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Littérature française
Le théâtre au XVIIIe siècle
Le XVIIIe siècle a eu la passion du théâtre. On courait en foule aussi bien aux théâtres de la foire qu'à la Comédie-Française. Plus d'un grand seigneur eut une scène chez lui et Voltaire prit soin d'en faire installer une à Cirey et à Ferney. Presque tous les écrivains se sont essayés dans le genre dramatique; Corneille et surtout Racine sont les maîtres vénérés auxquels on demande des recettes, et même des scènes et des expressions. Pourtant quelquefois, avec une audace timide, on hasarde quelques nouveautés qui donnent à cette production, trop souvent médiocre, l'intérêt d'une transition.

La tragédie

La retraite de Racine, en 1677, avait laissé le champ libre à une foule de tragiques inférieurs. On a oublié leurs oeuvres, applaudies par le public du temps. Il faut cependant citer les principaux succès, entre Racine et Crébillon : le Tiridate de Campistron (1691), la Médée de Longepierre (1694), le Manlius de La Fosse (1698), l'Amasis de Lagrange-Chancel (1701).

Crébillon (1674-1762). 
Parmi tant d'auteurs, justement oubliés, Prosper Jolyot de Crébillon est le seul qu'on put opposer à Voltaire. Crébillon fut un original, dans sa vie privé. On le trouvait logé au grenier, au milieu d'animaux favoris, et fumant la pipe. C'est là qu'il composait, de tête, sans en écrire un vers, ses tragédies. Le cinquième acte terminé, il demandait une audition aux comédiens, leur récitait sa pièce, et, si cette pièce n'était pas reçue, se gardait bien de l'écrire. Devenu censeur royal, et chargé d'examiner les ouvrages de ses confrères, il se montra toujours, même envers l'irrascible Voltaire, d'une parfaite équité. La cour finit par le protéger et fit imprimer royalement ses oeuvres.

La terreur.
On attribue à Crébillon ce mot : 

« Corneille a pris la terre; Racine, le ciel ; il me reste l'enfer  : je m'y suis jeté à corps perdu. »
Il se fit une spécialité de l'horrible. Son but n'est pas d'exciter l'admiration. Il conçut la tragédie plutôt comme une action qui doit conduire les spectateurs « à la pitié par la terreur, mais avec des mouvements et des traits qui ne blessent ni leur délicatesse ni les bienséances » (Préface d'Atrée et Thyeste). Dans Idoménée (1705) il montra un père qui tue son fils, dans Atrée et Thyeste (1707) un père qui boit le sang de son fils, dans Electre (1709) un fils qui assassine sa mère, dans Rhadamiste et Zénobie (1711), son plus grand succès, un père qui tue son fils et se tue lui-même. Ses dernières pièces, Catilina (1742) et le Triumvirat (1754), durent leur réussite surtout au désir qu'on avait de trouver un rival à Voltaire.

Crébillon a vraiment le sens de l'horreur tragique. Les situations sont d'une grandeur farouche, qui rappelle le cinquième acte de Rodogune. Son style, souvent lourd et obscur, est remarquable par sa fermeté et par sa violence.

Le respect des bienséances.
Mais au milieu de tant de crimes abominables, les bienséances sont observées et l'horreur atténuée, grâce aux combinaisons romanesques et à l'emploi de l'incognito, qui fait que les personnages se trouvent aux prises sans se connaître. Dans Rhadamiste et Zénobie par exemple, Pharasmane et Arsame aiment Zénobie d'un amour criminel, puisqu'elle est la belle-fille du premier et la belle-soeur du second; mais ils ignorent qui elle est. Zénobie aime Arsame, mais elle se croit veuve. Pharasmane tue Rhadamiste, son fils, mais sans savoir qui il est. Crébillon a hérité dans une certaine mesure de l'habileté dramatique de Corneille, mais du Corneille de Rodogune.

Voltaire.
Voltaire aimait le théâtre. De 1718 à 1778, il ne cesse, à travers les occupations et les vicissitudes d'une existence fiévreuse, de composer des tragédies et même des comédies. Chez lui, il joue ses pièces, et il exploite impitoyablement ses invités pour remplir des rôles. Son oeuvre dramatique, très considérable, l'a fait placer par ses contemporains tout à côté de Corneille et de Racine; plusieurs de ses pièces sont restées au répertoire jusqu'au milieu du XIXe siècle. Aujourd'hui, les tragédies de Voltaire sont trop sévèrement jugées, sinon par les critiques, du moins par le public.

Indiquons les principales, puis nous chercherons dans quelle mesure Voltaire est un novateur et un précurseur des romantiques.

Principales tragédies de Voltaire.
• Oedipe (1718) fut un heureux début. Voltaire reprenait le sujet traité déjà par Corneille en 1659, d'après Sophocle. Il n'eut ni le courage, ni peut-être l'ambition de revenir à la simplicité du poète grec. Et, comme Corneille, il compliqua son action d'une intrigue d'amour; ici, c'est Philoctète qui est amoureux de Jocaste. On peut lire encore avec intérêt la fameuse scène de la double confidente (acte III, sc. IV). 

• Brutus (1730) est la première pièce de Voltaire où l'on sente l'influence de Shakespeare. Il y a un progrès de mise en scène. Les sénateurs, « vêtus de robe rouge », des licteurs, donnent au tableau une certaine vie. Le lieu de l'action change. Mais, surtout, une certaine liberté républicaine respire dans les discours des personnages. Le style a de la force. C'est du meilleur Voltaire. 

• Zaïre (1732) fut écrite dans une crise d'enthousiasme et d'inspiration. Le sujet est tiré de l'histoire des croisades, et la scène se passe à Jérusalem. - Le soudan Orosmane aime une de ses captives, Zaïre, qui partage cet amour. Leur mariage est décidé. Mais, ce jour-là même,, revient un jeune chevalier chrétien. Nérestan, qui rapporte la rançon de plusieurs captifs chrétiens, parmi lesquels se trouve le vieux Lusignan, descendant des rois de Jérusalem. Zaïre, qui ignore sa naissance, mais qui sait qu'elle est née de parents chrétiens et français, reconnaît son père en Lusignan et son frère en Nérestan. Elle leur promet de recevoir le baptême et de renoncer à l'amour d'Orosmane. Celui-ci, troublé par les hésitations de Zaïre qui n'ose lui apprendre la vérité, se croit trahi par elle en faveur de Nérestan. Il poignarde Zaïre. Revenu de son erreur, il se tue lui-même.  Cette analyse très sommaire prouve du moins que l'action de Zaïre est fondée sur les sentiments et sur les passions. Les péripéties en sont bien enchaînées. La situation principale, celle de la jeune fille prise entre son amour et son devoir, est vraiment d'une grande beauté tragique. Le style, malgré certaines faiblesses, a une facilité et une chaleur qui se goûtent encore à la représentation, sinon à la lecture. L'influence de Shakespeare se fait encore sentir ici; à la fois par des imitations d'Othello et par le choix d'un sujet national.

• La Mort de César (1732) est une sorte de tragédie de collège, inspirée par Shakespeare (Jules César). Elle ne comprend pas de rôle de femme. Le style en est ferme, comme celui de Brutus. Les sentiments républicains qui y sont exprimés lui donnèrent une sorte d'actualité sous la Révolution. Au dénouement de Voltaire, on avait ajouté : Vive la liberté! Vive la République!

• Alzire (1736) nous ramène à la tragédie passionnelle. L'action se passe au Pérou, dont le gouverneur Gusman aime une jeune Péruvienne Alzire, qu'il dispute à Zamore, « souverain du Potoze ». Zamore poignarde son rival, qui lui pardonne en mourant. Deux beaux caractères de vieillards. Montèze, père d'Alzire, et Alvarez, père de Gusman, donnent de la grandeur et de la variété au sujet. Le ton d'Alzire est en général « forcené »; une chaleur factice anime la plupart des personnages.

• Mahomet ou le Fanatisme (1742) est une tragédie philosophique. Mahomet y est représenté comme un imposteur, qui, fanatisant le jeune Séide, lui fait assassiner son propre père, Zopire, cheikh de La Mecque. L'intention de Voltaire était bien d'incarner en Mahomet tous les fondateurs de religion. Pour se mettre à l'abri des sévérités de la censure, il eut l'impertinence de dédier sa pièce au pape Benoît XIV, qui reçut très spirituellement cet hommage ironique.

• Mérope (1743) a passé longtemps pour la pièce la plus régulière de Voltaire; elle faisait partie du Théâtre classique. Le sujet, avait été traité en Italie par Maffei, avec qui Voltaire a échangé d'intéressantes lettres; il a été repris plus tard par Alfieri. Il est fort tragique et non sans une analogie de situation avec Andromaque. Mérope, veuve de Cresphonte, roi de Messène, est recherchée en mariage par Polyphonie qui s'est emparé du trône, et que l'on soupçonne d'avoir fait périr Cresphonte. Mais Mérope a un fils, Égisthe, qu'elle a éloigné pour le soustraire aux coups de l'usurpateur, et dont elle attend le retour. Trompée par de fausses apparences, elle est sur le point de confondre ce fils avec un des émissaires envoyés pour le tuer, et va le frapper : elle le reconnaît à temps. Mais Polyphonte (Pyrrhus dans Andromaque) ne veut laisser vivre Egisthe que si Mérope l'épouse. La reine y consent. Cependant, Égisthe se précipite au temple, tue le tyran, et est proclamé roi. L'action est factice, mais théâtrale; les caractères ont peu de vérité, sauf celui de Mérope, type d'amour maternel qui soutient la dangereuse comparaison avec Andromaque. L'ensemble est froid et artificiel; et nous préférons aujourd'hui Zaïre

• Citons encore l'Orphelin de la Chine (1765), où Voltaire annexait un autre pays au domaine de la tragédie; et Tancrède (1760), pièce chevaleresque, qui marque une date dans l'histoire du théâtre ; en effet, c'est pour Tancrède que la scène de la Comédie-Française fut enfin débarrassée des banquettes, qui l'encombraient des deux côtés et qui réduisaient l'action à une « conversation sous un lustre ».

L'imitation du XVIIe siècle.
Voltaire est toujours resté convaincu de la supériorité de la tragédie classique qu'il mettait même au-dessus de la tragédie grecque (Dictionnaire philosophique, article Art dramatique).

