraste marqué. Elève de l'Ecole Normale Supérieure, docteur ès-lettres en 1853 avec une thèse sur La Fontaine, il ne tarda pas à être tracassé pour son indépendance philosophique et quitta l'Université pour se consacrer il ses travaux personnels. Sa célébrité prompte et méritée le fit appeler à la chaire d'histoire de l'art de l'Ecole des Beaux Arts (1864). C'est seulement après 1870 qu'il devint historien et entreprit ses Origines de la France contemporaine, sans réussir à les achever. C'est la vie toute unie et droite d'un travailleur probe, timide à l'égard du monde, mais très ferme dans ses idées. Oeuvres.
Théories
historiques.
1°
L'histoire et les sciences naturelles.
« Il suit de là qu'une carrière semblable à celle des sciences naturelles est ouverte aux sciences morales; que l'histoire, la dernière venue, peut découvrir des lois comme ses aînées. » (Essais, Préface.)Quand il entreprend d'étudier en France le passage de l'Ancien Régime au régime nouveau, il lui semble suivre les phases « d'une métamorphose d'insecte » (Origines de la France contemporaine). 2°
L'histoire et la politique.
« A cet égard, nos préférences seraient vaines; d'avance la nature et l'histoire ont choisi pour nous [...]. C'est pourquoi, si nous parvenons à trouver la nôtre, ce ne sera qu'en nous étudiant nous-mêmes, et plus nous saurons précisément ce que nous sommes, plus nous démêlerons sûrement ce qui nous convient. (Ibid.).L'historien. C'est donc pour se faire une opinion politique raisonnée qu'il entreprit son oeuvre. 1°
Les Origines de la France contemporaine.
L'Ancien Régime fait un tableau de la société française à la veille de la Révolution l'état des classes privilégiées, la propagation des idées nouvelles, la misère des classes populaires. La Révolution commence par une période d'anarchie sous la Constituante, pour se terminer par la dictature révolutionnaire quand le parti jacobin a réussi à s'organiser et à s'imposer. Le Régime moderne est inachevé. Il renferme seulement une analyse du caractère et des idées de Napoléon Ier, une étude sur l'Eglise et l'instruction publique. 2°
Valeur historique.
L'artiste.
« Il n'a pour devoir et pour désir que de supprimer la distance des temps, de mettre le lecteur face à face avec les objets. » (Essai sur Tite-Live, 1re partie, ch. I).1° La vie. Autant que la clarté logique dont il fait preuve dans l'agencement de son immense matière, il a l'imagination qui évoque le passé sous nos yeux. On trouve à chaque page des tableaux aussi enlevés et aussi pleins de vie que ce petit croquis des prisons sous la Terreur : « En prison, hommes et femmes s'habilleront avec soin, se rendront des visites, tiendront salon; ce sera au fond d'un corridor, entre quatre chandelles; mais on y badinera, on y fera des madrigaux, on y dira des chansons, on se piquera d'y être aussi galant, aussi gai, aussi gracieux qu'auparavant; faut-il devenir morose et mal appris parce qu'un accident vous loge dans une mauvaise auberge? » (L'Ancien Régime, I. II, ch. III, § 3).2° Les portraits. Cette imagination, quand il s'agit de peindre les hommes, groupe tous leurs traits autour d'un caractère saillant : Marat est le fou; Danton le barbare; Robespierre, le cuistre; Napoléon, l'artiste. C'est pour Taine la faculté maîtresse. Mais pour atteindre ce résultat, il fait souvent grimacer les figures, et en grandit les proportions à la manière de Balzac. Ce fragment du portrait de Danton peut en donner une idée. « Par tempérament et par caractère, il est un Barbare, et un barbare né pour commander à ses pareils, comme tel leude du VIe siècle ou tel baron du Xe. Un colosse à tête de « Tartare » couturée de petite vérole, d'une laideur tragique et terrible, un