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Le XVIIIe
siècle n'est pas le siècle de la poésie.
Le raisonnement en avait banni non pas la raison, mais l'inspiration. Il
n'y a pas de véritable poète avant André
Chénier.
André Chénier
(1762-1794) redonnera à la langue poétique des qualités
concrètes et pittoresques absolument oubliées par les pseudo-classiques.
Il va assouplir l'alexandrin et pratiquer, le premier depuis Malherbe,
le déplacement de la césure principale et l'enjambement.
Comme écrivain et versificateur, il sera appelé parfois l'ancêtre
des romantiques. Mais, beaucoup plus que des
romantiques, il est l'ancêtre des Parnassiens. Ses véritables
disciples sont Théophile Gautier,
Leconte de Lisle et, dans la poésie
philosophique, Sully-Prudhomme.
Pas de véritable poète avant
Chénier, mais de versificateurs nombreux, qui, dans leur oeuvre
immense, ont accidentellement rencontré la poésie. C'est
le cas, pour commencer, de Voltaire, qui parce
qu'il a énormément versifié devait bien être
aussi poète par accident. Voltaire à
part, on peut citer :
• Des poères
lyriques : J.-B. Rousseau (1671-1741),
auteur d'épîtres, d'allégories, mais surtout d'odes
et de cantates;
• Ecouchard-Lebrun,
dit Lebrun-Pindare (1729-1807), dont les Odes célébrèrent
successivement Louis XV, Louis XVI, la Révolution, la Convention,
Robespierre et Bonaparte;
• Des poètes
religieux Louis Racine (1692-1763; La
Grâce, 1720, la Religion, 1742), Lefranc
de Pompignan (1709-1784); des fabulistes Florian
(1755-1794), Arnault (1766-1834);
• Des poètes
descriptifs : Saint-Lambert (1716-1803;
Les Saisons, 1769), Roucher (1765-1793,
Les Mois, 1779), et surtout Delille dont
la mort parut un deuil national (1738-1813; Traduction des Géorgiques,
1769, les Jardins, 1783, les Trois Règnes de la Nature,
1809).
• Des poètes
légers : Gresset (1709-1777; le poème
badin' Vert-Vert,
Le Carême impromptu, Le Lutrin vivant, la Chartreuse), Parny
(1753-1814; Poésies érotiques, 1778).
• Des auteurs de
satires et d'épîtres : Gilbert (1751-1780), Marie-Joseph Chénier
(1764-1811).
Faiblesse de cette
poésie.
De tant de vers,
il reste quelques traits agréables ou spirituels, quelques épigrammes
mordantes, mais très peu de poésie.
Absence
de sentiment.
C'est que, selon
le mot d'A. Chénier, « le coeur seul est poète ».
Or, au XVIIIe siècle, ou l'on est
« philosophe » et les idées préoccupent plus
que les sentiments, ou l'on recherche le plaisir plus que la passion et
l'on se contente du madrigal. Au surplus, depuis Malherbe, le vers n'est
plus le confident du coeur. Sans doute Gilbert soupire harmonieusement
ses Adieux à la vie; Marie-Joseph Chénier s'indigne
d'être accusé de n'avoir pas empêché la mort
de son frère (Discours sur la Calomnie). Mais ce sont là
des exceptions.
Absence
de pittoresque.
De même si
l'on voit la nature, on ne sait pas la rendre, parce que l'oeil n'est pas
exercé à en observer les formes et les couleurs, et que l'aime
n'en est pas touchée. Delille, décrivant la mer de glace,
en fait le « temple des frimas »; c'est là que l'hiver
«-trône
» et « tient sa cour » :
De neiges,
de glaçons entassements énormes,
Du temple des frimas
colonnades informes,
Prismes éblouissants
dont les pans azurés,
Défiant le
soleil dont ils sont colorés,
Peignent de pourpre
et d'or leur éclatante masse,
Tandis que, triomphant
sur son trône de glace,
L'hiver s'enorgueillit
de voir l'astre du jour
Embellir son palais
et décorer sa cour.
(L'Homme des Champs).
Entre la sensation et
l'expression viennent s'interposer des formes traditionnelles qu'on prend
pour des élégances.
Abus
des procédés.
La simplicité
paraît contraire à la poésie. Même les défenseurs
du vers comme Voltaire (voir la préface d'OEdipe et le Discours
sur la tragédie, en tête de Brutus
où il répond à La Motte) ne lui voient d'autre valeur
que la difficulté vaincue, sans soupçonner que le rythme
et l'harmonie puissent ajouter à la pensée. Dès qu'on
quitte le discours en vers, la satire ou l'épître, pour aborder
les grands genres poétiques, l'ode ou le poème didactique,
on croit nécessaire d'embellir cet art factice d'ornements de convention.
Les deux principaux sont la mythologie et la recherche du style noble.
Il n'y a pas de printemps sans Flore et sans Zéphyr :
Pour vous
l'amante de Céphale
Enrichit Flore de
ses pleurs;
Le Zéphyr
cueille sur les fleurs
Les parfums que
la terre exhale.
(J.-B. Rousseau,
Odes, II,11).
Les termes techniques
ou familiers sont bannis comme bas :
De là
la nécessité d'employer des circonlocutions timides, d'avoir
recours à la lenteur des périphrases, enfin d'être
long de peur d'être bas : de sorte que le destin de la langue française
ressemble assez à celui de ces gentilshommes ruinés qui se
condamnent à l'indigence plutôt que de déroger. (Delille,
préface de la traduction des Géorgiques).
Delille se soumet pourtant
à cette rigueur du goût qu'il déplore. Il est persuadé
qu'il a respecté son vers quand il a appelé des porcs «
ces vils animaux dans la fange engraissés ». Canon ou boussole
sont des termes de métier : ils deviennent « l'airain tonnant
» et « l'aimant fidèle au pôle ». Comment
alors oser dire en vers qu'on prend une tasse de café ou de thé?
Voici :
La fève
de Moka, la feuille de Canton
Vont verser leur
nectar dans l'émail du Japon.
(Les Trois Règnes,
ch. I).
Ainsi l'ingéniosité
tenait lieu d'inspiration à ces versificateurs. Mais en dépit
de leur succès et de quelques vers heureux, on pourrait dire
qu'il n'y a pas eu de vrai poète au XVIIIe
siècle si nous n'avions André Chénier.
L'oeuvre poétique
de Voltaire
Parmi les pièces
poétiques de Voltaire, on peut mentionner
une épopée : La Ligue (1723), première forme
de la Henriade (1728); des satires (Le Mondain, 1736, Le
Pauvre diable, 1758, La Vanité, 1760, Le Russe à
Paris, 1760), des épîtres (A Mlle Lecouvreur, Aux Mânes
de M. de Genonville, 1729, Au roi de Prusse, 1740, À
Mlle Clairon, 1765, A Boileau, 1769, A Horace, 1772),
Sept Discours sur l'homme (1738), Poème sur le Désastre
de Lisbonne (1756).
La Henriade.
Les tentatives d'épopées
avaient été nombreuses en France, depuis Ronsard.
Mais on peut dire, en corrigeant légèrement le mot fameux
de Malézieux, que décidément les écrivains
français « n'avaient plus la tête épique ».
Malgré de réelles beautés de détails, ni le
Saint Louis du P. Lemoyne (1653), ni l'Alaric
de Scudéry (1654), ni le Clovis
de Desmarets de Saint-Sorlin (1657), ni, à
plus juste raison, la Pucelle de Chapelain,
dont six chants sur douze parurent en 1666, n'ont pu se relever des justes
épigrammes de Boileau. L'auteur de l'Art
poétique, d'ailleurs, avec ses théories sur le merveilleux
païen, contribuait pour sa part à faire de l'épopée
une oeuvre artificielle et froide; et le Traité du poème
épique du P. Le Bossu (1675), en poussant les poètes
au merveilleux allégorique, les entraînait plus loin encore
des sources de la véritable inspiration.
