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Littérature française
La prose au XVIIe siècle
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De même que le XVIIe siècle se divise en deux règnes très différents l'un de l'autre, de même ses prosateurs peuvent se partager en deux générations. Les prosateurs de Louis XIII, plus indépendants, ont une grandeur plus personnelle, et ils donnent à leur époque beaucoup plus d'éclat qu'ils n'en reçoivent. Les prosateurs de Louis XIV, plus soumis à une commune discipline, semblent en général se plaire dans un concert unanime où chacun joue sa partie, et, tout grands qu'ils sont, doivent à cet ensemble je ne sais quoi de plus acheté.

Guez de Balzac et Voiture sont les rhéteurs habiles qui ont maintenu tant bien que mal la prose française au niveau des rapides progrès que faisaient les vers. Le premier tranchait quelquefois du grand et du sublime; il y a quelquefois atteint dans le Prince, et surtout dans le Socrate chrétien; ses Lettres manquent absolument de naturel. Le second, profitant du changement de la mode, se garda surtout de l'emphase, et plut beaucoup dans le style enjoué; il excellait dans les bagatelles de l'esprit, mais sa simplicité n'est pas moins factice que l'hyperbole de Balzac.
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Les fléaux de Dieu

« II devait périr cet homme fatal [Attila], il devait périr, dès le premier jour de sa conduite, par une telle ou une telle entre prise; mais Dieu se voulait servir de lui pour punir le genre humain et tourmenter le monde : la justice de Dieu se voulait venger et avait choisi cet homme pour être le ministre de ses vengeances. La raison concluait qu'il tombât d'abord par les maximes qu'il a tenues; mais il est demeuré longtemps debout par une raison plus haute qui l'a soutenu. II a été affermi dans son pouvoir par une force étrangère et qui n'était pas de lui, par une force qui appuie la faiblesse, qui anime la lâcheté, qui arrête les chutes de ceux qui se précipitent, qui n'a que faire des bonnes maximes pour produire les bons succès. Cet homme a duré pour travailler au dessein de la Providence. Il pensait exercer ses passions; il exécutait les arrêts du ciel. Avant que de se perdre, il a eu le loisir de perdre les peuples et les Etats, de mettre le feu aux quatre coins de la terre, de gâter le présent et l'avenir par les maux qu'il a faits et par les exemples qu'il a laissés [...].

Un peu d'esprit et beaucoup d'autorité, c'est ce qui a presque toujours gouverné le monde, quelquefois avec succès, quelquefois non, selon l'humeur du siècle, plus ou moins porté à endurer, selon la disposition des esprits, plus farouches ou plus apprivoisés. Mais il faut toujours en venir là. Il est très vrai qu'il y a toujours quelque chose de divin, disons davantage, qu'il n'y a rien que de divin dans les maladies qui travaillent les Etats. Ces dispositions, cette humeur, cette fièvre chaude de rébellion, cette léthargie de servitude, viennent de plus haut qu'on ne s'imagine. Dieu est le poète et les hommes ne sont que les acteurs. Ces grandes pièces qui se jouent sur la terre ont été composées dans le ciel, et c'est souvent un faquin qui en doit être l'Atrée ou l'Agamemnon. Quand la Providence a quelque dessein, il ne lui importe guère de quels instruments et de quels moyens elle se serve. Entre ses mains tout est foudre, tout est tempête, tout est déluge, tout est Alexandre, tout est César; elle peut faire par un enfant, par un nain, ce qu'elle fait par les géants, par les héros.

Dieu dit lui-même de ces gens-là « qu'il les envoie en sa colère, et qu'ils sont les verges de sa fureur ». Mais ne prenez pas ici l'un pour l'autre : les verges ne piquent ni ne mordent d'elles-mêmes, ne blessent ni ne frappent toutes seules; c'est l'envie, c'est la colère, c'est la fureur qui rendent les verges terribles et redoutables.

Cette main invisible, ce bras qui ne paraît pas, donne les coups que le monde sent; il y a bien je ne sais quelle hardiesse qui menace de la part de l'homme; mais la force qui accable est toute de Dieu. »
 

. (Guez de Balzac, Le Socrate chrétien, VIII).

Après les rhéteurs, et même avant qu'ils ne fussent retirés de la scène, la prose eut ses maîtres. Le Discours de la méthode de Descartes, contemporain du Cid (1637), fut aussi un grand événement, mais dont le bruit ne se répandit que de proche en proche. Sans doute le XVIIe siècle s'y reconnut mais après coup; il y retrouvait ce qui fait son caractère, une sage transaction, non pas entre l'autorité, comme on le dit souvent, mais entre les grandes vérités qu'elle avait enseignées jusque-là, et la raison humaine. Descartes, quoi qu'on dise, dédaigne, et, sur le terrain où il était, devait dédaigner les Anciens. II est ennemi de l'autorité, mais il la supplée aussitôt, et sa haute raison ressaisit d'une main ce que de l'autre il nous faisait perdre. Descartes a une grandeur sereine qui est celle des sages de Lucrèce, et il ne faut pas chercher, même dans son livre des Passions, une âme qui sente bien vivement, ni un coeur qui batte à l'unisson de notre faiblesse ou de nos passions humaines.

