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La littérature française
La critique au XIXe siècle
et jusqu'en 1914

La critique avant Sainte-Beuve

Mme de Staël.
Le genre littéraire que Mme de Staël avait le mieux marqué de sa griffe était peut-être la critique. Tenant la littérature pour l'expression de la société, elle répudiait tout canon esthétique, s'abstenait de jugements « absolus » et ne voulait qu'« expliquer » les oeuvres par leurs éléments de formation. Elle créait ainsi la méthode dite historique qui étudie les milieux, les moeurs, les humains et néglige volontiers l'individualité même  des écrivains. 
« Encore faudrait-il prendre garde, a dit justement Frédéric Plessis, de ne pas tomber dans l'excès et se défendre d'une illusion et d'un danger : l'illusion, c'est de croire que l'on peut connaître avec précision et scientifiquement les causes multiples, complexes, délicates, qui agissent sur l'éclosion d'un livre et la formation d'un talent; le danger, c'est qu'à force d'étudier les circonstances, on oublie le principal et que d'une peinture on ne voie plus que le cadre. Il est très bien de rechercher la filiation d'un poème et de montrer l'ascendance littéraire d'un écrivain; je demande seulement que l'on ne supprime pas l'auteur lui-même et son livre, qui sont des réalités, au profit des doctrines et des genres, qui sont des abstractions; et, sans nier les droits de la science à entrer dans l'histoire littéraire, je voudrais bien maintenir ceux de la Littérature à n'en être pas chassée ». 
C'est à quoi pourtant aboutissait le principe staëlien, et Renan ne fera qu'en tirer la conséquence extrême, mais logique, le jour qu'il écrira dans l'Avenir de la Science
« L'étude de l'Histoire littéraire est destinée à remplacer en grande partie la lecture directe des oeuvres de l'esprit humain ».
Villemain.
Villemain (1790-1867), titulaire de la chaire d'éloquence française à la Sorbonne et secrétaire perpétuel de l'Académie française, n'allait pas jusque-là. Mais déjà, chez lui, la critique tournait à l'histoire des moeurs et des idées et il faisait choix, très habilement, des époques qui pouvaient se prêter le mieux à l'application de la méthode-: le Moyen âge et le XVIIIe siècle

Son Cours de littérature française (1828)  inaugure vraiment la critique nouvelle. Villemain tient compte des institutions sociales :

« Ce n'est pas seulement un genre nouveau de littérature, une forme oratoire, une tribune au lieu d'une chaire qui sort pour nous des institutions représentatives; c'est un esprit de vie, un ferment nouveau qui se mêle à toutes les parties des lettres, les transforme et les rajeunit. » (XVIIIe siècle. Discours préliminaire).
Il fait une place à l'action des autres littératures sur la littérature française :
« Un point de vue qu'il ne faut pas oublier, c'est le caractère mélangé, complexe de notre littérature et les emprunts qu'elle fait au passé et à l'étranger. Par là, elle n'est pas seulement l'expression de la société comme on l'a dit : elle est souvent le reflet du monde entier. » (XVIIIe s., 14e leçon).
Mais il croit encore à la nécessité du talent personnel pour le critique :
« Pour être un excellent critique, il faudrait pouvoir être bon auteur. Le talent peut seul agrandir l'horizon du goût. » (Discours et Mélanges littéraires, discours de 1814).
Les contemporains applaudirent en lui l'orateur; on peut encore profiter à le lire. Esprit brillant et à larges vues, que ne contenaient pas les frontières littéraires de la France et qui rayonnait dans les directions les plus variées, l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne, Villemain s'est peut-être trop dispersé et n'a pas assez approfondi. Il n'y a, dans son Cours de littérature française , comme dans ses Etudes de littérature ancienne et étrangère (1846), rien de net ni de définitif, mais de belles « perspectives », pour employer le mot de Sainte-Beuve, et un grand charme de phrases flottant autour de quelques idées intéressantes. Il était bon que Sainte-Beuve vînt bientôt donner les principes d'une critique plus impersonnelle et plus précise.

Dans le sillage de Villemain.
J.-J Ampère, Gérusez, Patin.
Des deux suppléants de Villemain à la Sorbonne, Ampère et Gérusez, l'un, J. J. Ampère, n'est d'abord que l'écho affaibli de cette voix éloquente (Histoire littéraire de la France avant le XIIe siècle); plus tard il se renouvelle d'archéologie et de littérature comparée et, dans son Histoire romaine à Rome (1858), donne le ton à Gaston Boissier.

L'autre, Gérusez, demeure le type, d'ailleurs distingué, du fabricant de Morceaux choisis et de Manuels de littérature à l'usage des classes.

A la Sorbonne encore et au Collège de France, Henri Patin corrige Schlegel et l'adapte au goût français dans ses Études sur la poésie latine et ses Études sur les tragiques grecs (1841-1843), « ouvrage utile, instructif », qui « serait plus agréable s'il était écrit avec plus de concision et, pour tout dire, avec plus de points et moins de virgules » (Sainte-Beuve).

Lerminier. Le Clerc.
Lerminier, jurisconsulte éloquent, fait l'histoire et la critique des législations et des constitutions de la Grèce; Victor Le Clerc découvre chez les Romains des ancêtres des journalistes et attache son nom à la publication des tomes XX-XXIV de l'Histoire littéraire de la France.

Paulin Paris.
Paulin Paris, dont on peut dire plus justement que de Villon qu'il sut l'un des premiers, avec Leroux de Lincy et Francisque Michel, débrouiller l'art confus de des vieux romanciers français, publie et commente, suivi de F. Génin, d'Edelestand Duméril et de Léon Gautier, les principales chansons de geste et entame l'inventaire raisonné des manuscrits de la Bibliothèque nationale.

Charles Magnin.
Charles Magnin, au contraire de Saint-Marc Giradin (Causeries et méditations, les Origines du théâtre français, etc.), l'un des rédacteurs du Globe, où débuta Sainte-Beuve et qui prit, sous la direction de Dubois, avec Jouffroy, Ch. de Rémusat, Vitet, Duvergier de Hauranne, etc., une part si active au mouvement littéraire de la Restauration, « fut de ceux qui se montrèrent le plus disposés à comprendre et à favoriser » la nouvelle école, « sans lui rien céder pourtant de ses droits comme juge » (Sainte-Beuve). 

Saint-René Taillandier.
De même Saint-René Taillandier, qui, lié avec Brizeux et Barbier, sur lesquels il a publié d'intéressantes monographies, se tourna de bonne heure vers les littératures étrangères et révéla au public français Lermontof et le groupe littéraire de la jeune Allemagne. 

Alexandre Vinet.
Universitaire aussi, mais Suisse et enseignant à Lausanne, Alexandre Vinet, qui marquera dans la rénovation protestante du XIXe siècle, montre une grande élévation d'esprit dans ses Études sur Pascal et la Littérature française au XIXe siècle.

Janin, Planche, etc.
Faut-il nommer encore, à l'écart des chaires publiques, Adolphe Guéroult, Eugène Véron, Jules Janin qui, pendant quarante ans (de 1836 à 1876), emplit le feuilleton des Débats de sa prose diffuse et prétentieusement entortillée? Ni principes, ni suite dans les idées. Cet encombrant délayage passa longtemps pour la quintessence de l'esprit parisien et valut à Jules Janin d'être proclamé « prince des critiques ». 

En vertu du même obscur plébiscite, dans un camp adverse, Gustave Planche fut jusqu'à sa mort « l'éminent critique » (Pontmartin). Lourd, rogue et d'ailleurs très probe et très docte, Planche (Portraits littéraires, Nouveaux portraits, etc.), de 1831 à 1857, du haut de la Revue des Deux Mondes, régenta les lettres de son temps. Il régnait par la terreur comme Janin par le calembour. Ses préjugés lui faisaient une manière de système : le véritable dogmatique fut Désiré Nisard.

Nisard. 
Désiré Nisard (1806-1888) ne doit rien à Mme de Staël et aux romantiques. Dans ses Poètes latins de la décadence, Nisard  attaquait Victor Hugo au travers de Sénèque et de Lucain, et c'était se faire la partie trop belle. En 1833, il publiait son Manifeste contre la littérature facile, qui avait au moins le mérite de la franchise et, quoique pense Sainte-Beuve, de la sincérité aussi. Mais retenons surtout de Nisard son Histoire de la littérature française (1844-1849), livre magistral où l'on goûte, où l'on juge, où l'on donne les motifs des jugements, livre solide et ordonné, digne du classicisme qu'il veut honorer et défendre. Point de biographie, point d'histoire : l'étude seule des oeuvres et ces oeuvres évaluées d'après leur plus ou moins de conformité avec un idéal préconçu de raison et de sobriété. Pourquoi certains auteurs ont-ils péri, et d'autres survécu?

« La France n'a pas eu à faire un long examen. Elle s'est regardée successivement dans les images vraies ou prétendues de son propre esprit. Dans les unes, elle ne s'est pas reconnue; dans les autres, elle s'est reconnue, soit à certains traits, soit tout entière. La science compare l'original à ces divers portraits, et donne en détail les raisons du jugement souverain que la France a porté. » (Chap. I, § 7).
 Nisard commence donc par établir une formule de « l'esprit français » :
« La littérature française, c'est l'image idéalisée de la vie humaine dans tous les pays et dans tous les temps; ou plutôt c'est la réalité dont on a retranché les traits grossiers ou superflus pour nous en rendre la connaissance à la fois utile et innocente. L'art français dans le sens le plus précis du mot, c'est l'ensemble des procédés les plus propres à exprimer cet idéal sous des formes durables. » (Ibid., ch. I, § 2).
Fort de cette certitude, Nisard peut admirer en conscience les classiques du XVIIe siècle et condamner les écrivains du XVIIIe, et surtout, on l'a dit, les Romantiques.

Saint-Marc Girardin.
Critique dogmatique comme Nisard, Saint-Marc Girardin (1801-1873), adversaire lui aussi des Romantiques, est dominé davantage par des préoccupations morales. Dans son Cours de littérature dramatique (1843), il étudie le même sentiment dans diverses oeuvres dramatiques des Anciens aux Modernes pour en montrer l'expression dégradée dans les oeuvres contemporaines.

Sainte-Beuve

Vie et caractère.
Le romantique (1804-1837).
Né à Boulogne-sur-Mer, Sainte-Beuve (1804-1869), après des études de médecine, se lia avec les poètes du Cénacle, auxquels il se chargea de donner pour patrons les poètes de la Pléiade dans son Tableau de la poésie française au XVIe siècle (1828). Ses poésies et son roman de Volupté, confidences d'une personnalité égoïste et avide de plaisirs raffinés, ne réussirent point à l'égaler à ses illustres amis et il en souffrit dans sa vanité jalouse. On s'en aperçoit aux jugements qu'il porte dans ses Portraits littéraires et dans ses Portraits contemporains.

Le critique (1837-1869).
Pourtant sa curiosité intellectuelle prit le dessus quand il se fut consacré définitivement à la critique. Successivement professeur à Lausanne (1837), à Liège (1848), au Collège de France et à l'Ecole normale, il donna régulièrement, à partir de 1849, des feuilletons hebdomadaires au Constitutionnel, puis au Moniteur et au Temps. Leur collection constitue les Lundis.

