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La critique avant
Sainte-Beuve
Mme de Staël.
Le genre littéraire
que Mme de Staël avait le mieux marqué de sa
griffe était peut-être la critique. Tenant la littérature pour l'expression
de la société, elle répudiait tout canon esthétique, s'abstenait de
jugements « absolus » et ne voulait qu'« expliquer » les oeuvres par
leurs éléments de formation. Elle créait ainsi la méthode dite historique
qui étudie les milieux, les moeurs, les humains et néglige volontiers
l'individualité même des écrivains.
« Encore
faudrait-il prendre garde, a dit justement Frédéric Plessis, de ne pas
tomber dans l'excès et se défendre d'une illusion et d'un danger : l'illusion,
c'est de croire que l'on peut connaître avec précision et scientifiquement
les causes multiples, complexes, délicates, qui agissent sur l'éclosion
d'un livre et la formation d'un talent; le danger, c'est qu'à force d'étudier
les circonstances, on oublie le principal et que d'une peinture on ne voie
plus que le cadre. Il est très bien de rechercher la filiation d'un poème
et de montrer l'ascendance littéraire d'un écrivain; je demande seulement
que l'on ne supprime pas l'auteur lui-même et son livre, qui sont des
réalités, au profit des doctrines et des genres, qui sont des abstractions;
et, sans nier les droits de la science à entrer dans l'histoire littéraire,
je voudrais bien maintenir ceux de la Littérature à n'en être pas chassée
».
C'est à quoi pourtant
aboutissait le principe staëlien, et Renan ne
fera qu'en tirer la conséquence extrême, mais logique, le jour qu'il
écrira dans l'Avenir de la Science :
« L'étude
de l'Histoire littéraire est destinée à remplacer en grande partie la
lecture directe des oeuvres de l'esprit humain ».
Villemain.
Villemain
(1790-1867), titulaire de la chaire d'éloquence française à la Sorbonne
et secrétaire perpétuel de l'Académie
française, n'allait pas jusque-là . Mais déjà , chez lui, la critique
tournait à l'histoire des moeurs et des idées et il faisait choix, très
habilement, des époques qui pouvaient se prêter le mieux à l'application
de la méthode-:
le
Moyen âge et le XVIIIe
siècle.
Son Cours de littérature
française (1828) inaugure vraiment la critique nouvelle. Villemain
tient compte des institutions sociales :
« Ce n'est
pas seulement un genre nouveau de littérature, une forme oratoire, une
tribune au lieu d'une chaire qui sort pour nous des institutions représentatives;
c'est un esprit de vie, un ferment nouveau qui se mêle à toutes les parties
des lettres, les transforme et les rajeunit. » (XVIIIe
siècle. Discours préliminaire).
Il fait une place Ã
l'action des autres littératures sur la
littérature
française :
« Un point
de vue qu'il ne faut pas oublier, c'est le caractère mélangé, complexe
de notre littérature et les emprunts qu'elle fait au passé et à l'étranger.
Par là , elle n'est pas seulement l'expression de la société comme on
l'a dit : elle est souvent le reflet du monde entier. » (XVIIIes.,
14e leçon).
Mais il croit encore
à la nécessité du talent personnel pour le critique :
« Pour
être un excellent critique, il faudrait pouvoir être bon auteur. Le talent
peut seul agrandir l'horizon du goût. » (Discours et Mélanges littéraires,
discours de 1814).
Les contemporains applaudirent
en lui l'orateur; on peut encore profiter à le lire. Esprit brillant et
à larges vues, que ne contenaient pas les frontières littéraires de
la France et qui rayonnait dans les directions les plus variées, l'Angleterre,
l'Italie, l'Espagne,
Villemain s'est peut-être trop dispersé et n'a pas assez approfondi.
Il n'y a, dans son Cours de littérature française , comme dans
ses Etudes de littérature ancienne et étrangère (1846), rien
de net ni de définitif, mais de belles « perspectives », pour employer
le mot de Sainte-Beuve, et un grand charme
de phrases flottant autour de quelques idées intéressantes. Il était
bon que Sainte-Beuve vînt bientôt donner les principes d'une critique
plus impersonnelle et plus précise.
Dans le sillage
de Villemain.
J.-J
Ampère, Gérusez, Patin.
Des deux suppléants
de Villemain à la Sorbonne, Ampère et Gérusez,
l'un, J. J. Ampère, n'est d'abord que l'écho affaibli de cette voix éloquente
(Histoire littéraire de la France avant le XIIe
siècle); plus tard il se renouvelle d'archéologie et de littérature
comparée et, dans son Histoire romaine à Rome (1858), donne le
ton à Gaston Boissier.
L'autre, Gérusez,
demeure le type, d'ailleurs distingué, du fabricant de Morceaux choisis
et de Manuels de littérature à l'usage des classes.
A la Sorbonne encore
et au Collège de France, Henri Patin corrige
Schlegel
et l'adapte au goût français dans ses Études sur la poésie latine
et ses Études sur les tragiques grecs (1841-1843), « ouvrage utile,
instructif », qui « serait plus agréable s'il était écrit avec plus
de concision et, pour tout dire, avec plus de points et moins de virgules
» (Sainte-Beuve).
Lerminier.
Le Clerc.
Lerminier,
jurisconsulte éloquent, fait l'histoire et la critique des législations
et des constitutions de la Grèce; Victor Le Clerc
découvre chez les Romains des ancêtres des
journalistes et attache son nom à la publication des tomes XX-XXIV de
l'Histoire
littéraire de la France.
Paulin
Paris.
Paulin
Paris, dont on peut dire plus justement que de Villon
qu'il sut l'un des premiers, avec Leroux de Lincy et Francisque Michel,
débrouiller
l'art confus de des vieux romanciers français, publie et commente,
suivi de F. Génin, d'Edelestand Duméril et de Léon Gautier, les principales
chansons de geste et entame l'inventaire raisonné des manuscrits de la
Bibliothèque
nationale.
Charles Magnin.
Charles
Magnin, au contraire de Saint-Marc Giradin (Causeries et méditations,
les Origines du théâtre français, etc.), l'un des rédacteurs du
Globe,
où débuta Sainte-Beuve et qui prit, sous la direction de Dubois, avec
Jouffroy, Ch. de Rémusat, Vitet, Duvergier de Hauranne, etc., une part
si active au mouvement littéraire de la Restauration,
« fut de ceux qui se montrèrent le plus disposés à comprendre et Ã
favoriser » la nouvelle école, « sans lui rien céder pourtant de ses
droits comme juge » (Sainte-Beuve).
Saint-René Taillandier.
De même Saint-René
Taillandier, qui, lié avec Brizeux et
Barbier,
sur lesquels il a publié d'intéressantes monographies, se tourna de bonne
heure vers les littératures étrangères et révéla au public français
Lermontof et le groupe littéraire de la jeune Allemagne.
Alexandre Vinet.
Universitaire aussi,
mais Suisse et enseignant à Lausanne, Alexandre Vinet,
qui marquera dans la rénovation protestante du XIXe
siècle, montre une grande élévation d'esprit dans ses Études sur
Pascal et la Littérature française au XIXe
siècle.
Janin, Planche,
etc.
Faut-il nommer encore,
à l'écart des chaires publiques, Adolphe Guéroult, Eugène Véron, Jules
Janin qui, pendant quarante ans (de 1836 Ã 1876), emplit le feuilleton
des Débats
de sa prose diffuse et prétentieusement entortillée? Ni principes, ni
suite dans les idées. Cet encombrant délayage passa longtemps pour la
quintessence de l'esprit parisien et valut à Jules Janin d'être proclamé
« prince des critiques ».
En vertu du même
obscur plébiscite, dans un camp adverse, Gustave Planche fut jusqu'Ã
sa mort « l'éminent critique » (Pontmartin). Lourd, rogue et d'ailleurs
très probe et très docte, Planche (Portraits littéraires, Nouveaux
portraits, etc.), de 1831 Ã 1857, du haut de la Revue des Deux
Mondes, régenta les lettres de son temps. Il régnait par la terreur
comme Janin par le calembour. Ses préjugés lui faisaient une manière
de système : le véritable dogmatique fut Désiré Nisard.
Nisard.
Désiré
Nisard (1806-1888) ne doit rien à Mme de Staël et aux romantiques.
Dans ses Poètes latins de la décadence, Nisard attaquait
Victor
Hugo au travers de Sénèque et de Lucain,
et c'était se faire la partie trop belle. En 1833, il publiait son Manifeste
contre la littérature facile, qui avait au moins le mérite de la
franchise et, quoique pense Sainte-Beuve, de la sincérité aussi. Mais
retenons surtout de Nisard son Histoire de la littérature française
(1844-1849), livre magistral où l'on goûte, où l'on juge, où l'on donne
les motifs des jugements, livre solide et ordonné, digne du classicisme
qu'il veut honorer et défendre. Point de biographie, point d'histoire
: l'étude seule des oeuvres et ces oeuvres évaluées d'après leur plus
ou moins de conformité avec un idéal préconçu de raison et de sobriété.
Pourquoi certains auteurs ont-ils péri, et d'autres survécu?
« La France
n'a pas eu à faire un long examen. Elle s'est regardée successivement
dans les images vraies ou prétendues de son propre esprit. Dans les unes,
elle ne s'est pas reconnue; dans les autres, elle s'est reconnue, soit
à certains traits, soit tout entière. La science compare l'original Ã
ces divers portraits, et donne en détail les raisons du jugement souverain
que la France a porté. » (Chap. I, § 7).
Nisard commence
donc par établir une formule de « l'esprit français » :
« La littérature
française, c'est l'image idéalisée de la vie humaine dans tous les pays
et dans tous les temps; ou plutôt c'est la réalité dont on a retranché
les traits grossiers ou superflus pour nous en rendre la connaissance Ã
la fois utile et innocente. L'art français dans le sens le plus précis
du mot, c'est l'ensemble des procédés les plus propres à exprimer cet
idéal sous des formes durables. » (Ibid., ch. I, § 2).
Fort de cette certitude,
Nisard peut admirer en conscience les classiques du XVIIe
siècle et condamner les écrivains du XVIIIe,
et surtout, on l'a dit, les Romantiques.
Saint-Marc Girardin.
Critique dogmatique
comme Nisard, Saint-Marc Girardin (1801-1873),
adversaire lui aussi des Romantiques, est
dominé davantage par des préoccupations morales. Dans son
Cours de
littérature dramatique (1843), il étudie le même sentiment dans
diverses oeuvres dramatiques des Anciens aux Modernes pour en montrer l'expression
dégradée dans les oeuvres contemporaines.
Sainte-Beuve
Vie et caractère.
Le
romantique (1804-1837).
Né à Boulogne-sur-Mer,
Sainte-Beuve
(1804-1869), après des études de médecine, se lia avec les poètes
du Cénacle, auxquels il se chargea de donner pour patrons les poètes
de la Pléiade dans son
Tableau
de la poésie française au XVIe siècle
(1828). Ses poésies et son roman de Volupté, confidences d'une
personnalité égoïste et avide de plaisirs raffinés, ne réussirent
point à l'égaler à ses illustres amis et il en souffrit dans sa vanité
jalouse. On s'en aperçoit aux jugements qu'il porte dans ses Portraits
littéraires et dans ses Portraits contemporains.
Le
critique (1837-1869).
Pourtant sa curiosité
intellectuelle prit le dessus quand il se fut consacré définitivement
à la critique. Successivement professeur à Lausanne
(1837), à Liège (1848), au Collège
de France et à l'Ecole normale, il donna régulièrement, à partir
de 1849, des feuilletons hebdomadaires au Constitutionnel, puis
au Moniteur et au Temps. Leur collection constitue les
Lundis.
