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Littérature française
La poésie au XVIIIe siècle
Le XVIIIe siècle n'est pas le siècle de la poésie. Le raisonnement en avait banni non pas la raison, mais l'inspiration. Il n'y a pas de véritable poète avant André Chénier

André Chénier (1762-1794)  redonnera à la langue poétique des qualités concrètes et pittoresques absolument oubliées par les pseudo-classiques. Il va assouplir l'alexandrin et pratiquer, le premier depuis Malherbe, le déplacement de la césure principale et l'enjambement. Comme écrivain et versificateur, il sera appelé parfois l'ancêtre des romantiques. Mais, beaucoup plus que des romantiques, il est l'ancêtre des Parnassiens. Ses véritables disciples sont Théophile Gautier, Leconte de Lisle et, dans la poésie philosophique, Sully-Prudhomme.

Pas de véritable poète avant Chénier, mais de versificateurs nombreux, qui, dans leur oeuvre immense, ont accidentellement rencontré la poésie. C'est le cas, pour commencer, de Voltaire, qui parce qu'il a énormément versifié devait bien être aussi poète par accident. Voltaire à part, on peut citer :

• Des poères lyriques : J.-B. Rousseau (1671-1741), auteur d'épîtres, d'allégories, mais surtout d'odes et de cantates; 

Ecouchard-Lebrun, dit Lebrun-Pindare (1729-1807), dont les Odes célébrèrent successivement Louis XV, Louis XVI, la Révolution, la Convention, Robespierre et Bonaparte; 

• Des poètes religieux Louis Racine (1692-1763; La Grâce, 1720, la Religion, 1742), Lefranc de Pompignan (1709-1784); des fabulistes Florian (1755-1794), Arnault (1766-1834);

• Des poètes descriptifs : Saint-Lambert (1716-1803; Les Saisons, 1769), Roucher (1765-1793, Les Mois, 1779), et surtout Delille dont la mort parut un deuil national (1738-1813; Traduction des Géorgiques, 1769, les Jardins, 1783, les Trois Règnes de la Nature, 1809). 

• Des poètes légers : Gresset (1709-1777; le poème badin' Vert-Vert, Le Carême impromptu, Le Lutrin vivant, la Chartreuse), Parny (1753-1814; Poésies érotiques, 1778). 

• Des auteurs de satires et d'épîtres : Gilbert (1751-1780), Marie-Joseph Chénier (1764-1811).

Faiblesse de cette poésie. 
De tant de vers, il reste quelques traits agréables ou spirituels, quelques épigrammes mordantes, mais très peu de poésie.

Absence de sentiment. 
C'est que, selon le mot d'A. Chénier, « le coeur seul est poète ». Or, au XVIIIe siècle, ou l'on est « philosophe » et les idées préoccupent plus que les sentiments, ou l'on recherche le plaisir plus que la passion et l'on se contente du madrigal. Au surplus, depuis Malherbe, le vers n'est plus le confident du coeur. Sans doute Gilbert soupire harmonieusement ses Adieux à la vie; Marie-Joseph Chénier s'indigne d'être accusé de n'avoir pas empêché la mort de son frère (Discours sur la Calomnie). Mais ce sont là des exceptions.

Absence de pittoresque.
De même si l'on voit la nature, on ne sait pas la rendre, parce que l'oeil n'est pas exercé à en observer les formes et les couleurs, et que l'aime n'en est pas touchée. Delille, décrivant la mer de glace, en fait le « temple des frimas »; c'est là que l'hiver «-trône » et « tient sa cour » :

De neiges, de glaçons entassements énormes,
Du temple des frimas colonnades informes,
Prismes éblouissants dont les pans azurés, 
Défiant le soleil dont ils sont colorés,
Peignent de pourpre et d'or leur éclatante masse, 
Tandis que, triomphant sur son trône de glace,
L'hiver s'enorgueillit de voir l'astre du jour
Embellir son palais et décorer sa cour.

(L'Homme des Champs).

Entre la sensation et l'expression viennent s'interposer des formes traditionnelles qu'on prend pour des élégances.

Abus des procédés. 
La simplicité paraît contraire à la poésie. Même les défenseurs du vers comme Voltaire (voir la préface d'OEdipe et le Discours sur la tragédie, en tête de Brutus où il répond à La Motte) ne lui voient d'autre valeur que la difficulté vaincue, sans soupçonner que le rythme et l'harmonie puissent ajouter à la pensée. Dès qu'on quitte le discours en vers, la satire ou l'épître, pour aborder les grands genres poétiques, l'ode ou le poème didactique, on croit nécessaire d'embellir cet art factice d'ornements de convention. Les deux principaux sont la mythologie et la recherche du style noble. Il n'y a pas de printemps sans Flore et sans Zéphyr :

Pour vous l'amante de Céphale 
Enrichit Flore de ses pleurs; 
Le Zéphyr cueille sur les fleurs
Les parfums que la terre exhale. 

(J.-B. Rousseau, Odes, II,11).

Les termes techniques ou familiers sont bannis comme bas :
De là la nécessité d'employer des circonlocutions timides, d'avoir recours à la lenteur des périphrases, enfin d'être long de peur d'être bas : de sorte que le destin de la langue française ressemble assez à celui de ces gentilshommes ruinés qui se condamnent à l'indigence plutôt que de déroger. (Delille, préface de la traduction des Géorgiques).
Delille se soumet pourtant à cette rigueur du goût qu'il déplore. Il est persuadé qu'il a respecté son vers quand il a appelé des porcs « ces vils animaux dans la fange engraissés ». Canon ou boussole sont des termes de métier : ils deviennent « l'airain tonnant » et « l'aimant fidèle au pôle ». Comment alors oser dire en vers qu'on prend une tasse de café ou de thé? Voici :
La fève de Moka, la feuille de Canton
Vont verser leur nectar dans l'émail du Japon. 

(Les Trois Règnes, ch. I).

Ainsi l'ingéniosité tenait lieu d'inspiration à ces versificateurs. Mais en dépit de leur succès et de quelques vers heureux, on pourrait  dire qu'il n'y a pas eu de vrai poète au XVIIIe siècle si nous n'avions André Chénier.

L'oeuvre poétique de Voltaire

Parmi les pièces poétiques de Voltaire, on peut mentionner une épopée : La Ligue (1723), première forme de la Henriade (1728); des satires (Le Mondain, 1736, Le Pauvre diable, 1758, La Vanité, 1760, Le Russe à Paris, 1760), des épîtres (A Mlle Lecouvreur, Aux Mânes de M. de Genonville, 1729, Au roi de Prusse, 1740, À Mlle Clairon, 1765, A Boileau, 1769, A Horace, 1772), Sept Discours sur l'homme (1738), Poème sur le Désastre de Lisbonne (1756).

La Henriade. 
Les tentatives d'épopées avaient été nombreuses en France, depuis Ronsard. Mais on peut dire, en corrigeant légèrement le mot fameux de Malézieux, que décidément les écrivains français « n'avaient plus la tête épique ». Malgré de réelles beautés de détails, ni le Saint Louis du P. Lemoyne (1653), ni l'Alaric de Scudéry (1654), ni le Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin (1657), ni, à plus juste raison, la Pucelle de Chapelain, dont six chants sur douze parurent en 1666, n'ont pu se relever des justes épigrammes de Boileau. L'auteur de l'Art poétique, d'ailleurs, avec ses théories sur le merveilleux païen, contribuait pour sa part à faire de l'épopée une oeuvre artificielle et froide; et le Traité du poème épique du P. Le Bossu (1675), en poussant les poètes au merveilleux allégorique, les entraînait plus loin encore des sources de la véritable inspiration.