Oeuvres.
Les oeuvres comprennent : - Poésie : Poésies de Joseph Delorme (1829). Consolations (1830). Pensées d'août (1837). - Roman : Volupté (1834). - Critique : Tableau de la poésie française au XVIe siècle (1828); Portraits littéraires. Portraits contemporains. Histoire de Port Royal (1840-1860). Chateaubriand et son groupe littéraire (1860). Causeries du Lundi (1849-1861); Nouveaux lundis (1861-1869). -  Correspondance : Correspondance (1877-1878); Nouvelle correspondance (1880); Lettres à la princesse (1873).

La théorie critique impersonnelle.
Romantique militant comme Théophile Gautier, Sainte-Beuve est passé lui aussi au réalisme. Comme Flaubert dans le roman, il veut réduire autant que possible dans la critique la part du sentiment personnel.

Ni prévention...
Le critique doit avoir la curiosité assez vive, l'impartialité assez rigoureuse pour analyser des aines toutes différentes de la sienne :

« Tout mon objet dans Port-Royal est d'étudier et d'exposer la grandeur et la folie chrétienne, sans la diminuer et sans la partager en rien. » (Causeries du Lundi, XVI, Notes et Remarques).
Son intelligence doit être libre de toute prévention artistique, morale, religieuse, politique. La critique doit approcher de la neutralité de la science :
« Je voulais, comme je le disais, neutraliser le champ de la critique littéraire. » (Ibid.).
... Ni système...
Il faut encore se défier de tout esprit de système, car c'est pour nous une tentation de plier les choses à nos théories. Sainte-Beuve commence par protester contre le dogmatisme de Nisard :
« La nature est pleine de variétés et de moules divers : il y a une infinité de formes de talents. Critique, pourquoi n'avoir qu'un seul patron? » (Causeries du Lundi, XV, M. Nisard).
Puis, quand Taine, son disciple, sous prétexte d'appliquer à l'esprit humain les méthodes scientifiques, tente d'expliquer le génie individuel par des causes générales, Sainte-Beuve proteste encore :
« Vous aurez fait de beaux et légitimes raisonnements sur les races ou les époques prosaïques; mais il plaira à Dieu que Pindare sorte un jour de Béotie ou qu'un autre jour André Chénier naisse et meure au XVIIIe siècle [...]. Ici l'initiative humaine est en première ligne et moins sujette aux causes générales. » (Portraits littéraires, t. I, Boileau).
... Ni prétentions artistiques.
Le critique doit savoir faire abnégation de lui-même. Avoir des prétentions d'écrivain, comme Villemain, est encore un danger :
« Une des conditions du génie critique, dans la plénitude où Bayle nous le représente, c'est de n'avoir pas d'art à soi, pas de style [...]. Quand on a un style à soi  [...] on a une préoccupation bien légitime de sa propre oeuvre, qui se fait à travers l'oeuvre de l'autre et quelquefois à ses dépens. » (Portraits littéraires, III. Du génie critique et de Bayle).
La critique biographique.
Toutes ces précautions prises, quelle tâche doit remplir le critique?

La psychologie.
Il doit faire revivre chaque auteur avec sa physionomie propre, en tenant compte de toutes les circonstances biographiques qui peuvent expliquer l'oeuvre par le caractère :

« En fait de critique littéraire il n'est point, ce me semble, de lecture plus récréante, plus délectable et à la fois plus féconde en renseignements de toute espèce que les biographies bien faites des grands hommes  [...]. Entrer en son auteur, s'y installer, le produire sous des aspects divers; le faire vivre, se mouvoir et parler comme il a dû faire, le suivre en son intérieur et dans ses moeurs domestiques aussi avant que l'on peut; le rattacher par tous les côtés à cette terre, à cette existence réelle, à ces habitudes de chaque jour dont les grands hommes ne dépendent pas moins que nous autres. » (Portraits littéraires, t. I, Corneille).
La critique ainsi comprise devient une analyse pénétrante de psychologie.

L'histoire naturelle des esprits. 
On étudie les hommes avec la même précision que le naturaliste étudie les échantillons divers des espèces. Mais peuton espérer arriver à classer les écrivains aussi par familles et réaliser ainsi, dans toute la force du terme, une « histoire naturelle des esprits » ? Ce jour est encore lointain :

« Si l'on peut espérer d'en venir un jour à classer les talents par familles et sous de certains noms génériques qui répondent à des qualités principales, combien, pour cela, ne faut-il pas auparavant en observer avec patience et sans esprit de système, en reconnaître au complet un à un, exemplaire par exemplaire! » (Causeries du Lundi, XIII, Taine).
En attendant, ce qui importe, c'est de décrire avec exactitude des individus.
Sainte-Beuve, en dépit de ses théories, n'arrive pas à se défaire complètement de ses antipathies ou de ses préférences. Sa jalousie le rend parfois injuste pour ses contemporains, il l'avoue lui-même :
« Dans mes portraits, le plus souvent la louange est extérieure, et la critique intestine. » (Causeries du Lundi, XVI. Notes et Remarques).
Par goût, il préfère aux grandes envolées du génie, la justesse du bon sens, c'est-à-dire :
« le tact, l'esprit de conduite, le bon goût, bien des choses à la fois, en un mot, la justesse d'esprit dans ses applications les plus variées et les plus délicates. » (Causeries du Lundi, I, Lamartine).
Mais si, par suite, quelques-uns de ses jugements ont besoin d'être révisés, en revanche il a laissé de la plupart de nos grands écrivains et des solitaires de Port-Royal une galerie de portraits d'une ressemblance si frappante que les travaux
postérieurs n'ont guère eu à y apporter de retouche sérieuse.

Deux émules de Sainte-Beuve.
Charles Labitte et Philarète Chasles balancèrent un moment sa réputation de Sainte-Beuve, l'un dans le genre du  « portrait littéraire », l'autre avec ses Études sur le XVIe siècle en France qui parurent en même temps que le Tableau de la poésie française au XVIe siècle (1828) et emportèrent les suffrages de l'Académie.

La critique d'art et la critique musicale à l'époque romantique

La critique d'art.
La critique d'art au XIXe siècle n'a pas en l'équivalent d'un Diderot. Lenormant, sous la Restauration, est surtout un archéologue; de même Jal, qui dans ses Visites au musée du Luxembourg (1818) et ses divers Salons, a cependant quelques aperçus heureux sur les artistes du temps. Delécluze, aux Débats, fait la guerre au gothique et défend les traditions de l'école de David. Toutefois, si une théorie générale de l'art a manqué au romantisme, il n'est pas qu'on n'en puisse trouver au moins les rudiments chez Nodier, du Sommerard, Alfred Michiels, Théophile Gautier, Delacroix, Rio, Proudhon, Musset, Victor Hugo, Charles Blanc. L'élargissement de l'horizon artistique, la connaissance plus approfondie des écoles permettent aux « salonniers » professionnels de mieux juger les diverses manières contemporaines. On reprochait à Diderot, au siècle précédent, d'être trop préoccupé de l'idée peut-être le dessin et surtout la couleur arrêtent-ils trop à son tour la critique nouvelle. 

La critique musicale.
Dans la critique musicale, deux noms s'imposent d'abord : Fétis, qui fonde en 1827 la Revue musicale, le premier recueil critique et historique du genre, et Castil-Blaze, qui a laissé une réputation équivoque, mais qui crée au Journal des Débats le feuilleton musical. Après eux, on peut encore citer Adolphe Adam, J. d'Ortigue, Léon Kreutzer, Blaze de Bury, J. Weber, Gustave Bertrand, Fiorentino et plus spécialement Berlioz, fougueux et plein de partis pris dans son feuilleton des Débats, mais aussi de vues neuves et profondes, et Pierre Scudo, qui fit longtemps autorité dans la Revue des Deux Mondes.

Taine

Flaubert écrivait en 1853 (Correspondance, t. I) :
« ll faut faire de la critique comme on fait de l'histoire naturelle, avec absence d'idée morale ; il ne s'agit pas de déclamer sur telle ou telle forme, mais bien d'exposer en quoi elle consiste, comment elle se rattache à une autre et par quoi elle vit. L'esthétique attend son Geoffroy Saint-Hilaire, ce grand homme qui a montré la légitimité des monstres. »
Ce Geoffroy Saint-Hilaire ce fut Hippolite Taine.

L'explication de l'oeuvre d'art.
Pour Taine toute oeuvre est déterminée. Car l'homme subit, comme le reste de la nature, les lois générales :

« On peut considérer l'homme comme un animal d'espèce supérieure qui produit des philosophies et des poèmes à peu près comme les vers à soie font leurs cocons, et comme les abeilles font leurs ruches [...]. Nous voulons savoir comment, étant donnés un jardin et des abeilles, une ruche se produit. » (Préface de La Fontaine et ses Fables).
La faculté maîtresse.
L'oeuvre s'explique d'abord par la nature propre de l'auteur, par exemple le génie oratoire de Tite-Live, l'imagination de Balzac :
« Les facultés d'un homme, comme les organes d'une plante, dépendent les unes des autres, elles sont mesurées et produites par une loi unique; il y a en nous une faculté maîtresse dont l'action uniforme se communique différemment à nos différents rouages et imprime à notre machine un système nécessaire de mouvements prévus. » (Essai sur Tite-Live. Préface).
La race, le milieu, le moment
Mais aucun homme n'est vraiment original :
« Tels que les flots dans un grand fleuve, nous avons chacun un petit mouvement et nous faisons un peu de bruit dans le large courant qui nous emporte, mais nous allons avec les autres, et nous n'avançons que poussés par eux. » (Essai sur Tite-Live. Introduction, § 2).
Il y a quelque chose de commun à tous, c'est ce que Taine appelle l'état moral élémentaire :
« Trois sources différentes contribuent à produire cet état moral élémentaire, la race, le milieu et le moment [...].

[La race]. - Ce qu'on appelle la race, ce sont ces dispositions innées que l'homme apporte avec lui.

[Le milieu]. - Sur le pli primitif et permanent viennent s'étaler les plis accidentels et secondaires, et les circonstances physiques ou sociales dérangent ou complètent le naturel qui leur est livré.

[Le moment]. - Une certaine conception dominatrice a régné; les hommes pendant deux cents ans, cinq cents ans, se sont représenté un certain modèle idéal de l'homme; au moyen âge, le chevalier et le moine, dans notre âge classique l'homme de cour et le beau parleur; cette idée créatrice et universelle s'est manifestée dans tout le champ de l'action et de la pensée. » (Introduction à l'histoire de la Littérature anglaise).

Exemple. - Les Français sont amoureux de bien dire (race) et particulièrement à la cour (milieu). Ils ne le furent jamais plus que sous Louis XIV, à cause des bienséances et de l'étiquette (moment). Racine est le type parfait du courtisan (faculté maîtresse). Son théâtre est donc la représentation exacte de la vie de cour sous Louis XIV. (Article sur Racine, Journal des Débats, août 1858).

La valeur de l'oeuvre d'art.
Pour être conséquent avec son système, Taine aurait dû s'abstenir de porter un jugement sur les oeuvres, puisqu'elles étaient déterminées fatalement, selon lui, par des causes externes.