Le vers et les unités. - Il en a maintenu la tradition. Contre La Motte qui voulait inaugurer la tragédie en prose dans un Oedipe (1730), il a défendu et sauvé le vers :
On a tenté de nous donner des tragédies en prose; mais je ne crois pas que cette entreprise puisse désormais réussir. (Discours sur la tragédie en tête de Brutus).
Contre La Motte encore il a soutenu les unités :
Tenons-nous en, comme le grand Corneille, aux trois unités dans lesquelles les autres règles, c'est-à-dire les autres beautés, se trouvent renfermées. (Préface de l'édition d'Oedipe, 1730).
Les emprunts à Corneille et à Racine. - Du reste l'infidélité au système de Corneille et de Racine eût été de sa part de l'ingratitude. Les réminiscences de leur théâtre abondent dans le sien jusque dans le détail des vers. A l'exemple de Corneille il complique le sujet d'Oedipe d'une intrigue d'amour entre Philoctete et Jocaste. Mérope est dans la situation d'Andromaque : il faut qu'elle épouse l'usurpateur Polyphonte pour sauver son fils Egisthe. Seulement c'est Egisthe lui-même qui tue Polyphonte et recouvre ainsi le royaume de son père. La première entrevue de la mère et du fils (II, 2), où ils se parlent sans se connaître (parce qu'Egisthe a été éloigné tout enfant) est calquée sur la conversation d'Athalie et de Joas (Athalie, II, 7).
Influence de Shakespeare.
Toutefois l'admiration de Voltaire pour les classiques français ne l'empêcha pas, pendant son séjour en Angleterre, d'être frappé par le génie de Shakespeare.
Voltaire et Shakespeare. - Il se fit en France (avant de se rétracter par la suite) son patron contre ceux qui, le connaissant mal, le dénigraient :
Les Italiens, les Français, les gens de lettres de tous les autres pays, qui n'ont pas demeuré quelque temps en Angleterre, ne le prennent que pour un Gilles de la foire, pour un farceur très au-dessous d'Arlequin, pour le plus misérable bouffon qui ait jamais amusé la populace. C'est pourtant dans ce même homme qu'on trouve des morceaux qui élèvent l'imagination et qui pénètrent le coeur. C'est la vérité, c'est la nature elle-même qui parle son propre langage sans aucun mélange de l'art. C'est du sublime, et l'auteur ne l'a point cherché. (Dictionnaire philosophique, Art dramatique).
2° Les emprunts à Shakespeare. - Malgré tout, son théâtre gardait l'empreinte de Shakespeare. Voltaire lui devait de grands sujets historiques et républicains comme La mort de César, Rome sauvée ou Catilina et un de ses plus durables succès, Zaïre, inspirée d'Othello.

On y voit le soudan Orosmane aimer sa captive Zaïre et la poignarder dans un accès de jalousie : il avait pris Nérestan, le frère de la jeune fille, qu'elle venait de retrouver en même temps que son père Lusignan, pour un rival. Détrompé trop tard, il se tue, comme Othello.

Othello. - Parlez de moi comme d'un homme qui n'a pas aimé sagement, mais qui a trop aimé; qui ne fut pas facilement jaloux, mais qui, poussé et entraîné perfidement, tomba dans une extrême violence. Dites encore qu'une fois dans Alep, un méchant Turc, frappant un Vénitien et insultant la République, je pris à la gorge ce chien et le frappai comme cela. (Il se tue).
(Othello. Scène dernière).
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Orosmane. - Dis-leur que j'ai donné la mort la plus affreuse 
A la plus digne femme, à la plus vertueuse, 
Dont le ciel ait formé les innocents appas; 
Dis-leur qu'à ses genoux j'avais mis mes Etats; 
Dis-leur que dans son sang cette main s'est plongée; 
Dis que je l'adorais et que je l'ai vengée. (Il se tue). 
(Zaïre. Scène dernière).
La comparaison des deux textes montre que Voltaire a eu le souci de la dignité tragique non seulement en faisant périr Zaïre frappée d'un coup de poignard et non pas étouffée sous un oreiller, mais en transposant en un style oratoire et noble l'emportement un peu vulgaire du modèle.

La nouveauté dans les personnages et les sentiments. - Shakespeare n'a donc pas détruit en Voltaire le goût classique, mais il lui a donné une certaine indépendance à l'égard de la tradition. Voltaire ne s'est pas contenté en effet de mettre en scène des Grecs et des Romains. Il a représenté des Arabes (Mahomet), des Chinois (l'Orphelin de la Chine), des Américains (Alzire) et même des Français (Zaïre, Adélaïde du Guesclin, Tancrède), ce qui n'était pas une nouveauté autant qu'il le croyait, mais ce qui était à coup sûr pour l'époque une hardiesse

C'est au théâtre anglais que je dois la hardiesse que j'ai eue de mettre sur la scène les noms de nos rois et des anciennes familles du royaume. Il me paraît que cette nouveauté pourrait être la source d'un genre de tragédie qui nous est inconnu jusqu'ici et dont nous avons besoin. (Epître dédicatoire de Zaïre).
Voltaire est encore loin de s'attacher à une exacte peinture des moeurs, mais il atteint déjà plus de variété dans les sentiments. Il oppose, sinon les civilisations, au moins les croyances. Il a montré le chrétien Guzman pardonnant au péruvien Zamore, qui vient de le poignarder parce qu'il était son rival auprès d'Alzire :
Des dieux que nous servons connais la différence:
Les tiens t'ont commandé le meurtre et la vengeance ;
Et le mien quand ton bras vient de m'assassiner,
M'ordonne de te plaindre et de te pardonner. (Alzire, V, 7).
II a dit le désespoir de Lusignan retrouvant sa fille Zaïre musulmane (Zaïre, II, 3); la chevalerie de Tancrède qui va lutter en champ clos pour celle qu'il aime; la douleur maternelle de Mérope. Ainsi l'amour n'avait plus le monopole de l'intérêt dramatique; il n'y a même pas de rôle de femme dans Rome sauvée.

La mise en scène. - Sous l'influence de Shakespeare encore, sans vouloir que le spectacle absorbât trop l'attention (Lettre à Mlle Clairon, 16 octobre 1760), Voltaire a pourtant donné au mouvement et à la décoration scéniques plus d'importance, surtout du jour (1759) où, grâce à la générosité du comte de Lauraguais, la scène se trouva débarrassée de spectateurs. Le Forum rempli de monde (Mort de César, III); le sénat romain en séance (Rome sauvée, IV); un spectre (Eriphyle, IV, 3), souvenir du fantôme d'Hamlet; un défi entre deux chevaliers (Tancrède, III, 6); le bruit du canon dans le lointain (Adélaïde du Guesclin), voilà ce qu'on n'avait encore jamais vu ou entendu sur notre théâtre.

Originalité de Voltaire poète tragique.
Voltaire est un imitateur de Corneille et de Racine; il ne possède évidemment ni la grandeur morale de l'un, ni la vérité psychologique et la vraisemblance de l'autre. De ces qualités il n'offre que les apparences; et les beautés de son théâtre sont spécieuses. Même dans Zaïre et dans Mérope, le caprice de l'auteur, et non la nature, enchaîne les incidents et amène les coups de théâtre. Quant au style, s'il fait illusion « aux chandelles », il ne résiste guère à une critique sérieuse.

Et pourtant, les tragédies de Voltaire représentent un progrès, ou du moins une
évolution du genre sur quelques points : 

1° Voltaire a traité certains sujets négligés par ses devanciers : le devoir civique, dans Brutus et dans la Mort de César; le fanatisme religieux, dans Mahomet; le conflit entre les conquérants et les vaincus dans les temps modernes (Alzire). Il est vrai qu'il a abusé de la philosophie, et que ses dernières pièces (les Lois de Minos, les Guèbres, etc.) ne sont plus que des pamphlets en cinq actes. 

2° Voltaire a varié le lieu de la scène et la nationalité de ses personnages. S'il a traité des sujets grecs et romains, il nous mène à Jérusalem (Zaïre), au Pérou (Alzire), dans la Sicile du XIIe siècle (Tancrède), à La Mecque (Mahomet), à Constantinople (Irène), etc. Ce n'est pas qu'il ait encore grand souci de la couleur locale : ses Turcs, ses Scythes, ses Chinois, parlent comme dans les salons de Paris. Mais, à lire sa correspondance, on voit qu'il s'associe aux efforts de Lekain et de Mlle Clairon, dans leur réforme du costume. 

3° Il emprunte souvent des sujets à l'histoire nationale : croisades (Zaïre), chevalerie et Sarrasins (Tancrède), guerre de Cent ans (Adélaïde du Guesclin). Sur ce point encore, il secoue le joug classique, et annonce une transformation prochaine du genre. 

4° Il améliore la mise en scène; et quoiqu'il respecte les trois unités, il commence à attacher de l'importance au décor et aux accessoires (Brutus, Tancrède, Sémiramis). Dans cette dernière pièce, il fait sortir du tombeau l'ombre de Ninus. Mais il voit le danger d'un échafaud dans Tancrède et il résiste à Mlle Clairon qui le réclame. Il sent que sa tragédie un peu romanesque tournerait au mélodrame.

Disciple convaincu de Racine et disciple timoré de Shakespeare, Voltaire eut aussi des qualités originales.
1° Il a le sens du théâtre à un très haut degré. Il veut « émouvoir et faire verser des larmes » (à M. de la Lindelle en tête de Mérope), et il y réussit quelquefois par la force de la passion : l'amour et la jalousie dans Zaïre et Alzire, la tendresse maternelle dans Mérope. Mais il cherche moins la vérité du sentiment qui va droit au coeur que la situation pathétique qui secoue. Pour l'amener il ne se soucie pas des invraisemblances :
Il n'y a pas de motifs bien nécessaires pour que le tyran Polyphonte veuille absolument épouser Mérope. C'est peut-être là un défaut du sujet; mais je vous avoue que je crois qu'un tel défaut est fort léger, quand l'intérêt qu'il produit est considérable. (Réponse à M. de la Lindelle en tête de Mérope).
En faisant passer tel personnage pour un autre (par exemple Egisthe, fils de Mérope, pour un émissaire de Polyphonte chargé de tuer le fils de l'ancien roi), en induisant tel autre en erreur (par exemple Orosmane qui se croit faussement trahi par Zaïre), il arrive à nous montrer une mère le poignard levé sur son fils (Merope, III, 4), un armant qui égorge celle qu'il aime (Zaïre, V, 9); un fils qui tue son père (Mahomet, IV, 4), etc. Le malheur c'est que de pareilles scènes sont le fait de combinaisons ingénieuses plutôt que l'aboutissement logique d'un caractère.