Comment Voltaire, qui avait débuté
par des vers badins, et qui n'était alors qu'un bel esprit effronté,
eut-il l'idée d'entreprendre une épopée? C'est évidemment
par goût inné de l'histoire et de
la philosophie. Sans peut-être se rendre compte de la véritable
nature de son inspiration, et surtout sans s'y livrer franchement, le futur
auteur du Charles XII, du Siècle et de l'Essai
sur les moeurs, est séduit par le côté narratif
d'un sujet qui contient en même temps un plaidoyer en faveur de la
tolérance. Il en prépare sérieusement la partie historique;
il fait causer ceux qui ont pu recevoir de leurs pères des impressions
directes du règne de Henri IV. Il esquisse
son poème à la Bastille, il
le retouche, il le complète; et, quand il a pu admirer la constitution
anglaise, il y introduit un long épisode où il se montre
politique et économiste anglomane, bien avant Montesquieu.
La Henriade
est donc pour lui une sorte de cadre, où il enferme, sous forme
poétique, des idées; et, ne nous y trompons pas, le grand
succès de la Henriade vint de là.
Sous sa forme définitive, de 1728
la Henriade se compose de dix chants.
Chant I. Henri III assiège
Paris, avec Henri de Navarre. Il envoie celui-ci en Angleterre, pour demander
des secours à Élisabeth. Une tempête jette le Béarnais
dans une île, où un vieillard lui prédit sa prochaine
conversion. Description de l'Angleterre et de son gouvernement.
Chant II. Henri raconte à Élisabeth
les guerres de religion; la Saint-Barthélemy.
Chant III. Suite du récit : mort
de Charles IX; assassinat du duc de Guise; la situation présente.
Élisabeth promet des secours.
Chant IV. Les Ligueurs, d'Aumale à
leur tête, vont s'emparer du camp de Henri III, quand le retour du
Béarnais les en empêche. La Discorde vole à Rome, y
trouve la Politique, la ramène à Paris, soulève la
Sorbonne et arme les moines.
Chant V. La Discorde excite Jacques Clément,
et le fait conduire auprès du roi par le démon du Fanatisme.
Assassinat de Henri III. Proclamation de Henri IV par l'armée.
Chant VI. Les États de la Ligue
s'assemblent à Paris pour élire un roi. Henri IV donne l'assaut
à la ville. Apparition de saint Louis à Henri IV.
Chant VII. Henri IV est transporté
au ciel, pendant son sommeil, par saint Louis, qui lui montre, dans le
palais des Destins, ses ancêtres, sa postérité et les
grands hommes de la France (Charlemagne, Clovis, La Trémouille,
Montmorency, du Guesclin, Bayard, Jeanne d'Arc, Louis XIII, Richelieu,
Mazarin, Colbert, Louis XIV, Condé, Turenne, Villars, Louis XV,
Fleury).
Chant VIII. Le coude d'Egmont amène
à Mayenne et aux Ligueurs des secours de l'Espagne. Bataille d'lvry.
Chant IX. La Discorde va trouver l'Amour,
pour détourner Henri IV du siège de Paris. L'Amour entraine
le héros dans le château habité par Gabrielle d'Estrées.
Duplessis-Mornay vient arracher Henri IV à son oisiveté.
Chant X. Retour du roi. Paris affamé.
La Vérité vient éclairer l'esprit de Henri IV, qui
se convertit au catholicisme. Paris lui ouvre ses portes.
Inutile de faire remarquer les nombreuses
et scolaires Imitations de l'Énéide
de Virgile (récit, songe, combats, etc.).
Le chant IX est inspiré à Voltaire par l'épisode des
jardins d'Armide dans la Jérusalem délivrée,
du Tasse. Le style de la Henriade est ce
qui nous satisfait le moins aujourd'hui. Après Jocelyn,
la Légende des siècles,
etc., nous ne concevons plus soit ce système allégorique
qui se substitue à l'analyse directe des sentiments, soit la froideur
élégante des descriptions. La Saint-Barthélemy
et la bataille d'Ivry, l'assassinat de Guise et de Henri III nous paraissent
d'une fadeur rebutante. Reconnaissons, cependant, que la lecture de la
Henriade est encore supportable, que certains vers y sont spirituels
en leur simplicité, et que le poème est court.
Poésie
philosophique. Épîtres.
Voltaire a composé des discours
en vers, Sur l'Homme, au nombre de sept; en voici les titres : 1.
De l'égalité des conditions; 2. De la Liberté; 3.
De l'Envie; 4. De la Modération en tout; 6. Sur la Nature du plaisir;
6. De le Nature de l'homme; 7. Sur la Vraie Vertu. Ces discours ont été
écrits de 1738 à 1740, et envoyés l'un après
l'autre à Frédéric.
En 1766, Voltaire écrit le Poème
sur le désastre de Lisbonne, à propos du tremblement
de terre de 1765; J.-J. Rousseau adressa à
Voltaire une longue et éloquente lettre, pour soutenir, contre son
pessimisme, l'optimisme et la Providence. La même année, Voltaire
donne le poème sur la Religion naturelle.
Tous ces morceaux philosophiques ont été
fort admirés au XVIIIe siècle.
On y trouve de la clarté et des passages d'une vivacité piquante.
Après A. Chénier, Lamartine,
Vigny, Sully-Prudhomme, nous pensons que la philosophie
même peut parler en vers un autre langage.
-
Épître
à Horace
« Toujours
ami des vers, et du diable poussé,
Au rigoureux Boileau
j'écrivis l'an passé...
Je t'écris
aujourd'hui, voluptueux Horace,
A toi qui respiras
la mollesse et la grâce,
Qui, facile en tes
vers et gai dans tes discours,
Chantas les doux
loisirs, les vins et les amours;
Et qui connus si
bien cette sagesse aimable
Que n'eut point
de Quinault le rival intraitable...
Ce monde, tu le
sais, est un mouvant tableau,
Tantôt gai,
tantôt triste, éternel et nouveau.
L'empire des Romains
finit par Augustule;
Aux horreurs de
la Fronde a succédé la bulle;
Tout passe, tout
périt hors ta gloire et ton nom;
C'est là
le sort heureux des vrais fils d'Apollon.
Tes vers en tous
pays sont cités d'âge en âge.
Hélas! je
n'aurai point un pareil avantage.
Notre langue, un
peu sèche et sans inversions.
Peut-elle subjuguer
les autres nations?
Nous avons la clarté,
l'agrément, la justesse;
Mais égalerons-nous
l'Italie et la Grèce
Est-ce assez, en
effet, d'une heureuse clarté,
Et ne péchons-nous
pas par l'uniformité?
Je vois de tes rivaux
l'importune phalange
Sous tes traits
redoutés enterrés dans la fange.
Que pouvaient contre
toi ces serpents ténébreux?
Mécène
et Pollion te défendaient contre eux.
Il n'en est pas
ainsi chez nos Velches modernes.
Un vil tas de grimauds,
de rimeurs subalternes,
A la cour quelquefois
a trouvé des prôneurs
Et fait dans l'antichambre
entendre ses clameurs.
Chassons loin de
chez moi tous ces rats du Parnasse; Jouissons, écrivons, vivons,
mon cher Horace.
J'ai déjà
passé l'âge où ton grand protecteur,
Ayant joué
son rôle en excellent acteur,
Et sentant que la
mort assiégeait sa vieillesse,
Voulut qu'on l'applaudit
lorsqu'il finit sa pièce.