Beaucoup d'âme et un grand coeur, voilà ce qui respire dans les Provinciales et dans les Pensées, et ce qui en fait des chefs-d'oeuvre d'éloquence; voilà aussi ce qui assure à Pascal le mérite presque sans partage d'avoir fixé la langue et la prose françaises. II faut avoir été populaire, avoir ému le coeur d'une nation, pour donner à sa parole, et pour ainsi dire à sa lèvre, le pli qu'elle gardera perpétuellement. Cartésien dans la Préface pour un traité du vide, ou Discours sur l'autorité, simple moraliste et encore mondain dans le Discours sur l'amour, Pascal est purement chrétien et théologien dans ses deux grands ouvrages, quoique le jansénisme y soit visible. En admirant la satire, la comédie, la hauts éloquence répandues dans les Provinciales contre les ennemis de Port-Royal, l'ironie et le pathétique tour à tour prodigués contre les partisans d'une morale relâchée, en se laissant aller à ce vaste courant des Pensées, fortes ou sublimes, ou touchantes, ou délicates, mais toujours profondes, que ses amis publièrent après sa mort, et qui étaient destinées à former une grande apologie de la foi chrétienne, on ne songe plus que Pascal écrit à Port-Royal , on oublie qu'il est d'un parti, on ne voit que le bon sens, la vertu, la vérité qui sont opprimées, et dont il est le champion. 

De Pascal à La Rochefoucauld, si l'on regarde au point de départ, il y a tout un monde; si l'on regarde au terme où ils sont arrivés, il semble qu'il n'y ait que la largeur d'un salon, celui de Mme de Sablé, par exemple. Le terrain commun du janséniste et du frondeur désabusé, c'est la faiblesse et la misère de l'humain; seulement, La Rochefoucauld, qui reste philosophe et mondain, ne peut sortir de ce mépris et de cette abjection de l'homme livré tout entier à l'amour de soi; Pascal, qui est tout chrétien, rachète cet abaissement de l'humanité en la relevant du côté de Dieu. Les Maximes de La Rochefoucauld et les Pensées de Pascal ont donc un point de contact en morale; mais celles-ci s'appuient à l'Évangile, qui est tout sentiment; celles-là ne manquent pas de jugement, mais elles s'appuient à la morale de l'esprit, c.-à-d. à un système, à un rôle, à un besoin d'être admiré.

Si La Rochefoucauld se présente naturellement avec Pascal comme moraliste, il amène avec lui, comme auteur de Mémoires, son rival le cardinal de Retz, moins grand écrivain, mais bien supérieur à lui comme historien et comme politique. La Fronde tout entière respire en quelque sorte sous la plume hardie de ce cardinal sans préjugés, tour à tour audacieuse ou mesquine, travaillée d'un besoin redoutable de révolutions, ou se rapetissant dans les plus misérables intrigues. Retz est un nouveau Salluste; il est le chef de notre école historique, tant que nous eûmes plutôt des mémoires que des histoires proprement dites. 
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Le cardinal de Retz par La Rochefoucauld

« Paul de Gondi, cardinal de Retz, a beaucoup d'élévation, d'étendue d'esprit, et plus d'ostentation que de vraie grandeur de courage. Il a une mémoire extraordinaire; plus de force que de politesse dans ses paroles; l'humeur facile; de la docilité et de la faiblesse à souffrir les plaintes et les reproches de ses amis; peu de pitié; quelques apparences de religion. Il paraît ambitieux sans l'être. La vanité et ceux qui l'ont conduit lui ont fait entreprendre de grandes choses, presque toutes opposées à sa profession. Il a suscité de grands désordres de l'État, sans avoir un dessein formé de s'en prévaloir; et, loin de se déclarer ennemi du cardinal Mazarin pour occuper sa place, il n'a pensé qu'à lui paraître redoutable, et à se flatter de la fausse vanité de lui être opposé. Il a su néanmoins profiter avec habileté des malheurs publics pour se faire cardinal. Il a souffert sa prison avec beaucoup de fermeté, et n'a dû sa liberté qu'à sa hardiesse. La paresse l'a soutenu avec gloire durant plusieurs années dans l'obscurité d'une vie errante et cachée. Il a conservé l'archevêché de Paris contre la puissance du cardinal Mazarin; mais, après la mort de ce ministre, il s'en est démis, sans connaître ce qu'il faisait, et sans prendre cette conjecture pour ménager les intérêts de ses amis et les siens propres. Il est entré dans divers conclaves, et sa conduite a augmenté toujours sa réputa-. tion. Sa pente naturelle est l'oisiveté; il travaille néanmoins avec activité dans les affaires qui le pressent, et il se repose avec nonchalance quand elles sont finies. Il a une grande présence d'esprit et sait tellement tourner à son avantage les occasions que la fortune lui offre qu'il semble qu'il les ait prévues et désirées. Il aime à raconter. Il veut éblouir indifféremment tous ceux qui l'écoutent par des aventures extraordinaires, et souvent son imagination lui fournit plus que sa mémoire. Il est faux dans la plupart de ses qualités, et ce qui a le plus contribué à sa réputation est de savoir donner un beau jour à ses défauts. Il est insensible à la haine et à l'amitié, quelque soin qu'il ait pris de paraître occupé de l'une ou de l'autre. Il est incapable d'envie et d'avarice, soit par vertu, soit par inapplication. Il a plus emprunté de ses amis qu'un particulier ne pouvait espérer de leur pouvoir rendre; il a senti de la vanité à trouver tant de crédit et à entreprendre de s'acquitter. Il n'a point de goût ni de délicatesse; il s'amuse à tout et ne se plaît à rien. Il évite avec adresse de laisser pénétrer qu'il n'a qu'une légère connaissance de toutes choses. La retraite qu'il vient de faire est la plus éclatante et la plus fausse action de sa vie; c'est un sacrifice qu'il fait à son orgueil, sous prétexte de dévotion : il quitte la cour, où il ne peut s'attacher, et il s'éloigne du monde, qui s'éloigne de lui. »
 