2° Le philosophe Voltaire mène toujours ses personnages, au lieu de laisser leurs passions les conduire. Quelquefois même, c'est lui qui parle pour eux et leur prête des maximes contre les prêtres ou la royauté :

Nos prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense,
Notre crédulité fait toute leur science. (Oedipe, IV, 1).

Le premier qui fut roi fut un soldat heureux. (Mérope, I, 3).

Il en vient peu à peu à considérer le théâtre comme un moyen de donner à ses théories l'appui de l'émotion dramatique. Il croit qu'on sera plus convaincu des horreurs du fanatisme quand on aura vu Mahomet faire assassiner par Séide un vieillard qu'il aime, Zopire, en qui le meurtrier reconnaît son propre père (Mahomet ou le Fanatisme). Et ses dernières tragédies Les Guèbres ou la Tolérance, Olympie, les Lois de Minos, ne sont plus que des plaidoyers philosophiques :
Il (l'auteur) a seulement voulu employer un faible talent à inspirer, autant qu'il est en lui, le respect pour les lois, la charité universelle, l'humanité, l'indulgence, la tolérance... (Discours historique et critique à l'occasion de la Tragédie des Guèbres).
Contemporains de Voltaire.
Parmi les tragédies les plus applaudies à côté de celles de Voltaire, il faut rappeler : Inès de Castro (1723) de La Motte, qui fit pleurer tout Paris; Didon (1734), de Lefranc de Pompignan, encore au répertoire sous l'Empire; Mahomet II (1739), de Lanoue Iphigénie en Tauride (1757) de Guimond de la Touche; la Veuve du Malabar (1770), de Lemierre, type de la tragédie pseudo-orientate et philosophique.

La tragédie nationale. Du Belloy.
En entrant résolument dans la voie ouverte par Zaïre et Adélaïde du Guesclin de Voltaire, Dormont Du Belloy (1727-1775)  se fit une spécialité de la tragédie nationale. Son Siège de Calais (1765), qui mettait en scène le dévouement d'Eustache de Saint-Pierre, eut un succès d'enthousiasme. Cette  tragédie fut acclamée comme une oeuvre nationale et patriotique, et jouée partout, jusque dans les casernes. Le sentiment patriotique reprenait ses droits après les désastres de la guerre de Sept ans. Sa tragédie de Gaston et Bayard (1771) fut moins heureuse. C'est seulement un peu plus tard que le Chevalier sans peur et sans reproche allait devenir un type populaire. De Du Belloy encore : le mélodramatique Gabrielle de Vergy (1777), au sujet médiéval.

La tragédie shakespearienne. Ducis.
Ducis (1733-1816) donna au Théâtre-Français les premières adaptations de Shakespeare. Bien qu'auteur d'un Oedipe chez Admète (1778) et d'un OEdipe à Colone (1797), entreprit de faire à l'auteur anglais, à côté des modèles gréco-latins, la place que lui refusait Voltaire. Ducis ne savait pas l'anglais. Il tira des drames de Shakespeare de singulières tragédies, ni classiques, ni romantiques, d'une remarquable maladresse : Hamlet (1769), Roméo et Juliette (1772), le Roi Lear (1783), Macbeth (1784), Othello (1792). Mais son audace n'égale pas son admiration. C'est le patron classique qu'il impose aux héros de Shakespeare. Hamlet devient une sorte d'Oreste. Les sorcières de Macbeth sont reléguées dans la coulisse, et remplacées par un songe. Desdémone s'appelle Hédelmone et périt plus noblement d'un coup de poignard, etc. Mais pouvait-il bouleverser les habitudes du public? Alfred de Vigny lui-même ne traduira pas encore intégralement Shakespeare.

Reste que que Ducis  fut un initiateur. La société française ne pouvait goûter que ces réductions de Shakespeare, et après 1820 elle s'y plaisait encore. Voltaire, qui avait contribué par ses Lettres philosophiques et par les préfaces de Brutus et de la Mort de César à faire connaître Shakespeare aux Français et qui croyait lui avoir emprunté, dans Zaïre, dans Ériphyle, dans Sémiramis, tout ce qu'il était susceptible de nous prêter, Voltaire, furieux de voir ainsi révélés des emprunts dont il ne s'était pas vanté, et jaloux des éloges qu'on pourrait attribuer à Shakespeare, accueillit avec mépris et presque avec fureur les pièces de Ducis et les traduction de La Place (1745), puis  de Letourneur (1759). Il écrivit à ce propos deux Lettres à l'Académie (1776), Voltaire s'institua le champion du goût français contre la « barbarie anglaise ».

La comédie

Les disciples de Molière.
On peut grouper sous l'étiquette de continuateurs de Molière les écrivains dont les noms suivent : Regnard, Dancourt, Dufresny, Le Sage, Piron, Gresset.

Regnard (1655-1709).
Par ses dates, par son talent même, Regnard se rattacherait plutôt au XVIIe siècle; il est d'usage de le considérer comme le premier en date des auteurs comiques du  XVIIIe.

Né à Paris, il fit d'excellentes études; puis il commença vers dix-sept ans une série de voyages, à Constantinople, en Italie, en Algérie (un peu malgré lui, car il fut pris par des corsaires, et retenu prisonnier; il a raconté cette aventure dans un court roman, la Provençale), puis, en Hollande, en Suède, et en Laponie (Voyage en Laponie). Il mena ensuite une vie d'épicurien aimable, en son château de Grillon, près de Dourdan; il y mourut d'une indigestion.

Il faut mettre à part, dans l'oeuvre considérable de cet écrivain si facile, les pièces ou les « pochades » qu'il composa pour la Comédie Italienne jusqu'en 1697. Quelques-unes, sous leur forme bouffonne, sont d'un comique délicat et profond. Regnard débuta au Théâtre-Français par un charmant petit acte en prose : Attendez-moi sous l'orme (1694); puis il donna la Sérénade, en prose (1695), et le Bal (1696), en vers. De cette même année date son premier grand ouvrage, le Joueur. Vinrent ensuite le Distrait (1697), le Retour imprévu (1700), les Folies amoureuses (1704), les Ménechmes (1705), le Légataire universel (1708).

• Le Joueur (1696) est presque une comédie de caractère; c'est aussi et surtout une comédie de moeurs. Le jeu était devenu la plaie profonde de la société française. Depuis la cour jusqu'au plus modeste salon bourgeois, tout le monde jouait et se ruinait. Mais où l'on sent la différence entre un profond observateur comme Molière et un amuseur comme Regnard, c'est dans le choix du personnage principal. Le joueur de Regnard est un jeune homme, Valère; il est amoureux d'Angélique, mais surtout quand il vient de perdre, car il sent alors la nécessité de faire un riche mariage; a-t-il gagné, il se sent suffisamment heureux, et il oublie Angélique. Pour corriger sa mauvaise chance, il a mis en gage un portrait entouré de brillants que lui avait donné sa fiancée; celle-ci l'apprend; le mariage est rompu, et Valère retourne aux dés et aux cartes. Il y a peu de profondeur et de moralité dans cette pièce, où la passion de Valère n'a d'autre conséquence que de l'empêcher d'épouser Angélique, qu'il n'aime guère. Mais Regnard, cependant, a bien saisi les traits essentiels d'un caractère de joueur, absorbé et incorrigible, marqué d'une sorte de fatalité. Les personnages épisodiques sont amusants : Hector, le valet; le marquis sauteur; la comtesse; la marchande à la toilette, Mme La Ressource, etc.

• Le Légataire universel (1708) est la plus gaie des comédies de Regnard, et justifie ie mot attribué à Boileau : « Il n'est pas médiocrement plaisant ». Le vieux Géronte est malade. On le ,presse d'écrire son testament, en faveur de son neveu Eraste, amoureux d'Angélique. Pour l'obliger à déshériter un neveu de Normandie et une nièce du Maine, Crispin, valet d'Éraste, se déguise et joue les deux personnages de façon à en dégoûter le vieillard, qui déclare qû Éraste sera son légataire universel et fait demander deux notaires. Malheureusement, Géronte tombe en léthargie, et on le croit mort, mort intestat. Crispin s'avise d'un autre tour. Il prend le bonnet et la robe de chambre de Géronte, fait entrer les notaires dans la chambre et dicte son testament. Il en profite pour s'attribuer à lui-même et à la soubrette Lisette une assez jolie part. Les notaires partis, Géronte ressuscite. On lui explique à grand peine qu'il a fait son testament, et que sa léthargie lui a ôté la mémoire. Tout finit par le mariage d'Eraste et d'Angélique. Il faut considérer cette pièce comme un vaudeville bouffon, genre Labiche ou Alexandre Bisson. Soulever, à propos du Légataire, comme l'a fait Rousseau, une question de moralité, et critiquer de sang-froid les friponneries de Crispin, c'est prouver une singulière naïveté.

Regnard est surtout un écrivain délicieux. Variée, pittoresque, endiablée, sa versification est d'une facture supérieure à celle de Molière, - mais comme le style de La Bruyère l'emporte sur celui de Bossuet. L'art y est exquis; on l'y sent trop.

Dancourt.
Dancourt (1661-1725) fut d'abord comédien; puis, de 1685 à 1718, il composa un grand nombre de pièces en prose, presque toutes d'actualité.

• Le Chevalier à la mode (1687), est la critique piquante et vraie d'une société où le désir de faire fortune, et surtout d'en jouir, provoquait toutes sortes de manèges à la fois coupables et ridicules; 

• Les Bourgeoises de qualité (1704) complètent la comédie précédente, et contiennent d'excellents types de parvenues qui se ruinent pour paraître; 

• La Loterie (1697) et les Agioteurs (1710) sont encore de véritables documents;

• La liaison de campagne (1688) est une spirituelle satire des parasites, et a été comparée à Nos Intimes, de Victorien Sardou. 

Dancourt a donc eu le mérite de présenter à ses contemporains un tableau de leurs travers nouveaux; mais son actualité est cause qu'il s'est vite démodé, et que l'on n'estime plus aujourd'hui à leur juste prix ni le fond, ni la forme de ses pièces.

Dufresny.
Dufresny (1648-1724) est intéressant par les situations toujours originales qu'il sait inventer, et par la verve de son dialogue. Ses plus jolies pièces sont l'Esprit de contradiction (1700), le Double Veuvage (1702), la Réconciliation normande (1719). Il a pu donner à Montesquieu l'idée et le cadre des Lettres persanes, par ses Amusements sérieux et comiques d'un Siamois.