J'ai vécu
plus que toi, mes vers dureront moins;
Mais au bord du
tombeau je mettrai tous mes sens
A suivre les leçons
de ta philosophie,
A mépriser
la mort en savourant la vie,
A lire tes écrits
pleins de grâce et de sens,
Comme on boit d'un
vin vieux qui rajeunit les sein
Avec toi l'on apprend
à souffrir l'indigence,
A jouir sagement
d'une honnête opulence,
A vivre avec soi-même,
à servir ses amis,
A se moquer un peu
de ses sots ennemis,
A sortir d'une vie
ou triste ou fortunée,
En rendant grâce
aux dieux de nous l'avoir donnée.
... »
(Voltaire,
Epîtres, CXXI, 1771).
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Poésie
diverses.
Les Épîtres, très
nombreuses, les unes didactiques, les autres d'un ton plus libre et plus
intime, ont en partie conservé leur prix. Là, Voltaire est
poète, si l'on entend par poésie l'art délicat de
bien dire, de tourner agréablement une pensée fine ou un
sentiment attendri.
Parmi les épîtres didactiques,
en même temps assez personnelles, on peut citer : l'Épître
à Boileau (1769) et l'Épître à Horace
(1772). Mais il y a mieux. L'épître Aux Mânes de
M. de Genonville (1729) est un chef-d'oeuvre : les derniers vers, d'une
sensibilité trop rare chez Voltaire, sont dignes de Musset.
Voltaire est beaucoup
plus à l'aise dans les vers légers qu'il adresse à
ses amis sous forme d'épître, d'impromptu ou de madrigal.
Mondain avec délices,
il sait plaire par une coquetterie ingénieuse. Nul ne sait mieux
tourner le complément mythologique si à la mode :
A Madame la duchesse
d'Orléans qui demandait des vers :
Pour une
de ses dames d'atour.
Que pourrait-on
dire de plus
De la nymphe qui
suit vos traces?
Un jeune objet qui
suit Vénus
Doit être
mis au rang des Grâces.
Avec Mme
du Châtelet sa galanterie s'amuse à des formules mathématiques
:
Sans doute
vous serez célèbre
Par les grands calculs
de l'algèbre
Où votre
esprit est absorbé
J'oserais m'y livrer
moi-même;
Mais, hélas
A + D - B
N'est pas = à
je vous aime.
Mais les vers délicatement
émus comme ceux qu'il adresse Aux Mânes de M. de Genonville
sont l'exception.
A côté
de ces fleurs gracieuses de salon, son souple talent est capable de faire
admirer des Discours en vers, et, avant André Chénier
et Sully-Prudhomme, des développements scientifiques. Il ne croit
pas qu'il y ait opposition entre la science et la poésie :
Je vous
avoue que je ne vois pas pourquoi l'étude de la physique écraserait
les fleurs de la poésie. La vérité est-elle si malheureuse
qu'elle ne puisse souffrir les ornements? (Lettre à l'abbé
d'Olivet, 20 octobre 1738).
Ses vers sur la gravitation
universelle ne manquent pas d'une grandeur simple :
Dieu parle
et le chaos se dissipe à sa voix
Vers un centre commun
tout gravite à la fois.
Ce ressort si puissant,
l'âme de la nature,
Etait enseveli dans
une nuit obscure;
Le compas de Newton,
mesurant l'univers,
Lève enfin
ce grand voile et les cieux sont ouverts.
(Epître
L, A Mme la marquise du Châtelet).
Citons encore l'épître à
Mme du Châtelet, sur la Calomnie (1734), à Mme
Denis sur les charmes de la retraite, celle qu'il adresse à
sa maison des Délices, en 1755 (« O maison d'Aristippe, ô
jardins d'Épicure »), plusieurs épîtres Au
Roi de Prusse, l'épître A un homme (Turgot, 1776),
etc. Voltaire est un maître en ce genre. Pour lui, l'épître
est vraiment une lettre en vers, comme pour Marot;
et, dans sa correspondance, que de fois la prose fait place à d'aimables
et spirituels couplets.
Rien n'est plus voltairien
que ce contraste entre des inspirations si diverses.
Les Satires de Voltaire n'ont pas
la forme didactique des satires de Boileau. Les plus célèbres,
celles où le talent de Voltaire, fait de nervosité piquante
et d'impertinence agréable, se montre le mieux, sont :
Le Mondain (1736), où
la thèse du progrès est soutenue par des arguments très
superficiels, mais très spirituels.
La Défense du Mondain (1737).
Le Pauvre Diable (1758), amusante
revue de tous les métiers auxquels peut se prendre successivement
un déclassé, mais occasion surtout de dauber sur Desfontaines,
Fréron, l'abbé Trublet, etc
La Vanité (1760), contre
Le Franc de Pompignan.
Le Russe à Paris (1760),
dialogue, contient des attaques de Voltaire contre tous ses ennemis, Pompignan,
Palissot, le Journal de Trévoux, les Jésuites
Berthier et Nonotte, l'abbé Trublet, Fréron.
Voltaire est excessif et injuste dans ses
Satires; il abuse des personnalités les plus odieuses; mais
la forme est toujours parfaite.
On pourrait puiser à pleines mains
parmi les petites pièces de circonstance qu'il écrit au jour
le jour. Ses vers sur la mort d'Adrienne Le Couvreur, la grande actrice
(1730), ne valent à aucun titre ceux de Musset sur la Malibran;
mais on y sent, à travers les élégances à la
mode, une vraie sincérité. Ses épigrammes ou ses madrigaux
à Mme du Châtelet, à Mlle Clairon,
à Mme de Boufflers, etc., sont des modèles du genre.
Poète lyrique, Voltaire est moins
heureux. Son Ode pour Messieurs de l'Académie des sciences qui
ont été sous l'équateur et au cercle polaire mesurer
des degrés de latitude, son Ode à la Vérité,
son poème de Fontenoy, etc., nous ramènent à
la pseudo-poésie de la Henriade.
On peut, enfin, rattacher à la poésie
le Temple du Goût (1733), car les vers y abondent. Voltaire
suppose qu'il se rend à ce temple, avec le cardinal de Polignac,
auteur du poème latin l'Anti-Lucrèce. Il y a toute
une partie satirique, aujourd'hui fort ennuyeuse La Critique, une déesse,
interdit l'accès du temple à un certain nombre d'auteurs,
tous ennemis de Voltaire. Plus intéressants sont les jugements sur
les écrivains du XVIIe siècle
: en bonne place figurent Mme de Sévigné,
Chaulieu, La Fare, Hamilton, Bourdaloue qui
s'entretient avec Pascal, Fénelon,
Bossuet, La Fontaine, Despréaux, Molière,
Racine... Mais chacun d'eux convient de ses défauts,
et se corrige selon le goût de Voltaire.
La poésie didactique
et satirique
On pourrait presque juger du peu de sens poétique
d'un siècle, d'après le nombre de ses poèmes
didactiques. N'est-ce pas, en effet, une singulière idée
de se torturer l'esprit pour versifier ce qui une prose simple exprimerait
bien mieux? C'est pour le coup que les meilleurs vers doivent être
« beaux comme de la prose ».
Louis Racine.
Louis Racine
(1692-1763) est le dernier des enfants de Jean Racine. Honnête homme,
modeste comme il convenait au fils d'un des plus grands poètes,
il devint lui-même poète par vocation. Son premier ouvrage,
la Grâce (quatre chants, 1720), est intéressant en
ce qu'il nous prouve que Louis Racine avait été nourri du
plus fervent jansénisme. Il donna, quelque vingt ans plus tard,
la Religion (six chants, 1742), de beaucoup supérieur au
précédent. C'est sans doute bien moins poétique que
la prose de Chateaubriand; mais il y a
de l'élégance et de l'art. (Le meilleur titre de Louis Racine
est dans les Mémoires qu'il nous a laissés sur la
vie de son père).
Saint-Lambert.