Comment Voltaire, qui avait débuté par des vers badins, et qui n'était alors qu'un bel esprit effronté, eut-il l'idée d'entreprendre une épopée? C'est évidemment par goût inné de l'histoire et de la philosophie. Sans peut-être se rendre compte de la véritable nature de son inspiration, et surtout sans s'y livrer franchement, le futur auteur du Charles XII, du Siècle et de l'Essai sur les moeurs, est séduit par le côté narratif d'un sujet qui contient en même temps un plaidoyer en faveur de la tolérance. Il en prépare sérieusement la partie historique; il fait causer ceux qui ont pu recevoir de leurs pères des impressions directes du règne de Henri IV. Il esquisse son poème à la Bastille, il le retouche, il le complète; et, quand il a pu admirer la constitution anglaise, il y introduit un long épisode où il se montre politique et économiste anglomane, bien avant Montesquieu. La Henriade est donc pour lui une sorte de cadre, où il enferme, sous forme poétique, des idées; et, ne nous y trompons pas, le grand succès de la Henriade vint de là.

Sous sa forme définitive, de 1728 la Henriade se compose de dix chants.

Chant I. Henri III assiège Paris, avec Henri de Navarre. Il envoie celui-ci en Angleterre, pour demander des secours à Élisabeth. Une tempête jette le Béarnais dans une île, où un vieillard lui prédit sa prochaine conversion. Description de l'Angleterre et de son gouvernement.

Chant II. Henri raconte à Élisabeth les guerres de religion; la Saint-Barthélemy. 

Chant III. Suite du récit : mort de Charles IX; assassinat du duc de Guise; la situation présente. Élisabeth promet des secours. 

Chant IV. Les Ligueurs, d'Aumale à leur tête, vont s'emparer du camp de Henri III, quand le retour du Béarnais les en empêche. La Discorde vole à Rome, y trouve la Politique, la ramène à Paris, soulève la Sorbonne et arme les moines. 

Chant V. La Discorde excite Jacques Clément, et le fait conduire auprès du roi par le démon du Fanatisme. Assassinat de Henri III. Proclamation de Henri IV par l'armée.

Chant VI. Les États de la Ligue s'assemblent à Paris pour élire un roi. Henri IV donne l'assaut à la ville. Apparition de saint Louis à Henri IV.

Chant VII. Henri IV est transporté au ciel, pendant son sommeil, par saint Louis, qui lui montre, dans le palais des Destins, ses ancêtres, sa postérité et les grands hommes de la France (Charlemagne, Clovis, La Trémouille, Montmorency, du Guesclin, Bayard, Jeanne d'Arc, Louis XIII, Richelieu, Mazarin, Colbert, Louis XIV, Condé, Turenne, Villars, Louis XV, Fleury). 

Chant VIII. Le coude d'Egmont amène à Mayenne et aux Ligueurs des secours de l'Espagne. Bataille d'lvry.

Chant IX. La Discorde va trouver l'Amour, pour détourner Henri IV du siège de Paris. L'Amour entraine le héros dans le château habité par Gabrielle d'Estrées. Duplessis-Mornay vient arracher Henri IV à son oisiveté. 

Chant X. Retour du roi. Paris affamé. La Vérité vient éclairer l'esprit de Henri IV, qui se convertit au catholicisme. Paris lui ouvre ses portes.

Inutile de faire remarquer les nombreuses et scolaires Imitations de l'Énéide de Virgile (récit, songe, combats, etc.). Le chant IX est inspiré à Voltaire par l'épisode des jardins d'Armide dans la Jérusalem délivrée, du Tasse. Le style de la Henriade est ce qui nous satisfait le moins aujourd'hui. Après Jocelyn, la Légende des siècles, etc., nous ne concevons plus soit ce système allégorique qui se substitue à l'analyse directe des sentiments, soit la froideur élégante des descriptions. La Saint-Barthélemy et la bataille d'Ivry, l'assassinat de Guise et de Henri III nous paraissent d'une fadeur rebutante. Reconnaissons, cependant, que la lecture de la Henriade est encore supportable, que certains vers y sont spirituels en leur simplicité, et que le poème est court.

Poésie philosophique. Épîtres. 
Voltaire a composé des discours en vers, Sur l'Homme, au nombre de sept; en voici les titres : 1. De l'égalité des conditions; 2. De la Liberté; 3. De l'Envie; 4. De la Modération en tout; 6. Sur la Nature du plaisir; 6. De le Nature de l'homme; 7. Sur la Vraie Vertu. Ces discours ont été écrits de 1738 à 1740, et envoyés l'un après l'autre à Frédéric. 

En 1766, Voltaire écrit le Poème sur le désastre de Lisbonne, à propos du tremblement de terre de 1765; J.-J. Rousseau adressa à Voltaire une longue et éloquente lettre, pour soutenir, contre son pessimisme, l'optimisme et la Providence. La même année, Voltaire donne le poème sur la Religion naturelle

Tous ces morceaux philosophiques ont été fort admirés au XVIIIe siècle. On y trouve de la clarté et des passages d'une vivacité piquante. Après A. Chénier, Lamartine, Vigny, Sully-Prudhomme, nous pensons que la philosophie même peut parler en vers un autre langage.

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Épître à Horace

« Toujours ami des vers, et du diable poussé,
Au rigoureux Boileau j'écrivis l'an passé... 
Je t'écris aujourd'hui, voluptueux Horace, 
A toi qui respiras la mollesse et la grâce,
Qui, facile en tes vers et gai dans tes discours, 
Chantas les doux loisirs, les vins et les amours; 
Et qui connus si bien cette sagesse aimable
Que n'eut point de Quinault le rival intraitable... 
Ce monde, tu le sais, est un mouvant tableau, 
Tantôt gai, tantôt triste, éternel et nouveau. 
L'empire des Romains finit par Augustule; 
Aux horreurs de la Fronde a succédé la bulle;
Tout passe, tout périt hors ta gloire et ton nom; 
C'est là le sort heureux des vrais fils d'Apollon.
Tes vers en tous pays sont cités d'âge en âge. 
Hélas! je n'aurai point un pareil avantage. 
Notre langue, un peu sèche et sans inversions. 
Peut-elle subjuguer les autres nations?
Nous avons la clarté, l'agrément, la justesse;
Mais égalerons-nous l'Italie et la Grèce 
Est-ce assez, en effet, d'une heureuse clarté, 
Et ne péchons-nous pas par l'uniformité? 
Je vois de tes rivaux l'importune phalange 
Sous tes traits redoutés enterrés dans la fange. 
Que pouvaient contre toi ces serpents ténébreux?
Mécène et Pollion te défendaient contre eux.
Il n'en est pas ainsi chez nos Velches modernes. 
Un vil tas de grimauds, de rimeurs subalternes, 
A la cour quelquefois a trouvé des prôneurs 
Et fait dans l'antichambre entendre ses clameurs. 
Chassons loin de chez moi tous ces rats du Parnasse; Jouissons, écrivons, vivons, mon cher Horace. 
J'ai déjà passé l'âge où ton grand protecteur, 
Ayant joué son rôle en excellent acteur, 
Et sentant que la mort assiégeait sa vieillesse, 
Voulut qu'on l'applaudit lorsqu'il finit sa pièce. 
J'ai vécu plus que toi, mes vers dureront moins; 
Mais au bord du tombeau je mettrai tous mes sens 
A suivre les leçons de ta philosophie,
A mépriser la mort en savourant la vie, 
A lire tes écrits pleins de grâce et de sens, 
Comme on boit d'un vin vieux qui rajeunit les sein 
Avec toi l'on apprend à souffrir l'indigence, 
A jouir sagement d'une honnête opulence,
A vivre avec soi-même, à servir ses amis, 
A se moquer un peu de ses sots ennemis, 
A sortir d'une vie ou triste ou fortunée,
En rendant grâce aux dieux de nous l'avoir donnée.
... »
 

(Voltaire, Epîtres, CXXI, 1771).