Le degré d'importance du caractère. 
Pourtant dans sa Philosophie de l'art, il entreprit de fixer des règles précises pour classer les oeuvres selon leur valeur. Il faut d'abord tenir compte du sujet, de ce que Taine appelle le degré d'importance du caractère. L'oeuvre qui analyse un sentiment profond et général est supérieure à celle qui analyse un sentiment exceptionnel et passager. Cette dernière peut avoir un succès de mode. On lit toujours Gil Blas et Manon Lescaut. (Ve partie, ch. 2, § 3).

Le degré de bienfaisance du caractères.
Mais la nature même du sentiment n'est pas indifférente :

« Toutes choses égales d'ailleurs, l'oeuvre qui exprime un caractère bienfaisant est supérieure à l'oeuvre qui exprime un caractère malfaisant [...] celle qui représente un héros vaut mieux que celle qui nous représente un pleutre. » (Ve part., ch. III, 3). 
Turcaret et Tartufe ne valent pas Le Cid ou La Mare au Diable. (Ibid.).

Le degré de convergence des effets. 
Enfin une oeuvre est d'autant meilleure que l'artiste aura mieux su disposer tous ses effets en vue de l'impression d'ensemble à produire. Le théâtre de Voltaire, où se font jour toutes sortes de préoccupations accessoires, ne vaut pas celui de Racine. (Ibid., ch. IV, § 3). En résumé, les oeuvres se classent selon qu'elles ont plus ou moins de valeur de fond, de valeur morale, de valeur artistique.

Le système de Taine n'échappe pas à de fortes objections. Taine a raison de
nous inviter à tenir compte des divers éléments qui ont concouru à la formation
d'un génie, d'une individualité artistique. Mais il n'explique pas ce génie même. Pourquoi tous les Champenois du XVIIe siècle ne sont-ils pas des La Fontaine? Pourquoi Pradon n'est-il pas Racine? Tous les écrivains peuvent-ils s'emprisonner dans une formule? Est-il vrai. d'autre part, que Corneille soit plus grand quand il peint Polyeucte que quand il peint Félix? Toujours est-il que c'est de Taine surtout que les critiques ont appris à étendre leurs enquêtes, et à ne pas abstraire les individualités de leur temps. Son influence s'est étendue de la critique, sur la philosophie et le roman. Même à partir du moment où les excès de rigueur de ce système ont été dénoncés, il faut faire effort à la lecture de Taine, pour se soustraire à l'autorité de son argumentation.

Les contemporains de Taine

La critique séculière
Voici les critiques qui ne sont que critiques ou sont surtout critiques dans la période qui va de 1850 à 1880 :

Cuvillier-Fleury.
Bon type du doctrinaire, roide, guindé, Cuvillier-Fleury, qui « mettait de la dignité jusque dans l'enjouement » (A. France), mais intègre et cherchant sous l'écrivain l'homme moral ou social.

Silvestre de Sacy.
Silvestre de Sacy, janséniste amène, classique dans ses goûts, puriste dans sa langue et qui, hostile à l'improvisation littéraire, accepta comme une pénitence de collaborer quotidiennement aux Débats et d'y parler des contemporains.

Scherer.
Edmond Scherer, qui ne se débarrassa jamais d'une certaine lourdeur et, médiocrement sensible aux beautés de pure forme, ne sympathisa qu'avec les esprit de son clan.

Pontmartin.
Armand de Pontmartin (Causeries du samedi, Nouveaux Samedis, etc.), surnommé le Philinte de la critique, homme d'esprit, ayant de la facilité, une grande complaisance de jugement, une grande promptitude d'assimilation, peu de fonds et cette désinvolture qui, pour s'opposer au pédantisme, n'est guère moins insupportable que lui.

Montégut.
Émile Montégut (Essai sur l'époque actuelle [1858], Poètes et artistes de l'Italie, Essais sur la littérature anglaise, Mélanges, etc.), le plus près de Sainte-Beuve des critiques de cette génération, portant sur les hommes et les oeuvres un coup d'oeil sûr, sans passion, excellant à les définir après les avoir pénétrés, plein de formules heureuses (comme celle qu'il donna de Hugo : « un génie composé d'imagination et de volonté »), et possédant de surcroît la connaissance intime des littératures étrangères.

Saint-Victor.
Paul de Saint-Victor, plus brillant que solide et dont les études sur l'Antiquité (Hommes et Dieux [1867], les Deux Masques, etc.) n'éblouirent que par le contraste qu'elles faisaient avec le style neutre habituel à la critique universitaire; 

Barbey d'Aurevilly.
Barbey d'Aurevilly, qui se signale d'abord comme romancier, mais dont il ne faut pas dédaigner les Quarante médailles de l'Académie française (1863), les Études sur le Théâtre contemporain (1865-1869), surtout la série : les Oeuvres et les Hommes du XIXe siècle (1861-1895), livres partiaux, excessifs, mais d'une intensité singulière d'expression et qui, s'ils passent souvent le but, ne demeurent jamais en deçà; 

Biré.
Edmond Biré (les Poètes lauréats, Victor Hugo, la Légende des Girondins, etc.), à qui manqua peut-être ce que Sainte-Beuve appelle la juste proportion des hommes et des choses, mais qui, « arrachant de l'histoire des erreurs puissamment accréditées, y incorpora des vérités neuves et souvent capitales par la puissance de la dialectique appuyée sur l'étendue et la sagacité de l'information » (Pierre Lasserre); 

Et aussi...
A un rang plus bas, parmi les minores tant du feuilleton littéraire que du feuilleton dramatique : Hippolyte Babou, Alfred Barbou, Édouard Thierry, Jules Levallois, Louis Étienne, Hippolyte Rolle, Auguste Vitu, Henri de Lapommeraye, etc.

La critique normalienne.
Les noms que l'on vient de citer sont les critiques qu'on pourrait nommer séculiers, par opposition à un deuxième groupe, mitoyen entre le précédent et le suivant, qui serait formé des clerici de l'École normale supérieure en rupture de ban. Émile Montégut, le premier, signala et nota les conséquences de cette évolution qui commença de rapprocher sous l'Empire le monde littéraire et l'Université, jeta dans le journalisme les normaliens de la « grande promotion » et eut pour effet, d'une part, de communiquer à la presse un vernis d'élégance classique et d'esprit voltairien; d'autre part, « de moderniser » l'enseignement dans toutes, ses branches en le prolongeant jusqu'aux plus récentes écoles littéraires, aux dernières découvertes scientifiques et aux événements politiques de la veille. Cette double pénétration s'exerça par l'intermédiaire des About, Weiss, Sarcey, Taine; Prévost-Paradol, Assollant, Challemel-Lacour, Édouard Hervé, Hippolyte Rigault, Yung, etc. Mais il est remarquable qu'en dehors de la presse et Taine excepté, aucun de ces normaliens n'eut d'influence sérieuse sur les directions contemporaines.

Deschanel.
Un de leurs aînés, Émile Deschanel, plume élégante et facile, érudite sans lourdeur, est cependant loué par Sainte-Beuve, en même temps qu'Eugène Véron, pour avoir été parmi les premiers à réclamer et à réaliser « la transformation de l'ancienne rhétorique en histoire et en observation naturelle ». Créateur de la conférence littéraire ou tout au moins son vulgarisateur et l'un des maîtres du genre, il reste encore l'inventeur du «-romantisme des classiques », procédé ingénieux pour rafraîchir les anciens en les habillant à la moderne.

Weiss.
J.-J. Weiss est un esprit à la fois -plus traditionnel et plus libre et, de tous les normaliens de sa génération, le moins normalien sans conteste. Né à Bayonne, mais Alsacien d'origine, fils de soldat, enfant de troupe, son éducation universitaire n'a pas prévalu sur son « humeur originale »; il déconcerte et il ravit tout ensemble par l'imprévu de ses jugements; nourri du XVIIIe siècle et de la littérature de Louis-Philippe, adorant pêle-mêle Regnard, Scribe, Parny, Dumas père, Thérésa et l'Encyclopédie, on l'a défini assez exactement « une tête de l'ancienne France qui comprenait son temps sans en être » (J. Capperon). 

Francisque Sarcey.
Francisque Sarcey (1828-1899) écrivit, de 1859 à 1867, le feuilleton dramatique de l'Opinion nationale, et de 1867 à 1899 celui du Temps. Une partie de ses articles a été recueillie en 8 volumes, sous le titre de Quarante Ans de Théâtre (1900 et années suivantes). Sarcey n'est ni un théoricien dogmatique, ni un moraliste, ni un philosophe, ni un humaniste; ou plutôt il est un peu tout cela, par il ne manque ni d'idées, ni de sentiments, ni de lettres, ni d'érudition. Mais il subordonne tout à une règle plus générale : il va au théâtre, pour voir une oeuvre de théâtre; il l'examine en homme de théâtre, dans sa perspective propre, et la juge d'après l'emploi plus ou moins habile des conventions nécessaires du théâtre. Au moyen de ce système, il a renouvelé, dans une certaine mesure, la critique du répertoire classique, en faisant ressortir avec verve et justesse les qualités de métier d'auteurs considérés trop exclusivement comme psychologues ou moralistes. Mais il a une estime exagérée pour les dramaturges habiles, tels que Scribe et Sardou, auxquels il ne demande rien au delà de leur art ou de leurs artifices. Il donne trop d'importance au vaudeville, au mélodrame, à toute la production inférieure du théâtre. Enfin, il n'a pas bien compris les contemporains tels que Augier, Dumas fils; et il est systématiquement fermé aux nouveautés contemporaines et au théâtre étranger. Comme conférencier, Sarcey avait des qualités très personnelles, beaucoup de simplicité, de bonhomie et de finesse.

Challemel-Lacour.
Proche de Sarcey par son doctrinarisme empirique Challemel-Lacour, orateur, philosophe et critique à principes, dont le faux-col le prit de haut avec Renan dans une séance mémorable de l'Académie française.

About.
Edmond About, « ce diable d'About », l'enfant terrible de la bande, voyageur, journaliste, romancier, auteur dramatique, pamphlétaire, etc., n'eut au contraire en critique d'autre règle que son caprice : « alerte à tout, frondant sans merci, ne respectant ni les hommes ni les dieux » (Sainte-Beuve), il apparut en son temps comme une manière de Voltaire au petit pied, « Voltairianet », disait impertinemment Barbey d'Aurevilly. 

Prévost-Paradol.
Lucien Prévost-Paradol (Essais de politique et de littérature [1859-1863]), d'apparence plus rassise, ne fut pas moins batailleur. Sa collaboration au Courrier du Dimanche est restée célèbre pour ce que, « dans une langue tantôt légère et brûlante comme la flamme, tantôt froide et tranchante comme l'acier, toujours transparente et pleine, souple et nerveuse, il trouvait le moyen de blesser à fond ses adversaires sans les injurier » (O. Gréard).

Rigaud.
Dans un parallèle entre Prévost-Paradol et Hippolyte Rigault, Sainte-Beuve s'attachait à distinguer ces deux a tempéraments de même origine et de semblable éducation » et mettait l'esprit naturel de l'un en regard des grâces étudiées de l'autre. Avant comme après sa sortie de l'Université, Rigault (la Querelle des anciens et des modernes [1856], Oeuvres complètes [1859]) « reste professeur et rhéteur jusque dans ses plus grandes mondanités et dans ses diversions vers la politique; il soigne et arrange, tout en parlant, les plis de sa toge »; il est, en un mot, « le plus agréable des littérateurs sortis d'une classe, mais il en sort ».