Saint-Lambert
(1716-1803), dont on retiendra toujours le nom, pour la place qu'il a tenue
dans les salons du XVIIIe siècle
et dans la vie de Voltaire, a publié, en 1769, les Saisons
(quatre chants). Cet ouvrage monotone et compassé fut bien accueilli
par les Encyclopédistes, qui ne demandaient à un poète
que de la « philosophie ».
Roucher.
Roucher (1745-1794),
qui devait périr sur l'échafaud avec André Chénier,
fit paraître, en 1779, les Mois (douze chants). Le plan était
difficile à remplir, chaque mois devant nécessairement ramener
des dissertations et des descriptions trop peu variées d'un chant
à un autre. Mais les Mois sont de beaucoup supérieurs
aux Saisons. Roucher a certains qualités du vrai poète,
de l'éclat, du pittoresque et de la sensibilité. On citera
toujours quelques brillants épisodes de son oeuvre.
Delille.
Jacques Delille
(1738 -1813) était professeur au collège de La Marche, quand
sa traduction en vers des Georgiques de Virgile (1769) lui valut
une prodigieuse réputation. Voltaire le sacra grand poète,
et l'Académie l'appela dans
son sein à trente-quatre ans. Il publia successivement plusieurs
poèmes : les Jardins, l'Imagination, l'Homme des champs (1800),
les Trois règnes de la Nature, et des traductions de l'Enéide
et du Paradis perdu. Aujourd'hui, il est bien déchu d'un
pareil rang, et ne s'est pas encore relevé des violentes attaques
que lui prodigua l'école romantique.
Il n'est plus célèbre que par ses fausses élégances,
ses périphrases, sa versification froide et compassée. Etrangement,
par son goût très vif de la description précise et
technique, par son ambition de vouloir tout dire en vers et tout exprimer,
par sa science consommée du style poétique, il peut être
considéré, du moins en un sens, comme un précurseur
de ces romantiques qui l'ont tant honni. Chez Lamartine, chez Vigny, chez
Hugo même, on retrouve beaucoup de Delille.
Gresset.
Nous avons signalé ailleurs
sa comédie du Méchant. Mais Gresset
(1709-1777) est surtout connu par un certain nombre de petits badinages
en vers, qui l'apparentent à Marot, à Voiture
et à Voltaire. Ce sont : Vert-Vert (1734), histoire d'un
perroquet, au couvent des Visitandines de Nevers; le Carême impromptu,
le Lutrin vivant, la Chartreuse (où il décrit la petite
chambre qu'il occupait au collège Louis-le-Grand).
Gilbert.
Mort trop jeune pour avoir donné
sa mesure, Laurent Gilbert (1751-1780)
fut un adversaire du parti philosophique, contre lequel il publia deux
vigoureuses satires : le Dix-huitième Siècle et Mon
Apologie. Depuis Boileau, on n'avait point vu autant de verve et d'éloquence;
c'est très supérieur à la poésie de Voltaire,
sinon comme esprit, au moins comme fermeté d'expression. Mais le
morceau le plus célèbre de Gilbert, celui qui fera vivre
son nom dans les anthologies, est celui que l'on donne sous ce titre Adieux
à la vie.
Florian.
Florian (1755-1794)
a écrit des pastorales, comme Galathée et Estelle;
des romans poétiques (Gonzalve de Cordoue, Ruth, Tobie, etc.),
de jolies pièces pour le Théâtre-Italien (les Deux
Filles, les Jumeaux de Bergame, etc. On y retrouve le personnage d'Arlequin,
transformé par la sensibilité). Mais Florian est surtout
populaire par ses fables, publiées en 1792, et qui ont seules mérité,
parmi tant de recueils de ce genre, de garder une place dans notre littérature,
auprès des fables de La Fontaine. Ces
fables sont spirituelles, d'un tour naturel
et aisé, d'une morale claire.
Cubières-Palmezeaux.
Michel
de Cubières, connu sous les noms de chevalier de Cubières,
Dorat-Cubières, Cubières-Palmézeaux et Enégiste-Cubières
(1752-1820) a commencé sa carrière de poète en se
faisant renvoyer du séminaire pour avoir composé une poésie
érotique. Il s'adonna ensuite à la poésie en prenant
Dorat pour modèle, fut écuyer de la comtesse d'Artois et
se lia avec la comtesse Fanny de Beauharnais. Plus tard, il devint un ardent
révolutionnaire, secrétaire greffier de la Commune de Paris,
et célébra avec le même enthousiasme Marat, puis Bonaparte,
premier consul et, empereur, enfin les Bourbons. Parmi ses oeuvres, on
peut citer : Lettre de saint Jérôme à une dame romaine;
Héroïde, suivie de poésies fugitives (Paris,
1773); Epître à M. de La Beaumelle aux champs Elysées,
au sujet de son commentaire sur la Henriade (1776).
La poésie lyrique
Jean-Baptiste Rousseau.
Il n'est guère d'existence plus
malheureuse que celle de J.-B. Rousseau
(1671-1741). Après quelques années de brillants succès,
il se vit banni de France, en 1712, pour des couplets licencieux et diffamatoires
qui lui furent attribués, et qui sont peut-être bien de lui.
Il vécut en Suisse, à Vienne, à Bruxelles, tenta vainement
d'obtenir son rappel, revint à Paris pour le solliciter, et retourna
mourir à Bruxelles. Il eut des ennemis acharnés, entre autres
Voltaire; et quelques amis fidèles, le comte du Luc, ambassadeur
de France en Suisse, et Rollin.
J.-B. Rousseau fut considéré
au XVIIIe, et jusqu'au réveil romantique,
comme le plus grand des poètes lyriques. Ses paraphrases des Psaumes,
son Ode à la Fortune, son Ode au comte du Luc, sa
cantate de Circé furent longtemps citées et apprises
par coeur. On ne peut le nier; il y a chez lui un certain sens du mouvement
et de l'harmonie. Entre Malherbe et Lamartine, il est le seul qui ait représenté
le genre lyrique avec cette majesté
et ce beau désordre, qui en semblaient les caractères distinctifs.
Mais sa langue est abstraite, pauvre, terne, et manque essentiellement
de l'éclat pittoresque et du souffle auxquels les poètes
du XIXe siècle nous ont habitués.
Il excellait dans l'épigramme,
et fit de cruelles blessures à ses persécuteurs. Trop prôné
par le XVIIIe siècle, il a été
par la suite trop oublié.
Lefranc de Pompignan.
Lefranc de Pompignan
(1709-1784) n'est plus guère connu que par les railleries de Voltaire,
qui disait de ses Poèmes sacrés : « Sacrés
ils sont, car personne n'y touche-».
Cependant, il a senti, beaucoup plus profondément que Rousseau,
la poésie biblique, et sa paraphrase de la Prophétie d'Ezéchiel
donne tout à fait « l'impression des belles choses »;
son Ode sur la mort de J.-B. Rousseau méritera toujours d'être
citée.
Parny.
Parny (1753-1814)
doit être nommé parmi la foule des petits poètes lyriques
de la fin du XVIIIe siècle, pour
la mélancolie très personnelle et l'harmonie presque lamartinienne
de ses meilleurs vers.
Écouchard-Lebrun.
Écouchard-Lebrun
(1729-1807) fut surnommé Lebrun-Pindare, pour ses odes, dont
la plus célèbre est consacrée au vaisseau le Vengeur.
Son style est dur et souvent amphigourique; mais on ne peut lui refuser
une certaine vigueur, et ses exagérations mêmes reposent des
fadeurs de son temps. Il a excellé dans l'épigramme.