Poésie diverses.
Les Épîtres, très nombreuses, les unes didactiques, les autres d'un ton plus libre et plus intime, ont en partie conservé leur prix. Là, Voltaire est poète, si l'on entend par poésie l'art délicat de bien dire, de tourner agréablement une pensée fine ou un sentiment attendri. 

Parmi les épîtres didactiques, en même temps assez personnelles, on peut citer : l'Épître à Boileau (1769) et l'Épître à Horace (1772). Mais il y a mieux. L'épître Aux Mânes de M. de Genonville (1729) est un chef-d'oeuvre : les derniers vers, d'une sensibilité trop rare chez Voltaire, sont dignes de Musset

Voltaire est beaucoup plus à l'aise dans les vers légers qu'il adresse à ses amis sous forme d'épître, d'impromptu ou de madrigal.

Mondain avec délices, il sait plaire par une coquetterie ingénieuse. Nul ne sait mieux tourner le complément mythologique si à la mode :

A Madame la duchesse d'Orléans qui demandait des vers :

Pour une de ses dames d'atour.
Que pourrait-on dire de plus
De la nymphe qui suit vos traces?
Un jeune objet qui suit Vénus 
Doit être mis au rang des Grâces.
Avec Mme du Châtelet sa galanterie s'amuse à des formules mathématiques :
Sans doute vous serez célèbre
Par les grands calculs de l'algèbre
Où votre esprit est absorbé 
J'oserais m'y livrer moi-même;
Mais, hélas  A + D - B 
N'est pas = à je vous aime.
Mais les vers délicatement émus comme ceux qu'il adresse Aux Mânes de M. de Genonville sont l'exception.

A côté de ces fleurs gracieuses de salon, son souple talent est capable de faire admirer des Discours en vers, et, avant André Chénier et Sully-Prudhomme, des développements scientifiques. Il ne croit pas qu'il y ait opposition entre la science et la poésie :

Je vous avoue que je ne vois pas pourquoi l'étude de la physique écraserait les fleurs de la poésie. La vérité est-elle si malheureuse qu'elle ne puisse souffrir les ornements? (Lettre à l'abbé d'Olivet, 20 octobre 1738).
Ses vers sur la gravitation universelle ne manquent pas d'une grandeur simple :
Dieu parle et le chaos se dissipe à sa voix 
Vers un centre commun tout gravite à la fois.
Ce ressort si puissant, l'âme de la nature,
Etait enseveli dans une nuit obscure;
Le compas de Newton, mesurant l'univers,
Lève enfin ce grand voile et les cieux sont ouverts.

(Epître L, A Mme la marquise du Châtelet).

Citons encore l'épître à Mme du Châtelet, sur la Calomnie (1734), à Mme Denis sur les charmes de la retraite, celle qu'il adresse à sa maison des Délices, en 1755 (« O maison d'Aristippe, ô jardins d'Épicure »), plusieurs épîtres Au Roi de Prusse, l'épître A un homme (Turgot, 1776), etc. Voltaire est un maître en ce genre. Pour lui, l'épître est vraiment une lettre en vers, comme pour Marot; et, dans sa correspondance, que de fois la prose fait place à d'aimables et spirituels couplets.

Rien n'est plus voltairien que ce contraste entre des inspirations si diverses.

Les Satires de Voltaire n'ont pas la forme didactique des satires de Boileau. Les plus célèbres, celles où le talent de Voltaire, fait de nervosité piquante et d'impertinence agréable, se montre le mieux, sont : 

Le Mondain (1736), où la thèse du progrès est soutenue par des arguments très superficiels, mais très spirituels.

La Défense du Mondain (1737).

Le Pauvre Diable (1758), amusante revue de tous les métiers auxquels peut se prendre successivement un déclassé, mais occasion surtout de dauber sur Desfontaines, Fréron, l'abbé Trublet, etc

La Vanité (1760), contre Le Franc de Pompignan.

Le Russe à Paris (1760), dialogue, contient des attaques de Voltaire contre tous ses ennemis, Pompignan, Palissot, le Journal de Trévoux, les Jésuites Berthier et Nonotte, l'abbé Trublet, Fréron. 

Voltaire est excessif et injuste dans ses Satires; il abuse des personnalités les plus odieuses; mais la forme est toujours parfaite.

On pourrait puiser à pleines mains parmi les petites pièces de circonstance qu'il écrit au jour le jour. Ses vers sur la mort d'Adrienne Le Couvreur, la grande actrice (1730), ne valent à aucun titre ceux de Musset sur la Malibran; mais on y sent, à travers les élégances à la mode, une vraie sincérité. Ses épigrammes ou ses madrigaux à Mme du Châtelet, à Mlle Clairon, à Mme de Boufflers, etc., sont des modèles du genre.

Poète lyrique, Voltaire est moins heureux. Son Ode pour Messieurs de l'Académie des sciences qui ont été sous l'équateur et au cercle polaire mesurer des degrés de latitude, son Ode à la Vérité, son poème de Fontenoy, etc., nous ramènent à la pseudo-poésie de la Henriade.

On peut, enfin, rattacher à la poésie le Temple du Goût (1733), car les vers y abondent. Voltaire suppose qu'il se rend à ce temple, avec le cardinal de Polignac, auteur du poème latin l'Anti-Lucrèce. Il y a toute une partie satirique, aujourd'hui fort ennuyeuse La Critique, une déesse, interdit l'accès du temple à un certain nombre d'auteurs, tous ennemis de Voltaire. Plus intéressants sont les jugements sur les écrivains du XVIIe siècle : en bonne place figurent Mme de Sévigné, Chaulieu, La Fare, Hamilton, Bourdaloue qui s'entretient avec Pascal, Fénelon, Bossuet, La Fontaine, Despréaux, Molière, Racine... Mais chacun d'eux convient de ses défauts, et se corrige selon le goût de Voltaire.

La poésie didactique et satirique

On pourrait presque juger du peu de sens poétique d'un siècle, d'après le nombre de ses poèmes didactiques. N'est-ce pas, en effet, une singulière idée de se torturer l'esprit pour versifier ce qui une prose simple exprimerait bien mieux? C'est pour le coup que les meilleurs vers doivent être « beaux comme de la prose ».

Louis Racine.
Louis Racine (1692-1763) est le dernier des enfants de Jean Racine. Honnête homme, modeste comme il convenait au fils d'un des plus grands poètes, il devint lui-même poète par vocation. Son premier ouvrage, la Grâce (quatre chants, 1720), est intéressant en ce qu'il nous prouve que Louis Racine avait été nourri du plus fervent jansénisme. Il donna, quelque vingt ans plus tard, la Religion (six chants, 1742), de beaucoup supérieur au précédent. C'est sans doute bien moins poétique que la prose de Chateaubriand; mais il y a de l'élégance et de l'art. (Le meilleur titre de Louis Racine est dans les Mémoires qu'il nous a laissés sur la vie de son père).