É. Hervé.
Édouard Hervé, qui combattit, à côté de Prévost-Paradol, dans le Courrier du Dimanche, ne fit que de courtes infidélités à la politique; 

Yung.
Eugène Yung, après une thèse sur Henri IV considéré comme écrivain, se tourna vers les problèmes économiques et n'appartint plus aux lettres que par la fondation de la Revue Bleue;

Assollant. Frary. Bigot.
Assollant s'établit romancier. Mais deux autres normaliens émancipés, Raoul Frary et Charles Bigot, vinrent grossir la phalange de leurs aînés : du second, on cite un  manuel de civisme (le Petit Français); le premier avait conquis une célébrité passagère avec la Question du latin, où il employait à ruiner l'éducation classique les ressources d'un esprit qui devait à cette éducation le plus clair de ses qualités.

La critique universitaire.
On réunira dans un troisième groupe les universitaires restés fidèles à l'Université, mais qui ne se croient pas toujours obligés de s'enfermer dans l'étude des lettres classiques.

Gandar.
Tels Eugène Gandar qui, de Bossuet, passait au Poussin et à Eugénie de Guérin et, docte, sérieux jusqu'à la solennité, demeura jusqu'au bout le professeur dont ses élèves disaient « Gandar parle d'or, mais il pèse son poids ».

Mézières.
Alfred Mézières (Paul Paruta [1853], Shakespeare, ses prédécesseurs, ses contemporains, ses successeurs [1861-1864], Dante, Cervantès, Goethe, la Société française, Morts et vivants, etc.), l'un des esprits les plus ouverts de ce temps, élégant et renseigné, soucieux des entours, excellant à établir la filiation d'une oeuvre et à situer l'écrivain dans son groupe intellectuel et social. 

Crouslé.
Léon Crouslé, dogmatique, tranchant, fortement appuyé sur la tradition catholique dans ses jugements sur Voltaire, Fénélon et la Critique au XIXe siècle.

Gebhart.
Émile Gebhart (Histoire du sentiment poétique de la nature [1860], De l'Italie, Autour d'une tiare, Au son des cloches, etc.), figure de moine rabelaisien et de lettré de la Renaissance, jovial, sceptique, abondant et disert. 

Stapfer.
Paul Stapfer (Causeries guernésiaises (1869]; la Littérature française contemporaine, etc.), ballotté entre Hugo et Racine, Shakespeare et Sophocle, Bossuet et Adolphe Monod, et comme à la recherche d'un concordat littéraire et religieux dont il ne paraît pas avoir encore trouvé la formule.

Gaucher.
Maxime Gaucher, « dont le cours, au dire de ses anciens élèves, était un continuel enchantement » (Édouard Beaufils) et qui fit passer un peu de ce charme dans ses chroniques de la Revue Bleue.

Despois.
Eugène Despois, dont il est permis de négliger les livres tendancieux sur la Révolution, mais dont on consulte encore avec profit l'Histoire du théâtre français sous Louis XIV (1874).

Nettement installés dans leurs spécialités respectives, voici maintenant  :

Berger.
Adolphe Berger, successeur de Patin à la Sorbonne et auteur d'une bonne Histoire de l'éloquence latine depuis l'origine de Rome jusqu'à Cicéron (1872).

Martha.
Constant Martha (1820-1895) (De la morale pratique dans les lettres de Sénèque [1854], les Moralistes sous l'empire romain, le Poème de Lucrèce, la Délicatesse dans l'art, etc.), successeur de Berger et pâle traducteur en vers du De natura rerum, mais se relevant dans sa critique, dont Sainte-Beuve a écrit qu'elle « est animée partout d'un souffle pur et respire comme une paisible sérénité ».

Pierron.
Alexis Pierron, dont l'Histoire de la littérature grecque (1850) et l'Histoire de la littérature romaine (1852) sont mieux que des manuels et « font passer en revue, sans rien omettre et sans rien fausser, dans l'ordre de leur succession chronologique et dans celui où les classe la diversité des genres, les écrivains et les oeuvres » (Patin) .

Girard.
Jules Girard (l'Atticisme chez Lysias [1854], Thucydide, Hypéride, le Sentiment religieux en Grèce, etc.), justement regardé lui-même comme un modèle d'atticisme et qui, reprenant le point de vue d'Otfried Mller en l'élargissant, établit « l'influence de l'enthousiasme » dans la formation de la tragédie et démêla les éléments complexes de la fatalité grecque.

P. Albert.
Paul Albert, « dont les livres ont de l'autorité à la fois et du mouvement » et chez qui «-la tradition se renouvelle et la science se proportionne dans une bonne mesure » (Sainte-Beuve).

E. Benoist.
Eugène Benoist, dont le même critique vantait « la grande clarté » et son heureux dosage de la grammaire et du commentaire laudatif.

Decharme.
Paul Decharme, qui restera l'auteur de cette Mythologie de la Grèce antique (1879), le meilleur essai d'explication rationnelle du polythéisme hellénique

Lenient.
Charles Lenient (la Satire en France au moyen âge [1859], la Satire en France au XVIe siècle, la Poésie patriotique), qui se fit un système de « suivre dans l'histoire d'un pays la naissance et le progrès d'un genre déterminé et de montrer en quels rapports il se trouve avec le caractère, les moeurs, le développement intellectuel et social de la nation » (A. Collignon).

Petit de Julleville.
Petit de Julleville, qui appliqua le même procédé dans son Histoire du théâtre en France et aux yeux de qui la littérature française, « à regarder d'un peu haut les choses, est un tout inséparable », belle conception qu'il eut le mérite de réaliser en réunissant autour de lui les compétences les plus indiquées pour cette vaste et profitable Histoire de la littérature française dont il fut, pour ainsi dire, le rédacteur en chef.

Boissier.
Gaston Boissier (1823-1906), professeur au Collège de France, qui a témoigné à la fois d'une érudition très sûre, et d'un grand charme de style (le Poète Attius [1857], Cicéron et ses amis, l'Opposition sous les Césars, la Religion romaine d'Auguste aux Antonins, Promenades archéologiques, etc.), « fidèle jusqu'au bout à son double idéal de probité scientifique et de délicatesse littéraire » et dont on a pu dire encore que, si personne ne connaissait mieux et plus à fond la société romaine du dernier siècle de la république, « personne n'en faisait les honneurs avec plus d'esprit et de belle humeur » (Alfred Croiset).

La critique de 1880 à 1914

Comme l'histoire, la philosophie et les lettres, la critique au cours de cette période est en pleine anarchie. Et il y a presque autant de manières d'entendre la critique qu'il y a d'écrivains exerçant la critique.

Mais le fait qui doit nous frapper d'abord, c'est qu'il y ait tant de critiques. Ils sont trop, dit Faguet; « ce ne sont plus des poèmes d'amour, mais des Essais sur Ibsen qui chantent dans le coeur des adolescents » (Teodor de Wyzewa) : Henry Bérenger en accuse principalement l'Université et les bourses de licence. Et il se peut en effet que l'exemple d'un Bourget et d'un Brunetière « arrivant à la gloire en donnant des leçons dans les boîtes à bachot » n'ait pas été étranger à la vocation critique d'un certain nombre de critiques, « mi-littérateurs, mi-professeurs, normaliens et sorbonnards défroqués », qui « ont apporté, dans l'examen des oeuvres littéraires, leurs aigreurs de ratés, leurs théories sans pratique, leur absence de style, leur demi-intellectualisme. » Tous les critiques du moment ne sont pas des critiques « par imitation » et le mal, sans doute, a des racines plus profondes, qu'il faut chercher, d'une façon générale, dans ce besoin d'analyse propre aux sociétés chez qui la curiosité survit à l'affaissement de l'effort créateur, et, en ce qui concerne plus particulièrement la seconde moitié du XIXe siècle et la manière dont elle a d'abord pratiqué la critique, dans cette conception positiviste et scientifique de la vie qui ramène la littérature et l'art comme le reste à des fonctions de l'organisme et commande donc de leur appliquer les mêmes méthodes qu'aux autres fonctions.

Il s'ensuit une double conséquence : 1°) que la critique, « dernière en date de toutes les formes littéraires» (A. France), semble viser de plus en plus à les absorber toutes ; 2° que le critique quittera tout dogmatisme, renoncera au blâme comme à la louange et, au lieu d'admirer les chefs-d'oeuvre des littératures en esthéticien, « les admirera comme l'anatomiste, qui perce ces beautés sensibles pour trouver au delà, dans les secrets de l'organisation, un ordre de beautés mille fois supérieur » (Renan).

La critique objective. 
Telle est bien, en effet, aux environs de 1880, l'ambition d'un Bourget, d'un Brunetière, d'un Hennequin, d'un Rod, etc. Pour Bourget, comme pour Taine, la critique est une manière de psychologie expérimentale. Et cette psychologie, qui est à l'éthique ce que l'anatomie est à la thérapeutique, gardera longtemps chez lui son « caractère de constatation inefficace ou, si l'on veut, de diagnostic sans prescription ». Pour Brunetière, qui transporte dans la critique les méthodes de Darwin et de Haeckel, les lois de l'évolution des genres et des idées sont les mêmes qui régissent celle des espèces; de fait, il y a une « espèce » tragédie, une « espèce » poésie lyrique, etc., d'où la nécessité, pour expliquer les oeuvres, d'établir d'abord leur « filiation » et leur «-classement généalogique ». On sait comment le premier fut amené à quitter la position objective et passa de la psychologie à l'éthique; et l'on sait comment, du «-classement généalogique », qui était un commencement de hiérarchisation des oeuvres, le second passa naturellement à leur classement esthétique. Ainsi se trouva réintégrée dans la critique la notion de valeur qu'en avait voulu bannir Renan

Peut-être une évolution semblable se fût-elle produite chez Émile Hennequin et eût-il reconnu à l'user la faiblesse et la vanité d'une méthode qui peut bien « constater » et qui ne s'en fait pas faute chez les physiologistes où elle a trouvé son meilleur emploi, comme Alfred Binet et le Dr Toulouse, mais qui ne peut « expliquer » qu'à condition de sortir d'elle-même et de donner des raisons qui sont en fin de compte des jugements. Il reste que c'est Hennequin qui baptisa cette méthode : l'esthopsychologie ou critique scientifique, vocable barbare, mais sans ambiguïté et préférable assurément à celui qu'Émile Deschanel, en 1864, s'était flatté de lui imposer dans son Essai de critique naturelle. Hennequin mourut trop tôt. Il encombrait son style de mots savants qui cachaient une pensée audacieuse et la plus forte ambition de certitude que la critique ait nourrie depuis Taine. A l'encontre de celui-ci, il voulait établir que le génie est une cause, non un effet, et que c'est lui qui crée son milieu, bien loin qu'il soit créé par lui.