Le Sage.
Le Sage (1668-1747), resté célèbre surtout par son roman de Gil Blas, a donné peut-être la plus forte comédie du XVIIIe siècle, Turcaret (1709). 

Turcaret est une pièce, en prose, dirigée contre les financiers, les partisans, qui s'enrichissaient aux dépens du pays et du Trésor public. Turcaret, le héros, est à la fois un sot et un roué. Il fait la cour à une baronne qui accepte sans scrupule ses présents, pour les passer au chevalier, auquel son valet en escroque une partie. C'est « un ricochet de fourberies le plus plaisant du monde ». On voit M. Turcaret, si généreux pour la baronne, faire poursuivre jusqu'à la ruine de pauvres débiteurs, et enfin ruiné lui-même. Cette comédie vaut moins par l'intrigue que par le réalisme des situations, des sentiments et du style. Elle est une des premières où la question d'argent soit abordée et traitée pour elle-même. Le Sage est le véritable héritier de Molière contemplateur et moraliste; Turcaret peut prendre place immédiatement après l'Avare et le Bourgeois gentilhomme.

Piron.
On a oublié les nombreuses et spirituelles comédies que Piron (1689-1773) a composées pour le théâtre de la foire; et l'on continue à lire, surtout pour son style aisé et piquant, la Métromanie (1738). Dorante veut épouser Lucile, fille de Francaleu; mais celui-ci, qui a la manie de rimer, préfère pour gendre Damis, un bel esprit. Grâce aux stratagèmes de Baliveau, un oncle de Toulouse, Dorante peut épouser Lucile. 

Gresset.
Plus connu comme auteur du charmant badinage de Vert-Vert, Gresset (1709-1777) remporta un grand succès avec le Méchant (1747). 

• Le héros de cette comédie, Cléon, le méchant, mérite ce nom par sa sécheresse d'âme, son scepticisme moral, et son art de brouiller les gens, « pour le plaisir ». Il essaye de jeter le trouble dans la maison de Florise, et d'empêcher le mariage de Chloé, sa fille, avec Valère. Il est démasqué par Lisette. Le Méchant est écrit dans un joli style, et quelques vers sont restés célèbres : Elle a de jolis yeux pour des yeux de province, et surtout : L'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on a.

Marivaux et Beaumarchais

Le souvenir de Molière dominait la scène comique comme celui de Racine la scène tragique. Les Comédiens français maintenaient le principe de la grande comédie de caractère en cinq actes et en vers. Mais, en attendant Beaumarchais, la comédie originale, dans la première moitié du siècle, est celle de Marivaux, que joue au théâtre italien une actrice piquante, Sylvia.

Marivaux.
Né à Paris, fils d'un fermier général, Marivaux (1688-1763) fut lancé dans les salons (ceux de Mme de Lambert, de Mme de Tencin, de Mme du Deffand, de Mme Geoffrin, de Mme du Boccage) par Fontenelle et La Motte Houdart, puis ruiné par la banqueroute de Law, il ne dut plus compter pour vivre, que sur une modique pension que lui lit donner Mme de Pompadour et sur sa plume. Il fut à la fois romancier, moraliste et auteur comique. Nous étudions ailleurs le romancier. 

Le moraliste est celui qui écrivit des journaux imités de l'Anglais Addison, en particulier le Spectateur français (1722-1723). Auteur dramatique, après avoir commis une tragédie d'Annibal, il travailla pour la Comédie Italienne où il donna d'abord des pièces satiriques; il y a là toute une partie moins connue de son oeuvre, et des plus curieuses par la hardiesse et la variété. Son vrai début date d'Arlequin poli par l'amour (1720), suivi bientôt de ses chefs-d'oeuvre : la Surprise de l'amour (1722), la Double Inconstance (1723), la seconde Surprise de l'amour (1727), le Jeu de l'amour et du hasard (1730), le Legs (1736), les Fausses Confidences (1737), l'Épreuve (1740).

Marivaux fut, de propos délibéré, original. On se fatiguait des imitations de Molière et des conventions comiques traditionnelles. Et, pour se faire un domaine à part, Marivaux étudia l'amour. Sans doute, dans toutes les comédies, il était question d'amour; mais jamais ce sentiment n'y était étudié pour lui-même; il servait seulement à l'intrigue. La tragédie, seule, celle de Racine surtout, approfondissait l'analyse de l'amour. Or, Marivaux devina que l'amour pouvait ne pas être tragique, et intéresser, sans tomber dans la fade galanterie. Avec une étonnante sûreté dans le choix du moment psychologique, il peignit les troubles de l'amour naissant dans des coeurs timides, ombrageux ou fiers. Il distingua toutes les nuances délicates qui s'y rattachent. Et, s'il ne fit pas rire aux dépens de cet amour toujours vertueux et sincère, il charma tous ceux qui ont aimé, aiment ou aimeront, par la pénétration et la précision de son enquête. Il disait lui-même : 

« J'ai guetté dans le coeur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l'amour lorsqu'il craint de se montrer; et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d'une de ces niches ».
Il en résulte que le premier rang, chez Marivaux, revient aux personnages de femmes. Et l'on a justement remarqué que Marivaux est à Molière ce que Racine fut à Corneille. Ces femmes forment une galerie harmonieuse et variée; elles reposent, par leur attitude modeste et élégante, par leur langage retenu et sincère, par leur idéal de simple vertu et de bonheur honnête, des bourgeoises et des jeunes filles délurées de Dancourt et de Regnard.

• La Surprise de l'amour (1722) nous montre comment Lelio et la comtesse, obligés de se rapprocher pour discuter sur l'établissement de leurs gens, en arrivent peu à peu à s'aimer sans se le dire, puis à se l'avouer et à se marier. 

• Le Jeu de l'amour et du hasard (1734) a un début de joli vaudeville : Silvia va recevoir la visite d'un prétendu, Dorante, et elle demande à son père la permission de changer de costume avec sa soubrette, afin d'observer incognito ce futur mari; mais Dorante, de son côté, a eu l'idée de prendre la livrée de son laquais Pasquin, pour le même motif. Il en résulte une situation piquante. Le spectateur suit avec une curiosité sympathique le progrès de l'amour involontaire de Silvia pour ce prétendu valet, et de Dorante pour cette étrange soubrette. La double reconnaissance se fait très spirituellement, et le mot de Silvia : « Je vois clair dans mon coeur », est une des plus jolies trouvailles de Marivaux.

• Les Fausses Confidences reprennent un peu le sujet de la Surprise; l'analyse des sentiments, qui rapprochent malgré eux et pour leur bonheur le comte et la baronne, y est exquise. 

• L'Épreuve nous présente un type charmant de jeune fille dans Angélique; et la même pièce contient le rôle de maître Blaise, un paysan madré, d'un comique très naturel.

Ne croyons pas, d'ailleurs, que le sens du comique manque à Marivaux. D'abord, il excelle à nous montrer la confusion et le trouble gentiment ridicules où les « surprises de l'amour » jettent ses personnages. Et puis, il peint avec esprit et un certain sens du réalisme les laquais, les paysans, les pédants, etc. A la représentation du Jeu de l'amour et du hasard, on est charmé, mais on rit beaucoup.

Marivaux écrit dans un style souple et délicat, mais sans mièvrerie, et surtout sans faiblesse. Ce style est dramatique; il a de la verve et une sûreté parfaite dans la notation des nuances. Son théâtre est un mélange unique et gracieux de vérité et d'artifice, de variété et de monotonie, de gaieté et d'émotion à fleur de peau. Il est vrai que, par une recherche exagérée de la finesse, il est seulement l'expression d'une société particulière; il est vrai qu'on se fatigue parfois à suivre tous ces détours qui mènent à une conclusion toujours la même et prévue d'avance. Mais, par l'analyse délicate et charmante des sentiments, il est plein de vérité humaine. Vitet a dit sur Marivaux le mot définitif : c'est un Racine en miniature.

Théories littéraires.
De parti pris Marivaux voulut trouver une comédie nouvelle « aimant mieux, comme il disait, être humblement assis sur le dernier banc dans la petite troupe des auteurs originaux, qu'orgueilleusement placé à la première ligne dans le nombreux bétail des singes littéraires. » (d'Alembert, Eloge de Marivaux).

L'analyse de l'amour. - Jusqu'à lui il n'y avait pas de comédie sans amoureux ni sans mariage. L'amour n'était pourtant qu'un accessoire. Marivaux imagina d'en faire le principal. « Chez mes confrères, disait-il, l'amour est en querelle avec tout ce qui l'environne, et finit par être heureux malgré les opposants; chez moi il n'est en querelle qu'avec lui seul et finit par être heureux malgré lui. J'ai guetté dans le coeur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l'amour, lorsqu'il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet (de le faire sortir d'une de ces niches. » (D'Alembert, ibid.).

La conversation des gens d'esprit. - Il créait ainsi la comédie d'amour à côté de la comédie de moeurs ou de caractère. Elle s'accommode de fantaisie, de fées (Arlequin poli par l'amour), de princes charmants (La Double Inconstance). Les personnages s'appellent tout simplement la comtesse, le marquis, le chevalier, ou portent les noms du théâtre italien, Arlequin, Lisette, Sylvia. La seule prétention de Marivaux est de leur faire parler le langage des salons :

J'ai tâché de saisir le langage des conversations et la tournure des idées familières et variées qui y viennent [...]. Entre gens d'esprit, les conversations dans le monde sont plus vives qu'on ne pense, et tout ce qu'un auteur peut faire pour les imiter n'approchera jamais du feu et de la naïveté fine et subtile qu'ils y mettent. (Avertissement des Serments indiscrets).
La peinture de l'amour. 
C'était au surplus, pour lui, parler sa langue naturelle. Toute sa finesse d'observation est employée à noter les variations si délicates de l'amour. Comme il le disait : « C'est tantôt un amour ignoré des deux amants; tantôt un amour qu'ils sentent et qu'ils veulent se cacher l'un à l'autre; tantôt un amour timide et qui n'ose se déclarer; tantôt un amour incertain et comme indécis, un amour à demi né, pour ainsi dire, dont ils se doutent, sans en être bien sûrs, et qu'ils épient au dedans d'eux-mêmes, avant de lui laisser prendre l'essor ». (D'Alembert. Eloge de Marivaux).
Les situations. - Il met donc en présence, doublés par un valet et une suivante, un jeune homme et une jeune fille ou une jeune veuve destinés à s'aimer. L'amour entre eux va naître, hésiter, grandir, se déclarer pendant l'acte ou les trois actes que comprend habituellement la comédie.