Saint-Lambert.
Saint-Lambert (1716-1803), dont on retiendra toujours le nom, pour la place qu'il a tenue dans les salons du XVIIIe siècle et dans la vie de Voltaire, a publié, en 1769, les Saisons (quatre chants). Cet ouvrage monotone et compassé fut bien accueilli par les Encyclopédistes, qui ne demandaient à un poète que de la « philosophie ».

Roucher.
Roucher (1745-1794), qui devait périr sur l'échafaud avec André Chénier, fit paraître, en 1779, les Mois (douze chants). Le plan était difficile à remplir, chaque mois devant nécessairement ramener des dissertations et des descriptions trop peu variées d'un chant à un autre. Mais les Mois sont de beaucoup supérieurs aux Saisons. Roucher a certains qualités du vrai poète, de l'éclat, du pittoresque et de la sensibilité. On citera toujours quelques brillants épisodes de son oeuvre.

Delille.
Jacques Delille (1738 -1813) était professeur au collège de La Marche, quand sa traduction en vers des Georgiques de Virgile (1769) lui valut une prodigieuse réputation. Voltaire le sacra grand poète, et l'Académie l'appela dans son sein à trente-quatre ans. Il publia successivement plusieurs poèmes : les Jardins, l'Imagination, l'Homme des champs (1800), les Trois règnes de la Nature, et des traductions de l'Enéide et du Paradis perdu. Aujourd'hui, il est bien déchu d'un pareil rang, et ne s'est pas encore relevé des violentes attaques que lui prodigua l'école romantique. Il n'est plus célèbre que par ses fausses élégances, ses périphrases, sa versification froide et compassée. Etrangement, par son goût très vif de la description précise et technique, par son ambition de vouloir tout dire en vers et tout exprimer, par sa science consommée du style poétique, il peut être considéré, du moins en un sens, comme un précurseur de ces romantiques qui l'ont tant honni. Chez Lamartine, chez Vigny, chez Hugo même, on retrouve beaucoup de Delille.

Gresset.
Nous avons signalé ailleurs sa comédie du Méchant. Mais Gresset  (1709-1777) est surtout connu par un certain nombre de petits badinages en vers, qui l'apparentent à Marot, à Voiture et à Voltaire. Ce sont : Vert-Vert (1734), histoire d'un perroquet, au couvent des Visitandines de Nevers; le Carême impromptu, le Lutrin vivant, la Chartreuse (où il décrit la petite chambre qu'il occupait au collège Louis-le-Grand).

Gilbert.
Mort trop jeune pour avoir donné sa mesure, Laurent Gilbert  (1751-1780) fut un adversaire du parti philosophique, contre lequel il publia deux vigoureuses satires : le Dix-huitième Siècle et Mon Apologie. Depuis Boileau, on n'avait point vu autant de verve et d'éloquence; c'est très supérieur à la poésie de Voltaire, sinon comme esprit, au moins comme fermeté d'expression. Mais le morceau le plus célèbre de Gilbert, celui qui fera vivre son nom dans les anthologies, est celui que l'on donne sous ce titre Adieux à la vie.

Florian.
Florian (1755-1794) a écrit des pastorales, comme Galathée et Estelle; des romans poétiques (Gonzalve de Cordoue, Ruth, Tobie, etc.), de jolies pièces pour le Théâtre-Italien (les Deux Filles, les Jumeaux de Bergame, etc. On y retrouve le personnage d'Arlequin, transformé par la sensibilité). Mais Florian est surtout populaire par ses fables, publiées en 1792, et qui ont seules mérité, parmi tant de recueils de ce genre, de garder une place dans notre littérature, auprès des fables de La Fontaine. Ces fables sont spirituelles, d'un tour naturel et aisé, d'une morale claire.

Cubières-Palmezeaux.
Michel de Cubières, connu sous les noms de chevalier de Cubières, Dorat-Cubières, Cubières-Palmézeaux et Enégiste-Cubières (1752-1820) a commencé sa carrière de poète en se faisant renvoyer du séminaire pour avoir composé une poésie érotique. Il s'adonna ensuite à la poésie en prenant Dorat pour modèle, fut écuyer de la comtesse d'Artois et se lia avec la comtesse Fanny de Beauharnais. Plus tard, il devint un ardent révolutionnaire, secrétaire greffier de la Commune de Paris, et célébra avec le même enthousiasme Marat, puis Bonaparte, premier consul et, empereur, enfin les Bourbons. Parmi ses oeuvres, on peut citer : Lettre de saint Jérôme à une dame romaine; Héroïde, suivie de poésies fugitives (Paris, 1773); Epître à M. de La Beaumelle aux champs Elysées, au sujet de son commentaire sur la Henriade (1776).

La poésie lyrique

Jean-Baptiste Rousseau.
Il n'est guère d'existence plus malheureuse que celle de J.-B. Rousseau (1671-1741). Après quelques années de brillants succès, il se vit banni de France, en 1712, pour des couplets licencieux et diffamatoires qui lui furent attribués, et qui sont peut-être bien de lui. Il vécut en Suisse, à Vienne, à Bruxelles, tenta vainement d'obtenir son rappel, revint à Paris pour le solliciter, et retourna mourir à Bruxelles. Il eut des ennemis acharnés, entre autres Voltaire; et quelques amis fidèles, le comte du Luc, ambassadeur de France en Suisse, et Rollin.

J.-B. Rousseau fut considéré au XVIIIe, et jusqu'au réveil romantique, comme le plus grand des poètes lyriques. Ses paraphrases des Psaumes, son Ode à la Fortune, son Ode au comte du Luc, sa cantate de Circé furent longtemps citées et apprises par coeur. On ne peut le nier; il y a chez lui un certain sens du mouvement et de l'harmonie. Entre Malherbe et Lamartine, il est le seul qui ait représenté le genre lyrique avec cette majesté et ce beau désordre, qui en semblaient les caractères distinctifs. Mais sa langue est abstraite, pauvre, terne, et manque essentiellement de l'éclat pittoresque et du souffle auxquels les poètes du XIXe siècle nous ont habitués.

Il excellait dans l'épigramme, et fit de cruelles blessures à ses persécuteurs. Trop prôné par le XVIIIe siècle, il a été par la suite trop oublié.

Lefranc de Pompignan.
Lefranc de Pompignan (1709-1784) n'est plus guère connu que par les railleries de Voltaire, qui disait de ses Poèmes sacrés : « Sacrés ils sont, car personne n'y touche-». Cependant, il a senti, beaucoup plus profondément que Rousseau, la poésie biblique, et sa paraphrase de la Prophétie d'Ezéchiel donne tout à fait « l'impression des belles choses »; son Ode sur la mort de J.-B. Rousseau méritera toujours d'être citée.

Parny.
Parny (1753-1814) doit être nommé parmi la foule des petits poètes lyriques de la fin du XVIIIe siècle, pour la mélancolie très personnelle et l'harmonie presque lamartinienne de ses meilleurs vers.

Écouchard-Lebrun.
Écouchard-Lebrun (1729-1807) fut surnommé Lebrun-Pindare, pour ses odes, dont la plus célèbre est consacrée au vaisseau le Vengeur. Son style est dur et souvent amphigourique; mais on ne peut lui refuser une certaine vigueur, et ses exagérations mêmes reposent des fadeurs de son temps. Il a excellé dans l'épigramme.