Oeuvres.
Les oeuvres comprennent
: - Poésie : Poésies de Joseph Delorme (1829). Consolations
(1830). Pensées d'août (1837). - Roman : Volupté (1834).
- Critique : Tableau de la poésie française au XVIe
siècle (1828); Portraits littéraires. Portraits contemporains.
Histoire de Port Royal (1840-1860). Chateaubriand et son groupe
littéraire (1860).
Causeries du Lundi (1849-1861); Nouveaux
lundis (1861-1869). - Correspondance : Correspondance
(1877-1878); Nouvelle correspondance (1880);
Lettres à la princesse
(1873).
La théorie critique
impersonnelle.
Romantique militant
comme Théophile Gautier, Sainte-Beuve
est passé lui aussi au réalisme. Comme Flaubert
dans le roman, il veut réduire autant que possible dans la critique la
part du sentiment personnel.
Ni
prévention...
Le critique doit
avoir la curiosité assez vive, l'impartialité assez rigoureuse pour analyser
des aines toutes différentes de la sienne :
« Tout
mon objet dans Port-Royal est d'étudier et d'exposer la grandeur
et la folie chrétienne, sans la diminuer et sans la partager en rien.
» (Causeries du Lundi, XVI, Notes et Remarques).
Son intelligence doit
être libre de toute prévention artistique, morale, religieuse, politique.
La critique doit approcher de la neutralité de la science :
« Je voulais,
comme je le disais, neutraliser le champ de la critique littéraire. »
(Ibid.).
...
Ni système...
Il faut encore se
défier de tout esprit de système, car c'est pour nous une tentation de
plier les choses à nos théories. Sainte-Beuve commence par protester
contre le dogmatisme de Nisard :
« La nature
est pleine de variétés et de moules divers : il y a une infinité de
formes de talents. Critique, pourquoi n'avoir qu'un seul patron? » (Causeries
du Lundi, XV, M. Nisard).
Puis, quand Taine, son
disciple, sous prétexte d'appliquer à l'esprit humain les méthodes scientifiques,
tente d'expliquer le génie individuel par des causes générales, Sainte-Beuve
proteste encore :
« Vous
aurez fait de beaux et légitimes raisonnements sur les races ou les époques
prosaïques; mais il plaira à Dieu que Pindare sorte un jour de Béotie
ou qu'un autre jour André Chénier naisse et meure au XVIIIe
siècle [...]. Ici l'initiative humaine est en première ligne et moins
sujette aux causes générales. » (Portraits littéraires, t. I,
Boileau).
...
Ni prétentions artistiques.
Le critique doit
savoir faire abnégation de lui-même. Avoir des prétentions d'écrivain,
comme Villemain, est encore un danger :
« Une des
conditions du génie critique, dans la plénitude où Bayle nous le représente,
c'est de n'avoir pas d'art à soi, pas de style [...]. Quand on a un style
à soi [...] on a une préoccupation bien légitime de sa propre
oeuvre, qui se fait à travers l'oeuvre de l'autre et quelquefois à ses
dépens. » (Portraits littéraires, III. Du génie critique
et de Bayle).
La critique biographique.
Toutes ces précautions
prises, quelle tâche doit remplir le critique?
La
psychologie.
Il doit faire revivre
chaque auteur avec sa physionomie propre, en tenant compte de toutes les
circonstances biographiques qui peuvent expliquer l'oeuvre par le caractère
:
« En fait
de critique littéraire il n'est point, ce me semble, de lecture plus récréante,
plus délectable et à la fois plus féconde en renseignements de toute
espèce que les biographies bien faites des grands hommes [...].
Entrer en son auteur, s'y installer, le produire sous des aspects divers;
le faire vivre, se mouvoir et parler comme il a dû faire, le suivre en
son intérieur et dans ses moeurs domestiques aussi avant que l'on peut;
le rattacher par tous les côtés à cette terre, à cette existence réelle,
à ces habitudes de chaque jour dont les grands hommes ne dépendent pas
moins que nous autres. » (Portraits littéraires, t. I, Corneille).
La critique ainsi comprise
devient une analyse pénétrante de psychologie.
L'histoire
naturelle des esprits.
On étudie les hommes
avec la même précision que le naturaliste étudie les échantillons divers
des espèces. Mais peuton espérer arriver à classer les écrivains aussi
par familles et réaliser ainsi, dans toute la force du terme, une « histoire
naturelle des esprits » ? Ce jour est encore lointain :
« Si l'on
peut espérer d'en venir un jour à classer les talents par familles et
sous de certains noms génériques qui répondent à des qualités principales,
combien, pour cela, ne faut-il pas auparavant en observer avec patience
et sans esprit de système, en reconnaître au complet un à un, exemplaire
par exemplaire! » (Causeries du Lundi, XIII, Taine).
En attendant, ce qui
importe, c'est de décrire avec exactitude des individus.
Sainte-Beuve, en
dépit de ses théories, n'arrive pas à se défaire complètement de ses
antipathies ou de ses préférences. Sa jalousie le rend parfois injuste
pour ses contemporains, il l'avoue lui-même :
« Dans
mes portraits, le plus souvent la louange est extérieure, et la critique
intestine. » (Causeries du Lundi, XVI. Notes et Remarques).
Par goût, il préfère
aux grandes envolées du génie, la justesse du bon sens, c'est-à -dire
:
« le tact,
l'esprit de conduite, le bon goût, bien des choses à la fois, en un mot,
la justesse d'esprit dans ses applications les plus variées et les plus
délicates. » (Causeries du Lundi, I, Lamartine).
Mais si, par suite,
quelques-uns de ses jugements ont besoin d'être révisés, en revanche
il a laissé de la plupart de nos grands écrivains et des solitaires de
Port-Royal
une galerie de portraits d'une ressemblance si frappante que les travaux
postérieurs n'ont
guère eu à y apporter de retouche sérieuse.
Deux émules de
Sainte-Beuve.
Charles Labitte
et Philarète Chasles balancèrent un moment
sa réputation de Sainte-Beuve, l'un dans le genre du « portrait
littéraire », l'autre avec ses Études sur le XVIe
siècle en France qui parurent en même temps que le Tableau de
la poésie française au XVIe siècle
(1828) et emportèrent les suffrages de l'Académie.
La critique d'art et
la critique musicale à l'époque romantique
La critique d'art.
La critique d'art
au XIXe siècle n'a pas en l'équivalent
d'un Diderot. Lenormant,
sous la Restauration, est surtout un archéologue;
de même Jal, qui dans ses Visites au musée du Luxembourg (1818)
et ses divers Salons, a cependant quelques aperçus heureux sur
les artistes du temps. Delécluze, aux Débats, fait la guerre au
gothique et défend les traditions de l'école de David.
Toutefois, si une théorie générale de l'art a manqué au romantisme,
il n'est pas qu'on n'en puisse trouver au moins les rudiments chez Nodier,
du Sommerard, Alfred Michiels, Théophile Gautier, Delacroix,
Rio, Proudhon, Musset, Victor
Hugo, Charles Blanc. L'élargissement de l'horizon artistique, la connaissance
plus approfondie des écoles permettent aux « salonniers » professionnels
de mieux juger les diverses manières contemporaines. On reprochait Ã
Diderot, au siècle précédent, d'être trop préoccupé de l'idée peut-être
le dessin et surtout la couleur arrêtent-ils trop à son tour la critique
nouvelle.
La critique musicale.
Dans la critique
musicale, deux noms s'imposent d'abord : Fétis,
qui fonde en 1827 la Revue musicale, le premier recueil critique
et historique du genre, et Castil-Blaze, qui a laissé une réputation
équivoque, mais qui crée au Journal des Débats le feuilleton
musical. Après eux, on peut encore citer Adolphe Adam, J. d'Ortigue, Léon
Kreutzer, Blaze de Bury, J. Weber, Gustave Bertrand, Fiorentino et plus
spécialement Berlioz, fougueux et plein de partis
pris dans son feuilleton des Débats, mais aussi de vues neuves
et profondes, et Pierre Scudo, qui fit longtemps autorité dans la Revue
des Deux Mondes.
Taine
Flaubert écrivait en
1853 (Correspondance, t. I) :
« ll faut
faire de la critique comme on fait de l'histoire naturelle, avec absence
d'idée morale ; il ne s'agit pas de déclamer sur telle ou telle forme,
mais bien d'exposer en quoi elle consiste, comment elle se rattache Ã
une autre et par quoi elle vit. L'esthétique attend son Geoffroy
Saint-Hilaire, ce grand homme qui a montré la légitimité des monstres.
»
Ce Geoffroy Saint-Hilaire
ce fut Hippolite Taine.
L'explication
de l'oeuvre d'art.
Pour Taine toute
oeuvre est déterminée. Car l'homme subit, comme le reste de la nature,
les lois générales :
« On peut
considérer l'homme comme un animal d'espèce supérieure qui produit des
philosophies et des poèmes à peu près comme les vers à soie font leurs
cocons, et comme les abeilles font leurs ruches [...]. Nous voulons savoir
comment, étant donnés un jardin et des abeilles, une ruche se produit.
» (Préface de La Fontaine et ses Fables).
La
faculté maîtresse.
L'oeuvre s'explique
d'abord par la nature propre de l'auteur, par exemple le génie oratoire
de Tite-Live, l'imagination de Balzac
:
« Les facultés
d'un homme, comme les organes d'une plante, dépendent les unes des autres,
elles sont mesurées et produites par une loi unique; il y a en nous une
faculté maîtresse dont l'action uniforme se communique différemment
à nos différents rouages et imprime à notre machine un système nécessaire
de mouvements prévus. » (Essai sur Tite-Live. Préface).
La
race, le milieu, le moment.
Mais aucun homme
n'est vraiment original :
« Tels
que les flots dans un grand fleuve, nous avons chacun un petit mouvement
et nous faisons un peu de bruit dans le large courant qui nous emporte,
mais nous allons avec les autres, et nous n'avançons que poussés par
eux. » (Essai sur Tite-Live. Introduction, § 2).
Il y a quelque chose
de commun à tous, c'est ce que Taine appelle l'état moral élémentaire
:
« Trois
sources différentes contribuent à produire cet état moral élémentaire,
la race, le milieu et le moment [...].
[La race]. - Ce qu'on
appelle la race, ce sont ces dispositions innées que l'homme apporte avec
lui.
[Le milieu]. - Sur
le pli primitif et permanent viennent s'étaler les plis accidentels et
secondaires, et les circonstances physiques ou sociales dérangent ou complètent
le naturel qui leur est livré.
[Le moment]. - Une
certaine conception dominatrice a régné; les hommes pendant deux cents
ans, cinq cents ans, se sont représenté un certain modèle idéal de
l'homme; au moyen âge, le chevalier et le moine, dans notre âge classique
l'homme de cour et le beau parleur; cette idée créatrice et universelle
s'est manifestée dans tout le champ de l'action et de la pensée. » (Introduction
à l'histoire de la Littérature anglaise).
Exemple. - Les Français
sont amoureux de bien dire (race) et particulièrement à la cour (milieu).
Ils ne le furent jamais plus que sous Louis XIV, à cause des bienséances
et de l'étiquette (moment). Racine est le type
parfait du courtisan (faculté maîtresse). Son théâtre est donc la représentation
exacte de la vie de cour sous Louis XIV. (Article
sur Racine,
Journal des Débats, août 1858).
La valeur de l'oeuvre
d'art.
Pour être conséquent
avec son système, Taine aurait dû s'abstenir de porter un jugement sur
les oeuvres, puisqu'elles étaient déterminées fatalement, selon lui,
par des causes externes.