Ainsi un jeune homme, Dorante, pour mieux connaître celle qu'on lui destine, se présentera à elle sous le nom de son valet; Sylvia, de son côté, aura la même idée, et prendra la place de sa suivante, et tous deux vont sentir avec inquiétude qu'ils se prennent à aimer celui qu'ils considèrent comme un domestique! (Le Jeu de l'amour et du hasard).

Ou bien encore un autre Dorante s'introduit en qualité d'intendant chez une jeune veuve qu'il aime, Araminte. Il a Ia chance d'avoir contre lui un rival maladroit, une mère autoritaire et revêche, pour lui l'adresse de sort valet Arlequin, qui, par d'ingénieuses confidences, révèle à la jeune femme l'amour timide et passionné de son maître. Araminte les écoute rêveuse, défend son intendant contre d'injustes attaques et glisse ainsi de la sympathie à l'amour. (Les Fausses Confidences).

 2° Le marivaudage. - Les pièces de Marivaux ne diffèrent que par la nature de l'obstacle qui sépare les deux jeunes gens et leur manière de le franchir. Mais ils n'avancent jamais qu'à petits pas, avec des hésitations et des reculs, tout un manège de galanterie plus ou moins calculé, si particulier qu'on l'appelle le marivaudage. Il consiste essentiellement en ce que les deux interlocuteurs, étant dans une situation fausse par rapport l'un à l'autre, puisqu'ils s'aiment sans pouvoir ou vouloir encore se l'avouer, s'en tirent par un badinage galant, où aucun ne dit ou n'entend ce qu'il désirerait. Par exemple dans le Jeu de l'amour et du hasard, Dorante et Sylvia, déguisés tous deux, se trouvent embarrassés l'un comme l'autre par la différence de condition qui les sépare. Le plaisir qu'ils éprouvent à causer ensemble a comme l'attrait du fruit défendu :

SYLVIA (sous le nom de Lisette). Trêve de badinage : c'est un homme de condition qui m'est prédit pour époux et je n'en rabattrai rien. - DORANTE (sous le nom de Bourguignon). Parbleu! Si j'étais tel, la prédiction me menacerait, j'aurais peur de la vérifier. Je n'ai point de foi à l'astrologie, mais j'en ai beaucoup à ton visage. - SYLVIA (à part). Il ne tarit point... (Haut.) Finiras-tu? Que t'importe la prédiction puisqu'elle t'exclut? - DORANTE. Elle n'a pas prédit que je ne t'aimerais point. - SYLVIA. Non, mais elle a dit que tu n'y gagnerais rien, et moi je te le confirme. (Le Jeu de l'amour et du hasard, I. 7).
Le triomphe de l'amour. - Au bout du compte, l'amour finit toujours par triompher même des préjugés ou des différences sociales comme dans le Jeu le l'amour et du hasard, l'Epreuve, les Fausses Confidences :
Fierté, raison, et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l'amour parle, il est le maître. (Les Fausses Confidences, I, 3).
C'est par là, plus que par telle boutade contre la noblesse (voir la Double Inconstance, I, 3 et III, 4), que Marivaux se rattache au mouvement des idées contemporain. Voltaire un peu plus tard dans sa comédie de Nanine ou le Préjugé vaincu (1749) ne fera que conclure à son tour un mariage en dépit de la disproportion des rangs. Mais il n'aura pas la même légèreté de touche.
Le comique.
Le secret de Marivaux est surtout d'avoir, dans cette comédie du coeur, évité la sentimentalité niaise.
L'amour naissant. - Il a bien compris que l'amour poussé jusqu'au paroxysme est tragique, tandis qu'à ses débuts, ses tours et ses détours sont comiques. Tous ces personnages nous amusent par la gêne où nous les sentons, telle Sylvia qui s'en veut de s'intéresser à un valet (Le Jeu de l'amour et du hasard, II, 11); tels Arlequin et Sylvia de la Double Inconstance. que leurs serments antérieurs viennent troubler au moment où ils sentent qu'un autre amour commence (III, 8); telle la marquise de la Seconde Surprise de l'amour qui se dépite d'attendre une déclaration qui ne vient pas (II, 7). Quoi de plus drôle aussi que de voir un Lélio maudire l'amour sous le coup d'une mésaventure, et jurer, mais trop tôt, qu'on ne l'y prendra plus?

Femmes, vous nous ravissez notre raison, notre liberté, notre repos; vous nous ravissez à nous-mêmes; et vous nous laissez vivre! Ne voilà-t-il pas les hommes en bel état après? Des pauvres fous, des hommes troublés, ivres de douleur ou de joie, toujours en convulsions, des esclaves! (La Surprise de l'amour, I, 2).

L'esprit. - De plus ces amoureux, que la passion ne trouble pas, gardent encore toute la finesse d'esprit qu'ils ont acquise dans les salons et qui est, ils le savent, une de leurs séductions. Elle est parfois un peu précieuse, comme cette réponse de Dorante à Sylvia :

SYLVIA. - Non, Bourguignon; laissons là l'amour et soyons bons amis. - DORANTE. - Rien que celà? Ton petit traité n'est composé que de deux clauses impossibles. (Le Jeu de l'amour et du hasard, I, 7).
Dans la bouche des femmes elle devient joliment mutine :
MARIO. - Je ne saurais empêcher qu'il ne t'aime; mais je ne veux pas qu'il te le dise. - SYLVIA. - Il ne me le dit plus; il ne fait que le répéter. (Le Jeu de l'amour et du hasard, III, 3).
Les valets même sont spirituels et quand Arlequin hésite à dire son nom qui rime trop avec coquin, Lisette trouve aussitôt une autre rime : Faquin (ibid., III, 6).

Les personnages secondaires. - Ces domestiques du reste, tout en servant leurs maîtres, n'oublient pas leurs petites affaires de coeur. Selon le procédé de Molière (Dépit amoureux), l'amour du valet et de la suivante est la réplique comique de celui du maître et de la maîtresse (La Surprise de l'amour, le Jeu de l'amour et du hasard). Arlequin et Lisette se chargent ainsi d'égayer la pièce. Quelquefois un personnage épisodique les y aide, comme le pédant Hortensius qui réduit en syllogisme ses déclarations d'amour :

HORTENSIUS. - Arrêtez, voyez mon petit syllogisme, je vous assure qu'il est concluant. - LISETTE. - Un syllogisme! Eh! que voulez-vous que je fasse de cela? - HORTENSIUS. - Ecoutez. On doit son coeur à ceux qui vous donnent le leur. Je vous donne le mien : ergo vous me devez le vôtre. - LISETTE. - Est-ce là tout? Oh! je sais la rhétorique aussi, moi. Tenez! On ne doit son coeur qu'à ceux qui le prennent; assurément vous ne prenez pas le mien; ergo, vous ne l'aurez pas. Bonjour. (La Seconde Surprise de l'amour, I, 5).
Beaumarchais.
Parisien, fils d'horloger, horloger lui-même, Beaumarchais (1731-1799) se glisse à la cour comme maître de musique de Mesdames; il devient gentilhomme, et même diplomate. Sa vie est une suite d'entreprises plus ou moins louches, d'où il se tire toujours avec profit. Il acquiert une grosse fortune, la perd à la Révolution, s'exile, revient, et meurt pauvre. De tous ses procès, le plus fameux est celui qu'il soutint contre un certain Goëzman, et qui nous valut ses Mémoires, chef-d'oeuvre de pamphlet. Mais il est surtout célèbre par son théâtre, qui se compose des pièces suivantes : Eugénie, les Deux Amis, le Barbier de Séville, le Mariage de Figaro, la Mère coupable, et un livret d'opéra, Tarare.

• Le Barbier de Séville (1775) fut joué d'abord en cinq actes, et sifflé. Beaumarchais fondit les deux derniers actes, et dit aux spectateurs : « Nous nous sommes mis en quatre pour vous plaire ». La pièce réussit alors brillamment et n'a jamais quitté la répertoire. C'est l'éternelle histoire du vieux tuteur dupé :  le triomphe de la jeunesse et de l'amour assuré par un valet adroit; et les aventures du docteur Bartholo, auquel le comte Almaviva, sous le nom du bachelier Lindor, enlève Rosine, sa pupille, ne seraient pas fort intéressantes sans le personnage qui mène toute cette comédie, Figaro,  ancien valet du comte, devenu barbier et apothicaire. Figaro, héritier de Renart, de Pathelin et de Panurge, l'intrigant bon à tout faire, exploitant Bartholo son client, et le raillant de se laisser voler, servant avec une complaisance obséquieuse le comte, tout en criblant d'épigrammes la noblesse, est le type du plébéien jaloux et habile, qui sent venir la évolution. Figaro parvient à pénétrer près de de Rosine déguisé en cavalier, puis en élève de don Bazile, maître à chanter, soi-disant indisposé. Par malheur Bazile arrive; mais une bourse le convainc facilement qu'il a la fièvre et doit aller se coucher. Par suite d'un malentendu, Rosine a prévenu Bartholo qu'Almaviva doit l'enlever dans la nuit. Le jaloux le laisse entrer par la fenêtre, et retire l'échelle croyant le tenir prisonnier. Mais il est trop tard. Quand il revient, le comte et Rosine ont signé le contrat de mariage qu'il avait fait préparer pour lui. L'action du Barbier de Séville révèle une main habile et un flair dramatique tout à fait sûr. 
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La calomnie

[Bartholo, le tuteur de Rosine, cherche à perdre le comte Almaviva, son rival. Il consulte Basile, maître de chant de Rosine, et type renouvelé de Tartufe. Basile lui conseille d'user de la calomnie. - On sent ici une rancune personnelle de Beaumarchais contre ceux qui ont voulu lui nuire. - On notera la curieuse composition de ce morceau, auquel des termes de musique servent de jalons, et qui semblait tout, préparé pour la spirituelle verve de Rossini.]

« BASILE. - La calomnie, monsieur!... J'ai vu les plus honnêtes gens près d'en être accablés. Croyez qu'il n'y a pas de plate méchanceté, pas d'horreurs, pas de conte absurde, qu'on ne fasse adopter aux oisifs d'une grande ville en s'y prenant bien; et nous avons ici des gens d'une adresse! D'abord un bruit léger, rasant le sol comme l'hirondelle avant l'orage pianissimo, murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l'oreille adroitement. Le mal est fait; il germe, il rampe, il chemine, et rinforzando de bouche en bouche il va le diable; puis, tout à coup, je ne sais comment, vous voyez la calomnie se dresser, siffler, s'enfler, grandir à vue d'oeil. Elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait? »
 

(Beaumarchais, le Barbier de Séville, acte II, scène VII).