André Chénier

Chénier n'a publié que deux pièces de vers : Le Jeu de Paume et l'Hymne aux Suisses de Chateauvieux, et des articles politiques dans le Mercure et le Journal de Paris. Tout le reste de son oeuvre, pour la plus grande partie à l'état d'ébauches et de fragments (cf. sur ses procédés de travail, Epître à Lebrun), était épars dans les manuscrits où il notait pêle-mêle ses projets et ses vers. On y petit distinguer : des Bucoliques, ou poésies antiques (L'Aveugle, le Mendiant, la Liberté, la Jeune Tarentine, etc.); de grands Poèmes, consacrés à des sujets divers (L'Invention, l'Hermès, l'Amérique, l'Art d'aimer, etc.); des Elégies, ou poésies amoureuses; des Iambes, satires politiques; enfin des Odes, des Hymnes, des Épîtres, des pièces de théâtre, etc.

On ne peut déterminer dans quelle voie définitive se serait engagé Chénier. Car on distingue dans ses idées littéraires des orientations diverses et simultanées, où seule l'imitation constante des Anciens met une unité.
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L'imitation

« Souvent des vieux auteurs j'envahis les richesses. 
Plus souvent leurs écrits, aiguillons généreux, 
M'embrasent de leur flamme, et je crée avec eux.
Un juge sourcilleux, épiant mes ouvrages,
Tout à coup à grands cris dénonce vingt passages
Traduits de tel auteur qu'il nomme; et, les trouvant.
Il s'admire et se plaît de se voir si savant. 
Que ne vient-il vers moi? Je lui ferai connaître
Mille de mes larcins qu'il ignore peut-être. 
Mon doigt sur mon manteau lui dévoile à l'instant 
La couture invisible et qui va serpentant 
Pour joindre à mon étoffe une pourpre étrangère. 
Je lui montrerai l'art, ignoré du vulgaire, 
De séparer aux yeux, en suivant leur lien, 
Tous ces métaux unis dont j'ai formé le mien.
Tout ce que des Anglais la muse inculte et brave, 
Tout ce que des Toscans la voix fière et suave,
Tout ce que les Romains, ces rois de l'univers,
M'offraient d'or et de soie, a passé dans mes vers.
Je m'abreuve surtout des flots que le Permesse 
Plus féconds et plus purs fit couler dans la Grèce; 
Là, Prométhée ardent, je dérobe les feux 
Dont j'anime l'argile et dont je fais les dieux.
Tantôt chez un auteur j'adopte une pensée, 
Mais qui revêt chez moi, souvent entrelacée,
Mes images, mes tours, jeune et frais ornement;
Tantôt je ne retiens que les mots seulement 
J'en détourne le sens, et l'art sait les contraindre
Vers des objets nouveaux qu'ils s'étonnent de peindre;
La prose plus souvent vient subir d'autres lois, 
Et se transforme, et suit nies poétiques doigts; 
De rimes couronnée, et légère et dansante,
En nombres mesurés elle s'agite et chante. 
Des antiques vergers ces rameaux empruntés 
Croissent sur mon terrain mollement transplantés : 
Aux troncs de mon verger ma main avec adresse 
Les attache, et bientôt même écorce les presse. 
De ce mélange heureux l'insensible douceur 
Donne à mes fruits nouveaux une antique saveur. 
Dévot adorateur de ces maîtres antiques, 
Je veux m'envelopper de leurs saintes reliques.
Dans leur triomphe admis, je veux le partager,
Ou bien de ma défense eux-mêmes les charger. 
Le critique imprudent, qui se croit bien habile, 
Donnera sur ma joue un soufflet à Virgile, 
Et ceci (tu peux voir si j'observe ma loi), 
Montaigne, il t'en souvient, l'avait dit avant moi. »

(A. Chénier, Epîtres, II).

Le poète élégiaque.
Comme un Parny, comme un Lebrun, comme beaucoup de poètes contemporains, Chénier aime la poésie voluptueuse et raffinée, évocatrice, pour un public blasé, de plaisir et d'amour, et il s'écrie :

... Que mes écrits, enfants de ma jeunesse,
Soient un code d'amour, de plaisir, de tendresse. 

(Elégie à Lebrun).

Les Élégies.
C'est dans ses Élégies que Chénier se rapproche davantage de la manière poétique de son temps. Les Élégies sont au nombre de quarante. Chénier y chante ses amours, ses regrets, sa mélancolie. Le style en est délicat, précis, mais gâté par la périphrase et par la mythologie. C'est souvent du style pseudo-classique. D'ailleurs, il est très difficile d'y faire la part de la sincérité et de l'imitation. Il y a là beaucoup de Tibulle, de Properce et d'Ovide; beaucoup aussi d'Antoine Bertin, de Colardeau, de Parny. Cependant, quelques passages semblent bien exprimer la rêverie profonde et la sensibilité frémissante.

Les motifs traditionnels. 
Il cherche l'élégance dans les souvenirs mythologiques et dans les périphrases de ce genre :

Et Poebus du Cancer hôte ardent et rapide. (Elégies, I,12).

Si je vis, le soleil aura passé deux fois
Dans les douze palais où résident les mois. (Ibid., I, 11).

Il fait, d'après Horace et comme ses contemporains, le rêve d'une vie champêtre (Élégies, I, 4). Il célèbre le plaisir selon l'habitude de la poésie épicurienne (Élégies, I, 1), etc.

L'émotion personnelle.
Mais il est heureusement soutenu par ses modèles grecs et latins et l'on a parfois la satisfaction de rencontrer des vers sincères, soit qu'il dise le charme de la mélancolie pour le poète :

Il s'assied, sur son sein laisse tomber sa tête.
Il regarde à ses pieds, dans le liquide azur
Du fleuve qui s'étend comme lui calme et pur, 
Se peindre les coteaux, les toits et les feuillages,
Et la pourpre en festons couronnant les nuages.

(Elégies I, 4).

soit que, préludant à La Jeune Captive, il fasse ses adieux à la vie :
Je meurs. Avant le soir, j'ai fini ma journée.
A peine ouverte au jour, ma rose s'est fanée. 
La vie eut bien pour moi de volages douceurs;
Je les goûtais à peine, et voilà que je meurs. 

(Ibid., I, 9).

Le poète scientifique.
Comme Voltaire, et d'accord avec le goût général pour les sciences, il conçoit la possibilité d'une poésie scientifique :
Tous les arts sont unis : les sciences humaines
N'ont pu de leur empire étendre les domaines
Sans agrandir aussi la carrière des vers.

(L'Invention, v. 115).

Que les poètes renoncent donc désormais aux fictions de la fable pour célébrer en vers les grandes découvertes :
Que leurs vers, de Thétys respectant le sommeil,
N'aillent plus dans ses flots rallumer le soleil;... 
Et qu'enfin Calliope, élève d'Uranie,
Montant sa lyre d'or sur un plus noble ton,
En langage des dieux fasse parler Newton.

(L'Invention, v. 291).

L'Hermès.
André Chénier ne voulait pas se contenter de ces imitations antiques. Qui sait? peut-être même les considérait-il, lui qui n'en a rien publié, comme des exercices, des essais par lesquels il se formait la main. S'il eût vécu, nous ne les aurions peut-être plus; ou du moins un grand nombre de ces admirables croquis eût disparu. En revanche, nous aurions autre chose : un grand poème didactique sur la formation et sur le système du monde, l'Hermès. Il s'agissait pour le poète de  donner une sorte de pendant au De natura rerum de Lucrèce et expliquer en trois chants le monde, l'humain isolé, l'humain en société, l'origine du monde et des sociétés, en s'inspirant des théories de Buffon et de Newton :
Souvent mon vol, armé des ailes de Buffon,
Franchit avec Lucrèce, au flambeau de Newton,
La ceinture d'azur sur le globe étendue. 