Le
degré d'importance du caractère.
Pourtant dans sa
Philosophie
de l'art, il entreprit de fixer des règles précises pour classer
les oeuvres selon leur valeur. Il faut d'abord tenir compte du sujet, de
ce que Taine appelle le degré d'importance du caractère. L'oeuvre qui
analyse un sentiment profond et général est supérieure à celle qui
analyse un sentiment exceptionnel et passager. Cette dernière peut avoir
un succès de mode. On lit toujours Gil Blas
et Manon Lescaut.
(Ve partie, ch. 2, § 3).
Le
degré de bienfaisance du caractères.
Mais la nature même
du sentiment n'est pas indifférente :
« Toutes
choses égales d'ailleurs, l'oeuvre qui exprime un caractère bienfaisant
est supérieure à l'oeuvre qui exprime un caractère malfaisant [...]
celle qui représente un héros vaut mieux que celle qui nous représente
un pleutre. » (Ve part., ch. III, 3).
Turcaret
et Tartufe
ne valent pas Le Cid
ou La Mare au Diable.
(Ibid.).
Le
degré de convergence des effets.
Enfin une oeuvre
est d'autant meilleure que l'artiste aura mieux su disposer tous ses effets
en vue de l'impression d'ensemble à produire. Le théâtre de Voltaire,
où se font jour toutes sortes de préoccupations accessoires, ne vaut
pas celui de Racine. (Ibid., ch. IV, § 3). En résumé, les oeuvres
se classent selon qu'elles ont plus ou moins de valeur de fond, de valeur
morale, de valeur artistique.
Le système de Taine
n'échappe pas à de fortes objections. Taine a raison de
nous inviter Ã
tenir compte des divers éléments qui ont concouru à la formation
d'un génie, d'une
individualité artistique. Mais il n'explique pas ce génie même. Pourquoi
tous les Champenois du XVIIe siècle ne
sont-ils pas des La Fontaine? Pourquoi Pradon
n'est-il pas Racine? Tous les écrivains peuvent-ils s'emprisonner dans
une formule? Est-il vrai. d'autre part, que Corneille
soit plus grand quand il peint Polyeucte
que quand il peint Félix? Toujours est-il que c'est de Taine surtout que
les critiques ont appris à étendre leurs enquêtes, et à ne pas abstraire
les individualités de leur temps. Son influence s'est étendue de la critique,
sur la philosophie et le roman.
Même à partir du moment où les excès de rigueur de ce système ont
été dénoncés, il faut faire effort à la lecture de Taine, pour se
soustraire à l'autorité de son argumentation.
Les contemporains
de Taine
La critique séculière
Voici les critiques
qui ne sont que critiques ou sont surtout critiques dans la période qui
va de 1850 Ã 1880 :
Cuvillier-Fleury.
Bon type du doctrinaire,
roide, guindé, Cuvillier-Fleury, qui « mettait de la dignité jusque
dans l'enjouement » (A. France), mais intègre et cherchant sous l'écrivain
l'homme moral ou social.
Silvestre
de
Sacy.
Silvestre
de Sacy, janséniste amène, classique
dans ses goûts, puriste dans sa langue et qui, hostile à l'improvisation
littéraire, accepta comme une pénitence de collaborer quotidiennement
aux Débats et d'y parler des contemporains.
Scherer.
Edmond Scherer,
qui ne se débarrassa jamais d'une certaine lourdeur et, médiocrement
sensible aux beautés de pure forme, ne sympathisa qu'avec les esprit de
son clan.
Pontmartin.
Armand de Pontmartin
(Causeries du samedi, Nouveaux Samedis, etc.), surnommé le Philinte
de la critique, homme d'esprit, ayant de la facilité, une grande complaisance
de jugement, une grande promptitude d'assimilation, peu de fonds et cette
désinvolture qui, pour s'opposer au pédantisme, n'est guère moins insupportable
que lui.
Montégut.
Émile Montégut
(Essai sur l'époque actuelle [1858], Poètes et artistes de
l'Italie, Essais sur la littérature anglaise, Mélanges, etc.), le
plus près de Sainte-Beuve des critiques de cette génération, portant
sur les hommes et les oeuvres un coup d'oeil sûr, sans passion, excellant
à les définir après les avoir pénétrés, plein de formules heureuses
(comme celle qu'il donna de Hugo : « un génie composé d'imagination
et de volonté »), et possédant de surcroît la connaissance intime des
littératures étrangères.
Saint-Victor.
Paul de Saint-Victor,
plus brillant que solide et dont les études sur l'Antiquité
(Hommes et Dieux [1867], les Deux Masques, etc.) n'éblouirent
que par le contraste qu'elles faisaient avec le style neutre habituel Ã
la critique universitaire;
Barbey
d'Aurevilly.
Barbey
d'Aurevilly, qui se signale d'abord comme romancier, mais dont il ne
faut pas dédaigner les Quarante médailles de l'Académie française
(1863), les Études sur le Théâtre contemporain (1865-1869), surtout
la série : les Oeuvres et les Hommes du XIXe
siècle (1861-1895), livres partiaux, excessifs, mais d'une intensité
singulière d'expression et qui, s'ils passent souvent le but, ne demeurent
jamais en deçà ;
Biré.
Edmond Biré (les
Poètes lauréats, Victor Hugo, la Légende des Girondins, etc.), Ã
qui manqua peut-être ce que Sainte-Beuve
appelle la juste proportion des hommes et des choses, mais qui, « arrachant
de l'histoire des erreurs puissamment accréditées, y incorpora des vérités
neuves et souvent capitales par la puissance de la dialectique appuyée
sur l'étendue et la sagacité de l'information » (Pierre Lasserre);
Et
aussi...
A un rang plus bas,
parmi les minores tant du feuilleton littéraire que du feuilleton
dramatique : Hippolyte Babou, Alfred Barbou, Édouard Thierry, Jules Levallois,
Louis Étienne, Hippolyte Rolle, Auguste Vitu, Henri de Lapommeraye, etc.
La critique normalienne.
Les noms que l'on
vient de citer sont les critiques qu'on pourrait nommer séculiers, par
opposition à un deuxième groupe, mitoyen entre le précédent et le suivant,
qui serait formé des clerici de l'École normale supérieure en
rupture de ban. Émile Montégut, le premier, signala et nota les conséquences
de cette évolution qui commença de rapprocher sous l'Empire le monde
littéraire et l'Université, jeta dans le journalisme les normaliens de
la « grande promotion » et eut pour effet, d'une part, de communiquer
à la presse un vernis d'élégance classique et d'esprit voltairien; d'autre
part, « de moderniser » l'enseignement dans toutes, ses branches en le
prolongeant jusqu'aux plus récentes écoles littéraires, aux dernières
découvertes scientifiques et aux événements politiques de la veille.
Cette double pénétration s'exerça par l'intermédiaire des About, Weiss,
Sarcey, Taine; Prévost-Paradol, Assollant, Challemel-Lacour, Édouard
Hervé, Hippolyte Rigault, Yung, etc. Mais il est remarquable qu'en dehors
de la presse et Taine excepté, aucun de ces normaliens n'eut d'influence
sérieuse sur les directions contemporaines.
Deschanel.
Un de leurs aînés,
Émile Deschanel, plume élégante et facile, érudite sans lourdeur, est
cependant loué par Sainte-Beuve, en même temps qu'Eugène Véron, pour
avoir été parmi les premiers à réclamer et à réaliser « la transformation
de l'ancienne rhétorique en histoire et en observation naturelle ». Créateur
de la conférence littéraire ou tout au moins son vulgarisateur et l'un
des maîtres du genre, il reste encore l'inventeur du «-romantisme
des classiques », procédé ingénieux pour rafraîchir les anciens en
les habillant à la moderne.
Weiss.
J.-J. Weiss est
un esprit à la fois -plus traditionnel et plus libre et, de tous les normaliens
de sa génération, le moins normalien sans conteste. Né à Bayonne, mais
Alsacien d'origine, fils de soldat, enfant de troupe, son éducation universitaire
n'a pas prévalu sur son « humeur originale »; il déconcerte et il ravit
tout ensemble par l'imprévu de ses jugements; nourri du XVIIIe
siècle et de la littérature de Louis-Philippe,
adorant pêle-mêle Regnard, Scribe,
Parny,
Dumas père, Thérésa et l'Encyclopédie,
on l'a défini assez exactement « une tête de l'ancienne France qui comprenait
son temps sans en être » (J. Capperon).
Francisque
Sarcey.
Francisque Sarcey
(1828-1899) écrivit, de 1859 à 1867, le feuilleton dramatique de l'Opinion
nationale, et de 1867 Ã 1899 celui du Temps. Une partie de
ses articles a été recueillie en 8 volumes, sous le titre de Quarante
Ans de Théâtre (1900 et années suivantes). Sarcey n'est ni un théoricien
dogmatique, ni un moraliste, ni un philosophe, ni un humaniste; ou plutôt
il est un peu tout cela, par il ne manque ni d'idées, ni de sentiments,
ni de lettres, ni d'érudition. Mais il subordonne tout à une règle plus
générale : il va au théâtre, pour voir une oeuvre de théâtre;
il l'examine en homme de théâtre, dans sa perspective propre, et la juge
d'après l'emploi plus ou moins habile des conventions nécessaires du
théâtre. Au moyen de ce système, il a renouvelé, dans une certaine
mesure, la critique du répertoire classique, en faisant ressortir avec
verve et justesse les qualités de métier d'auteurs considérés trop
exclusivement comme psychologues ou moralistes. Mais il a une estime exagérée
pour les dramaturges habiles, tels que Scribe
et Sardou, auxquels il ne demande rien au delÃ
de leur art ou de leurs artifices. Il donne trop d'importance au vaudeville,
au mélodrame, à toute la production inférieure du théâtre. Enfin,
il n'a pas bien compris les contemporains tels que Augier,
Dumas
fils; et il est systématiquement fermé aux nouveautés contemporaines
et au théâtre étranger. Comme conférencier, Sarcey avait des qualités
très personnelles, beaucoup de simplicité, de bonhomie et de finesse.
Challemel-Lacour.
Proche de Sarcey
par son doctrinarisme empirique Challemel-Lacour, orateur, philosophe et
critique à principes, dont le faux-col le prit de haut avec Renan
dans une séance mémorable de l'Académie
française.
About.
Edmond
About, « ce diable d'About », l'enfant terrible de la bande, voyageur,
journaliste, romancier, auteur dramatique, pamphlétaire, etc., n'eut au
contraire en critique d'autre règle que son caprice : « alerte à tout,
frondant sans merci, ne respectant ni les hommes ni les dieux » (Sainte-Beuve),
il apparut en son temps comme une manière de Voltaire au petit pied, «
Voltairianet », disait impertinemment Barbey d'Aurevilly.
Prévost-Paradol.
Lucien
Prévost-Paradol (Essais de politique et de littérature [1859-1863]),
d'apparence plus rassise, ne fut pas moins batailleur. Sa collaboration
au Courrier du Dimanche est restée célèbre pour ce que, « dans
une langue tantôt légère et brûlante comme la flamme, tantôt froide
et tranchante comme l'acier, toujours transparente et pleine, souple et
nerveuse, il trouvait le moyen de blesser à fond ses adversaires sans
les injurier » (O. Gréard).
Rigaud.
Dans un parallèle
entre Prévost-Paradol et Hippolyte Rigault, Sainte-Beuve s'attachait Ã
distinguer ces deux a tempéraments de même origine et de semblable éducation
» et mettait l'esprit naturel de l'un en regard des grâces étudiées
de l'autre. Avant comme après sa sortie de l'Université, Rigault (la
Querelle des anciens et des modernes [1856], Oeuvres complètes
[1859]) « reste professeur et rhéteur jusque dans ses plus grandes mondanités
et dans ses diversions vers la politique; il soigne et arrange, tout en
parlant, les plis de sa toge »; il est, en un mot, « le plus agréable
des littérateurs sortis d'une classe, mais il en sort ».