André Chénier
Chénier
n'a publié que deux pièces de vers : Le Jeu de Paume
et l'Hymne aux Suisses de Chateauvieux, et des articles politiques
dans le Mercure et le Journal de Paris. Tout le reste de son oeuvre,
pour la plus grande partie à l'état d'ébauches et
de fragments (cf. sur ses procédés de travail, Epître
à Lebrun), était épars dans les manuscrits où
il notait pêle-mêle ses projets et ses vers. On y petit distinguer
: des Bucoliques, ou poésies antiques (L'Aveugle,
le Mendiant, la Liberté, la Jeune Tarentine, etc.); de grands
Poèmes, consacrés à des sujets divers (L'Invention,
l'Hermès, l'Amérique, l'Art d'aimer, etc.); des Elégies,
ou poésies amoureuses; des Iambes, satires politiques; enfin
des Odes, des Hymnes, des Épîtres, des
pièces de théâtre, etc.
On ne peut déterminer
dans quelle voie définitive se serait engagé Chénier.
Car on distingue dans ses idées littéraires des orientations
diverses et simultanées, où seule l'imitation constante des
Anciens met une unité.
-
L'imitation
« Souvent des
vieux auteurs j'envahis les richesses.
Plus souvent leurs
écrits, aiguillons généreux,
M'embrasent de leur
flamme, et je crée avec eux.
Un juge sourcilleux,
épiant mes ouvrages,
Tout à coup
à grands cris dénonce vingt passages
Traduits de tel
auteur qu'il nomme; et, les trouvant.
Il s'admire et se
plaît de se voir si savant.
Que ne vient-il
vers moi? Je lui ferai connaître
Mille de mes larcins
qu'il ignore peut-être.
Mon doigt sur mon
manteau lui dévoile à l'instant
La couture invisible
et qui va serpentant
Pour joindre à
mon étoffe une pourpre étrangère.
Je lui montrerai
l'art, ignoré du vulgaire,
De séparer
aux yeux, en suivant leur lien,
Tous ces métaux
unis dont j'ai formé le mien.
Tout ce que des
Anglais la muse inculte et brave,
Tout ce que des
Toscans la voix fière et suave,
Tout ce que les
Romains, ces rois de l'univers,
M'offraient d'or
et de soie, a passé dans mes vers.
Je m'abreuve surtout
des flots que le Permesse
Plus féconds
et plus purs fit couler dans la Grèce;
Là, Prométhée
ardent, je dérobe les feux
Dont j'anime l'argile
et dont je fais les dieux.
Tantôt chez
un auteur j'adopte une pensée,
Mais qui revêt
chez moi, souvent entrelacée,
Mes images, mes
tours, jeune et frais ornement;
Tantôt je
ne retiens que les mots seulement
J'en détourne
le sens, et l'art sait les contraindre
Vers des objets
nouveaux qu'ils s'étonnent de peindre;
La prose plus souvent
vient subir d'autres lois,
Et se transforme,
et suit nies poétiques doigts;
De rimes couronnée,
et légère et dansante,
En nombres mesurés
elle s'agite et chante.
Des antiques vergers
ces rameaux empruntés
Croissent sur mon
terrain mollement transplantés :
Aux troncs de mon
verger ma main avec adresse
Les attache, et
bientôt même écorce les presse.
De ce mélange
heureux l'insensible douceur
Donne à mes
fruits nouveaux une antique saveur.
Dévot adorateur
de ces maîtres antiques,
Je veux m'envelopper
de leurs saintes reliques.
Dans leur triomphe
admis, je veux le partager,
Ou bien de ma défense
eux-mêmes les charger.
Le critique imprudent,
qui se croit bien habile,
Donnera sur ma joue
un soufflet à Virgile,
Et ceci (tu peux
voir si j'observe ma loi),
Montaigne, il t'en
souvient, l'avait dit avant moi. »
(A.
Chénier, Epîtres, II).
|
Le poète
élégiaque.
Comme un Parny,
comme un Lebrun, comme beaucoup de poètes contemporains, Chénier
aime la poésie voluptueuse et raffinée, évocatrice,
pour un public blasé, de plaisir et d'amour, et il s'écrie
:
... Que
mes écrits, enfants de ma jeunesse,
Soient un code d'amour,
de plaisir, de tendresse.
(Elégie
à Lebrun).
Les
Élégies.
C'est dans ses Élégies
que Chénier se rapproche davantage de la manière poétique
de son temps. Les Élégies sont au nombre de quarante.
Chénier y chante ses amours, ses regrets,
sa mélancolie. Le style en est délicat,
précis, mais gâté par la périphrase et par la
mythologie. C'est souvent du style pseudo-classique. D'ailleurs, il est
très difficile d'y faire la part de la sincérité et
de l'imitation. Il y a là beaucoup de Tibulle,
de Properce et d'Ovide;
beaucoup aussi d'Antoine Bertin, de Colardeau,
de Parny. Cependant, quelques passages semblent bien exprimer la rêverie
profonde et la sensibilité frémissante.
Les
motifs traditionnels.
Il cherche l'élégance
dans les souvenirs mythologiques et dans les périphrases de ce genre
:
Et Poebus
du Cancer hôte ardent et rapide. (Elégies, I,12).
Si je vis, le soleil
aura passé deux fois
Dans les douze palais
où résident les mois. (Ibid., I, 11).
Il fait, d'après
Horace et comme ses contemporains, le rêve
d'une vie champêtre (Élégies,
I, 4). Il célèbre le plaisir selon l'habitude de la poésie
épicurienne (Élégies,
I, 1), etc.
L'émotion
personnelle.
Mais il est heureusement
soutenu par ses modèles grecs
et latins et l'on a parfois la satisfaction
de rencontrer des vers sincères, soit qu'il dise le charme de la
mélancolie pour le poète :
Il s'assied,
sur son sein laisse tomber sa tête.
Il regarde à
ses pieds, dans le liquide azur
Du fleuve qui s'étend
comme lui calme et pur,
Se peindre les coteaux,
les toits et les feuillages,
Et la pourpre en
festons couronnant les nuages.
(Elégies
I, 4).
soit que, préludant
à La Jeune Captive, il fasse ses adieux à la vie :
Je meurs.
Avant le soir, j'ai fini ma journée.
A peine ouverte
au jour, ma rose s'est fanée.
La vie eut bien
pour moi de volages douceurs;
Je les goûtais
à peine, et voilà que je meurs.
(Ibid., I,
9).
Le poète scientifique.
Comme Voltaire,
et d'accord avec le goût général pour les sciences,
il conçoit la possibilité d'une poésie scientifique
:
Tous les
arts sont unis : les sciences humaines
N'ont pu de leur
empire étendre les domaines
Sans agrandir aussi
la carrière des vers.
(L'Invention,
v. 115).
Que les poètes
renoncent donc désormais aux fictions de la fable pour célébrer
en vers les grandes découvertes :
Que leurs
vers, de Thétys respectant le sommeil,
N'aillent plus dans
ses flots rallumer le soleil;...
Et qu'enfin Calliope,
élève d'Uranie,
Montant sa lyre
d'or sur un plus noble ton,
En langage des dieux
fasse parler Newton.
(L'Invention,
v. 291).
L'Hermès.
André Chénier
ne voulait pas se contenter de ces imitations antiques. Qui sait? peut-être
même les considérait-il, lui qui n'en a rien publié,
comme des exercices, des essais par lesquels il se formait la main. S'il
eût vécu, nous ne les aurions peut-être plus; ou du
moins un grand nombre de ces admirables croquis eût disparu. En revanche,
nous aurions autre chose : un grand poème didactique sur la formation
et sur le système du monde, l'Hermès. Il s'agissait
pour le poète de donner une sorte de pendant au De natura
rerum de Lucrèce et expliquer en trois chants le monde, l'humain
isolé, l'humain en société, l'origine du monde et
des sociétés, en s'inspirant des théories de Buffon
et de Newton :
Souvent
mon vol, armé des ailes de Buffon,
Franchit avec Lucrèce,
au flambeau de Newton,
La ceinture d'azur
sur le globe étendue.