(Ch. III, prologue).

Il ne nous reste de l'Hermès que des fragments. Mais il est possible d'en reconstituer à peu près le plan. Nous disons à peu près, parce que les critiques sont divisés sur ce point. Sainte-Beuve n'y a vu que trois chants; Émile Faguet croyait que nous en aurions eu cinq : 
Chant Ier : Formation de la terre (d'après la théorie de l'éternité de la matière et des atomes); les grandes révolutions du globe, apparition des végétaux et des animaux (du Buffon en vers);

Chant II : Apparition de l'homme, sa physiologie, sa psychologie; analyse des passions; 

Chant Ill : Histoire de la civilisation mythologique et religieuse; superstition, fanatisme, guerres : tout cela raconté par un « sage magicien » (Chénier se serait inspiré à la fois de Lucrèce, de J.-J. Rousseau, et en général de l'Encyclopédie); 

Chant IV : Histoire de la civilisation scientifique et philosophique ; exposé de la théorie du progrès;

Chant V : La civilisation artistique.

Le fragment où il expose la loi de l'attraction universelle peut donner une idée de ce qu'aurait été cette poésie nouvelle :
Comme eux, astre soudain, je m'entoure de feux; 
Dans l'éternel concert je me place avec eux 
En moi leurs doubles lois agissent et respirent; 
Je sens tendre vers eux mon globe qu'ils attirent;
Sur moi qui les attire, ils pèsent à leur tour.
Musset, dans Rolla, pour montrer cette sorte de poursuite des mondes les uns
par les autres, a su trouver une image plus poétique : « J'aime, voilà le mot que la nature entière, etc. »

Faguet pensait que « ce poème eût été très vraisemblablement le plus beau poème philosophique de toute la littérature française ». Il est possible. Cependant, d'après les fragments conservés, et malgré la beauté de quelques-uns, l'Hermès eût été d'un style bien artificiel.

L'Invention. 
On a conservé un morceau qui devait servir de préface à l'Hermès, et qui est intitulé l'Invention. C'est une théorie de la poésie, forme et fond. Chénier, qui a si bien imité et presque pastiché les Anciens, demande qu'on renonce à imiter leurs sujets et leurs thèmes. Il faut faire ce qu'ils feraient s'ils vivaient parmi nous, c'est-à-dire, prendre les sentiments de notre temps, les inventions nouvelles; la science a progressé, le domaine de l'humanité s'est en tous sens étendu, et c'est là une matière que nous devons à notre tour exploiter. 

Mais, en revanche, il faut aux anciens emprunter leur art, qui est parfait : Sur des pensers nouveaux, taisons des vers antiques. Si Chénier veut dire par là : des vers qui soient, en leur genre, aussi harmonieux et aussi solides que ceux de l'Antiquité, et dignes de leur être comparés, la théorie est excellente. Mais s'il entend, comme certains fragments de l'Hermès peuvent le faire craindre, qu'il faut emprunter aux anciens leurs images, leurs comparaisons et leur nomenclature mythologique, c'est nous ramener au style composite de Ronsard et au merveilleux païen' de Boileau.
-

L'invention (extraits)

« Les coutumes d'alors, les sciences, les moeurs 
Respirent dans les vers des antiques auteurs.
Leur siècle est en dépôt dans Ieurs nobles volumes.
Tout a changé pour nous, moeurs, sciences, coutumes. 
Pourquoi donc nous faut-il, par un pénible soin,
Sans rien voir près de nous, voyant toujours bien loin, 
Vivant dans le passé, laissant ceux qui commencent,
Sans penser écrivant d'après d'autres qui pensent, 
Retraçant un tableau que nos yeux n'ont point vu, 
Dire et dire cent fois ce que nous avons lu? 
De la Grèce héroïque et naissante et sauvage 
Dans Homère à nos yeux vit la parfaite image. 
Démocrite, Platon, Épicure, Thalès
Ont de loin à Virgile indiqué les secrets 
D'une nature encore à leurs yeux trop voilée.
Torricelli, Newton, Kepler et Galilée,
Plus doctes, plus heureux dans leurs puissants efforts, 
A tout notiveau Virgile ont ouvert des trésors. 
Tous les arts sont unis : les sciences humaines 
N'ont pu de leur empire étendre les domaines 
Sans agrandir aussi la carrière des vers. 
Quel long travail pour eux a conquis l'univers! 
Aux regards de Buffon, sans voile, sans obstacles,
La terre ouvrant son sein, ses ressorts, ses miracles;... 
Aux changements prédits, immuables, fixe, 
Que d'une plume d'or Bailly nous a tracés, 
Aux lois de Cassini les comètes fidèles;
L'aimant de nos vaisseaux seul dirigeant les ailes; 
Une Cybèle neuve et cent mondes divers 
Aux yeux de nos Jasons sortis du sein des mers! 
Quel amas de tableaux, de sublimes images, 
Naît de ces grands objets réservés à nos âges! 
Sous ces bois étrangers qui couronnent ces monts, 
Aux vallons de Cusco, dans ces antres profonds, 
Si chers à la fortune et plus chers au génie, 
Germent des mines d'or, de gloire et d'harmonie. 
Pensez-vous, si Virgile ou l'aveugle divin; 
Renaissaient aujourd'hui, que leur savante main 
Négligent de saisir ces fécondes richesses, 
De notre Pinde auguste éclatantes largesses? 
Nous en verrions briller leurs sublimes écrits.
Qui que tu sois enfin, ô toi, jeune poète,
Travaille, ose achever cette illustre conquête. 
De preuves, de raisons, qu'est-il encor besoin
Travaille : un grand exemple est un puissant témoin.
Montre ce qu'on peut faire en le faisant toi-même. 
Si pour toi la retraite est un bonheur suprême, 
Si chaque jour les vers de ces maîtres fameux 
Font bouillonner ton sang et dressent tes cheveux, 
Si tu sens chaque jour, animé de leur âme, 
Ce besoin de créer, ces transports, cette flamme, 
Travaille. A nos censeurs c'est à toi de montrer 
Tous ces trésors nouveaux qu'ils veulent ignorer.
Il faudra bien les voir, il faudra bien se taire, 
Quand ils verront enfin cette gloire étrangère 
De rayons inconnus ceindre ton front brillant. 
Aux antres de Paros le bloc étincelant 
N'est aux vulgaires yeux qu'une pierre insensible; 
Mais le docte ciseau, dans son sein invisible, 
Voit, suit, trouve la vie, et l'âme, et tous ses traits.
Tout l'Olympe respire en ses détours secrets. 
Là vivent de Vénus les beautés souveraines; 
Là des muscles nerveux, là de sanglantes veines 
Serpentent; là des flancs invaincus aux travaux, 
Pour soulager Atlas des célestes fardeaux. 
Aux volontés du fer leur enveloppe énorme 
Cède, s'amollit, tombe; et de ce bloc informe
Jaillissent, éclatants, des dieux pour nos autels; 
C'est Apollon lui-même, honneur des, immortels; 
C'est Alcide vainqueur des monstres de Némée; 
C'est du vieillard troyen la mort envenimée; 
C'est des Hébreux errants le chef, le défenseur; 
Dieu tout entier habite en ce marbre penseur.
Ciel! n'entendez-vous pas de sa bouche profonde
Éclater cette voix créatrice du monde? 
Oh! qu'ainsi parmi nous des esprits inventeurs 
De Virgile et d'Homère atteignent les hauteurs, 
Sachent dans la mémoire avoir comme eux un temple 
Et sans suivre leurs pas imiter leur exemple,
Faire, en s'éloignant d'eux avec un soin jaloux, 
Ce qu'eux-même ils feraient s'il vivaient parmi nous 
Que la nature seule, en ses vastes miracles, 
Soit leur Fable et leurs dieux, et ses lois leurs oracles 
Que leurs vers, de Téthys respectant le sommeil, 
N'aillent plus dans ses flots rallumer le soleil; 
De la cour d'Apollon que l'erreur soit bannie, 
Et qu'enfin Calliope, élève d'Uranie,
Montant sa lyre d'or sur un plus noble ton, 
En langage des dieux fasse parler Newton! »
 

(A Chénier, L'Invention).