É.
Hervé.
Édouard Hervé,
qui combattit, à côté de Prévost-Paradol, dans le Courrier du Dimanche,
ne fit que de courtes infidélités à la politique;
Yung.
Eugène
Yung, après une thèse sur Henri IV considéré
comme écrivain, se tourna vers les problèmes économiques et n'appartint
plus aux lettres que par la fondation de la Revue Bleue;
Assollant.
Frary. Bigot.
Assollant s'établit
romancier. Mais deux autres normaliens émancipés, Raoul Frary et Charles
Bigot, vinrent grossir la phalange de leurs aînés : du second, on cite
un manuel de civisme (le Petit Français); le premier avait
conquis une célébrité passagère avec la Question du latin, où
il employait à ruiner l'éducation classique les ressources d'un esprit
qui devait à cette éducation le plus clair de ses qualités.
La critique universitaire.
On réunira dans
un troisième groupe les universitaires restés fidèles à l'Université,
mais qui ne se croient pas toujours obligés de s'enfermer dans l'étude
des lettres classiques.
Gandar.
Tels Eugène Gandar
qui, de Bossuet, passait au Poussin
et à Eugénie de Guérin et, docte, sérieux jusqu'à la solennité, demeura
jusqu'au bout le professeur dont ses élèves disaient « Gandar parle
d'or, mais il pèse son poids ».
Mézières.
Alfred Mézières
(Paul Paruta [1853], Shakespeare, ses prédécesseurs, ses contemporains,
ses successeurs [1861-1864], Dante, Cervantès, Goethe, la Société
française, Morts et vivants, etc.), l'un des esprits les plus ouverts
de ce temps, élégant et renseigné, soucieux des entours, excellant Ã
établir la filiation d'une oeuvre et à situer l'écrivain dans son groupe
intellectuel et social.
Crouslé.
Léon Crouslé,
dogmatique, tranchant, fortement appuyé sur la tradition catholique dans
ses jugements sur Voltaire, Fénélon et
la Critique au
XIXe siècle.
Gebhart.
Émile Gebhart (Histoire
du sentiment poétique de la nature [1860], De l'Italie, Autour
d'une tiare, Au son des cloches, etc.), figure de moine rabelaisien
et de lettré de la Renaissance, jovial,
sceptique, abondant et disert.
Stapfer.
Paul Stapfer (Causeries
guernésiaises (1869]; la Littérature française contemporaine,
etc.), ballotté entre Hugo et Racine, Shakespeare
et Sophocle, Bossuet et Adolphe Monod, et comme
à la recherche d'un concordat littéraire et religieux dont il ne paraît
pas avoir encore trouvé la formule.
Gaucher.
Maxime Gaucher,
« dont le cours, au dire de ses anciens élèves, était un continuel
enchantement » (Édouard Beaufils) et qui fit passer un peu de ce charme
dans ses chroniques de la Revue Bleue.
Despois.
Eugène Despois,
dont il est permis de négliger les livres tendancieux sur la Révolution,
mais dont on consulte encore avec profit l'Histoire du théâtre français
sous Louis XIV (1874).
Nettement installés
dans leurs spécialités respectives, voici maintenant :
Berger.
Adolphe Berger,
successeur de Patin à la Sorbonne
et auteur d'une bonne Histoire de l'éloquence latine depuis l'origine
de Rome jusqu'à Cicéron (1872).
Martha.
Constant Martha
(1820-1895) (De la morale pratique dans les lettres de Sénèque
[1854], les Moralistes sous l'empire romain, le Poème de Lucrèce,
la Délicatesse dans l'art, etc.), successeur de Berger et pâle traducteur
en vers du De natura rerum,
mais se relevant dans sa critique, dont Sainte-Beuve a écrit qu'elle «
est animée partout d'un souffle pur et respire comme une paisible sérénité
».
Pierron.
Alexis Pierron,
dont l'Histoire de la littérature grecque (1850) et l'Histoire
de la littérature romaine (1852) sont mieux que des manuels et «
font passer en revue, sans rien omettre et sans rien fausser, dans l'ordre
de leur succession chronologique et dans celui où les classe la diversité
des genres, les écrivains et les oeuvres » (Patin) .
Girard.
Jules Girard (l'Atticisme
chez Lysias [1854], Thucydide, Hypéride, le Sentiment religieux
en Grèce, etc.), justement regardé lui-même comme un modèle d'atticisme
et qui, reprenant le point de vue d'Otfried Mller
en l'élargissant, établit « l'influence de l'enthousiasme » dans la
formation de la tragédie et démêla les
éléments complexes de la fatalité grecque.
P.
Albert.
Paul Albert, «
dont les livres ont de l'autorité à la fois et du mouvement » et chez
qui «-la tradition
se renouvelle et la science se proportionne dans une bonne mesure » (Sainte-Beuve).
E.
Benoist.
Eugène Benoist,
dont le même critique vantait « la grande clarté » et son heureux dosage
de la grammaire et du commentaire laudatif.
Decharme.
Paul Decharme, qui
restera l'auteur de cette Mythologie de la Grèce antique (1879),
le meilleur essai d'explication rationnelle du polythéisme
hellénique.
Lenient.
Charles Lenient
(la Satire en France au moyen âge [1859], la Satire en France
au XVIe siècle, la Poésie patriotique),
qui se fit un système de « suivre dans l'histoire d'un pays la naissance
et le progrès d'un genre déterminé et de montrer en quels rapports il
se trouve avec le caractère, les moeurs, le développement intellectuel
et social de la nation » (A. Collignon).
Petit
de Julleville.
Petit de Julleville,
qui appliqua le même procédé dans son Histoire du théâtre en France
et aux yeux de qui la littérature française, « à regarder d'un peu
haut les choses, est un tout inséparable », belle conception qu'il eut
le mérite de réaliser en réunissant autour de lui les compétences les
plus indiquées pour cette vaste et profitable Histoire de la littérature
française dont il fut, pour ainsi dire, le rédacteur en chef.
Boissier.
Gaston Boissier
(1823-1906), professeur au Collège de France, qui a témoigné à la fois
d'une érudition très sûre, et d'un grand charme de style (le Poète
Attius [1857], Cicéron et ses amis, l'Opposition sous les
Césars, la Religion romaine d'Auguste aux Antonins, Promenades archéologiques,
etc.), « fidèle jusqu'au bout à son double idéal de probité scientifique
et de délicatesse littéraire » et dont on a pu dire encore que, si personne
ne connaissait mieux et plus à fond la société romaine du dernier siècle
de la république, « personne n'en faisait les honneurs avec plus d'esprit
et de belle humeur » (Alfred Croiset).
La critique de 1880
à 1914
Comme l'histoire, la
philosophie et les lettres, la critique au cours de cette période est
en pleine anarchie. Et il y a presque autant de manières d'entendre la
critique qu'il y a d'écrivains exerçant la critique.
Mais le fait qui
doit nous frapper d'abord, c'est qu'il y ait tant de critiques. Ils sont
trop, dit Faguet; « ce ne sont plus des poèmes
d'amour, mais des Essais sur Ibsen qui chantent dans le coeur des
adolescents » (Teodor de Wyzewa) : Henry Bérenger en accuse principalement
l'Université et les bourses de licence. Et il se peut en effet que l'exemple
d'un Bourget et d'un Brunetière
« arrivant à la gloire en donnant des leçons dans les boîtes à bachot
» n'ait pas été étranger à la vocation critique d'un certain nombre
de critiques, « mi-littérateurs, mi-professeurs, normaliens et sorbonnards
défroqués », qui « ont apporté, dans l'examen des oeuvres littéraires,
leurs aigreurs de ratés, leurs théories sans pratique, leur absence de
style, leur demi-intellectualisme. » Tous les critiques du moment ne sont
pas des critiques « par imitation » et le mal, sans doute, a des racines
plus profondes, qu'il faut chercher, d'une façon générale, dans ce besoin
d'analyse propre aux sociétés chez qui la curiosité survit à l'affaissement
de l'effort créateur, et, en ce qui concerne plus particulièrement la
seconde moitié du XIXe siècle et la manière
dont elle a d'abord pratiqué la critique, dans cette conception positiviste
et scientifique de la vie qui ramène la littérature et l'art comme le
reste à des fonctions de l'organisme et commande donc de leur appliquer
les mêmes méthodes qu'aux autres fonctions.
Il s'ensuit une double
conséquence : 1°) que la critique, « dernière en date de toutes les
formes littéraires» (A. France), semble viser de plus en plus à les
absorber toutes ; 2° que le critique quittera tout dogmatisme, renoncera
au blâme comme à la louange et, au lieu d'admirer les chefs-d'oeuvre
des littératures en esthéticien, « les admirera comme l'anatomiste,
qui perce ces beautés sensibles pour trouver au delà , dans les secrets
de l'organisation, un ordre de beautés mille fois supérieur » (Renan).
La critique objective.
Telle est bien,
en effet, aux environs de 1880, l'ambition d'un Bourget, d'un Brunetière,
d'un Hennequin, d'un Rod, etc. Pour Bourget, comme
pour Taine, la critique est une manière de psychologie
expérimentale. Et cette psychologie, qui est à l'éthique ce que l'anatomie
est à la thérapeutique, gardera longtemps chez lui son « caractère
de constatation inefficace ou, si l'on veut, de diagnostic sans prescription
». Pour Brunetière, qui transporte dans la critique les méthodes de
Darwin
et de Haeckel, les lois de l'évolution des genres
et des idées sont les mêmes qui régissent celle des espèces; de fait,
il y a une « espèce » tragédie, une « espèce » poésie
lyrique, etc., d'où la nécessité, pour expliquer les oeuvres, d'établir
d'abord leur « filiation » et leur «-classement
généalogique ». On sait comment le premier fut amené à quitter la
position objective et passa de la psychologie à l'éthique; et l'on sait
comment, du «-classement
généalogique », qui était un commencement de hiérarchisation des oeuvres,
le second passa naturellement à leur classement esthétique. Ainsi se
trouva réintégrée dans la critique la notion de valeur qu'en avait voulu
bannir Renan.
Peut-être une évolution
semblable se fût-elle produite chez Émile Hennequin et eût-il reconnu
à l'user la faiblesse et la vanité d'une méthode qui peut bien « constater
» et qui ne s'en fait pas faute chez les physiologistes où elle a trouvé
son meilleur emploi, comme Alfred Binet et le Dr Toulouse, mais qui ne
peut « expliquer » qu'à condition de sortir d'elle-même et de donner
des raisons qui sont en fin de compte des jugements. Il reste que c'est
Hennequin qui baptisa cette méthode : l'esthopsychologie ou critique scientifique,
vocable barbare, mais sans ambiguïté et préférable assurément à celui
qu'Émile Deschanel, en 1864, s'était flatté de lui imposer dans son
Essai
de critique naturelle. Hennequin mourut trop tôt. Il encombrait son
style de mots savants qui cachaient une pensée audacieuse et la plus forte
ambition de certitude que la critique ait nourrie depuis Taine. A l'encontre
de celui-ci, il voulait établir que le génie est une cause, non un effet,
et que c'est lui qui crée son milieu, bien loin qu'il soit créé par
lui.