(Ch. III, prologue).
Il ne nous reste de
l'Hermès que des fragments. Mais il est possible d'en reconstituer
à peu près le plan. Nous disons à peu près,
parce que les critiques sont divisés sur ce point. Sainte-Beuve
n'y a vu que trois chants; Émile Faguet
croyait que nous en aurions eu cinq :
Chant Ier
: Formation de la terre (d'après la théorie de l'éternité
de la matière et des atomes); les grandes révolutions du
globe, apparition des végétaux et des animaux (du Buffon
en vers);
Chant II : Apparition
de l'homme, sa physiologie, sa psychologie; analyse des passions;
Chant Ill : Histoire
de la civilisation mythologique et religieuse; superstition, fanatisme,
guerres : tout cela raconté par un « sage magicien »
(Chénier se serait inspiré à la fois de Lucrèce,
de J.-J. Rousseau, et en général de l'Encyclopédie);
Chant IV : Histoire
de la civilisation scientifique et philosophique ; exposé de la
théorie du progrès;
Chant V : La civilisation
artistique.
Le fragment où
il expose la loi de l'attraction universelle peut donner une idée
de ce qu'aurait été cette poésie nouvelle :
Comme eux,
astre soudain, je m'entoure de feux;
Dans l'éternel
concert je me place avec eux
En moi leurs doubles
lois agissent et respirent;
Je sens tendre vers
eux mon globe qu'ils attirent;
Sur moi qui les
attire, ils pèsent à leur tour.
Musset, dans Rolla,
pour montrer cette sorte de poursuite des mondes les uns
par les autres,
a su trouver une image plus poétique : « J'aime, voilà
le mot que la nature entière, etc. »
Faguet pensait que
« ce poème eût été très vraisemblablement
le plus beau poème philosophique de toute la littérature
française ». Il est possible. Cependant, d'après les
fragments conservés, et malgré la beauté de quelques-uns,
l'Hermès eût été d'un style bien artificiel.
L'Invention.
On a conservé
un morceau qui devait servir de préface à l'Hermès,
et qui est intitulé l'Invention. C'est une théorie
de la poésie, forme et fond. Chénier,
qui a si bien imité et presque pastiché les Anciens, demande
qu'on renonce à imiter leurs sujets et leurs thèmes. Il faut
faire ce qu'ils feraient s'ils vivaient parmi nous, c'est-à-dire,
prendre les sentiments de notre temps, les inventions nouvelles; la
science a progressé, le domaine de l'humanité s'est en tous
sens étendu, et c'est là une matière que nous devons
à notre tour exploiter.
Mais, en revanche,
il faut aux anciens emprunter leur art, qui est parfait : Sur des pensers
nouveaux, taisons des vers antiques. Si Chénier veut dire par
là : des vers qui soient, en leur genre, aussi harmonieux et aussi
solides que ceux de l'Antiquité, et dignes de leur être comparés,
la théorie est excellente. Mais s'il entend, comme certains fragments
de l'Hermès peuvent le faire craindre, qu'il faut emprunter
aux anciens leurs images, leurs comparaisons et leur nomenclature mythologique,
c'est nous ramener au style composite de Ronsard et au merveilleux païen'
de Boileau.
-
L'invention
(extraits)
« Les coutumes
d'alors, les sciences, les moeurs
Respirent dans les
vers des antiques auteurs.
Leur siècle
est en dépôt dans Ieurs nobles volumes.
Tout a changé
pour nous, moeurs, sciences, coutumes.
Pourquoi donc nous
faut-il, par un pénible soin,
Sans rien voir près
de nous, voyant toujours bien loin,
Vivant dans le passé,
laissant ceux qui commencent,
Sans penser écrivant
d'après d'autres qui pensent,
Retraçant
un tableau que nos yeux n'ont point vu,
Dire et dire cent
fois ce que nous avons lu?
De la Grèce
héroïque et naissante et sauvage
Dans Homère
à nos yeux vit la parfaite image.
Démocrite,
Platon, Épicure, Thalès
Ont de loin à
Virgile indiqué les secrets
D'une nature encore
à leurs yeux trop voilée.
Torricelli, Newton,
Kepler et Galilée,
Plus doctes, plus
heureux dans leurs puissants efforts,
A tout notiveau
Virgile ont ouvert des trésors.
Tous les arts sont
unis : les sciences humaines
N'ont pu de leur
empire étendre les domaines
Sans agrandir aussi
la carrière des vers.
Quel long travail
pour eux a conquis l'univers!
Aux regards de Buffon,
sans voile, sans obstacles,
La terre ouvrant
son sein, ses ressorts, ses miracles;...
Aux changements
prédits, immuables, fixe,
Que d'une plume
d'or Bailly nous a tracés,
Aux lois de Cassini
les comètes fidèles;
L'aimant de nos
vaisseaux seul dirigeant les ailes;
Une Cybèle
neuve et cent mondes divers
Aux yeux de nos
Jasons sortis du sein des mers!
Quel amas de tableaux,
de sublimes images,
Naît de ces
grands objets réservés à nos âges!
Sous ces bois étrangers
qui couronnent ces monts,
Aux vallons de Cusco,
dans ces antres profonds,
Si chers à
la fortune et plus chers au génie,
Germent des mines
d'or, de gloire et d'harmonie.
Pensez-vous, si
Virgile ou l'aveugle divin;
Renaissaient aujourd'hui,
que leur savante main
Négligent
de saisir ces fécondes richesses,
De notre Pinde auguste
éclatantes largesses?
Nous en verrions
briller leurs sublimes écrits.
Qui que tu sois
enfin, ô toi, jeune poète,
Travaille, ose achever
cette illustre conquête.
De preuves, de raisons,
qu'est-il encor besoin
Travaille : un grand
exemple est un puissant témoin.
Montre ce qu'on
peut faire en le faisant toi-même.
Si pour toi la retraite
est un bonheur suprême,
Si chaque jour les
vers de ces maîtres fameux
Font bouillonner
ton sang et dressent tes cheveux,
Si tu sens chaque
jour, animé de leur âme,
Ce besoin de créer,
ces transports, cette flamme,
Travaille. A nos
censeurs c'est à toi de montrer
Tous ces trésors
nouveaux qu'ils veulent ignorer.
Il faudra bien les
voir, il faudra bien se taire,
Quand ils verront
enfin cette gloire étrangère
De rayons inconnus
ceindre ton front brillant.
Aux antres de Paros
le bloc étincelant
N'est aux vulgaires
yeux qu'une pierre insensible;
Mais le docte ciseau,
dans son sein invisible,
Voit, suit, trouve
la vie, et l'âme, et tous ses traits.
Tout l'Olympe respire
en ses détours secrets.
Là vivent
de Vénus les beautés souveraines;
Là des muscles
nerveux, là de sanglantes veines
Serpentent; là
des flancs invaincus aux travaux,
Pour soulager Atlas
des célestes fardeaux.
Aux volontés
du fer leur enveloppe énorme
Cède, s'amollit,
tombe; et de ce bloc informe
Jaillissent, éclatants,
des dieux pour nos autels;
C'est Apollon lui-même,
honneur des, immortels;
C'est Alcide vainqueur
des monstres de Némée;
C'est du vieillard
troyen la mort envenimée;
C'est des Hébreux
errants le chef, le défenseur;
Dieu tout entier
habite en ce marbre penseur.
Ciel! n'entendez-vous
pas de sa bouche profonde
Éclater cette
voix créatrice du monde?