masque convulsé de « bouledogue » grondant, de petits yeux enfoncés sous les énormes plis d'un front menaçant qui remue, etc. »3° Le style. Cette imagination, enfin, se traduit dans le style par une grande abondance de comparaisons et de métaphores. Napoléon a dans la tête divers atlas, atlas militaire, atlas civil, atlas moral; les membres du Comité de Salut public sont douze rois, etc. Il est visible que Taine ne dédaigne pas l'effet. Voici, par exemple, le début d'un chapitre-: « Lorsque nous voyons un homme un peu faible de constitution, mais d'apparence saine et d'habitudes paisibles, boire avidement d'une liqueur nouvelle, puis, tout d'un coup, tomber à terre, l'écume à la bouche, délirer et se débattre dans les convulsions, nous devinons aisément que dans le breuvage agréable, il y avait une substance dangereuse; mais nous avons besoin d'une analyse délicate pour isoler et décomposer le poison. Il y en a un dans la philosophie du XVIIIe siècle... » (Ancien Régime, l. III, ch. I).Dans sa phrase, volontiers oratoire, les oppositions s'accumulent, lui donnant de la vigueur, mais aussi un peu de raideur dans la symétrie. C'est le cas ici : « Par leurs qualités comme par leurs défauts, par leurs vertus comme par leurs vices, les privilégiés ont travaillé à leur chute; et leurs mérites ont contribué à leur ruine aussi bien que leurs torts. » (Ibid., V, 5).L'artiste est grand en Taine, mais il ne se laisse pas oublier et il a fait tort à l'historien. Son point de vue politique a été adopté par tous ceux qui s'effrayaient des conséquences de la Révolution. L'assurance de ses prétentions scientifiques a fait de lui le maître de la plupart des penseurs contemporains. Et si, de nos jours, on se défie de son système, son influence n'en a pas moins été féconde, puisque la plus sûre garantie de réaliser la science est d'y croire. H. Martin; L. Blanc; C. Rousset; V. DuruyHenri Martin.Henri Martin (1810-1883) a publié, de 1837 à 1854, en 19 volumes, une Histoire de France bien documentée. Sa principale originalité consiste à chercher et parfois à prouver la persistance de l'élément celtique en France. Son style est simple; comme écrivain Henri Martin est disciple de Thiers. Louis Blanc.
Camille Rousset.
Fustel de CoulangesVie et caractère.Elève de l'Ecole normale supérieure et de l'Ecole d'Athènes, professeur à la Faculté de Strasbourg jusqu'en 1870, Fustel de Coulanges (1830-1889) revint à l'Ecole normale comme maître de conférences (1870-1877), puis fut chargé d'une chaire d'histoire du Moyen âge à la Sorbonne. Sauf pendant trois ans (1880-1883), où il fut directeur de l'Ecole normale, il l'occupa ,jusqu'à ce que ses forces surmenées le trahirent. C'est une belle carrière d'universitaire et d'érudit, qui répond bien à la devise simple et digne qui fut la sienne : Quaero. « Je cherche ». Oeuvres.
Théories
historiques.
« Elle se résume en ces trois règles : étudier directement et uniquement les textes dans le plus minutieux détail, ne croire que ce qu'ils démontrent, enfin écarter résolument de l'histoire du passé les idées modernes qu'une fausse méthode y a portées. » (La Monarchie franque, préface).Il dit encore : « Le meilleur des historiens est celui qui se tient le plus près des textes, quiles interprète avec le plus de justesse, qui n'écrit même et ne pense que d'après eux. » (Ibid., ch. 1, § 3).L'historien. Ce que Fustel de Coulanges cherche à retrouver sous la poussière des documents, c'est non pas la couleur vivante du passé, mais l'état moral des peuples dans ses rapports avec l'état politique. Il fait en somme, pour l'Antiquité et le Moyen âge, ce qu'avaient fait Tocqueville et Taine pour l'Amérique et la France monarchique. 1°
La Cité antique.