Auguste Angellier
reprendra le point de vue et le fortifiera dans sa thèse sur Burns. Il
y a trop de rigueur chez Hennequin; on pouvait beaucoup attendre nonobstant
de ce grave et fier esprit qui n'eut pas le temps de disposer dans un livre
définitif les pièces de son système, mais dont il demeure assez pour
inspirer le respect. La critique « scientifique » se prolongera après
lui chez Georges Renard, mêlée à des vues sociologiques et collectivistes,
et, plus tard, chez Gustave Lanson, qui en fera une branche de l'histoire.
Mais le faisceau est rompu et le coude brusque qu'impriment à leur direction.
Bourget et Brunetière équivaut à une défection. L'échec de l'objectivisme
entraînera les uns vers le dilettantisme, ramènera les autres au dogmatisme
et confinera un dernier groupe dans la philologie. Cela ne préjudiciera
aucunement à la vogue du genre, qui gardera les mêmes appas, au point
qu'on pourrait compter les écrivains qui résistèrent à ses séductions.
« La critique est tout » (Anatole France), peut-être parce que tout
le monde fait de la critique. Contentons-nous d'énumérer ceux pour qui
elle ne fut pas un simple caprice.
Brunetière.
Vie
et oeuvres.
Après Taine, c'est
Ferdinand
Brunetière (1849-1907) qui a pendant quelque temps, dans la critique,
dominé les esprits, soit comme maître de conférences à l'École normale
supérieure, soit comme directeur de la Revue des Deux Mondes. Dans
la seconde partie de sa vie, il mit son éloquence et son autorité au
service d'un parti politique, en défenseur ardent de la tradition et de
l'Eglise. Brunetière a été un esprit dogmatique comme Taine.
Ses principales oeuvres
sont : Le roman naturaliste (1883), Études critiques sur la
littérature française (1880-1899), L'évolution de la critique
(1890), Les époques du Théâtre français (1892), L'évolution
de la poésie lyrique (1894), H. de Balzac (1906), Histoire
de la littérature française (1905).
L'évolution
des genres.
Il a poussé l'analogie
entre l'histoire naturelle et la critique jusqu'Ã appliquer aux genres
littéraires la théorie de l'évolution :
« La théorie
de l'évolution doit avoir en quelque chose en elle qui justifiait sa fortune
[...]. Puisque nous savons ce que l'histoire naturelle, ce que l'histoire,
ce que la philosophie en ont déjà tiré de profit, je voudrais examiner
si l'histoire littéraire et la critique ne pourraient pas aussi l'utiliser
à leur tour. » (L'évolution de la critique. Leçon 1).
Pour lui les genres
naissent, se constituent, meurent ou se transforment, comme des êtres.
Il ne croit pas à la génération spontanée en littérature. Ainsi le
développement du lyrisme au XIXe siècle,
qui paraît si soudain, a été au contraire préparé de longue date au
XVIIe siècle.
Importance
de la morale en littérature.
Mais Brunetière
ne sépare pas l'art de ses effets moraux. Aussi a-t-il combattu tout ce
qui lui paraissait compromettre l'enseignement salutaire qui doit découler
des grandes oeuvres : la théorie de l'art pour l'art, qui révèle une
dangereuse indifférence vis-à -vis de la moralité; le naturalisme grossier,
qui se complaît aux tableaux les plus vils; le subjectivisme exagéré,
qui nous entretient de confidences plus ou moins saines au détriment des
grandes questions morales.
Son oeuvre, malgré
la solidité de l'érudition, la sûreté du goût, la puissance des vues,
porte donc le poids d'un double parti pris. Le parti-pris moral rend parfois
Brunetière injuste, notamment pour le XVIIIe
siècle en faveur du XVIIe. Le parti-pris
philosophique l'entraîne à négliger des écrivains qui ne lui paraissent
pas avoir eu d'influence, comme Mme de Sévigné
et Saint-Simon. Mais il reste de ses travaux,
outre beaucoup de pages d'une sûre critique, une leçon salutaire : la
nécessité d'étudier l'influence des oeuvres sur les oeuvres et de chercher
dans les époques de transition les germes de l'art qui suivra.
Bourget; Lemaître;
A. France; Faguet; Doumic; Rod.
Bourget.
Paul
Bourget (1852-1935) a consigné dans ses Essais et Nouveaux Essais
de psychologie contemporaine les résultats de la vaste enquête qu'il
a conduite sur la sensibilité française au XIXe
siècle, telle qu'elle s'est manifestée dans les oeuvres des écrivains
qui en furent les représentants les plus originaux. Le mot de Taine qu'il
a fait sien : « la littérature est une psychologie vivante, » peut vouloir
dire, comme l'expliquait Sainte-Beuve, que la littérature n'était aux
yeux de Taine qu'un appareil plus délicat et plus sensible qu'un autre
pour mesurer tous les degrés et toutes les variations d'une même civilisation,
pour saisir tous les caractères, toutes les qualités et les nuances de
l'âme d'un peuple. Mais il peut signifier aussi, comme l'explique Paul
Bourget, que vivre est synonyme d'agir et qu'il y a dans l'oeuvre littéraire,
si son auteur lui a vraiment insufflé le mystérieux pouvoir de la vie,
une force d'action indépendante de cet auteur lui-même et qu'il n'a pu
mesurer exactement, non plus qu'un père ne peut mesurer à l'avance les
énergies du fils émané de lui. C'est à dégager cette force de propagande
sentimentale dans l'oeuvre de Renan, Taine, Stendhal,
etc., que s'est employé l'analyste chez Bourget, réservant au moraliste
et au sociologue d'en apprécier les conséquences et de donner leurs conclusions
personnelles dans l'édition définitive des Essais. Nulle critique
n'est plus experte à nous restituer les « états d'âme» des écrivains
et à les replacer dans leur « série » naturelle et logique, mais le
moraliste et le sociologue valent, chez Bourget, l'analyste. L'auteur n'a
pas rempli seulement son dessein de « rédiger quelques notes capables
de servir à l'historien de la vie morale pendant la seconde moitié du
XIXe siècle » : il a écrit lui-même
cette histoire et de façon à décourager ceux qui seraient tentés de
la, recommencer après lui.
Lemaître.
Jules
Lemaître (1853-1914) ne s'embarrasse pas de théories. Il n'a
d'autres prétentions que de nous donner avec esprit ses impressions de
lettré délicat (Les Contemporains, 1886-1896. Impressions de
théâtre, 1888 et suiv., J.-J. Rousseau, 1908. Racine,
1909. Fénelon, 1910. Chateaubriand, 1912) . Il lui oppose
à Bourget un impressionnisme de dilettante, cache sous sa souplesse souriante,
sous son badinage nonchalant, la fermeté d'un esprit ordonné, logique,
qui se cultiva chez les maîtres de l'Antiquité. Sa nonchalance première
a même cédé un jour, à la faveur de circonstances mémorables, faisant
saillir cette puissance traditionnelle jusque-là un peu voilée.
A.
France.
Anatole
France (1844-1924) (la Vie littéraire, le Génie latin, etc.),
autre transfuge des tours d'ivoire, se jetait dans le même temps aux extrémités
du mouvement novateur. Il y révélait une âme inattendue de tribun et
d'apôtre, la passion de la justice et le plus bel altruisme. Les ressources
de cet esprit, le plus mobile, le plus enveloppant et le plus compréhensif
qu'il y ait eu depuis Renan, sont proprement infinies. Il est longtemps
demeuré un « relativiste »; il ne croyait pas qu'il pût exister de
critique objective, non plus que d'art objectif, et ne se flattait pas
de mettre autre chose que lui-même dans ses articles sur autrui. Ses parrains
intellectuels étaient Montaigne,
Saint-Évremond,
Bayle;
il gardait comme eux dans la critique le ton familier de la causerie et
le pas léger de la promenade; il racontait « les aventures de son âme
au milieu des chefs-d'oeuvre-»
et il les racontait d'une telle grâce et avec un savoir si orné qu'on
ne faisait plus attention qu'à ce suprême chef-d'oeuvre qu'était son
récit.
Faguet.
Il y a deux Faguet
(1847-1916) l'un petit-maître, léger, sautillant, badin et agaçant;
l'autre qui n'a ni l'armature doctrinale d'un Brunetière, ni l'exquise
sensibilité d'un Lemaître, et qui leur est peut-être supérieur par
la plasticité de son intelligence. C'est ce Faguet-là qui a écrit les
préfaces des quatre «
Siècles », Politiques et Moralistes,
etc., et auquel on doit les plus belles « biographies intellectuelles
», parues depuis Sainte-Beuve. Il s'y délie par principe des systèmes,
persuadé, à la manière de Sainte-Beuve,
que la qualité principale d'un critique doit être une intelligence très
souple, capable de tout comprendre et de tout expliquer. Son information
est parfois un peu rapide, mais il excelle à analyser clairement les idées,
et peu d'études donnent plus à penser que les siennes. (La Tragédie
au XVIe siècle, 1883. Seizième
siècle, 1894. Dix-septième siècle, 1885. Dix-huitième
siècle, 1890.
Dix-neuvième siècle, 1887. Politiques et
moralistes du XIXe siècle, 1891-1898-1900).
Doumic.
René Doumic (1860-1937)
(Portraits d'écrivains, les Jeunes, Études sur la littérature française,
le Théâtre nouveau, etc.) serait à certains égards celui des critiques
de l'époque qui rappellerait le mieux les critiques de l'ancienne école,
mais enrichi de toutes les acquisitions de la nouvelle. La critique est
encore pour lui un magistère; il n'est pas de l'avis de Renan que « louer
ceci, blâmer cela, est d'une petite méthode ». Il loue et il blâme,
et il excelle surtout « à prendre dans toute question le point essentiel,
à l'isoler, à s'y installer, à n'en point sortir et, une fois là , Ã
pousser vivement sa pointe avec vigueur, avec suite et avec un très brillant
talent d'écrivain » (Émile Faguet).
Rod.
Édouard
Rod (1857-1910) (Études sur le XIXe
siècle, Nouvelles Études, etc.) appartiendrait plutôt au groupe
des moralistes qu'à celui des critiques littéraires. Même quand, Ã
sa sortie du naturalisme et avec une conscience et une pénétration singulières,
il s'inquiétait de rechercher comment et pourquoi sa génération et lui
avaient tourné, « c'était une crise morale, remarque Joseph Capperon,
plus qu'une évolution littéraire dont il relevait les traits fondamentaux
». Sa culture, son goût étaient français, ses racines étrangères
et, sous le velouté de la pulpe, on retrouvait toujours dans le fruit
un peu de l'âpreté vaudoise.
Leurs successeurs
: Deschamps; Souday; Ernest-Charles; Beaunier.
La plupart de ces
écrivains ont après quelques années déserté la critique pour apporter
à d'autres genres la formation qu'ils lui devaient. Seuls lui resteront
fidèles jusqu'au bout Brunetière et Faguet, celui-ci se multipliant comme
s'il eût voulu les remplacer tous, et, parmi les survivants du groupe,
René Doumic, qui ne gardera lui-même que sa revue théâtrale.
Ainsi s'établit,
vers la fin du XIXe siècle, une sorte
de semi-interrègne de la grande critique. Les chaires sont occupées sans
être toujours remplies.
Deschamps.
C'est l'époque
où Gaston Deschamps (1861-1931) prend au Temps la succession d'Anatole
France, qu'il ne semble tenir que par une procuration de Paul Souday, Ã
qui elle reviendra en 1912. Commentateur abondant et fleuri, mais dont
les grâces sentent un peu le collège, Deschamps s'était flatté, avec
Fernand Gregh, de restaurer l' «-humanisme
»; il avait lui-même des parties d'humaniste. Si les résultats n'ont
pas répondu à son attente, c'est peut-être, comme on l'a dit, que, de
toutes les qualités du parfait critique, il ne lui manqua que les plus
sévères.