Oh! qu'ainsi parmi
nous des esprits inventeurs
De Virgile et d'Homère
atteignent les hauteurs,
Sachent dans la
mémoire avoir comme eux un temple
Et sans suivre leurs
pas imiter leur exemple,
Faire, en s'éloignant
d'eux avec un soin jaloux,
Ce qu'eux-même
ils feraient s'il vivaient parmi nous
Que la nature seule,
en ses vastes miracles,
Soit leur Fable
et leurs dieux, et ses lois leurs oracles
Que leurs vers,
de Téthys respectant le sommeil,
N'aillent plus dans
ses flots rallumer le soleil;
De la cour d'Apollon
que l'erreur soit bannie,
Et qu'enfin Calliope,
élève d'Uranie,
Montant sa lyre
d'or sur un plus noble ton,
En langage des dieux
fasse parler Newton! »
(A
Chénier, L'Invention).
|
Le poète
politique.
Quand éclata
la Révolution, le temps n'était
plus aux spéculations théoriques. Le patriotisme ardent de
Chénier (Hymne à la France) s'émut. Il prend
part au mouvement politique et collabore aux journaux.
Les
Iambes.
Désormais
André Chénier se révèle poète au sens
le plus profond du mot, c'est-à-dire qu'il tire de sa sensibilité,
de ses colères, de ses indignations, des traits immortels et vengeurs.
A Saint-Lazare, il compose sans doute une élégie un peu fade,
la Jeune Captive; mais il écrit aussi ses Iambes, qui
sont de la satire lyrique. Il y a environ cent vers, qui ne sont, cette
fois, imités de personne, ni pour le fond ni pour la forme, et qui
sont l'impérissable chef-d'oeuvre d'un poète qui devenait
enfin lui-même. Tout y est beau. La protestation d'un esprit libre
et d'un coeur généreux y est fondée non pas sur des
opinions politiques, mais sur les droits essentiels de l'humain la liberté,
la dignité, la justice, la vertu sans épithète, celle
de tous les temps, parlent par la voix de ce citoyen emprisonné
et condamné par des « bourreaux barbouilleurs de lois ».
C'est alors l'indignation qui fait son vers :
Mourir sans
vider mon carquois!
Sans percer, sans
fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs
de lois.
Ces tyrans effrontés
de la France asservie,
Egorgée!
O mon cher trésor,
O ma plume! Fiel,
bile, horreur, dieux de ma vie!
Par vous seuls je
respire encor.
L'ironie y est généreuse;
elle cingle et châtie la lâcheté des amis, que cette
lâcheté même ne préservera pas. Le style (sauf
une périphrase un peu trop élégante sur l'heure),
y est franc, d'une simplicité robuste, d'une souplesse d'acier bien
trempé.
Appel
à la modération.
Partisan des idées
nouvelles, indigné sans doute, mais cependant modéré,
Chénier redoutait les excès. Dans le Jeu de Paume,
il passe en revue les principaux événements de la Révolution
et termine par des conseils de sagesse à l'adresse des hommes politiques.
Bienfaiteurs, leur dit-il,
Il vous
reste à savoir descendre... (XIV).
Ah! ne le laissez
pas [le peuple]
sans conseil et sans frein
Armant, pour soutenir
ses droits si légitimes,
La torche incendiaire
et le fer assassin
Venger la raison
par des crimes.
L'invective.
Il ne fut pas entendu.
Aussi déjà, dans l'Hymne sur les Suisses de Chateauvieux
qui s'étaient révoltés mais que l'on avait amnistiés
et que les Jacobins avaient fêtés, apparaît l'ironie
acerbe où se mêlent l'indignation contenue et le mépris,
quand il parle de
Ces héros
que jadis sur les bancs des galères
Assit un arrêt
outrageant
Et qui n'ont égorgé
que très peu de nos frères
Et volé que
très peu d'argent.
Dans les ïambes,
heureuse union du vers de douze et du vers de huit syllabes, c'est l'invective
clamée avec toute l'indignation d'un coeur généreux.
Quoi, nul
ne restera...
Pour descendre jusqu'aux
enfers
Chercher le triple
fouet, le fouet de la vengeance,
Déjà
levé sur ces pervers :
Pour cracher sur
leurs noms, pour chanter leur supplice,
Allons, étouffe
tes clameurs;
Souffre, ô
coeur gros de haine, affamé de justice,
Toi, Vertu! pleure
si je meurs.
(Dernières
poésies).
Chénier prépare
contre ces adversaires des satires dramatiques à la façon
d'Aristophane (Les
Initiés, Les Charlatans). Il applaudit au meurtre de Marat.
(À Charlotte
Corday).
Le poète
antique.
L'Antiquité
est partout dans les vers de Chénier. Poète politique, il
imite Archiloque et Aristophane;
poète didactique, il imite Lucrèce; poète élégiaque,
il imite les Grecs (Homère, Théocrite, les poètes
de l'Anthologie) et les Latins (Tibulle, Properce, Ovide,
Virgile). Mais il lui arrive aussi de faire des vers antiques sur des pensers
antiques, et il réalise alors, avec un rare bonheur, l'accord du
fond et de la forme.
Sa véritable
originalité, pour l'époque, c'est de prendre directement,
quelle que soit son inspiration, les anciens pour modèles. Sa dévotion
pour eux est aussi grande que celle de Ronsard, mais elle ne va pas jusqu'à
l'esclavage : elle est libre comme celle de La Fontaine (Epître
à Huet).
Tantôt
chez un auteur j'adopte une pensée;
Mais qui revêt
chez moi, souvent entrelacée,
Mes images, mes
tours, jeune et frais ornement;
Tantôt je
ne retiens que les mots seulement;
J'en détourne
le sens, et l'art sait les contraindre
Vers des objets
nouveaux qu'ils s'étonnent de peindre...
(Epître
à Lebrun).
Il est de son temps
par ses idées, de l'Antiquité par son art :
Sur des
pensers nouveaux faisons des vers antiques. (L'Invention).
Formule qui concilie
ses tendances diverses et que souligne dans le manuscrit cette remarque
: « Côtoyer toujours les Anciens ».
Les
Bucoliques et les Idylles.
C'est dans les Bucoliques
et les Idylles que l'on trouve le vrai Chénier, celui qui
a le sentiment exquis de l'antique, à la manière non pas
de Racine, mais de Ronsard. Encore manquait-il
à Ronsard le sens archéologique
et géographique de la Grèce; il en reproduisait surtout la
mythologie et les légendes. Chénier, sans en pénétrer
l'esprit ni la religion, s'est attaché aux paysages, aux lointains
harmonieux et purs, et surtout (car il n'emprunte guère que des
traits descriptifs à Homère, à Théocrite,
à l'Anthologie, et toujours sobres) aux attitudes, aux gestes,
aux personnages formant des groupes de bas-reliefs.
Parmi les plus célèbres
morceaux de ce genre, il faut citer : l'Aveugle (Homère,
après un dialogue avec des pasteurs de Scyros, chante... Et c'est
une occasion pour le poète de parcourir tous les thèmes de
l'ancienne poésie grecque); - le Mendiant (la fille de Lycus
prie son père de donner l'hospitalité à un mendiant
qu'elle a rencontré sur les bords du Crathis; ce mendiant raconte
ses aventures; il est le père de Lycus); - la Liberté
(dialogue entre un berger et un chevrier; le berger est esclave, et sa
condition lui pèse; il n'aime rien. C'est un des morceaux les plus
achevés de Chénier); - le Malade, histoire d'un jeune
homme qui meurt d'amour pour une jeune fille qu'il a aperçue; il
avoue son mal à sa mère, et celle-ci va chercher la jeune
fille qui l'épousera; - la Jeune Tarentine; - Néère,
etc.
Il y a de très
nombreuses imitations dans ces idylles,
et l'on pourrait dire que les moindres détails en sont empruntés.