Auguste Angellier reprendra le point de vue et le fortifiera dans sa thèse sur Burns. Il y a trop de rigueur chez Hennequin; on pouvait beaucoup attendre nonobstant de ce grave et fier esprit qui n'eut pas le temps de disposer dans un livre définitif les pièces de son système, mais dont il demeure assez pour inspirer le respect. La critique « scientifique » se prolongera après lui chez Georges Renard, mêlée à des vues sociologiques et collectivistes, et, plus tard, chez Gustave Lanson, qui en fera une branche de l'histoire. Mais le faisceau est rompu et le coude brusque qu'impriment à leur direction. Bourget et Brunetière équivaut à une défection. L'échec de l'objectivisme entraînera les uns vers le dilettantisme, ramènera les autres au dogmatisme et confinera un dernier groupe dans la philologie. Cela ne préjudiciera aucunement à la vogue du genre, qui gardera les mêmes appas, au point qu'on pourrait compter les écrivains qui résistèrent à ses séductions. « La critique est tout » (Anatole France), peut-être parce que tout le monde fait de la critique. Contentons-nous d'énumérer ceux pour qui elle ne fut pas un simple caprice.

Brunetière.
Vie et oeuvres.
Après Taine, c'est Ferdinand Brunetière (1849-1907) qui a pendant quelque temps, dans la critique, dominé les esprits, soit comme maître de conférences à l'École normale supérieure, soit comme directeur de la Revue des Deux Mondes. Dans la seconde partie de sa vie, il mit son éloquence et son autorité au service d'un parti politique, en défenseur ardent de la tradition et de l'Eglise. Brunetière a été un esprit dogmatique comme Taine.

Ses principales oeuvres sont : Le roman naturaliste (1883), Études critiques sur la littérature française (1880-1899), L'évolution de la critique (1890), Les époques du Théâtre français (1892), L'évolution de la poésie lyrique (1894), H. de Balzac (1906), Histoire de la littérature française (1905).

L'évolution des genres.
Il a poussé l'analogie entre l'histoire naturelle et la critique jusqu'à appliquer aux genres littéraires la théorie de l'évolution :

« La théorie de l'évolution doit avoir en quelque chose en elle qui justifiait sa fortune [...]. Puisque nous savons ce que l'histoire naturelle, ce que l'histoire, ce que la philosophie en ont déjà tiré de profit, je voudrais examiner si l'histoire littéraire et la critique ne pourraient pas aussi l'utiliser à leur tour. » (L'évolution de la critique. Leçon 1).
Pour lui les genres naissent, se constituent, meurent ou se transforment, comme des êtres. Il ne croit pas à la génération spontanée en littérature. Ainsi le développement du lyrisme au XIXe siècle, qui paraît si soudain, a été au contraire préparé de longue date au XVIIe siècle.

Importance de la morale en littérature.
Mais Brunetière ne sépare pas l'art de ses effets moraux. Aussi a-t-il combattu tout ce qui lui paraissait compromettre l'enseignement salutaire qui doit découler des grandes oeuvres : la théorie de l'art pour l'art, qui révèle une dangereuse indifférence vis-à-vis de la moralité; le naturalisme grossier, qui se complaît aux tableaux les plus vils; le subjectivisme exagéré, qui nous entretient de confidences plus ou moins saines au détriment des grandes questions morales.

Son oeuvre, malgré la solidité de l'érudition, la sûreté du goût, la puissance des vues, porte donc le poids d'un double parti pris. Le parti-pris moral rend parfois Brunetière injuste, notamment pour le XVIIIe siècle en faveur du XVIIe. Le parti-pris philosophique l'entraîne à négliger des écrivains qui ne lui paraissent pas avoir eu d'influence, comme Mme de Sévigné et Saint-Simon. Mais il reste de ses travaux, outre beaucoup de pages d'une sûre critique, une leçon salutaire : la nécessité d'étudier l'influence des oeuvres sur les oeuvres et de chercher dans les époques de transition les germes de l'art qui suivra.

Bourget; Lemaître; A. France; Faguet; Doumic; Rod. 
Bourget.
Paul Bourget (1852-1935) a consigné dans ses Essais et Nouveaux Essais de psychologie contemporaine les résultats de la vaste enquête qu'il a conduite sur la sensibilité française au XIXe siècle, telle qu'elle s'est manifestée dans les oeuvres des écrivains qui en furent les représentants les plus originaux. Le mot de Taine qu'il a fait sien : « la littérature est une psychologie vivante, » peut vouloir dire, comme l'expliquait Sainte-Beuve, que la littérature n'était aux yeux de Taine qu'un appareil plus délicat et plus sensible qu'un autre pour mesurer tous les degrés et toutes les variations d'une même civilisation, pour saisir tous les caractères, toutes les qualités et les nuances de l'âme d'un peuple. Mais il peut signifier aussi, comme l'explique Paul Bourget, que vivre est synonyme d'agir et qu'il y a dans l'oeuvre littéraire, si son auteur lui a vraiment insufflé le mystérieux pouvoir de la vie, une force d'action indépendante de cet auteur lui-même et qu'il n'a pu mesurer exactement, non plus qu'un père ne peut mesurer à l'avance les énergies du fils émané de lui. C'est à dégager cette force de propagande sentimentale dans l'oeuvre de Renan, Taine, Stendhal, etc., que s'est employé l'analyste chez Bourget, réservant au moraliste et au sociologue d'en apprécier les conséquences et de donner leurs conclusions personnelles dans l'édition définitive des Essais. Nulle critique n'est plus experte à nous restituer les « états d'âme» des écrivains et à les replacer dans leur « série » naturelle et logique, mais le moraliste et le sociologue valent, chez Bourget, l'analyste. L'auteur n'a pas rempli seulement son dessein de « rédiger quelques notes capables de servir à l'historien de la vie morale pendant la seconde moitié du XIXe siècle » : il a écrit lui-même cette histoire et de façon à décourager ceux qui seraient tentés de la, recommencer après lui. 

Lemaître.
Jules Lemaître (1853-1914)  ne s'embarrasse pas de théories. Il n'a d'autres prétentions que de nous donner avec esprit ses impressions de lettré délicat (Les Contemporains, 1886-1896. Impressions de théâtre, 1888 et suiv., J.-J. Rousseau, 1908. Racine, 1909. Fénelon, 1910. Chateaubriand, 1912) . Il lui oppose à Bourget un impressionnisme de dilettante, cache sous sa souplesse souriante, sous son badinage nonchalant, la fermeté d'un esprit ordonné, logique, qui se cultiva chez les maîtres de l'Antiquité. Sa nonchalance première a même cédé un jour, à la faveur de circonstances mémorables, faisant saillir cette puissance traditionnelle jusque-là un peu voilée. 

A. France.
Anatole France (1844-1924) (la Vie littéraire, le Génie latin, etc.), autre transfuge des tours d'ivoire, se jetait dans le même temps aux extrémités du mouvement novateur. Il y révélait une âme inattendue de tribun et d'apôtre, la passion de la justice et le plus bel altruisme. Les ressources de cet esprit, le plus mobile, le plus enveloppant et le plus compréhensif qu'il y ait eu depuis Renan, sont proprement infinies. Il est longtemps demeuré un « relativiste »; il ne croyait pas qu'il pût exister de critique objective, non plus que d'art objectif, et ne se flattait pas de mettre autre chose que lui-même dans ses articles sur autrui. Ses parrains intellectuels étaient Montaigne, Saint-Évremond, Bayle; il gardait comme eux dans la critique le ton familier de la causerie et le pas léger de la promenade; il racontait « les aventures de son âme au milieu des chefs-d'oeuvre-» et il les racontait d'une telle grâce et avec un savoir si orné qu'on ne faisait plus attention qu'à ce suprême chef-d'oeuvre qu'était son récit. 

Faguet.
Il y a deux Faguet (1847-1916) l'un petit-maître, léger, sautillant, badin et agaçant; l'autre qui n'a ni l'armature doctrinale d'un Brunetière, ni l'exquise sensibilité d'un Lemaître, et qui leur est peut-être supérieur par la plasticité de son intelligence. C'est ce Faguet-là qui a écrit les préfaces des quatre « Siècles », Politiques et Moralistes, etc., et auquel on doit les plus belles « biographies intellectuelles », parues depuis Sainte-Beuve. Il  s'y délie par principe des systèmes, persuadé, à la manière de Sainte-Beuve, que la qualité principale d'un critique doit être une intelligence très souple, capable de tout comprendre et de tout expliquer. Son information est parfois un peu rapide, mais il excelle à analyser clairement les idées, et peu d'études donnent plus à penser que les siennes. (La Tragédie au XVIe siècle, 1883. Seizième siècle, 1894. Dix-septième siècle, 1885. Dix-huitième siècle, 1890. Dix-neuvième siècle, 1887. Politiques et moralistes du XIXe siècle, 1891-1898-1900).

Doumic.
René Doumic (1860-1937) (Portraits d'écrivains, les Jeunes, Études sur la littérature française, le Théâtre nouveau, etc.) serait à certains égards celui des critiques de l'époque qui rappellerait le mieux les critiques de l'ancienne école, mais enrichi de toutes les acquisitions de la nouvelle. La critique est encore pour lui un magistère; il n'est pas de l'avis de Renan que « louer ceci, blâmer cela, est d'une petite méthode ». Il loue et il blâme, et il excelle surtout « à prendre dans toute question le point essentiel, à l'isoler, à s'y installer, à n'en point sortir et, une fois là, à pousser vivement sa pointe avec vigueur, avec suite et avec un très brillant talent d'écrivain » (Émile Faguet). 

Rod.
Édouard Rod (1857-1910) (Études sur le XIXe siècle, Nouvelles Études, etc.) appartiendrait plutôt au groupe des moralistes qu'à celui des critiques littéraires. Même quand, à sa sortie du naturalisme et avec une conscience et une pénétration singulières, il s'inquiétait de rechercher comment et pourquoi sa génération et lui avaient tourné, « c'était une crise morale, remarque Joseph Capperon, plus qu'une évolution littéraire dont il relevait les traits fondamentaux ». Sa culture, son goût étaient français, ses racines étrangères et, sous le velouté de la pulpe, on retrouvait toujours dans le fruit un peu de l'âpreté vaudoise.

Leurs successeurs : Deschamps; Souday; Ernest-Charles; Beaunier. 
La plupart de ces écrivains ont après quelques années déserté la critique pour apporter à d'autres genres la formation qu'ils lui devaient. Seuls lui resteront fidèles jusqu'au bout Brunetière et Faguet, celui-ci se multipliant comme s'il eût voulu les remplacer tous, et, parmi les survivants du groupe, René Doumic, qui ne gardera lui-même que sa revue théâtrale. 

Ainsi s'établit, vers la fin du XIXe siècle, une sorte de semi-interrègne de la grande critique. Les chaires sont occupées sans être toujours remplies. 

Deschamps.
C'est l'époque où Gaston Deschamps (1861-1931) prend au Temps la succession d'Anatole France, qu'il ne semble tenir que par une procuration de Paul Souday, à qui elle reviendra en 1912. Commentateur abondant et fleuri, mais dont les grâces sentent un peu le collège, Deschamps s'était flatté, avec Fernand Gregh, de restaurer l' «-humanisme »; il avait lui-même des parties d'humaniste. Si les résultats n'ont pas répondu à son attente, c'est peut-être, comme on l'a dit, que, de toutes les qualités du parfait critique, il ne lui manqua que les plus sévères. 