« La comparaison des croyances et des lois montre qu'une religion primitive a constitué la famille grecque et romaine, a établi le mariage et l'autorité paternelle, a fixé les rangs de la parenté, a consacré le droit de propriété et le droit d'héritage. Cette même religion, après avoir élargi et étendu la famille, a formé une association plus grande, la cité, et a régné en elle comme dans Ia famille. D'elle sont venues toutes les institutions comme tout le droit privé des anciens. C'est d'elle que la cité a tenu ses principes, ses règles, ses usages, ses magistratures. Mais avec le temps ces vieilles croyances se sont modifiées ou effacées; le droit privé et les institutions politiques se sont modifiés avec elles. Alors s'est déroulée la série des révolutions, et les transformations sociales ont suivi régulièrement les transformations de l'intelligence.» (Introduction).2° Les Institutions de l'Ancienne France Dans les Institutions de l'Ancienne France, Fustel de Coulanges étudie la formation du régime féodal. La domination romaine avait institué en Gaule l'autorité d'état. Mais à côté d'elle s'établit peu à peu l'autorité des individus sur les individus par la forme du patronage et du bénéfice. Le régime féodal n'est donc pas né uniquement de l'invasion barbare. En ruinant l'autorité politique, elle a laissé subsister la seule forme d'autorité qui eût encore quelque vigueur : le vasselage. 3°
Valeur historique.
L'artiste.
« Chacune de ses actions de chaque jour est un rite; toute sa journée appartient à la religion. Le matin et le soir il invoque son foyer, ses pénates, ses ancêtres; en sortant de sa maison, en y rentrant, il leur adresse une prière. Chaque repas est un acte religieux qu'il partage avec ses divinités domestiques. La naissance, l'initiation, la prise de la toge, le mariage, et les anniversaires de tous ces événements sont les actes solennels de son culte. » (La Cité antique, ch. XVI).C'est à la longue seulement que cette justesse sobre donne une impression d'art. Mais c'est plus encore en tant qu'historien que Fustel de Coulanges est regardé comme un maître. Son influence a été double. D'abord, il a chassé de l'histoire tous les partis pris et les systèmes pour n'en avoir plus qu'un, la soumission absolue aux textes. Ensuite, il a enseigné à les lire avec méthode et à en tirer avec certitude le contenu vrai. L'histoire à la fin du XIXe siècle et au début du XXeC'est Fustel de Coulanges qui a donné la définition de l'histoire telle qu'elle sera entendue désormais :« Elle n'est pas un art, elle est une science pure. Elle ne consiste pas à raconter avec agrément ou à disserter avec profondeur. Elle consiste, comme toute science, à constater les faits, à les analyser, à les rapprocher, à en marquer le lien. » (La Monarchie franque, Ch. I, § 3).L'organisation du travail historique. Cette science continue à s'organiser dans le dernier quart du XIXe siècle. Pour l'histoire des peuples anciens et de l'Orient, on a fondé l'Ecole de Rome (1874), l'école du Caire (1880); on envoie des missions. Les facultés deviennent des centres actifs d'histoire locale. Des sociétés nombreuses se fondent ayant chacune une revue pour organe. La spécialisation est de plus en plus grande. Il semble que le temps soit passé des longs espoirs et des vastes pensées. Apporter sur des points précis un peu plus de vérité suffit à l'ambition modeste des érudits. Les historiens.
• G. Maspero (Histoire ancienne des peuples de l'Orient, 1894).Conclusion. Mais le grand public ne suivit pas tout ce travail historique, parce que l'histoire était désormais complètement sortie de la littérature. Il semblait d'ailleurs aux historiens de cette époque que ce soit la condition même de son progrès. Ils craignaient que les artifices littéraires ou le désir de plaire ne soient pour le savant un danger ou une tentation. (E. Abry / Ch. Le Goffic). |
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