Mais Chénier sait y exprimer des sentiments naturels, d'une façon
à la fois française et grecque. Il possède la mesure,
l'élégance, le sens de la beauté mystérieuse
des choses et des êtres.
Les
sujets.
Il recherche volontiers
des sujets conformes aux goûts de son temps. Les Idylles (Oaristys,
Mnasyle et Chloé, etc.) sont faites pour plaire aux imaginations
voluptueuses pour qui la fausse naïveté de la pastorale est
un charme de plus. Les préoccupations sociales y trouvent parfois
leur place dans des conversations entre bergers
Je n'y vois
qu'un sol dur, laborieux, servile,
Que j'ai, non pas
pour moi, contraint d'être fertile;
Où sous un
ciel brûlant je moissonne le grain,
Qui va nourrir un
autre et me laisse ma faim.
(La Liberté).
Tels autres poèmes,
comme Le Jeune Malade, La Jeune Tarentine, rappellent
l'attendrissement
facile, la sentimentalité fade dont témoignent la comédie
larmoyante, le drame,
l'oeuvre de Diderot, de Greuze
ou de Bernardin de
Saint-Pierre.
Les
tableaux.
Mais on croirait
que Chénier a vécu, lui aussi, sous le ciel lumineux de la
Grèce qui donne aux choses des contours si nets. Ses vers ont souvent,
comme dans ce tableau gracieux de l'Amour endormi, la précision
du bas-relief :
Je vis dès
que j'entrai sous cet épais bocage
Son arc et son carquois
suspendus au feuillage.
Sur des monceaux
de rose au calice embaumé
Il dormait. Un souris
sur sa bouche formé
L'entr'ouvrait mollement,
et de jeunes abeilles
Venaient cueillir
le miel de ses lèvres vermeilles.
(Epigrammes).
Ailleurs, c'est une
statue majestueuse et terrible, celle d'Hercule sur son bûcher de
l'Oeta :-
Hercule sur
Oeta
« OEta, mont
ennobli par cette nuit. ardente,
Quand l'infidèle
époux d'une épouse imprudente
Reçut de
son amour un présent trop jaloux,
Victime du centaure
immolé par ses coups!
Il brise tes forêts
: ta cime épaisse et sombre
En un bûcher
immense amoncelle sans nombre
Les sapins résineux
que son bras a ployés.
Il y porte la flamme;
il monte, sous ses pieds
Étend d'un
vieux lion la déppuille héroïque,
Et, l'oeil au ciel,
la main sur la massue antique,
Attend sa récompense
et l'heure d'être un dieu.
Le vent souffle
et mugit : le bûcher tout en feu
Brille autour du
héros, et la flamme rapide
Porte aux palais
divins l'âme du grand Alcide. »
(A.
Chénier, Idylles, XXII).
|
La
forme antique.
Partout sa fidélité
à ses modèles et sa connaissance de l'Antiquité donnent
l'impression de la Grèce. Ce sont les moeurs antiques : Homère
arrivant à Scyros et chantant ses poèmes (L'Aveugle),
la réception d'un hôte (Le Mendiant), des Bacchanales
(Bacchus). C'est surtout le langage grec. Chénier en garde
la simplicité. Voici la formule habituelle pour faire connaissance
:
Tu nous
diras ton nom, ta patrie et ton père. (Le Mendiant).
Il en rend les images
:
Le sort,
dit le vieillard, n'est pas toujours de fer. (L'Aveugle).
Et les héros
armés, brillant dans les campagnes
Comme un vaste incendie
aux cimes des montagnes... (Ibid.).
Il respecte les invocations.
La mythologie, alors, n'est pas un vain ornement; elle est la couleur nécessaire
du récit :
Si, comme
je le crois, belle dès ton enfance,
C'est le dieu de
ces eaux qui t'a donné naissance,
Nymphe, souvent
les voeux des malheureux humains
Ouvrent des immortels
les bienfaisantes mains.
(Le Mendiant).
Cette vérité
de couleur, que Chénier a due à son commerce direct avec
l'Antiquité, le met infiniment au-dessus de tous les poètes
qui l'entourent.
Chénier
précurseur.
Malgré tout,
André Chénier ressemble assez à ses contemporains
par ses goûts, ses idées et son style, puisqu'il n'a jamais
renoncé, jusque dans les derniers vers, à la périphrase,
pour que sa poésie n'apparaisse pas comme une heuresue surprise
à la fin du XVIIIe siècle.
Le
style pittoresque.
Pourtant les Romantiques
l'ont salué comme un précurseur. On le comprend parce que,
assez souvent, Chénier cherche l'épithète précise
qui fait image, il aime les noms étrangers pour leurs sonorités
évocatrices. Le passage suivant en fournit plusieurs exemples :
Les Ménades
couraient en longs cheveux épars
Et chantaient Evins,
Bacchus et Thyonie...
Et la voix des rochers
répétait leurs chansons;
Et le rauque tambour,
les sonores cymbales
Les hautbois tortueux,
et les doubles crotales
Qu'agitaient en
dansant sur ton bruyant chemin
Le faune, le satyre
et le jeune sylvain...
(Fragments, Bacchus).
Il y a là des
effets de pittoresque et d'harmonie vraiment nouveaux.
L'assouplissement
de l'alexandrin.
De plus, Chénier
manie l'alexandrin avec beaucoup de souplesse.
Il en varie les coupes, use fréquemment du rejet, bref, donne l'exemple
de quelques-unes des libertés romantiques. Dans cette lutte de Thésée
contre un centaure, on peut juger combien cette irrégularité
du rythme est imitative :
Lorsque
le fils d'Egée, invincible, sanglant,
L'aperçoit,
| à l'autel prend un chêne brûlant,
Sur sa croupe indomptée
avec un bruit terrible
S'élance,
| va saisir sa chevelure horrible,
L'entraîne,
| et quand sa bouche, | ouverte avec effort,
Crie,| il y plonge
ensemble et la flamme et la mort.
(L'Aveugle,
v. 246).
Conclusion.
Ces innovations
auxquelles on pourrait, du reste, opposer autant d'exemples où Chénier
reste soigneusement fidèle à la tradition, suffisent-elles
pour faire de Chénier un romantique avant l'heure? Non, quand même
on ajouterait que tel vers mélancolique des Élégies
a déjà l'accent lamartinien, ou qu'on sent dans les Iambes
un peu du souffle des Châtiments.
Par ses Poèmes antiques, Chénier serait plutôt
un classique à la manière de Ronsard; leur art impersonnel
et précis, d'une couleur vraie, annoncerait davantage la poésie
parnassienne. En réalité, toute affirmation est un peu hasardée.
Chénier n'a, peut-on dire, rien publié. Nous n'avons de sa
part que des essais avec des promesses d'un grand poète. Mais dans
quelle mesure les eût-il tenues? On ne peut dire si sa gloire a gagné
ou perdu à sa mort prématurée.
La poésie sous
la Révolution et l'Empire
Lebrun, M.-J. Chénier, Delille continuent
à versifier. Fontanes (1757-1829) se fait un nom à côté
d'eux. On compose même des épopées. Luce
de Lancival un Achille à Scyros, Baour
Lormian une Atlantide. Mais il suffit de retenir La Marseillaise
de Rouget de Lisle (1792), cri de l'enthousiasme national, les élégies
touchantes, la Chute des feuilles et le Poète mourant,
de Millevoye (1782-1816) et le recueil d'Etudes
poétiques de Chénedollé
(1769-1833) qui parut la même année que les Méditations
de Lamartine, où le sentiment trouve quelquefois une expression
délicate. On était encore trop près de l'épopée
révolutionnaire et napoléonienne pour pouvoir s'en inspirer.
Il faut qu'autour d'elle la légende se forme, et elle appartiendra
aux Romantiques. (E. Abry / Ch.-M. Des Granges). |
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