Le poète politique.
Quand éclata la Révolution, le temps n'était plus aux spéculations théoriques. Le patriotisme ardent de Chénier (Hymne à la France) s'émut. Il prend part au mouvement politique et collabore aux journaux. 

Les Iambes.
Désormais André Chénier se révèle poète au sens le plus profond du mot, c'est-à-dire qu'il tire de sa sensibilité, de ses colères, de ses indignations, des traits immortels et vengeurs. A Saint-Lazare, il compose sans doute une élégie un peu fade, la Jeune Captive; mais il écrit aussi ses Iambes, qui sont de la satire lyrique. Il y a environ cent vers, qui ne sont, cette fois, imités de personne, ni pour le fond ni pour la forme, et qui sont l'impérissable chef-d'oeuvre d'un poète qui devenait enfin lui-même. Tout y est beau. La protestation d'un esprit libre et d'un coeur généreux y est fondée non pas sur des opinions politiques, mais sur les droits essentiels de l'humain la liberté, la dignité, la justice, la vertu sans épithète, celle de tous les temps, parlent par la voix de ce citoyen emprisonné et condamné par des « bourreaux barbouilleurs de lois ».  C'est alors l'indignation qui fait son vers :

Mourir sans vider mon carquois!
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois.
Ces tyrans effrontés de la France asservie,
Egorgée! O mon cher trésor,
O ma plume! Fiel, bile, horreur, dieux de ma vie! 
Par vous seuls je respire encor.
L'ironie y est généreuse; elle cingle et châtie la lâcheté des amis, que cette lâcheté même ne préservera pas. Le style (sauf une périphrase un peu trop élégante sur l'heure), y est franc, d'une simplicité robuste, d'une souplesse d'acier bien trempé.

Appel à la modération. 
Partisan des idées nouvelles, indigné sans doute, mais cependant modéré, Chénier redoutait les excès. Dans le Jeu de Paume, il passe en revue les principaux événements de la Révolution et termine par des conseils de sagesse à l'adresse des hommes politiques. Bienfaiteurs, leur dit-il,

Il vous reste à savoir descendre... (XIV).

Ah! ne le laissez pas [le peuple] sans conseil et sans frein 
Armant, pour soutenir ses droits si légitimes, 
La torche incendiaire et le fer assassin
Venger la raison par des crimes.

L'invective. 
Il ne fut pas entendu. Aussi déjà, dans l'Hymne sur les Suisses de Chateauvieux qui s'étaient révoltés mais que l'on avait amnistiés et que les Jacobins avaient fêtés, apparaît l'ironie acerbe où se mêlent l'indignation contenue et le mépris, quand il parle de
Ces héros que jadis sur les bancs des galères
Assit un arrêt outrageant
Et qui n'ont égorgé que très peu de nos frères
Et volé que très peu d'argent.
Dans les ïambes, heureuse union du vers de douze et du vers de huit syllabes, c'est l'invective clamée avec toute l'indignation d'un coeur généreux.
Quoi, nul ne restera...
Pour descendre jusqu'aux enfers 
Chercher le triple fouet, le fouet de la vengeance, 
Déjà levé sur ces pervers : 
Pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice,
Allons, étouffe tes clameurs; 
Souffre, ô coeur gros de haine, affamé de justice,
Toi, Vertu! pleure si je meurs.

(Dernières poésies).

Chénier prépare contre ces adversaires des satires dramatiques à la façon
d'Aristophane (Les Initiés, Les Charlatans). Il applaudit au meurtre de Marat.
(À Charlotte Corday).

Le poète antique.
L'Antiquité est partout dans les vers de Chénier. Poète politique, il imite Archiloque et Aristophane; poète didactique, il imite Lucrèce; poète élégiaque, il imite les Grecs (Homère, Théocrite, les poètes de l'Anthologie) et les Latins (Tibulle, Properce, Ovide, Virgile). Mais il lui arrive aussi de faire des vers antiques sur des pensers antiques, et il réalise alors, avec un rare bonheur, l'accord du fond et de la forme.

Sa véritable originalité, pour l'époque, c'est de prendre directement, quelle que soit son inspiration, les anciens pour modèles. Sa dévotion pour eux est aussi grande que celle de Ronsard, mais elle ne va pas jusqu'à l'esclavage : elle est libre comme celle de La Fontaine (Epître à Huet).

Tantôt chez un auteur j'adopte une pensée;
Mais qui revêt chez moi, souvent entrelacée,
Mes images, mes tours, jeune et frais ornement; 
Tantôt je ne retiens que les mots seulement;
J'en détourne le sens, et l'art sait les contraindre
Vers des objets nouveaux qu'ils s'étonnent de peindre... 

(Epître à Lebrun).

Il est de son temps par ses idées, de l'Antiquité par son art :
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques. (L'Invention).
Formule qui concilie ses tendances diverses et que souligne dans le manuscrit cette remarque : « Côtoyer toujours les Anciens ».

Les Bucoliques et les Idylles.
C'est dans les Bucoliques et les Idylles que l'on trouve le vrai Chénier, celui qui a le sentiment exquis de l'antique, à la manière non pas de Racine, mais de Ronsard. Encore manquait-il à Ronsard le sens archéologique et géographique de la Grèce; il en reproduisait surtout la mythologie et les légendes. Chénier, sans en pénétrer l'esprit ni la religion, s'est attaché aux paysages, aux lointains harmonieux et purs, et surtout (car il n'emprunte guère que des traits descriptifs à Homère, à Théocrite, à l'Anthologie, et toujours sobres) aux attitudes, aux gestes, aux personnages formant des groupes de bas-reliefs. 

Parmi les plus célèbres morceaux de ce genre, il faut citer : l'Aveugle (Homère, après un dialogue avec des pasteurs de Scyros, chante... Et c'est une occasion pour le poète de parcourir tous les thèmes de l'ancienne poésie grecque); - le Mendiant (la fille de Lycus prie son père de donner l'hospitalité à un mendiant qu'elle a rencontré sur les bords du Crathis; ce mendiant raconte ses aventures; il est le père de Lycus); - la Liberté (dialogue entre un berger et un chevrier; le berger est esclave, et sa condition lui pèse; il n'aime rien. C'est un des morceaux les plus achevés de Chénier); - le Malade, histoire d'un jeune homme qui meurt d'amour pour une jeune fille qu'il a aperçue; il avoue son mal à sa mère, et celle-ci va chercher la jeune fille qui l'épousera; - la Jeune Tarentine; - Néère, etc. 

Il y a de très nombreuses imitations  dans ces idylles, et l'on pourrait dire que les moindres détails en sont empruntés. Mais Chénier sait y exprimer des sentiments naturels, d'une façon à la fois française et grecque. Il possède la mesure, l'élégance, le sens de la beauté mystérieuse des choses et des êtres.