• Le Mariage de Figaro, écrit et lu aux comédiens en 1781, ne put être joué qu'en 1784, et grâce au comte d'Artois, qui arracha le consentement de Louis XVI. Cette fois, Beaumarchais ne se bornait pas à quelques épigrammes; il instruisait le procès de la noblesse, et, par la bouche de Figaro devenu un véritable tribun, il dénonçait et flétrissait ses vices, Il appelait sur elle la haine et le mépris. Les grands seigneurs furent les premiers à s'y reconnaître et à applaudir, ce qui donne la mesure à la fois de leur clairvoyance, de leur aveuglement, et de leur cynisme. Les mêmes personnages se retrouvent dans le Mariage; seulement la situation est retournée. Figaro avait fait le mariage du comte; cette fois c'est le comte qui veut empêcher le sien. Figaro doit épouser la riante et verdissante Suzanne, femme de chambre de la comtesse, mais elle est fort au goût d'Almaviva, un peu las de Rosine. C'est un duel qui s'engage entre le maître et le valet. Dans cette "folle journée" les péripéties s'accumulent : le comte est jaloux de Chérubin, filleul de la comtesse; Figaro retrouve dans Bartholo et Marceline son père et sa mère, et le soir il monte la garde, tout en déclamant contre la société, devant un kiosque du jardin, où Almaviva a donné rendez-vous à Rosine. Mais c'est la comtesse qui s'y rend sous les habits de Rosine, et le conte confondu est obligé de demander son pardon et de consentir au mariage de Figaro.

• La Mère coupable (1792) complète la trilogie. On y retrouve Figaro vieilli, la comtesse (Rosine) en proie aux remords, etc. Ce drame larmoyant n'a pas survécu à son succès de mode.

Théories littéraires.
Il semble naturel que ce brasseur d'affaires soit revenu à la congédie d'intrigue abandonnée.

1° L'intrigue et la gaieté. - Depuis Regnard, les comédies gaies étaient rares. Les idées morales avaient envahi la scène. Beaumarchais a voulu restituer la franche gaieté de la comédie d'intrigue :
A force de nous montrer délicats, fins connaisseurs, et d'affecter l'hypocrisie de la décence auprès du relâchement des moeurs, nous devenons des êtres nuls, incapables de s'amuser [...]. Déjà ces mots si rebattus : bon ton, bonne compagnie... ont détruit la franche et vraie gaieté qui distinguait de tout autre le comique de notre nation. Apportez-y le pédantesque abus de ces autres grands mots : décence et bonnes moeurs et vous connaîtrez à peu près ce qui garrotte le génie, intimide tous les auteurs et porte un coup mortel à la vigueur de l'intrigue, sans laquelle il n'y a pourtant que du bel esprit à la glace et des comédies de quatre jours. (Préface du Mariage de Figaro).
La satire sociale. - Mais, d'autre part, le parti philosophique avait montré l'action que pouvait avoir le théâtre sur l'opinion :
Le théâtre est un géant qui blesse à mort tout ce qu'il frappe. (Ibid.).
Beaumarchais s'en servit pour faire la critique, non plus des travers humains, mais des abus sociaux :
Les vices, les abus, voilà ce qui ne change point, mais se déguise en mille formes sous le masque des moeurs dominantes; leur arracher ce masque et les montrer à découvert, telle est la noble tâche de l'homme qui se voue au théâtre. (Ibid.).
La gaieté.
Beaumarchais rejoint donc les traces perdues de Molière et de Regnard : il entend tout d'abord amuser.

Avec Beaumarchais, c'est la personnalité de l'auteur qui joue le premier rôle dans la comédie; ce sont ses idées, ses théories, ses haines, que l'on applaudit. 

Beaumarchais, c'est Figaro. Mais, s'il écrit des pièces à thèse, ou des pamphlets dialogués, il possède au plus haut point des qualités d'homme de théâtre. Il sait à merveille construire une intrigue; créer une situation, et l'exploiter; faire sortir les unes des autres des péripéties imprévues et vraisemblables; amuser le spectateur par de jolis détails de mise en scène; et faire parler ses personnages, selon leur caractère, encore qu'il leur donne trop souvent son esprit. 

Le Mariage de Figaro est agencé de la façon la plus ingénieuse, avec un métier supérieur, dont n'auront plus qu'à s'inspirer les Scribe et les Sardou.

Quant au style, il n'a pas une ride; tout y a gardé sa fraîcheur et sa vigueur. Rien de plus direct, de plus aigu, et qui passe mieux la rampe. Peut-être trouvera-t-on que Beaumarchais abuse des mots. Mais tout le monde n'était-il pas spirituel, dans la société que peignit Beaumarchais.

Il est donc le véritable précurseur de la comédie moderne. Par son habileté de main, par son style à l'emporte-pièce, par la transformation du théâtre en tribune, par l'impertinence et par l'audace de ses mots, il annonce les plus grands écrivains dramatiques du XIXe siècle.

Le mouvement de l'intrigue. 
Une analyse succincte de ces pièces ne saurait donner une idée exacte des quiproquos amusants qui les remplissent, ni de la vie intense qui les anime.

Le renouvellement des caractères. - Tout en reprenant à Molière, à Regnard, les types classiques de la comédie d'intrigue, Beaumarchais les rajeunit. On songe à l'Ecole des Femmes et aux Folies amoureuses (il y a aussi des souvenirs de la Précaution inutile de Scarron, de la Gageure imprévue de Sedaine, etc.), mais les différences sautent aux yeux. Rosine n'a pas la niaiserie d'Agnès; c'est une adroite complice, gui portera sans embarras la couronne de comtesse. Almaviva n'est pas un amoureux timide; c'est un grand seigneur qui connaît son pouvoir et ses droits, et qui même en abuse; plus tard il sera un rival redoutable. Bartholo n'est pas un maladroit comme Arnolphe, sa jalousie est très clairvoyante. Figaro est aussi habile que Scapin; mais il est émancipé; il est barbier, apothicaire et même auteur. (Barbier de Séville, I, 2, et Mariage de Figaro, V, 3).

Les péripéties. - Or, les personnages ayant plus de vérité, la pièce a, du même coup, plus de mouvement, comme le fait remarquer Beaumarchais. (Lettre sur la critique du Barbier de Séville). On retrouve bien les procédés habituels déguisements : Almaviva en soldat et en maître de musique (Barbier de Séville, II, 13; III, 12), Chérubin en femme, la comtesse en suivante (Mariage de Figaro, IV, 4, et 5); jeux de cache-cache (Mariage, I, 9); soufflets égarés (Mariage, V, 7), etc. Mais l'intrigue est plus serrée, la victoire disputée. Bartholo démasque Almaviva (Barbier, III, 12). Almaviva devine la présence de Chérubin dans le cabinet de sa femme (Mariage, II, 10 et suiv.). Dans les deux camps on connaît les émotions de la défaite et de la jalousie, et le public s'amuse à marquer les points.

L'esprit. 
Là est la gaieté de la pièce en même temps que dans la verve spirituelle de Figaro. Sans doute, on rit à l'occasion du Allez vous coucher, Basile (Barbier, III, 11), de l'espièglerie sentimentale de Chérubin, du bégaiement de Brid'oison, mais c'est Figaro qui fait notre joie. Il a des réponses d'une logique déconcertante :
BARTHOLO. - Que direz-vous, monsieur le zélé, à ce malheureux qui bâille et dort tout éveillé? et l'autre qui, depuis trois heures, éternue à se faire sauter le crâne et jaillir la cervelle! - FIGARO. - Eh! parbleu! je dirai à celui qui éternue : Dieu vous bénisse, et Va te coucher à celui qui bâille. (Barbier de Séville, III, 15).
Il en a d'autres d'une impertinence impayable :
BARTHOLO. - Vous le prenez bien haut, monsieur. Sachez que, quand je dispute avec un fat, je ne lui cède jamais. - FIGARO (lui tournant le dos). - Nous différons en cela, monsieur. Moi, je lui cède toujours. (Barbier de Séville, II, 5).
Quelquefois il s'amuse lui-même à une sorte de monologue fantaisiste : 
Avec God-dam! en Angleterre on ne manque de rien nulle part. Voulez-vous tâter d'un bon poulet gras? Entrez dans une taverne et faites seulement ce geste au garçon. (Il tourne la broche). God-dam! On vous apporte un pied de boeuf salé sans pain. C'est admirable!... etc. (Le Mariage de Figaro, III, 5).
Très nettement, dans la comédie de Beaumarchais, le comique de mots prend une importance capitale.

La critique sociale.
L'esprit est aussi une arme. Voltaire n'en avait pas d'autre. Beaumarchais en avait fait l'essai dans ses Mémoires; il continue à s'en servir, dans le Mariage de Figaro particulièrement.

Les différents abus. - Il a des raisons d'en vouloir personnellement à la justice. Il la montre rendue légèrement par le comte (Mariage de Figaro, III, 15), et il la personnifie dans un juge bègue, Brid'oison, petit-fils du Bridoye de Rabelais. Brid'oison ne voit d'important dans la justice que la forme :
Parce que la forme, voyez-vous, la forme! Tel rit d'un juge en habit court, qui-i tremble au seul aspect d'un procureur en robe. La forme. La-a forme ! (Mariage de Figaro, III, 14).
Il est plus choqué du prix même que de la vénalité des charges, « qu'on ferait mieux de donner pour rien » (ibid.).

La noblesse n'est pas ménagée davantage, déjà dans le Barbier de Séville. Elle est dure et immorale :

Je me crus trop heureux d'en être oublié, persuadé qu'un grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal.

Aux vertus qu'on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être valets? (Le Barbier de Séville, I, 2).