Souday.
Ni ces qualités, ni les autres ne font défaut à Paul Souday (1869-1929) qui, après avoir donné des gages au classicisme, est passé avec armes et bagages dans le camp romantique par amour de la démocratie. Il est, de tous les critiques de l'époque, celui qui se fait la plus haute idée de sa profession. Il la met fort au-dessus de celle du poète et du romancier qui ne créent que des fictions, tandis que le critique « crée des idées-». Il ne la conçoit pas cependant comme un magistère; il ne veut ni morigéner, ni instruire, et il préfère à ce dogmatisme un « dilettantisme supérieur » qu'il définit un état d'esprit objectif permettant de comprendre les « diverses formes de culture et de pensée ». C'est ainsi que lui-même, l'un des premiers et malgré tout ce qui le séparait d'eux, put parler avec une intelligente sympathie de Claudel et de Jammes. Et l'on regrettera qu'aussi informé et d'un goût généralement sûr, il n'ait pas observé plus longtemps à l'égard des contemporains cette sereine « objectivité » sans laquelle, aux termes mêmes de sa définition, il n'y a pas de vrai dilettantisme.

Ernest-Charles.
Critique d'abord et volontairement sans direction, sauf dans la constance de son attitude contre la « littérature industrielle», mais batailleur, osé, spirituel et personnel en diable et qui, du plus desséché des genres, avait fait le plus souple, le plus passionné, le plus vivant, Jean Ernest-Charles ( = Paul Renaison, 1875-1953) tient dans la «-critique de gauche » une place presque aussi enviable que celle de son voisin. Et il a comme lui, sans doute, ses partis pris, voire ses « têtes de Turc ». C'est son côté « bâtoniste », suivant l'expression de Paul Bourget. Il est remarquable du moins que la couleur des échines lui importe assez peu et qu'il daube avec le même entrain sur l'abbé Delfour, qui écrit bien, mais qui ne pense pas comme lui, et sur Paul Adam, qui pense comme lui, mais qui n'écrit pas bien. 

Beaunier.
André Beaunier (1869-1925), qui apporta au néo-symbolisme le concours d'une plume alerte et normalienne, ne devait pas s'attarder dans le commerce de ces nébuleux aèdes auxquels il ne s'était peut-être intéressé, dans le même temps qu'à la métaphysique dreyfusienne, que pour donner la mesure de son indépendance. Il en fut de lui comme de cet aimable et ondoyant Fontanes dont son héros Joubert écrivait : «-Son seul défaut est une certaine mobilité d'opinions très agréable en lui et dont ses amis seraient bien fâchés de le voir corrigé. Cependant il la perdra dès que son sort sera fixé ». Après être entré à la Revue des Deux-Mondes, André Beaunier ne changera plus et  ne fera que se fortifier dans la position qu'il a prise, par une évolution inverse de celle de Paul Souday, à l'aile droite de la critique. L'esprit lui tient lieu d'imagination; il parle avec aisance une langue que reconnaîtraient au premier son ces familiers des salons de la fin du XVIIIe siècle et des commencements de l'Empire dont il aime à tracer les romanesques biographies : c'est une langue fine, courte et sans bavures. Elle est excellente dans la discussion et elle éprouve encore mieux ses qualités dans le portrait qui se fait peu à peu, à petites touches, sous les yeux du lecteur.

Autres critiques.
Ce sont là les critiques les plus affichés. Et il en est ou il en fut d'autres, assurément, qui ne leur sont ou ne leur furent pas toujours inférieurs Henri Chantavoine, bonhomme et narquois, qui signait S aux Débats et fit presque une célébrité à cette initiale; J. Bourdeau, qui, au rez-de-chaussée du même journal, ne prétendait qu'à tenir la rubrique du « reportage métaphysique » et dont M. Chaumeix dit qu'il a dressé, « dans les Maîtres de la pensée contemporaine, un véritable bilan du XIXe siècle »; Charles Morice (la Littérature de tout à l'heure), plus ambitieux et qui ne remplit peut-être pas tout son mérite, mais curieux, chercheur et aussi clairvoyant dans la partie destructive de sa thèse, où il s'attaquait au naturalisme et au Parnasse, qu'il tâtonnait et perdait pied dans l'établissement de la charte des lettres futures; A. Claveau, qui occupa quelque temps avec tact et autorité l'un des principaux feuilletons littéraires; Eugène Ledrain, dont « la pensée à mille tranchants, sans compter les pointes secrètes, est un amalgame très rare (et nous ajouterons : extrêmement savoureux) d'universitarisme et de cléricalisme » (H. Bérenger); Arvède Barine, que René Doumic appelait « une femme du XVIIIe siècle» et qui, en effet, « pour la spontanéité du jugement, pour la noblesse morale, pour la fermeté du bon sens et la hardiesse de l'esprit, fait penser aux contemporaines du siècle de la discipline et de la raison, et aux plus célèbres »; Joseph Capperon, mort à trente ans, laissant un bref volume de Notes d'art et de littérature, dont certaines pages sont des merveilles de grâce et de finesse; Francis Chevassu (Visages), dont les portraits de contemporains, nets, brillants et rapides, sont la meilleure réussite de la critique boulevardière; Henry Bordeaux, que l'on a pu comparer au Lamartine des Entretiens pour ce qu'il n'y a pas dans ses livres « une demi-page qui appartienne à ce qu'on appelle la critique des défauts »; Georges Pellissier, que ne trouble aucune des audaces de nos nouvelles écoles et qui fortifie d'un haut savoir doctrinal les raisons de ses complaisances; Jean Dornis, qui s'est donné pour tâche d'étudier l'évolution de la sensibilité chez les poètes de 1889 à 1912 et qui tempère d'une exquise compassion la gravité de ses observations cliniques; Antoine Albalat, qui, par la méthode comparative et la publication des variantes de nos grands écrivains, a rafraîchi l'ancienne rhétorique; Ernest La jeunesse (les Nuits et les Ennuis de nos plus notoires contemporains, l'Imitation de notre maître Napoléon, etc.), chargé de toute une verroterie de paradoxes et de mots rares; Gaston Rageot, inventeur d'une méthode subtile permettant « d'inférer de l'oeuvre admirée la psychologie de ceux qui l'admirent et, après avoir atteint l'auteur, de parvenir au public-»; Edmond Pilon, « adonné à un genre très particulier (intermédiaire entre le conte et le portrait et tout à fait exquis) dont on peut dire qu'il est le créateur » (Pierre Leguay); Jules de Gaultier, qui découvrit le « bovarysme » littéraire et analysa profondément ses ravages; Georges Grappe, plus essayiste que critique, jurassien assoupli par la discipline d'Oxford et petit-neveu de Sterne et de Nodier; Gabriel Aubray, qui cache sous ses airs détachés un savoir si riche et la meilleure doctrine intellectuelle et morale; Paul Monceaux, aussi averti des choses de son temps que de la pensée antique; André Chaumeix, attentif à reconnaître et à signaler les directions nouvelles de la pensée contemporaine; Jean Lionnet, qui reprend la doctrine de l'évolutionnisme pour l'appliquer aux « sous-genres » de la littérature; Marius et Ary Leblond, ardents, généreux, accueillants à toutes les cultures parentes et amies de la française; Lucien Maury, qui fit revivre, par son analyse pénétrante et sa phrase incisive, les beaux jours de la Revue Bleue; Étienne Charles, probe, mesuré, compréhensif; Alfred Poizat, qui ne prend pas garde s'il bouscule toutes les idées reçues et dont on peut contester les points de vue sur la dramaturgie et le lyrisme romantiques sans pouvoir méconnaître leur nouveauté; Michel Salomon, de talent plus rassis, comme il sied à un homonyme de l'Ecclésiaste : élégant et disert, ce sage, qui connaissait la vie, distilla sa fine expérience en maximes indulgentes et brèves et souvent profondes; on le définirait assez bien le Vauvenargues de la critique...

Cependant, aux confins de la politique et des lettres et sur une lisière que le temps fait de plus en plus indécise, un écrivain se lève qui va forcer l'attention.

Maurras et le néo-classicisme. 
Maurras.
Rarement campagne de critique ne fut plus passionnée que la campagne menée par cet écrivain, de 1895 à1900, dans la Revue Encyclopédique Larousse. Charles Maurras (1868-1952), aux idées politiques délétères, mais dont nous ne voulons considérer ici que l'action littéraire,  y défendait, contre ce qu'il appelait la barbarie romantique, les droits de l'occident helléno-latin. Il a continué sa lutte dans des livres tels que : le Chemin de Paradis, Jean Moréas, les Amants de Venise, Anthinéa, l'Étang de Berre, etc.

Les critiques néo-classiques.
Déjà les forces éparses de sa doctrine esthétique viennent d'être rassemblées et systématisées par Pierre Lasserre dans cet Essai sur le romantisme français qui est personnel, vigoureux et brillant comme un livre de Taine. Henri Brémond; dans la même école, représente avec une autorité grandissante la tradition spiritualiste; René-Marc Ferry appuie le mouvement dans Minerva, puis dans son feuilleton de l'Eclair. Mais c'est surtout chez les jeunes que la vertu de la doctrine opère avec Henri Clouard, qui tournera bride, mais gardera le pli de sa formation, et Pierre Gilbert, dont un recueil posthume (la Forêt des Cippes) sauvera le nom, il faudrait mentionner ici André du Fresnois, Eugène Marsan, Jean Longnon, André Thérive, Charles Benoît, Henri Rouzaud, jean Herluison, Maurice de Noisay, Henri de Bruchard, Joseph de Bonne, Fagus, toute la rédaction ardente et disciplinée de la Revue critique des Idées et des Livres fondée par Jean Rivain et qui restera jusqu'à la guerre et malgré quelques «-frictions » inévitables l'organe le plus autorisé de cette renaissance nationale.

En tirailleurs. 
Les autres groupes littéraires sont loin d'offrir ta même cohésion. Il y a sans doute un rudiment de doctrine commune chez les rédacteurs habituels de l'Occident, où Raoul Narsy, plume fine et savante, introduit des nuances dans la pensée de son maître Mithouard; des Cahiers de la Quinzaine, où Péguy, vers 1910, a renouvelé son équipe et s'est adjoint le fidèle Joseph Lotte; de la Nouvelle Revue française, où souffle l'esprit d'André Gide et dont le théâtre du Vieux-Colombier, fondé en 1913 par Jacques Copeau, est une manière de filiale. Le Mercure, détaché maintenant de ces contingences, n'a plus de doctrine et s'ouvre, avec Alfred Valette, à tous les efforts de quelque intérêt : Rachilde y sème ses petites notes sur les romans, où elle dit probement ce qu'elle pense sans souci de plaire ou de déplaire; Pierre Quillard y garde encore dans la critique des vers un vieux fonds de parnassianisme tout à fait absent des rudes « propos » de son successeur Georges Duhamel, affirmant la nécessité d'un art calqué sur le modèle humain et affranchi des tyrannies du mètre et de la rime, tel ou à peu près que l'a réalisé Paul Claudel, qui trouve à la Nouvelle Revue française un exaltateur plus passionné encore dans Jacques Rivière. 