Les sujets. 
Il recherche volontiers des sujets conformes aux goûts de son temps. Les Idylles (Oaristys, Mnasyle et Chloé, etc.) sont faites pour plaire aux imaginations voluptueuses pour qui la fausse naïveté de la pastorale est un charme de plus. Les préoccupations sociales y trouvent parfois leur place dans des conversations entre bergers

Je n'y vois qu'un sol dur, laborieux, servile,
Que j'ai, non pas pour moi, contraint d'être fertile; 
Où sous un ciel brûlant je moissonne le grain,
Qui va nourrir un autre et me laisse ma faim.

(La Liberté).

Tels autres poèmes, comme Le Jeune Malade, La Jeune Tarentine, rappellent
l'attendrissement facile, la sentimentalité fade dont témoignent la comédie
larmoyante, le drame, l'oeuvre de Diderot, de Greuze ou de Bernardin de
Saint-Pierre.

Les tableaux. 
Mais on croirait que Chénier a vécu, lui aussi, sous le ciel lumineux de la Grèce qui donne aux choses des contours si nets. Ses vers ont souvent, comme dans ce tableau gracieux de l'Amour endormi, la précision du bas-relief :

Je vis dès que j'entrai sous cet épais bocage
Son arc et son carquois suspendus au feuillage. 
Sur des monceaux de rose au calice embaumé
Il dormait. Un souris sur sa bouche formé 
L'entr'ouvrait mollement, et de jeunes abeilles 
Venaient cueillir le miel de ses lèvres vermeilles.

(Epigrammes).

Ailleurs, c'est une statue majestueuse et terrible, celle d'Hercule sur son bûcher de l'Oeta :-
 
Hercule sur Oeta

« OEta, mont ennobli par cette nuit. ardente,
Quand l'infidèle époux d'une épouse imprudente
Reçut de son amour un présent trop jaloux, 
Victime du centaure immolé par ses coups!
Il brise tes forêts : ta cime épaisse et sombre
En un bûcher immense amoncelle sans nombre
Les sapins résineux que son bras a ployés. 
Il y porte la flamme; il monte, sous ses pieds 
Étend d'un vieux lion la déppuille héroïque,
Et, l'oeil au ciel, la main sur la massue antique, 
Attend sa récompense et l'heure d'être un dieu.
Le vent souffle et mugit : le bûcher tout en feu 
Brille autour du héros, et la flamme rapide
Porte aux palais divins l'âme du grand Alcide. »
 

(A. Chénier, Idylles, XXII).
La forme antique. 
Partout sa fidélité à ses modèles et sa connaissance de l'Antiquité donnent l'impression de la Grèce. Ce sont les moeurs antiques : Homère arrivant à Scyros et chantant ses poèmes (L'Aveugle), la réception d'un hôte (Le Mendiant), des Bacchanales (Bacchus). C'est surtout le langage grec. Chénier en garde la simplicité. Voici la formule habituelle pour faire connaissance :
Tu nous diras ton nom, ta patrie et ton père. (Le Mendiant).
Il en rend les images :
Le sort, dit le vieillard, n'est pas toujours de fer. (L'Aveugle). 

Et les héros armés, brillant dans les campagnes
Comme un vaste incendie aux cimes des montagnes... (Ibid.).

Il respecte les invocations. La mythologie, alors, n'est pas un vain ornement; elle est la couleur nécessaire du récit :
Si, comme je le crois, belle dès ton enfance,
C'est le dieu de ces eaux qui t'a donné naissance, 
Nymphe, souvent les voeux des malheureux humains
Ouvrent des immortels les bienfaisantes mains. 

(Le Mendiant).

Cette vérité de couleur, que Chénier a due à son commerce direct avec l'Antiquité, le met infiniment au-dessus de tous les poètes qui l'entourent.

Chénier précurseur.
Malgré tout, André Chénier ressemble assez à ses contemporains par ses goûts, ses idées et son style, puisqu'il n'a jamais renoncé, jusque dans les derniers vers, à la périphrase, pour que sa poésie n'apparaisse pas comme une heuresue surprise à la fin du XVIIIe siècle.

Le style pittoresque. 
Pourtant les Romantiques l'ont salué comme un précurseur. On le comprend parce que, assez souvent, Chénier cherche l'épithète précise qui fait image, il aime les noms étrangers pour leurs sonorités évocatrices. Le passage suivant en fournit plusieurs exemples :

Les Ménades couraient en longs cheveux épars 
Et chantaient Evins, Bacchus et Thyonie...
Et la voix des rochers répétait leurs chansons; 
Et le rauque tambour, les sonores cymbales 
Les hautbois tortueux, et les doubles crotales 
Qu'agitaient en dansant sur ton bruyant chemin
Le faune, le satyre et le jeune sylvain... 

(Fragments, Bacchus).

Il y a là des effets de pittoresque et d'harmonie vraiment nouveaux.

L'assouplissement de l'alexandrin.
De plus, Chénier manie l'alexandrin avec beaucoup de souplesse. Il en varie les coupes, use fréquemment du rejet, bref, donne l'exemple de quelques-unes des libertés romantiques. Dans cette lutte de Thésée contre un centaure, on peut juger combien cette irrégularité du rythme est imitative :

Lorsque le fils d'Egée, invincible, sanglant, 
L'aperçoit, | à l'autel prend un chêne brûlant, 
Sur sa croupe indomptée avec un bruit terrible 
S'élance, | va saisir sa chevelure horrible,
L'entraîne, | et quand sa bouche, | ouverte avec effort,
Crie,| il y plonge ensemble et la flamme et la mort. 

(L'Aveugle, v. 246).

Conclusion.
Ces innovations auxquelles on pourrait, du reste, opposer autant d'exemples où Chénier reste soigneusement fidèle à la tradition, suffisent-elles pour faire de Chénier un romantique avant l'heure? Non, quand même on ajouterait que tel vers mélancolique des Élégies a déjà l'accent lamartinien, ou qu'on sent dans les Iambes un peu du souffle des Châtiments. Par ses Poèmes antiques, Chénier serait plutôt un classique à la manière de Ronsard; leur art impersonnel et précis, d'une couleur vraie, annoncerait davantage la poésie parnassienne. En réalité, toute affirmation est un peu hasardée. Chénier n'a, peut-on dire, rien publié. Nous n'avons de sa part que des essais avec des promesses d'un grand poète. Mais dans quelle mesure les eût-il tenues? On ne peut dire si sa gloire a gagné ou perdu à sa mort prématurée.

La poésie sous la Révolution et l'Empire

Lebrun, M.-J. Chénier, Delille continuent à versifier. Fontanes (1757-1829) se fait un nom à côté d'eux. On compose même des épopées. Luce de Lancival un Achille à Scyros, Baour Lormian une Atlantide. Mais il suffit de retenir La Marseillaise de Rouget  de Lisle (1792), cri de l'enthousiasme national, les élégies touchantes, la Chute des feuilles et le Poète mourant, de Millevoye (1782-1816) et le recueil d'Etudes poétiques de Chénedollé (1769-1833) qui parut la même année que les Méditations de Lamartine, où le sentiment trouve quelquefois une expression délicate. On était encore trop près de l'épopée révolutionnaire et napoléonienne pour pouvoir s'en inspirer. Il faut qu'autour d'elle la légende se forme, et elle appartiendra aux Romantiques. (E. Abry / Ch.-M. Des Granges).
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