Souday.
Ni ces qualités,
ni les autres ne font défaut à Paul Souday (1869-1929) qui, après avoir
donné des gages au classicisme, est passé avec armes et bagages dans
le camp romantique par amour de la démocratie. Il est, de tous les critiques
de l'époque, celui qui se fait la plus haute idée de sa profession. Il
la met fort au-dessus de celle du poète et du romancier qui ne créent
que des fictions, tandis que le critique « crée des idées-».
Il ne la conçoit pas cependant comme un magistère; il ne veut ni morigéner,
ni instruire, et il préfère à ce dogmatisme un « dilettantisme supérieur
» qu'il définit un état d'esprit objectif permettant de comprendre les
« diverses formes de culture et de pensée ». C'est ainsi que lui-même,
l'un des premiers et malgré tout ce qui le séparait d'eux, put parler
avec une intelligente sympathie de Claudel et de Jammes. Et l'on regrettera
qu'aussi informé et d'un goût généralement sûr, il n'ait pas observé
plus longtemps à l'égard des contemporains cette sereine « objectivité
» sans laquelle, aux termes mêmes de sa définition, il n'y a pas de
vrai dilettantisme.
Ernest-Charles.
Critique d'abord
et volontairement sans direction, sauf dans la constance de son attitude
contre la « littérature industrielle», mais batailleur, osé, spirituel
et personnel en diable et qui, du plus desséché des genres, avait fait
le plus souple, le plus passionné, le plus vivant, Jean Ernest-Charles
( = Paul Renaison, 1875-1953) tient dans la «-critique
de gauche » une place presque aussi enviable que celle de son voisin.
Et il a comme lui, sans doute, ses partis pris, voire ses « têtes de
Turc ». C'est son côté « bâtoniste », suivant l'expression de Paul
Bourget. Il est remarquable du moins que la couleur des échines lui importe
assez peu et qu'il daube avec le même entrain sur l'abbé Delfour, qui
écrit bien, mais qui ne pense pas comme lui, et sur Paul
Adam, qui pense comme lui, mais qui n'écrit pas bien.
Beaunier.
André Beaunier
(1869-1925), qui apporta au néo-symbolisme
le concours d'une plume alerte et normalienne, ne devait pas s'attarder
dans le commerce de ces nébuleux aèdes auxquels il ne s'était peut-être
intéressé, dans le même temps qu'à la métaphysique dreyfusienne, que
pour donner la mesure de son indépendance. Il en fut de lui comme de cet
aimable et ondoyant Fontanes dont son héros Joubert écrivait : «-Son
seul défaut est une certaine mobilité d'opinions très agréable en lui
et dont ses amis seraient bien fâchés de le voir corrigé. Cependant
il la perdra dès que son sort sera fixé ». Après être entré à la
Revue
des Deux-Mondes, André Beaunier ne changera plus et ne fera
que se fortifier dans la position qu'il a prise, par une évolution inverse
de celle de Paul Souday, Ã l'aile droite de la critique. L'esprit lui
tient lieu d'imagination; il parle avec aisance une langue que reconnaîtraient
au premier son ces familiers des salons de la fin du XVIIIe
siècle et des commencements de l'Empire dont il aime à tracer les romanesques
biographies : c'est une langue fine, courte et sans bavures. Elle est excellente
dans la discussion et elle éprouve encore mieux ses qualités dans le
portrait qui se fait peu à peu, à petites touches, sous les yeux du lecteur.
Autres critiques.
Ce sont là les
critiques les plus affichés. Et il en est ou il en fut d'autres, assurément,
qui ne leur sont ou ne leur furent pas toujours inférieurs Henri Chantavoine,
bonhomme et narquois, qui signait S aux Débats
et fit presque une célébrité à cette initiale; J. Bourdeau, qui, au
rez-de-chaussée du même journal, ne prétendait qu'à tenir la rubrique
du « reportage métaphysique » et dont M. Chaumeix dit qu'il a dressé,
« dans les Maîtres de la pensée contemporaine, un véritable bilan du
XIXe siècle »; Charles Morice (la
Littérature de tout à l'heure), plus ambitieux et qui ne remplit
peut-être pas tout son mérite, mais curieux, chercheur et aussi clairvoyant
dans la partie destructive de sa thèse, où il s'attaquait au naturalisme
et au Parnasse, qu'il tâtonnait et perdait pied dans l'établissement
de la charte des lettres futures; A. Claveau, qui occupa quelque temps
avec tact et autorité l'un des principaux feuilletons littéraires; Eugène
Ledrain, dont « la pensée à mille tranchants, sans compter les pointes
secrètes, est un amalgame très rare (et nous ajouterons : extrêmement
savoureux) d'universitarisme et de cléricalisme » (H. Bérenger); Arvède
Barine, que René Doumic appelait « une femme du XVIIIe
siècle» et qui, en effet, « pour la spontanéité du jugement, pour
la noblesse morale, pour la fermeté du bon sens et la hardiesse de l'esprit,
fait penser aux contemporaines du siècle de la discipline et de la raison,
et aux plus célèbres »; Joseph Capperon, mort à trente ans, laissant
un bref volume de Notes d'art et de littérature, dont certaines
pages sont des merveilles de grâce et de finesse; Francis Chevassu (Visages),
dont les portraits de contemporains, nets, brillants et rapides, sont la
meilleure réussite de la critique boulevardière; Henry Bordeaux, que
l'on a pu comparer au Lamartine des Entretiens
pour ce qu'il n'y a pas dans ses livres « une demi-page qui appartienne
à ce qu'on appelle la critique des défauts »; Georges Pellissier, que
ne trouble aucune des audaces de nos nouvelles écoles et qui fortifie
d'un haut savoir doctrinal les raisons de ses complaisances; Jean Dornis,
qui s'est donné pour tâche d'étudier l'évolution de la sensibilité
chez les poètes de 1889 à 1912 et qui tempère d'une exquise compassion
la gravité de ses observations cliniques; Antoine Albalat, qui, par la
méthode comparative et la publication des variantes de nos grands écrivains,
a rafraîchi l'ancienne rhétorique; Ernest
La jeunesse (les Nuits et les Ennuis de nos plus notoires contemporains,
l'Imitation de notre maître Napoléon, etc.), chargé de toute une
verroterie de paradoxes et de mots rares; Gaston Rageot, inventeur d'une
méthode subtile permettant « d'inférer de l'oeuvre admirée la psychologie
de ceux qui l'admirent et, après avoir atteint l'auteur, de parvenir au
public-»; Edmond
Pilon, « adonné à un genre très particulier (intermédiaire entre le
conte et le portrait et tout à fait exquis) dont on peut dire qu'il est
le créateur » (Pierre Leguay); Jules de Gaultier, qui découvrit le «
bovarysme » littéraire et analysa profondément ses ravages; Georges
Grappe, plus essayiste que critique, jurassien assoupli par la discipline
d'Oxford et petit-neveu de Sterne et de Nodier;
Gabriel Aubray, qui cache sous ses airs détachés un savoir si riche et
la meilleure doctrine intellectuelle et morale; Paul Monceaux, aussi averti
des choses de son temps que de la pensée antique; André Chaumeix, attentif
à reconnaître et à signaler les directions nouvelles de la pensée contemporaine;
Jean Lionnet, qui reprend la doctrine de l'évolutionnisme pour l'appliquer
aux « sous-genres » de la littérature; Marius et Ary Leblond, ardents,
généreux, accueillants à toutes les cultures parentes et amies de la
française; Lucien Maury, qui fit revivre, par son analyse pénétrante
et sa phrase incisive, les beaux jours de la Revue Bleue; Étienne
Charles, probe, mesuré, compréhensif; Alfred Poizat, qui ne prend pas
garde s'il bouscule toutes les idées reçues et dont on peut contester
les points de vue sur la dramaturgie et le lyrisme romantiques sans pouvoir
méconnaître leur nouveauté; Michel Salomon, de talent plus rassis, comme
il sied à un homonyme de l'Ecclésiaste
: élégant et disert, ce sage, qui connaissait la vie, distilla sa fine
expérience en maximes indulgentes et brèves et souvent profondes; on
le définirait assez bien le Vauvenargues
de la critique...
Cependant, aux confins
de la politique et des lettres et sur une lisière que le temps fait de
plus en plus indécise, un écrivain se lève qui va forcer l'attention.
Maurras et le
néo-classicisme.
Maurras.
Rarement campagne
de critique ne fut plus passionnée que la campagne menée par cet écrivain,
de 1895 à 1900, dans la Revue Encyclopédique Larousse. Charles
Maurras (1868-1952), aux idées politiques délétères, mais dont nous
ne voulons considérer ici que l'action littéraire, y défendait,
contre ce qu'il appelait la barbarie romantique, les droits de l'occident
helléno-latin. Il a continué sa lutte dans des livres tels que : le
Chemin de Paradis, Jean Moréas, les Amants de Venise, Anthinéa, l'Étang
de Berre, etc.
Les
critiques néo-classiques.
Déjà les forces
éparses de sa doctrine esthétique viennent d'être rassemblées et systématisées
par Pierre Lasserre dans cet Essai sur le romantisme français qui
est personnel, vigoureux et brillant comme un livre de Taine. Henri Brémond;
dans la même école, représente avec une autorité grandissante la tradition
spiritualiste; René-Marc Ferry appuie le mouvement dans
Minerva,
puis dans son feuilleton de l'Eclair. Mais c'est surtout chez les
jeunes que la vertu de la doctrine opère avec Henri Clouard, qui tournera
bride, mais gardera le pli de sa formation, et Pierre Gilbert, dont un
recueil posthume (la Forêt des Cippes) sauvera le nom, il faudrait
mentionner ici André du Fresnois, Eugène Marsan, Jean Longnon, André
Thérive, Charles Benoît, Henri Rouzaud, jean Herluison, Maurice de Noisay,
Henri de Bruchard, Joseph de Bonne, Fagus, toute la rédaction ardente
et disciplinée de la Revue critique des Idées et des Livres fondée
par Jean Rivain et qui restera jusqu'à la guerre et malgré quelques «-frictions
» inévitables l'organe le plus autorisé de cette renaissance nationale.
En tirailleurs.
Les autres groupes
littéraires sont loin d'offrir ta même cohésion. Il y a sans doute un
rudiment de doctrine commune chez les rédacteurs habituels de l'Occident,
où Raoul Narsy, plume fine et savante, introduit des nuances dans la pensée
de son maître Mithouard; des Cahiers de la Quinzaine, où Péguy,
vers 1910, a renouvelé son équipe et s'est adjoint le fidèle Joseph
Lotte; de la Nouvelle Revue française, où souffle l'esprit d'André
Gide et dont le théâtre du Vieux-Colombier, fondé en 1913 par Jacques
Copeau, est une manière de filiale.
Le Mercure, détaché maintenant
de ces contingences, n'a plus de doctrine et s'ouvre, avec Alfred Valette,
à tous les efforts de quelque intérêt : Rachilde y sème ses petites
notes sur les romans, où elle dit probement ce qu'elle pense sans souci
de plaire ou de déplaire; Pierre Quillard y garde encore dans la critique
des vers un vieux fonds de parnassianisme tout à fait absent des rudes
« propos » de son successeur Georges Duhamel, affirmant la nécessité
d'un art calqué sur le modèle humain et affranchi des tyrannies du mètre
et de la rime, tel ou à peu près que l'a réalisé Paul
Claudel, qui trouve à la Nouvelle Revue française un exaltateur
plus passionné encore dans Jacques Rivière.