Elle vit aux dépens de la nation. Pour être courtisan, « Recevoir, prendre et demander, voilà le secret en trois mots ». (Mariage, II, 2). Figaro ne tarit pas non plus d'épigrammes contre la censure, les emprisonnements arbitraires, le favoritisme :
Je vois du fond d'un fiacre baisser pour moi le pont d'un château fort à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté... On pense à moi pour une place, mais par malheur, j'y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint. (Mariage de Figaro, V, 3).
L'apologie du peuple. - Mais la vraie portée du Mariage de Figaro est plus encore dans la donnée même dit sujet qui fait de Figaro l'adversaire d'Almaviva. Celui-ci veut lui prendre sa femme :
Non, monsieur le comte, vous ne l'aurez pas... Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie! Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier! Qu'avez-vous fait pour tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître et rien de plus : du reste, homme assez ordinaire! Tandis que moi, morbleu! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ; et vous voulez jouter... (Mariage de Figaro, V, 3).
Ce n'est plus un valet qui parle, c'est le tiers-état dressé en face de la noblesse et qui réclame sa place. Et comment n'aurait-il pas le public pour lui, puisque le droit est de son côté ? (Préface) Et de la lutte, c'est Almaviva qui sort vaincu et penaud.
Conclusion.
Le Mariage de Figaro est bien l'aboutissement du mouvement dramatique de cette fin du XVIIIe siècle. La tragédie s'étiole; le drame n'arrive pas à prendre une forme vivante et artistique. Mais la comédie se relève triomphante et rajeunie. Toutes les critiques formulées par les uns et les autres s'y condensent en mots meurtriers, y prennent corps en des personnages symboliques. C'était Louis XVI qui avait vu juste en disant « qu'il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation de la pièce ne, fût pas une inconséquence dangereuse ». Et malgré tout ce qu'elle contient d'actualité, la comédie de Beaumarchais n'a pour ainsi dire pas de rides. En effet, personnages pleins de vie, intrigue bien menée, questions sociales abordées sur la scène, fusées d'esprit, style alerte et cinglant, tout cela, c'est le programme de la comédie moderne.

Voltaire?
On s'étonnerait peut-être de ne pas trouver, parmi les poètes comiques du XVIIIe siècle, le nom de l'écrivain le plus spirituel de ce temps, Voltaire. Nous avons de lui, en effet, plusieurs comédies, dont les principales sont : l'Indiscret (1726), l'Enfant prodigue (1736), Nanine (1749), l'Écossaise (1760). Mais Voltaire donne à tous les personnages son propre esprit; il ne sait ni observer les moeurs, ni peindre les caractères.

La comédie larmoyante

Cependant, au XVIIIe siècle, les genres trop exploités tendaient à se dissoudre et à se confondre. La comédie gaie de Marivaux ne suffisait pas au public. La comédie, trop comique, au sens le plus superficiel du mot, avec Regnard, Dancourt et Dufresny, tournait au drame avec Le Sage. Mais celui-ci, à la façon de Molière, évitait d'y sombrer. Au contraire, Destouches et La Chaussée comprennent que les spectateurs, et plus encore les spectatrices, étaient désireux de retrouver au théâtre les émotions que leur procuraient ses romans et ceux de l'abbé Prévost. De là va naître un genre nouveau auquel on donna malignement  le nom de « comédie larmoyante ».

Destouches.
Destouches (1686-1754) fut peut-être comédien, puis devint secrétaire d'ambassade en Suisse et en Angleterre. Il connut la comédie anglaise, alors florissante, et y prit un goût de morale et de comique moyen. Ses principales pièces sont le Philosophe marié (1727), le Glorieux (1732), le Dissipateur (1736), la Fausse Agnès (1736).

• Le Glorieux est une comédie fort peu comique, où abondent les tirades, et qui ressemble plutôt à quelque conte tiré d'une Morale en action. Le comte de Tuflères est un orgueilleux personnage, dont le père est ruiné, et qui veut épouser Isabelle, fille du riche Lisimon. Lycandre, père du comte, apparaît au moment où celui-ci vient de le renier et d'entasser les mensonges pour faire croire à sa brillante fortune. Il oblige son fils à s'agenouiller devant lui, et lui pardonne. La pièce est compliquée par une reconnaissance entre le comte et Lisette. 

Le style de Destouches est net, correct, sans vivacité suffisante.

La Chaussée.
La Chaussée (1692-1754) est le véritable inventeur de la comédie larmoyante. Cette fois, Il n'est plus question de rire. Des situations banales, traitées en un style pénible, mais avec sentimentalité, avec des tirades sur les devoirs sociaux, voilà ce que nous trouvons dans le Préjugé à la mode (1735), L'Ecole des maris (1737), Mélanide (1741), L'Ecole des mères (1744), etc. La Chaussée a parfois touché, comme dans Mélanide, à des sujets hardis, mais il n'en a pas senti la profondeur. Il paraît aujourd'hui insipide, parce qu'il n'est ni comique, ni tragique, mais simplement ennuyeux. Et Voltaire a dit que tous les genres étaient bons, sauf celui-là.

Le procédé habituel de La Chaussée consiste à provoquer l'attendrissement par le spectacle d'une femme vertueuse sur qui fondent tous les malheurs.

• Ainsi Constance Durval est un modèle de tendresse fidèle et résignée. Mais elle est délaissée, trahie et même faussement soupçonnée. Pourtant son mari n'a pas cessé de l'aimer. Malheusement c'est alors un ridicule impardonnable d'aimer sa femme. C'est seulement sous un domino, dans un bal, et encore par lettre, que Durval ose avouer à sa femme qu'il l'aime toujours et obtenir ainsi une grâce qu'on lui accorde avec joie (Le Préjugé à la mode).

• Mélanide est plus malheureuse encore. Après avoir été séparée du comte d'Ormancé, son mari, puis séquestrée et déshéritée par ses parents, elle ne retrouve le comte que pour apprendre qu'il est le rival de son fils. Elle parvient à empêcher, mais avec quel déchirement, un duel entre le père et le fils. Sa vertu est toutefois récompensée et elle reconquiert son mari (Mélanide).

La Chaussée rencontre parfois, on le voit, des situations dramatiques. Mais son style faussement tragique et ému rend aujourd'hui ses pièces illisibles. Pourtant la comédie larmoyante est une date dans l'histoire des moeurs, parce qu'elle marque les débuts d'une sensibilité qui va continuer grandissant, et dans l'histoire littéraire, parce qu'elle a donné naissance au drame.

Ainsi, dès cette première partie du XVIIIe siècle, on voit poindre quelques-unes des transformations qui vont bientôt s'accomplir. Déjà, de temps en temps, on songe à faire porter au genre dramatique des idées. Mais le théâtre a encore pour but principal le plaisir. C'est seulement après 1750 que la philosophie envahira la scène.

Le drame bourgeois

Malgré tous ses efforts la tragédie n'arrivait plus à contenter les spectateurs. Le succès de la comédie larmoyante avait montré de quel côté allaient leurs goûts. Mais, intermédiaire entre la comédie et la tragédie, le drame, genre nouveau, n'avait pas d'existence légale dans la poétique officielle du temps. Ce touche-à-tout de Diderot (1713-1784) entreprit de le constituer en dignité et de lui donner ses règles. Il crée ainsi le drame bourgeois, qui est tout simplement la comédie larmoyante écrite en prose. 

Les origines. 
Le drame répondait à un besoin. De plus en plus les bourgeois avaient pris le goût du théâtre et les genres nobles tombaient en discrédit. Beaumarchais exprimait un sentiment général en disant :

Que me font à moi, sujet paisible d'un état monarchique au XVIIIe siècle, les révolutions d'Athènes et de Rome? Quel véritable intérêt puis-je prendre à la mort d'un tyran du Péloponnèse, au sacrifice d'une jeune personne en Aulide? Il n'y a dans tout cela rien à voir pour moi, aucune moralité qui convienne. (Essai sur le genre dramatique sérieux).
Deux drames anglais : Le Marchand de Londres, de Lillo (1731), et Le Joueur, d'Edouard Moore (1753), furent traduits en 1748 et 1762, admirés et bientôt imités. Le premier montrait les effets de la débauche chez un jeune homme sans volonté; le second, une famille désolée par la passion de son chef pour le jeu. Le genre bourgeois avait ses modèles.

La peinture des conditions.
Diderot raisonne fort bien sur la nature du genre. Entre la comédie qui fait rire, et la tragédie qui fait pleurer, entre les ridicules et les passions, aussi exceptionnels les uns que les autres, il y a place pour une sorte de pièce qui représenterait les hommes dans leur état ordinaire et moyen, dans leurs sentiments normaux, dans leurs conditions. Selon lui, la peinture des grands caractères est épuisée, et d'ailleurs elle a toujours quelque chose d'abstrait, et il faut ramener le théâtre au vrai et au naturel. La condition est bien plus concrète, plus réelle; un père, une mère, un juge, un commerçant, un ouvrier, sont intéressants à présenter dans des situations où les devoirs de leur condition seront troublés par quelque tentation ou par quelque épreuve. De plus, on peut les voir dans leur intérieur, avec ces allures, ces manies, ces déformations propres à chaque état.

DORVAL. - Il faut que la condition devienne aujourd'hui l'objet principal et que le caractère ne soit que l'accessoire. - Moi. - Ainsi vous voudriez qu'on jouât l'homme de lettres, le philosophe, le commerçant, le juge, l'avocat, le politique, le citoyen, le magistrat, le financier, le grand seigneur, l'intendant? - DORVAL. - Ajoutez à cela toutes les relations : le père de famille, l'époux, la soeur, les frères. (Dorval et Moi, 3e entretien).
Il y a là une idée d'autant plus juste que Molière et Dancourt, Le Sage s'en étaient déjà fort bien avisés. Molière n'a-t-il pas peint des grands seigneurs, des bourgeois, des médecins; Le Sage, le financier? etc. La vraie nouveauté c'était de ne pas chercher le ridicule qui divertit, mais le sérieux qui fait naître l'émotion. Par là le drame n'est ni la comédie, ni la tragédie, ni une fusion des deux; il est vraiment original.

La philosophie.
Il l'est aussi parce que l'intention artistique est subordonnée à l'intention morale :

O quel bien il en reviendrait aux hommes, si tous les arts d'imitation se proposaient un objet commun, et concouraient un jour avec les lois pour nous faire aimer la vertu et haïr le vice! (Diderot : De la poésie dramatique, II).
Molière prétendait bien instruire, mais en amusant. Diderot veut instruire
directement, en prêchant :
Quelquefois j'ai pensé qu'on discuterait au théâtre les points de morale les plus importants, et cela sans nuire à la marche violente et dramatique de l'action... C'est ainsi qu'un poète agiterait la question du suicide, de l'honneur, du duel, de la fortune, des dignités et cent autres. (De la poésie dramatique).
Ainsi le drame fut chargé de répandre les idées philosophiques qui détonnaient
par trop dans la tragédie.

Ces théories discutables, mais intéressantes, devront attendre Augier et Dumas fils pour être mises heureusement en pratique.