En dehors de ces groupes et d'un ou deux autres, comme celui de la Revue des Lettres françaises où, sous la direction de La Tailhède, le guide le plus sûr peut-être, Henri Dagan, Léon Allem, André Mary, Gaston Vollet, Marius André, etc., travaillent à préserver la pure doctrine romane des empiétements de la politique, c'est en ordre dispersé que se présentent la plupart des jeunes critiques de talent qui se lèvent çà et là et d'entre lesquels il faut tirer de pair François Le Grix, Jean de Pierrefeu, Albert Thibaudet, René Johannet, Gonzague Truc, Henri Ghéon, René Gillouin, Pierre Leguay et le P. de Tonquédec. Une jeune compatriote de Tellier, fille posthume de sa pensée, Henriette Charasson, se distingue tout de suite par l'acuité de son intelligence et la qualité de son écriture; on remarque les solides biographies d'Albert de Bersaucourt; les enquêtes diligentes de Georges Le Cardonnel, Charles Vellay, Émile Henriot, Jules Bertaut, Alphonse Séché, Gaston Picard; on sourit, dans les milieux avertis, à la piquante Stratégie littéraire de Fernand Divoire. Mais le gros succès public est pour les deux séries de Paul Reboux et Charles Muller : A la manière de... Ces auteurs n'ont pas inventé le pastiche qu'on connaissait depuis les Grecs et que le grave Sorel ne dédaigna pas de pratiquer sur Hugo, mais on n'en avait pas fait encore une application aussi étendue et aussi joyeuse.

Trois isolés : Rémy de Gourmont; André Suarès; Léon Bloy. 
Et enfin voici trois noms d'aînés, trois écrivains de tendances et de qualité très diverses, Rémy de Gourmont, André Suarès, Léon Bloy, qui n'avaient peut-être pas plus de titres à figurer ici ou qui en avaient juste autant que Péguy, classé parmi les poètes, bien que ni poète, ni critique, ni historien absolument, ou que Romain Rolland et André Gide, qu'on retrouvera chez les romanciers et qui leur échappent si souvent, l'un par ses brusques crochets et l'autre par tout ce qu'il apporte de « subjectif » dans ses analyses du malaise contemporain. Gide, Péguy et même Rolland ont fait école, tandis que Gourmond, Suarès et Bloy restent des isolés.

R. de Gourmont.
Grammairien et philosophe, Rémy de Gourmont (1858-1915) (l'Esthétique de la langue française, le Problème du style, Épilogues, Dialogues des amateurs, Promenades littéraires, etc.) a peut-être fourni à l'auteur de l'Orme du Mail (Anatole France) quelques traits de son plaisant héros : c'est, comme lui, essentiellement un homme de bibliothèque, qui, au lieu de s'y dessécher, s'y orna et s'y épanouit voluptueusement. Il ne déteste point de soutenir les thèses les plus subversives, mais il y met une grâce parfaite d'humaniste et tant de savoir, une logique si pressante et si souple, qu'on serait tout prêt de lui tout céder si l'on ne se rappelait que le diable aussi est logicien. « Ce qu'il y a de terrible quand on cherche la vérité, aimait-il à dire, c'est qu'on la trouve. » A quoi Pascal répondrait qu'on ne la chercherait pas, si on ne l'avait déjà trouvée, et que nous ne découvrons communément que les vérités auxquelles nous sommes acquis par avance. 

A. Suarès.
Cerveau essentiellement classique, malgré ses origines symbolistes, et qui fréquentait chez Voltaire beaucoup plus que chez Pascal, Gourmont est tout l'opposé d'un André Suarès (1868-1948), connu surtout comme poète  (le Bouclier du zodiaque, Idées et visions, Voici l'homme, Sur la vie, etc.), qui, pour avoir beaucoup lu Pascal et s'être approprié par endroits son tour elliptique, reste tout imprégné de romantisme. Il naquit frère de René, et toutes les fatalités qui pesaient sur Chateaubriand accablèrent dès l'origine ce hautain et spleenétique Caërdal, où il a mis ses complaisances et qui n'est qu'une stylisation de son propre « moi » : chez l'un et chez l'autre même inaptitude à l'acceptation, même tourment de l'absolu, même anarchisme foncier se traduisant en toutes choses par le recours à l'âme, à la sensibilité, contre les sécheresses de la raison. C'est cette sensibilité qu'il évoque lyriquement chez Pascal, chez Dostoievski, chez Wagner. Et l'on peut ne prendre aucun goût à ces évocations, non plus qu'aux prétentions de l'auteur fortifiant d'année. en année son attitude et cherchant à réaliser, dans toute la perfection du type, ce monstre intellectuel que Leibniz appelle un « séipse-» : s'il est un romantique, il ne l'est pas de cette espèce qui se contente de rejeter les règles et qui « n'atteint pas la science de l'homme » et, comme il fait songer par certains traits à René, il fait songer par d'autres à Carlyle. On ne lui voudrait que moins de verbalisme. 

L. Bloy.
De Suarès à Léon Bloy (1846-1917) lui-même la distance n'est pas telle qu'il faille beaucoup d'efforts pour la remplir et l'on distingue tout de suite la parenté entre ces deux tempéraments excessifs et qui reçurent à un degré presque égal le don de l'image et le sens de l'hyperbole. Ils n'en firent pas sans doute le même emploi. Encore y aurait-il une souveraine injustice à ne voir dans l'auteur du Désespéré, des Propos d'un entrepreneur de démolitions et du Mendiant ingrat qu'un pamphlétaire effréné jusqu'à en être génial. Narsy l'a défini comme un Rousseau à l'envers, intoxiqué par le naturalisme et y ayant contracté une coprolalie incurable. Et d'autres, comme Souday, qui rendaient justice à son lyrisme visionnaire, l'ont appelé un « Jérémie fangeux », un « Ezéchiel de l'égout ». Il fut tout cela peut-être, mais ne fut pas que cela et l'on découvrirait chez ce frénétique des pages d'une infinie douceur et les plus suaves élans peut-être que la mystique chrétienne ait inspirés jusqu'à Claudel. Sa critique même, pour aussi violente, partiale et cynique qu'on la veuille, est toute pleine d'éclairs et tels de ses aphorismes ou de ses définitions se plantent dans l'esprit comme des flèches. La société avait pu le retrancher d'elle l'histoire littéraire le recueillera.

Philologues et historiens de la littérature.
Dans la longue liste que nous venons de dresser, l'Université revendique plusieurs noms et qui ne sont pas les moindres. S'ils ajoutent à son lustre extérieur, ils ne doivent-pas nous faire oublier cependant les réputations moins éclatantes et quelquefois plus solides qui n'ambitionnèrent de briller que dans le cercle restreint de l'Institut, du Collège de France et de la Sorbonne tels, parmi les philologues, épigraphistes, grammairiens, etc., Louis Havet, René Cagnat, Victor Henry, Antoine Thomas, Ferdinand Brunot, l'abbé Rousselot, le créateur de la phonétique expérimentale; Jules Martha, le Champollion de l'étrusque; Joseph Loth, le maître des études celtiques du rameau cymro-armoricain; Georges Dottin, attaché de préférence au rameau populaire irlandais; Octave Gréard (1828-1907), recteur de l'Université de Paris, qui a étudié de préférence les questions pédagogiques (Mme de Maintenon; l'Éducation des femmes par les femmes) Joseph Bédier (Tristan et Yseult, les Légendes épiques, etc.), qui a hérité de cette large compréhension en y joignant le charme d'un style délicatement coloré, et Alfred Jeanroy, que Pierre Champion a appelé « le plus savant de nos romanistes »; tels encore, parmi les historiens de la littérature antique et moderne, A. Couat, les deux Croiset, Augustin Cartault, Frédéric Plessis, Charles Dejob, Maurice Albert, Aimé Puech, Paul Girard, etc.

Gaston Paris.
Il convient d'ajouter à cette liste Gaston Paris (1839-1903), professeur au Collège de France,  lettré universel, sensible aux ordres les plus divers de la beauté, qui commentait Mistral et Sully-Prudhomme,  qui a été pendant de longues années le maître des études romanes. Il a écrit l'Histoire poétique de Charlemagne, et une Histoire de la littérature au Moyen âge, et il a réuni en trois volumes quelques-uns de ses nombreux articles publiés dans le Journal des Savants. Mais il a surtout donné dans son enseignement la mesure de sa vaste intelligence et de sa rigoureuse érudition : tous les romanistes des décennies suivantes dans les universités françaises et étrangères ont été ses disciples. 

Gustave Lanson.
Et, sans doute, est-ce dans ce groupe choisi, un peu fermé et assez volontiers scolaire, que Gustave Lanson (1857-1934), professeur à la Faculté des Lettres de Paris, marquerait aussi sa place, bien qu'il n'ait pas dédaigné quelquefois de s'adresser au public des revues et des journaux. Il a écrit sur les grands classiques et notamment sur Bossuet des livres neufs et forts dont il s'est appliqué plus tard à ruiner les conclusions; mais son oeuvre capitale est cette Histoire de la littérature française, publiée en 1894 et plusieurs fois reprise, corrigée, appropriée aux idées nouvelles de l'auteur, qui faisait d'abord profession d'un traditionalisme modéré, mais très suffisamment conservateur, antivoltairien et antijacobin : sans revenir à la méthode des « portraits », sans écarter les renseignements que peut fournir l'étude de la culture, du milieu et du moment et en accordant ce qui lui revient à l'évolution des genres, il y poussait son analyse jusqu'à «-ce résidu indéterminé, inexpliqué, qu'est l'originalité supérieure de l'oeuvre » et qui constitue l' « individualité littéraire » des écrivains. Telle était, en fin de compte, à ses yeux, la vraie fonction de la critique : elle devait être « la description des individualités-», et comme, d'autre part, « elle a pour base des intuitions individuelles » et que ces intuitions varient avec chacun de nous, il en résultait que « ni l'objet, ni les moyens de la connaissance littéraire ne sont scientifiques », que la littérature, en un mot, « n'est pas objet de savoir : elle est exercice, goût, plaisir ». L'auteur ensuite semble avoir modifié ce point de vue et, après avoir distingué la littérature de la critique, il s'est avisé de brûler ce qu'il avait adoré et de réclamer « la réduction de la littérature à l'histoire » par l'élimination à peu près complète des considérations de pure esthétique.

Dans le sillage de Gustave lanson.
Sous la direction de G. Lanson, de jeunes critiques s'engagent dans une voie différente et se feront un nom à côté de celui du maître. Ils s'efforcent de créer l'histoire littéraire avec les mêmes méthodes et la même rigueur que l'histoire proprement dite. Etablir des éditions critiques comme base de toute étude littéraire, une chronologie impeccable comme garantie contre les affirmations hasardeuse; reconstituer par des investigations minutieuses la bibliothèque d'un écrivain, pour établir sur des données précises sa formation intellectuelle, telles sont quelques-unes des tâches ingrates mais utiles, auxquelles ils se consacrent. Chemin faisant ils signalent une erreur, démolissent un préjugé, éclairent par la vérité les points obscurs, et nous mettent ainsi à même d'avoir pour les chefs-d'oeuvre de la littérature une admiration plus intelligente.