En dehors de ces
groupes et d'un ou deux autres, comme celui de la Revue des Lettres
françaises où, sous la direction de La Tailhède, le guide le plus
sûr peut-être, Henri Dagan, Léon Allem, André Mary, Gaston Vollet,
Marius André, etc., travaillent à préserver la pure doctrine romane
des empiétements de la politique, c'est en ordre dispersé que se présentent
la plupart des jeunes critiques de talent qui se lèvent çà et là et
d'entre lesquels il faut tirer de pair François Le Grix, Jean de Pierrefeu,
Albert Thibaudet, René Johannet, Gonzague Truc, Henri Ghéon, René Gillouin,
Pierre Leguay et le P. de Tonquédec. Une jeune compatriote de Tellier,
fille posthume de sa pensée, Henriette Charasson, se distingue tout de
suite par l'acuité de son intelligence et la qualité de son écriture;
on remarque les solides biographies d'Albert de Bersaucourt; les enquêtes
diligentes de Georges Le Cardonnel, Charles Vellay, Émile Henriot, Jules
Bertaut, Alphonse Séché, Gaston Picard; on sourit, dans les milieux avertis,
à la piquante Stratégie littéraire de Fernand Divoire. Mais le
gros succès public est pour les deux séries de Paul Reboux et Charles
Muller : A la manière de... Ces auteurs n'ont pas inventé le pastiche
qu'on connaissait depuis les Grecs et que le grave Sorel ne dédaigna pas
de pratiquer sur Hugo, mais on n'en avait pas fait encore une application
aussi étendue et aussi joyeuse.
Trois isolés
: Rémy de Gourmont; André Suarès; Léon Bloy.
Et enfin voici trois
noms d'aînés, trois écrivains de tendances et de qualité très diverses,
Rémy de Gourmont, André Suarès, Léon Bloy, qui n'avaient peut-être
pas plus de titres à figurer ici ou qui en avaient juste autant que Péguy,
classé parmi les poètes, bien que ni poète, ni critique, ni historien
absolument, ou que Romain Rolland et André Gide, qu'on retrouvera chez
les romanciers et qui leur échappent si souvent, l'un par ses brusques
crochets et l'autre par tout ce qu'il apporte de « subjectif » dans ses
analyses du malaise contemporain. Gide, Péguy et même Rolland ont fait
école, tandis que Gourmond, Suarès et Bloy restent des isolés.
R.
de Gourmont.
Grammairien et philosophe,
Rémy
de Gourmont (1858-1915) (l'Esthétique de la langue française,
le Problème du style, Épilogues, Dialogues des amateurs, Promenades littéraires,
etc.) a peut-être fourni à l'auteur de l'Orme du Mail (Anatole
France) quelques traits de son plaisant héros : c'est, comme lui, essentiellement
un homme de bibliothèque, qui, au lieu de s'y dessécher, s'y orna et
s'y épanouit voluptueusement. Il ne déteste point de soutenir les thèses
les plus subversives, mais il y met une grâce parfaite d'humaniste et
tant de savoir, une logique si pressante et si souple, qu'on serait tout
prêt de lui tout céder si l'on ne se rappelait que le diable aussi est
logicien. « Ce qu'il y a de terrible quand on cherche la vérité, aimait-il
à dire, c'est qu'on la trouve. » A quoi Pascal
répondrait qu'on ne la chercherait pas, si on ne l'avait déjà trouvée,
et que nous ne découvrons communément que les vérités auxquelles nous
sommes acquis par avance.
A.
Suarès.
Cerveau essentiellement
classique, malgré ses origines symbolistes, et qui fréquentait chez Voltaire
beaucoup plus que chez Pascal, Gourmont est tout l'opposé d'un André
Suarès (1868-1948), connu surtout comme poète (le Bouclier du
zodiaque, Idées et visions, Voici l'homme, Sur la vie, etc.), qui,
pour avoir beaucoup lu Pascal et s'être approprié par endroits son tour
elliptique, reste tout imprégné de
romantisme.
Il naquit frère de René,
et toutes les fatalités qui pesaient sur Chateaubriand
accablèrent dès l'origine ce hautain et spleenétique Caërdal, où il
a mis ses complaisances et qui n'est qu'une stylisation de son propre «
moi » : chez l'un et chez l'autre même inaptitude à l'acceptation, même
tourment de l'absolu, même anarchisme foncier se traduisant en toutes
choses par le recours à l'âme, à la sensibilité, contre les sécheresses
de la raison. C'est cette sensibilité qu'il évoque lyriquement chez Pascal,
chez Dostoievski, chez Wagner.
Et l'on peut ne prendre aucun goût à ces évocations, non plus qu'aux
prétentions de l'auteur fortifiant d'année. en année son attitude et
cherchant à réaliser, dans toute la perfection du type, ce monstre intellectuel
que Leibniz appelle un « séipse-»
: s'il est un romantique, il ne l'est pas de cette espèce qui se contente
de rejeter les règles et qui « n'atteint pas la science de l'homme »
et, comme il fait songer par certains traits à René, il fait songer par
d'autres à Carlyle. On ne lui voudrait que moins de verbalisme.
L.
Bloy.
De Suarès à Léon
Bloy (1846-1917) lui-même la distance n'est pas telle qu'il faille
beaucoup d'efforts pour la remplir et l'on distingue tout de suite la parenté
entre ces deux tempéraments excessifs et qui reçurent à un degré presque
égal le don de l'image et le sens de l'hyperbole. Ils n'en firent pas
sans doute le même emploi. Encore y aurait-il une souveraine injustice
à ne voir dans l'auteur du Désespéré, des Propos d'un entrepreneur
de démolitions et du Mendiant ingrat qu'un pamphlétaire effréné
jusqu'à en être génial. Narsy l'a défini comme un Rousseau
à l'envers, intoxiqué par le naturalisme et y ayant contracté une coprolalie
incurable. Et d'autres, comme Souday, qui rendaient justice à son lyrisme
visionnaire, l'ont appelé un « Jérémie fangeux », un « Ezéchiel
de l'égout ». Il fut tout cela peut-être, mais ne fut pas que cela et
l'on découvrirait chez ce frénétique des pages d'une infinie douceur
et les plus suaves élans peut-être que la mystique chrétienne ait inspirés
jusqu'à Claudel. Sa critique même, pour aussi violente, partiale et cynique
qu'on la veuille, est toute pleine d'éclairs et tels de ses aphorismes
ou de ses définitions se plantent dans l'esprit comme des flèches. La
société avait pu le retrancher d'elle l'histoire littéraire le recueillera.
Philologues et
historiens de la littérature.
Dans la longue liste
que nous venons de dresser, l'Université revendique plusieurs noms et
qui ne sont pas les moindres. S'ils ajoutent à son lustre extérieur,
ils ne doivent-pas nous faire oublier cependant les réputations moins
éclatantes et quelquefois plus solides qui n'ambitionnèrent de briller
que dans le cercle restreint de l'Institut, du Collège de France et de
la Sorbonne tels, parmi les philologues, épigraphistes, grammairiens,
etc., Louis Havet, René Cagnat, Victor Henry, Antoine Thomas, Ferdinand
Brunot, l'abbé Rousselot, le créateur de la phonétique expérimentale;
Jules Martha, le Champollion de l'étrusque; Joseph Loth, le maître des
études celtiques du rameau cymro-armoricain; Georges Dottin, attaché
de préférence au rameau populaire irlandais; Octave Gréard (1828-1907),
recteur de l'Université de Paris, qui a étudié de préférence les questions
pédagogiques (Mme de Maintenon; l'Éducation des femmes par les femmes);
Joseph Bédier (Tristan et Yseult, les Légendes épiques, etc.),
qui a hérité de cette large compréhension en y joignant le charme d'un
style délicatement coloré, et Alfred Jeanroy, que Pierre Champion a appelé
« le plus savant de nos romanistes »; tels encore, parmi les historiens
de la littérature antique et moderne, A. Couat, les deux Croiset, Augustin
Cartault, Frédéric Plessis, Charles Dejob, Maurice Albert, Aimé Puech,
Paul Girard, etc.
Gaston
Paris.
Il convient d'ajouter
à cette liste Gaston Paris (1839-1903), professeur
au Collège de France, lettré universel, sensible aux ordres les
plus divers de la beauté, qui commentait
Mistral
et Sully-Prudhomme, qui a été
pendant de longues années le maître des études romanes. Il a écrit
l'Histoire
poétique de Charlemagne, et une Histoire de la littérature au
Moyen âge, et il a réuni en trois volumes quelques-uns de ses nombreux
articles publiés dans le Journal des Savants. Mais il a surtout
donné dans son enseignement la mesure de sa vaste intelligence et de sa
rigoureuse érudition : tous les romanistes des décennies suivantes dans
les universités françaises et étrangères ont été ses disciples.
Gustave
Lanson.
Et, sans doute,
est-ce dans ce groupe choisi, un peu fermé et assez volontiers scolaire,
que Gustave Lanson (1857-1934), professeur à la Faculté des Lettres de
Paris, marquerait aussi sa place, bien qu'il n'ait pas dédaigné quelquefois
de s'adresser au public des revues et des journaux. Il a écrit sur les
grands classiques et notamment sur Bossuet des livres neufs et forts dont
il s'est appliqué plus tard à ruiner les conclusions; mais son oeuvre
capitale est cette Histoire de la littérature française, publiée
en 1894 et plusieurs fois reprise, corrigée, appropriée aux idées nouvelles
de l'auteur, qui faisait d'abord profession d'un traditionalisme modéré,
mais très suffisamment conservateur, antivoltairien et antijacobin : sans
revenir à la méthode des « portraits », sans écarter les renseignements
que peut fournir l'étude de la culture, du milieu et du moment et en accordant
ce qui lui revient à l'évolution des genres, il y poussait son analyse
jusqu'à «-ce
résidu indéterminé, inexpliqué, qu'est l'originalité supérieure de
l'oeuvre » et qui constitue l' « individualité littéraire » des écrivains.
Telle était, en fin de compte, à ses yeux, la vraie fonction de la critique
: elle devait être « la description des individualités-»,
et comme, d'autre part, « elle a pour base des intuitions individuelles
» et que ces intuitions varient avec chacun de nous, il en résultait
que « ni l'objet, ni les moyens de la connaissance littéraire ne sont
scientifiques », que la littérature, en un mot, « n'est pas objet de
savoir : elle est exercice, goût, plaisir ». L'auteur ensuite semble
avoir modifié ce point de vue et, après avoir distingué la littérature
de la critique, il s'est avisé de brûler ce qu'il avait adoré et de
réclamer « la réduction de la littérature à l'histoire » par l'élimination
à peu près complète des considérations de pure esthétique.
Dans
le sillage de Gustave lanson.
Sous la direction
de G. Lanson, de jeunes critiques s'engagent dans une voie différente
et se feront un nom à côté de celui du maître. Ils s'efforcent de créer
l'histoire littéraire avec les mêmes méthodes et la même rigueur que
l'histoire proprement dite. Etablir des éditions critiques comme base
de toute étude littéraire, une chronologie impeccable comme garantie
contre les affirmations hasardeuse; reconstituer par des investigations
minutieuses la bibliothèque d'un écrivain, pour établir sur des données
précises sa formation intellectuelle, telles sont quelques-unes des tâches
ingrates mais utiles, auxquelles ils se consacrent. Chemin faisant ils
signalent une erreur, démolissent un préjugé, éclairent par la vérité
les points obscurs, et nous mettent ainsi à même d'avoir pour les chefs-d'oeuvre
de la littérature une admiration plus intelligente.