Diderot.
Siderot a soutenu ses théories dans les Entretiens publiés en tête de son premier drame, le Fils naturel (1757), joué en 1771, et dans des Discours sur la poésie dramatique, adressés à Grimm. En 1758, il donna son second drame, le Père de famille, joué en 1761. Dans le Fils naturel et le Père de famille, il prétend étudier ce qu'il appelle des « relations ». 

• Un jeune homme, Dorval, qui est aimé d'une jeune fille Constance, mais en aime une autre, Rosalie, la fiancée de son ami Clairville, renonce à elle pour ne pas trahir les devoirs de l'amitié. Heureusement, car au moment où Rosalie retrouve son père, celui-ci reconnaît en Dorval son fils naturel. Voilà le Fils naturel.

• M. d'Orbesson a deux enfants : Saint-Albin et Cécile. Saint-Albin aime une jeune fille pauvre et vertueuse, Sophie; Cécile aime Germenil, fils d'un vieil ami de son père. Le mariage de Saint-Albin est contrarié par la différence des conditions, et l'intervention du commandeur d'Auvilé, homme riche et méchant, beau-frère de d'Orbesson. Il se conclut pourtant, en même temps que celui de sa soeur, parce que Sophie, contre laquelle d'Auvilé a obtenu une lettre de cachet, est sauvée par Germenil et retrouve en d'Auvilé son oncle qui l'avait abandonnée. Voilà le Père de famille.

Les tableaux scéniques. 
Ces sujets n'étaient pas plus mauvais que d'autres, mais Diderot n'a pas réussi à leur donner la vie. Il envisage trop les scènes comme devant offrir aux veux des spectateurs des tableaux touchants à la Greuze. On le voit bien par les indications qu'il ajoute pour les acteurs :

En sortant de la salle, le Père de famille conduit ses deux filles; Saint-Albin a les bras jetés autour de son ami Germenil; M. Le Bon donne la main à Mme Hébert; le reste suit, en confusion, et tous marquent le transport de la joie. (Le Père de famille, V, 12).
Diderot voulait d'ailleurs que l'on procédait, à la scène, par tableaux, et que la pantomime vint souvent suppléer aux paroles. Lui-même, il a abusé des points de suspension dans sa prose emphatique.

L'emphase. 
En voulant donner plus de naturel à l'action scénique, Diderot lui donne seulement plus d'apprêt. Il en est de même pour l'expression des sentiments. Rien n'est plus éloigné de la vérité que le langage amphigourique et solennel qu'il prête à son père de famille :

Mon fils, il y aura bientôt vingt ans que je vous arrosai des premières larmes que vous m'avez fait répandre. Mon coeur s'épanouit en voyant en vous un ami que la nature me donnait. Je vous reçus entre mes bras du sein de votre mère et vous élevant vers le ciel, et mêlant ma voix à vos cris, je dis à Dieu : « O Dieu! qui m'avez accordé cet enfant, si je manque aux soins que vous m'imposez en ce jour, ou s'il ne doit pas v répondre, ne regardez point à la joie de sa mère, reprenez-le ». (Le Père de famille, II, 6).
Ce style prétentieux et sensible est une des caractéristiques du drame bourgeois.

Sedaine.
Sedaine (1719-1797) est celui qui a réalisé le plus heureusement les théories de Diderot. Ancien maçon devenu homme de lettres, il est connu pour son épître A mon habit, pour des livrets d'opéras-comiques (Rose et Colas, Le Déserteur, et, le plus célèbre, Richard Coeur de Lion, dont Grétry a composé la musique), pour une comédie en un acte : La Gageure imprévue (1768), que Beaumarchais utilisera dans le Mariage de Figaro (acte II) et pour surtout son drame Le Philosophe sans le savoir (1765).

• Son Philosophe sans le savoir (1765) nous peint le monde des grands commerçants du XVIIIe siècle. Un commerçant, M. Vanderk marie sa fille, Sophie, à un magistrat. Mais tandis qu'il sourit à tout son monde en fête, il a l'angoisse au cour. Son fils s'est pris la veille de querelle avec un officier, Desparville, qui raillait la profession de commerçant, et en ce moment même il est sur le terrain. Et à l'instant où Vanderk vient d'avancer à M. Desparville père l'argent d'une lettre de change avec lequel celui-ci compte favoriser la fuite de son fils après sa victoire, dont il ne doute pas, Antoine lui annonce, en frappant les coups convenus, que son fils est mort, - scène poignante dans sa sobriété. Heureusement, Antoine s'est trompé. Les jeunes gens se sont réconciliés. Les réjouissances de famille peuvent continuer. Tout finit bien.  On voit apparaître dans cette pièce la charmante Victorine, fille d'Antoine, qui aime ingénument Vanderk fils. Plus tard, George Sand a repris ce « profil perdu », pour en faire le Mariage de Victorine.

Cette pièce, émouvante et simple, répond exactement à la définition de Diderot. Sedaine y fait l'apologie de la profession de commerçant en des termes qui rappellent ceux de Voltaire dans les Lettres Anglaises.

M. Vanderk père. - Quel état, mon fils, que celui d'un homme qui, d'un trait de plume, se fait obéir d'un bout de l'univers à l'autre! Son nom, son seing n'a pas besoin, comme la monnaie d'un souverain, que la valeur du métal serve de caution à l'empreinte : sa personne a tout fait : il a signé, cela suffit... Nous sommes, sur la surface de la terre, autant de fils qui lient ensemble les nations, et les ramènent à la paix par la nécessité du commerce. (II, 4).
Auteurs divers. 
Il y eut, jusqu'à la Révolution, un nombre considérable de drames représentés sans qu'aucune oeuvre de valeur mérite d'arrêter l'attention. Il suffit de signaler l'échec de Beaumarchais dans ce genre avec Eugénie (1767), Les Deux Amis (1770), La Mère coupable (1792), suite du Mariage de Figaro, et les tentatives de Mercier, tempérament fougueux, révolté contre les règles dans son traité du Théâtre ou Nouvel essai sur l'Art dramatique (1773), auteur applaudi de la Brouette du Vinaigrier, qui essaya du drame historique et national Jean Hennuyer (1772), La Destruction de la Ligue (1782), La Mort de Louis XI (1783).

Le drame, qui avait eu la noble ambition d'avoir une action sociale, n'aboutit qu'à une production de plus en plus médiocre, gâtée par une sensiblerie fade et déclamatoire. Créé pour la bourgeoisie, il ne songea bientôt plus qu'à plaire au peuple et devint le mélodrame.

Le théâtre sous la Révolution

La Révolution donna la liberté du théâtre comme les autres, et les spectacles se multiplièrent, bientôt surveillés et dirigés par la Convention, puis par la censure impériale.

Les pièces d'actualité.
Chose toute nouvelle, la scène fait concurrence à la chronique. Les événements de chaque jour y sont commentés et traduits dans des pièces d'actualité, improvisées bien souvent en vingt-quatre heures. Les unes sont politiques, attaquent le clergé et les rois, raillent la noblesse, célèbrent les vertus républicaines. Les autres sont patriotiques et représentent les faits d'armes de la République et de l'Empire avec tambours, clairons, défilés, coups de canon et Marseillaise. Toutes ont un intérêt plutôt documentaire que dramatique.

La tragédie.
Les poètes tragiques continuent à appliquer la formule de Voltaire.

Sous la Révolution
Sous la Révolution ils recherchent les sujets qui prêtent aux allusions, soit dans l'histoire de Rome, comme Marius à Minturnes (1791), Cincinnatus, Lucrèce d'Arnauld, Quintus Fabius de Legouvé, Gracchus (1792) de M.-J. Chénier; soit dans l'histoire de France, comme le Charles IX (1789) du même poète, le plus grand succès d'alors, où à propos de la Saint-Barthélemy Chénier attaque à la fois la royauté et le clergé. Par un anachronisme de sentiments, dont Voltaire avait donné l'exemple, c'est Charles IX lui-même qui dénonce les crimes de ses prédécesseurs :

Mon trône est cimenté du sang de leurs victimes;
Avec ce bel empire, ils n'ont légué des crimes.

(Charles IX, IV, 1.)

Fénelon au contraire est glorifié dans Fénelon ou les Religieuses de Cambrai (1773) pour sa tolérance et son humanité.

Sous l'Empire.
Napoléon proscrivit toutes les applications, comme on disait, avec autant de soin que la Convention en mettait à les encourager, à moins, bien entendu, qu'elles ne fussent à sa louange. Le Charlemagne de Népomucène Lemercier fut interdit, parce que l'auteur refusa de terminer la pièce par le couronnement de l'empereur. Parmi les pièces nouvelles, Hector (1809) valut à Luce de Lancival une pension de 6000 francs; Les Templiers (1805) de Raynouard qui mettaient en scène la destruction de cet ordre par Philippe le Bel, remportèrent un succès enthousiaste, et Raynouard crut à son tour avoir fondé le genre de la tragédie nationale. Le répertoire classique surtout avait la faveur de l'empereur et du public, grâce au talent d'interprètes comme Talma et Mlle George.

La comédie. 
La comédie ne présente pas non plus d'oeuvres de réelle valeur. Le Philinte de Molière (1790) par Fabre d'Eglantine est une suite du Misanthrope qui en dénature les caractères. Collin d'Harleville (1755-1806) continue la comédie classique dans son Vieux Célibataire (1792), Etienne (1778-1845) dans les Deux Gendres (1810). Le meilleur auteur comique de cette période est Picard (1769-1828) et ses meilleures pièces sont la Petite Ville (1801) et les Ricochets (1807). Népomucène Lemercier créa dans Pinto (1800) la comédie historique, en montrant une révolution du Portugal machinée par une sorte de Figaro. Alexandre Duval (1767-1842), Dumas père et Scribe le suivront dans cette voie.

Le mélodrame. 
Le genre le plus vivant, c'est encore le mélodrame, héritier du drame du XVIIIe siècle, qu'on joue dans les théâtres populaires du Boulevard du Crime (Boulevard du Temple, à Paris), où se mêlent, pour la grande satisfaction du public, tous les personnages, tous les tons, sans souci des unités; ce sont des aventures extraordinaires, combinées pour susciter un attendrissement larmoyant que favorisent les trémolos de l'orchestre. Le principal fournisseur était Pixérécourt (1773-1814; L'Enfant du Mystère, 1801, Le Chien de Montargis, 1814, La Lettre de cachet, 1831, Latude ou trente-cinq ans de captivité, 1834). (E. Abry / Ch.-M. Des Granges).

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