Citons : Joseph Texte, que Faguet citait au rang des plus fermes esprits formés à l'école de Brunetière et qui est lui-même, avec Baldensperger, un des maîtres de la littérature comparée; Fortunat Strowski, qui a éclairé tout un côté trop négligé de la littérature par ses belles études sur Pascal et l'histoire du sentiment religieux au XVIIe siècle; Victor Giraud, qui a ouvert une enquête analogue sur le XIXe siècle et, le premier, dans ses Maîtres de l'heure, s'est avisé de traiter les contemporains par les méthodes rigoureuses, collation des textes, mise en fiche, etc., qu'on n'applique d'ordinaire qu'aux écrivains disparus; David-Sauvageot, dont on retiendra comme un modèle de critique « fine, courtoise, parfois spirituelle » (Martha), le mémoire sur le Réalisme et le Naturalisme; G. Michaud, qui nous a fait mieux aimer Sainte-Beuve en nous introduisant dans l'intimité de ce grand cerveau; Ernest Zyromski, qui a démêlé avec beaucoup d'adresse les éléments divers qui collaborèrent à la formation littéraire de Lamartine, sur la « vie intérieure » duquel Jean des Cognets allait projeter une lumière qui en éclaire les plus secrets replis; Félix Hémon, justement apprécié pour ses cours de littérature classique et dont on ne connaît pas assez les originales études sur Bersot, les Races vivaces et le génie celtique; Henri Potez, qui a suivi en poète et en érudit l'élégie de ses origines à 1830; Maurice Souriau, qui s'est taillé un canton personnel dans le drame romantique; André Le Breton et Paul Morillot, qui ont choisi pour province le roman français; Ernest Dupuy, dont le Victor Hugo apologétique mérite de prendre place près de celui de Renouvier; Édouard Herriot, qui a écrit deux livres délicieux sur Mme Récamier et son entourage; Daniel Halévy, vivant, passionné. dans sa jeunesse de Proudhon, comme plus tard dans son Péguy, où il renouvellera le genre de la biographie; Alfred Rébelliau, si profondément renseigné sur Bossuet; Abel Lefranc, qu'il faut consulter sur Rabelais et la Renaissance; Paul Gantier, sur Mme de Staël et Napoléon; Edme Champion, sur Voltaire et Rousseau; Pierre Champion, sur Charles d'Orléans et Villon; Paul Bonnefon, sur Montaigne; Paul Courteault, sur Montluc; Dauphin Meunier, sur Mirabeau; Eugène Lintilhac, sur Beaumarchais et Le Sage; José Vincent, sur Mistral; René Vallery-Radot, sur Pasteur dont il était le gendre et autour duquel, comme Ingres autour d'Homère (L'Apothéose d'Homère), il a groupé avec beaucoup d'art et un sens exquis des proportions tous les personnages représentatifs du mouvement scientifique de la seconde moitié du XIXe siècle; Jules Troubat, Léon Séché, Gustave Simon, Louis Maigron, Paul et Victor Glachant, sur les fonds de tiroir du romantisme; Jean de Mitty, Casimir Stryenski, Adolphe Paupe, Jean Mélia et autres fervents du culte stendhalien, sur les inédits de leur divinité éponyme; le vicomte de Lovenjoul, sur les « états » de la pensée balzacienne; Louis Thomas, sur la correspondance de Chateaubriand, etc.

L'étude des littératures étrangères. Melchior de Vogüé.
Et, comme c'est l'Université qui nous prête le plus grand nombre des érudits, c'est encore elle qui nous renseignera le plus libéralement sur les littératures étrangères, avec les Henri Lichtenberger, les Henri Hauvette, les Louis Léger, les Maurel-Fatio, les Bossert, les Andler, les Jusserand, les Beljame, les Gausseron, les Angellier, les Legouis, etc., auxquels vont se joindre, dans la critique indépendante, Eugène Gilbert, Maurice Wilmotte, Roland de Marès, Albert Heuman et Louis Dumont-Wilden pour la Belgique, Philippe Monnier, Henry Cochin et Maurice Muret pour l'Italie, Jean Lahor pour l'Inde, Augustin Filon, André Chevrillon, Gabriel Sarrazin et H.-D. Davray pour l'Angleterre, Teodor de Wyzewa pour l'Allemagne et les littératures du Nord. 

Mais il faut ici dire un mot sur Eugène-Melchior de Vogüé (1848-1910), en raison de l'influence considérable qu'il exerça : les études où il révéla Tolstoï et Dostoievski (le Roman russe) ne peuvent être comparées qu'au livre de Mme de Staël sur l'Allemagne; elles étaient vraiment, par tout ce qui s'y sentait de frémissant, d'actif, de personnel, une collaboration à l'oeuvre de ces écrivains; elles la prolongeaient et l'enrichissaient de nouveaux sens. Autant que Bourget et Anatole France, l'auteur a aidé par cette révélation à la ruine du naturalisme, mais en favorisant un renouveau du cosmopolitisme littéraire dont il a résumé l'histoire et présenté la défense en des pages aussi brillantes que spécieuses.

La critique dramatique. 
La critique dramatique, depuis Sarcey, n'est pour la plupart des critiques qu'une étape, un moyen de prendre langue avec le théâtre. Lemaître, Faguet, Ganderax n'y ont fait que passer. Gustave Larroumet semblait devoir s'y fixer : il y apportait de l'érudition, un goût sûr, un esprit ouvert. Adolphe Brisson, qui lui succéda au Temps, y déploie aujourd'hui ses souples facultés d'assimilation et Henri de Régnier reste poète au rez-de-chaussée des Débats; mais on ne joue pas en France que du Shakespeare et du Marivaux, les vaudevilles l'assomment et, après deux ou trois années de ce supplice, il passe la main à Henry Bidou. Celui-là, tout l'intéresse, même ce qui n'a point d'intérêt et auquel il en donne par sa manière de le raconter. Et, comme il excelle à démonter une pièce et à la reconstruire sous les yeux du lecteur, il restitue son atmosphère, évoque ses interprètes présents et passés, compare, suggère, blâme, loue et, poussant sa pointe dans tous les sens, ne perd jamais son sujet de vue. Est-ce un impressionniste? Est-ce un dogmatique? Les deux peut-être, mais c'est surtout un critique d'un doigté supérieur et qui aime son métier. Les Débats et le Temps sont les seuls journaux demeurés fidèles au feuilleton dramatique hebdomadaire. René Doumic, J. du Tillet, Henry Bordeaux, Paul Flat, Léon Blum, Maurice Boissard, Georges Le Cardonnel, etc., dans les grandes et moyennes revues, raisonnent, pèsent, décident, avec tout le sang-froid nécessaire. Vingt-quatre heures de réflexion sont accordées dans les autres organes aux professionnels du compte rendu dramatique. Et, quand ces professionnels s'appellent Lucien Muhfeld, Bernard-Derosne, Henri Bauer, Abel Hermant, François de Nion, André Rivoire, Nozière, etc., ou qu'ils ont l'expérience d'un Duquesnel ou d'un Le Senne, le public ne s'aperçoit pas trop de la précipitation de leurs arrêts. Mais cette forme même, si expéditive, de la critique est alors menacée et quelques quotidiens commencent à lui substituer « l'instantané théâtral », l'impression d'avant-première, directe et « toute chaude », servie dès le lendemain de la répétition générale au petit lever du lecteur. Chassée de la presse, écartée de certains périodiques, la critique dramatique devra peut-être se réfugier dans la conférence et le livre : elle y a donné déjà la mesure des services qu'elle pouvait rendre avec Filon, F. Lhomme, Ch.-M. des Granges, Bernardin, Parigot, Le Bidois et Lintilhac (Histoire générale du théâtre en France).

La critique d'art et la critique musicale. 
La critique d'art.
La critique d'art semble moins menacée. Elle a du reste ses organes spéciaux, en dehors de la presse, ses chaires mêmes où enseignent un Eugène Guillaume, un Georges Lafenestre, un Gabriel Séailles, esthéticien doublé d'un moraliste; son plus bel effort dans le domaine rétrospectif est l'Art gothique et la Sculpture française depuis le XIVe siècle de Louis Gonse, qui ont comblé une lacune de l'histoire  de France.

D'autres périodes de cette histoire ou de l'histoire de l'art étranger, des écoles, des genres, des oeuvres du passé ont sollicité Émile Michel, Henry Roujon, Henri Bouchot, Henry Havard, Marius Vachon, A.-F. Gruyer, Robert de La Sizeranne, Samuel Rocheblave, Raymond Bouyer, Armand Dayot, Henry Lapauze, Achille Segard, André Fontaine, etc. Mais nous avons aussi d'agiles enregistreurs du mouvement contemporain dans Louis de Foucauld, Ary Renan, Édouard Sarradin, Paul Leprieur, Thiébault-Sisson, Louis Gillet, Louis Dimier, etc. André Hallays se montre le plus sérieux, le plus savant, le plus spirituel défenseur des richesses archéologiques contre les vandales de l'administration; Lucien Corpechot exalte l'art de Le Nôtre et propose le parc de Versailles comme le type du « jardin de l'Intelligence ». Dans un esprit tout différent, Octave Mirbeau, Georges Lecomte. Roger Marx, Camille Mauclair, Arsène Alexandre, Charles Saulnier, Joséphin Peladan, le théoricien de la Rose-Croix, Guillaume Apollinaire, le théoricien du cubisme, ont aidé, qui par l'entraînement de leur fougue, qui par leur subtile dialectique, au triomphe des nouvelles écoles : sans diminuer leurs mérites, on peut estimer cependant qu'ils sont faibles au regard des services rendus à ces mêmes écoles par Gustave Geffroy, « le plus avant-coureur des critiques » et celui dont la « curiosité en éveil », la « sensibilité aiguë », l'intelligence raffinée et divinatrice, s'accordant on ne sait comment avec « une personnalité modeste, résignée, contemplative », ne se sont jamais trouvées en défaut pour donner au public « le premier avertissement à l'apparition de tout artiste ayant quelque chose à dire et qui valût la peine d'être entendue » (Joseph Capperon). Il est même arrivé que ces artistes aient pris la plume pour défendre leurs idées et ils l'ont fait quelquefois, comme Jacques Blanche (Essais et portraits, qui évoquent par leur souplesse la manière de Fromentin) et Maurice Denis (Théories, où nous est proposé un nouveau classicisme « fondé sur les mouvements les plus mystérieux de notre vie intérieure ») avec un talent d'écrivain à rendre jaloux les « professionnels ».

La critique musicale.
La critique musicale est encore très honorablement représentée par Pierre Lalo, Arthur Pougin, Gaston Carrau, Henri Quittard, Gustave Samazeilh, Arthur Coquard, Alfred Bruneau, Louis Laloy, Raphaël Cor, Jean Marnold, etc. On doit de savants travaux de musicographie ancienne et moderne et de remarquables biographies d'artistes célèbres à Bourgault-Ducoudray, Julien Tiersot, Romain Rolland, Jean Chantavoine, Adolphe Boschot, etc. Enfin la musique d'église et de concert a un noble témoin en Camille Bellaigue, « plume d'or » chez qui l'écrivain égale l'érudit, et un autre peut-être aussi sûr, mais fort moqueur, dans cette trinité en un seul personnage qui se nomme tour à tour Henri Gauthier-Villars, Willy et l'Ouvreuse.   (E. Abry / Ch. Le Goffic /  Ch.-M. des Granges).

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