Citons : Joseph Texte,
que Faguet citait au rang des plus fermes esprits formés à l'école de
Brunetière et qui est lui-même, avec Baldensperger, un des maîtres de
la littérature comparée; Fortunat Strowski, qui a éclairé tout un côté
trop négligé de la littérature par ses belles études sur Pascal et
l'histoire du sentiment religieux au XVIIe
siècle; Victor Giraud, qui a ouvert une enquête analogue sur le XIXe
siècle et, le premier, dans ses Maîtres de l'heure, s'est avisé
de traiter les contemporains par les méthodes rigoureuses, collation des
textes, mise en fiche, etc., qu'on n'applique d'ordinaire qu'aux écrivains
disparus; David-Sauvageot, dont on retiendra comme un modèle de critique
« fine, courtoise, parfois spirituelle » (Martha), le mémoire sur le
Réalisme et le Naturalisme; G. Michaud, qui nous a fait mieux aimer
Sainte-Beuve en nous introduisant dans l'intimité de ce grand cerveau;
Ernest Zyromski, qui a démêlé avec beaucoup d'adresse les éléments
divers qui collaborèrent à la formation littéraire de Lamartine, sur
la « vie intérieure » duquel Jean des Cognets allait projeter une lumière
qui en éclaire les plus secrets replis; Félix Hémon, justement apprécié
pour ses cours de littérature classique et dont on ne connaît pas assez
les originales études sur Bersot, les Races vivaces et le génie celtique;
Henri Potez, qui a suivi en poète et en érudit l'élégie de ses origines
à 1830; Maurice Souriau, qui s'est taillé un canton personnel dans le
drame romantique; André Le Breton et Paul Morillot, qui ont choisi pour
province le roman français; Ernest Dupuy, dont le Victor Hugo apologétique
mérite de prendre place près de celui de Renouvier;
Édouard Herriot, qui a écrit deux livres délicieux sur Mme
Récamier et son entourage; Daniel Halévy, vivant, passionné. dans
sa jeunesse de Proudhon, comme plus tard dans
son Péguy, où il renouvellera le genre de la biographie; Alfred Rébelliau,
si profondément renseigné sur Bossuet; Abel Lefranc, qu'il faut consulter
sur Rabelais et la Renaissance; Paul Gantier, sur Mme de Staël et Napoléon;
Edme Champion, sur Voltaire et Rousseau; Pierre Champion, sur Charles
d'Orléans et Villon; Paul Bonnefon, sur Montaigne; Paul Courteault,
sur Montluc; Dauphin Meunier, sur Mirabeau; Eugène
Lintilhac, sur Beaumarchais et Le
Sage; José Vincent, sur Mistral; René Vallery-Radot, sur Pasteur
dont il était le gendre et autour duquel, comme Ingres
autour d'Homère (L'Apothéose
d'Homère), il a groupé avec beaucoup d'art et un sens exquis
des proportions tous les personnages représentatifs du mouvement scientifique
de la seconde moitié du XIXe siècle;
Jules Troubat, Léon Séché, Gustave Simon, Louis Maigron, Paul et Victor
Glachant, sur les fonds de tiroir du romantisme; Jean de Mitty, Casimir
Stryenski, Adolphe Paupe, Jean Mélia et autres fervents du culte stendhalien,
sur les inédits de leur divinité éponyme; le vicomte de Lovenjoul, sur
les « états » de la pensée balzacienne; Louis Thomas, sur la correspondance
de Chateaubriand, etc.
L'étude
des littératures étrangères. Melchior de Vogüé.
Et, comme c'est
l'Université qui nous prête le plus grand nombre des érudits, c'est
encore elle qui nous renseignera le plus libéralement sur les littératures
étrangères, avec les Henri Lichtenberger, les Henri Hauvette, les Louis
Léger, les Maurel-Fatio, les Bossert, les Andler, les Jusserand, les Beljame,
les Gausseron, les Angellier, les Legouis, etc., auxquels vont se joindre,
dans la critique indépendante, Eugène Gilbert, Maurice Wilmotte, Roland
de Marès, Albert Heuman et Louis Dumont-Wilden pour la Belgique, Philippe
Monnier, Henry Cochin et Maurice Muret pour l'Italie,
Jean Lahor pour l'Inde, Augustin
Filon, André Chevrillon, Gabriel Sarrazin et H.-D. Davray pour l'Angleterre,
Teodor de Wyzewa pour l'Allemagne
et les littératures du Nord.
Mais il faut ici
dire un mot sur Eugène-Melchior de Vogüé (1848-1910),
en raison de l'influence considérable qu'il exerça : les études où
il révéla Tolstoï et Dostoievski (le Roman
russe) ne peuvent être comparées qu'au livre de Mme
de Staël sur l'Allemagne;
elles étaient vraiment, par tout ce qui s'y sentait de frémissant, d'actif,
de personnel, une collaboration à l'oeuvre de ces écrivains; elles la
prolongeaient et l'enrichissaient de nouveaux sens. Autant que Bourget
et Anatole France, l'auteur a aidé par cette révélation à la ruine
du naturalisme, mais en favorisant un renouveau du cosmopolitisme littéraire
dont il a résumé l'histoire et présenté la défense en des pages aussi
brillantes que spécieuses.
La critique dramatique.
La critique dramatique,
depuis Sarcey, n'est pour la plupart des critiques qu'une étape, un moyen
de prendre langue avec le théâtre. Lemaître, Faguet, Ganderax n'y ont
fait que passer. Gustave Larroumet semblait devoir s'y fixer : il y apportait
de l'érudition, un goût sûr, un esprit ouvert. Adolphe Brisson, qui
lui succéda au Temps, y déploie aujourd'hui ses souples facultés
d'assimilation et Henri de Régnier reste poète
au rez-de-chaussée des Débats; mais on ne joue pas en France que
du Shakespeare et du Marivaux,
les vaudevilles l'assomment et, après
deux ou trois années de ce supplice, il passe la main à Henry Bidou.
Celui-là , tout l'intéresse, même ce qui n'a point d'intérêt et auquel
il en donne par sa manière de le raconter. Et, comme il excelle à démonter
une pièce et à la reconstruire sous les yeux du lecteur, il restitue
son atmosphère, évoque ses interprètes présents et passés, compare,
suggère, blâme, loue et, poussant sa pointe dans tous les sens, ne perd
jamais son sujet de vue. Est-ce un impressionniste? Est-ce un dogmatique?
Les deux peut-être, mais c'est surtout un critique d'un doigté supérieur
et qui aime son métier. Les
Débats et le Temps sont les
seuls journaux demeurés fidèles au feuilleton dramatique hebdomadaire.
René Doumic, J. du Tillet, Henry Bordeaux, Paul Flat, Léon Blum, Maurice
Boissard, Georges Le Cardonnel, etc., dans les grandes et moyennes revues,
raisonnent, pèsent, décident, avec tout le sang-froid nécessaire. Vingt-quatre
heures de réflexion sont accordées dans les autres organes aux professionnels
du compte rendu dramatique. Et, quand ces professionnels s'appellent Lucien
Muhfeld, Bernard-Derosne, Henri Bauer, Abel Hermant, François de Nion,
André Rivoire, Nozière, etc., ou qu'ils ont l'expérience d'un Duquesnel
ou d'un Le Senne, le public ne s'aperçoit pas trop de la précipitation
de leurs arrêts. Mais cette forme même, si expéditive, de la critique
est alors menacée et quelques quotidiens commencent à lui substituer
« l'instantané théâtral », l'impression d'avant-première, directe
et « toute chaude », servie dès le lendemain de la répétition générale
au petit lever du lecteur. Chassée de la presse, écartée de certains
périodiques, la critique dramatique devra peut-être se réfugier dans
la conférence et le livre : elle y a donné déjà la mesure des services
qu'elle pouvait rendre avec Filon, F. Lhomme, Ch.-M. des Granges, Bernardin,
Parigot, Le Bidois et Lintilhac (Histoire générale du théâtre en
France).
La critique d'art
et la critique musicale.
La
critique d'art.
La critique d'art
semble moins menacée. Elle a du reste ses organes spéciaux, en dehors
de la presse, ses chaires mêmes où enseignent un Eugène Guillaume, un
Georges Lafenestre, un Gabriel Séailles, esthéticien doublé d'un moraliste;
son plus bel effort dans le domaine rétrospectif est l'Art gothique
et la Sculpture française depuis le XIVe
siècle de Louis Gonse, qui ont comblé une lacune de l'histoire
de France.
D'autres périodes
de cette histoire ou de l'histoire de l'art étranger, des écoles, des
genres, des oeuvres du passé ont sollicité Émile Michel, Henry Roujon,
Henri Bouchot, Henry Havard, Marius Vachon, A.-F. Gruyer, Robert de La
Sizeranne, Samuel Rocheblave, Raymond Bouyer, Armand Dayot, Henry Lapauze,
Achille Segard, André Fontaine, etc. Mais nous avons aussi d'agiles enregistreurs
du mouvement contemporain dans Louis de Foucauld, Ary Renan, Édouard Sarradin,
Paul Leprieur, Thiébault-Sisson, Louis Gillet, Louis Dimier, etc. André
Hallays se montre le plus sérieux, le plus savant, le plus spirituel défenseur
des richesses archéologiques contre les vandales de l'administration;
Lucien Corpechot exalte l'art de Le Nôtre et
propose le parc de Versailles comme le
type du « jardin de l'Intelligence ». Dans un esprit tout différent,
Octave Mirbeau, Georges Lecomte. Roger Marx, Camille Mauclair, Arsène
Alexandre, Charles Saulnier, Joséphin Peladan, le théoricien de la Rose-Croix,
Guillaume Apollinaire, le théoricien du cubisme,
ont aidé, qui par l'entraînement de leur fougue, qui par leur subtile
dialectique, au triomphe des nouvelles écoles : sans diminuer leurs mérites,
on peut estimer cependant qu'ils sont faibles au regard des services rendus
à ces mêmes écoles par Gustave Geffroy, « le plus avant-coureur des
critiques » et celui dont la « curiosité en éveil », la « sensibilité
aiguë », l'intelligence raffinée et divinatrice, s'accordant on ne sait
comment avec « une personnalité modeste, résignée, contemplative »,
ne se sont jamais trouvées en défaut pour donner au public « le premier
avertissement à l'apparition de tout artiste ayant quelque chose à dire
et qui valût la peine d'être entendue » (Joseph Capperon). Il est même
arrivé que ces artistes aient pris la plume pour défendre leurs idées
et ils l'ont fait quelquefois, comme Jacques Blanche (Essais et portraits,
qui évoquent par leur souplesse la manière de Fromentin)
et Maurice Denis (Théories, où nous est proposé un nouveau classicisme
« fondé sur les mouvements les plus mystérieux de notre vie intérieure
») avec un talent d'écrivain à rendre jaloux les « professionnels ».
La
critique musicale.
La critique musicale
est encore très honorablement représentée par Pierre Lalo, Arthur Pougin,
Gaston Carrau, Henri Quittard, Gustave Samazeilh, Arthur Coquard, Alfred
Bruneau, Louis Laloy, Raphaël Cor, Jean Marnold, etc. On doit de savants
travaux de musicographie ancienne et moderne et de remarquables biographies
d'artistes célèbres à Bourgault-Ducoudray, Julien Tiersot, Romain Rolland,
Jean Chantavoine, Adolphe Boschot, etc. Enfin la musique d'église et de
concert a un noble témoin en Camille Bellaigue, « plume d'or » chez
qui l'écrivain égale l'érudit, et un autre peut-être aussi sûr, mais
fort moqueur, dans cette trinité en un seul personnage qui se nomme tour
à tour Henri Gauthier-Villars, Willy et l'Ouvreuse.
(E. Abry / Ch. Le Goffic / Ch.-M. des Granges). |
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