(La Rochefoucauld, Mémoires).
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La Rochefoucauld par le cardinal de Retz

« Il y a toujours eu du je ne sais quoi en tout M. de La Rochefoucauld. Il a voulu se mêler d'intrigues dès son enfance, et dans un temps où il ne sentait pas les petits intérêts, qui n'ont jamais été son faible, et où il ne connaissait pas les grands, qui d'un autre sens n'ont pas été son fort. Il n'a jamais été capable d'aucune affaire, et je ne sais pourquoi, car il avait des qualités qui eussent suppléé en tout autre celles qu'il n'avait pas. Sa vue n'était pas étendue, et il ne voyait pas même tout ensemble ce qui était à sa portée; mais son bon sens, et très bon dans la spéculation, joint à sa douceur, à son insinuation et à sa facilité de moeurs qui est admirable, devait compenser plus qu'il n'a fait le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une irrésolution habituelle, mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution. Elle n'a pu venir en lui de la fécondité de son imagination, qui n'est rien moins que vive; je ne la puis donner à la stérilité de son jugement; car, quoiqu'il ne l'ait pas exquis dans l'action, il a un bon fonds de raison. Nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n'en connaissions pas la cause. Il n'a jamais été guerrier, quoiqu'il fût très soldat. Il n'a jamais été par lui-même bon courtisan, quoiqu'il ait eu toujours bonne intention de l'être. Il n'a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et de timidité que vous lui voyez dans la vie civile s'était tourné dans les affaires en air d'apologie; il croyait toujours en avoir besoin ce qui, joint à ses Maximes, qui ne marquent pas assez de foi à la vertu, et à sa pratique, qui a toujours été de chercher à sortir des affaires avec autant d'impatience qu'il y était entré, me fait conclure qu'il eût beaucoup mieux fait de se connaître et de se réduire à passer, comme il l'eût pu, pour le courtisan le plus poli et pour le plus honnête homme, à l'égard de la vie commune, qui eût paru dans son siècle. »
 

(Cardinal de Retz, Mémoires).

Mézerai est un annaliste qui ne manque ni de style, ni même d'éloquence; mais il rédige plutôt qu'il ne raconte l'Histoire de France. Saint-Réal qui vint après, mais pour ainsi dire en retard, est un historien d'Académie qui veut plaire. En écrivant la Conjuration contre Venise et d'autres-ouvrages de ce genre, il n'a cherché que les curiosités de l'histoire; il les a grossies au besoin; son mérite principal est d'avoir laissé des modèles de narrations et de discours. Les matériaux de histoire étaient aux mains de quelques grands seigneurs; il fallait encore un demi-sicle pour les laisser parvenir aux mains de la nation; la France dut attendre jusque-là un véritable historien.

L'Église et la Cour renferment à peu près tous les grands écrivains en prose de la seconde moitié du XVIIe siècle; en dehors de cet ordre et de ce concert général qui ne s'est jamais retrouvé depuis, on aperçoit à peine quelques divergences, quelques écrivains du second rang, tels que Bayle, le publiciste sceptique de la tolérance, auteur d'un Dictionnaire unique, puisqu'il est amusant, et Saint-Évremond, exilé d'abord, puis séjournant par goût en Angleterre, dans une atmosphère qui convenait mieux à sa libre pensée, pur philosophe au milieu d'un siècle chrétien. Il n'a guère fait que des opuscules, tous curieux et nouveaux; mais il a l'honneur, dans ses Réflexions sur l'histoire romaine, d'avoir indiqué la route à Montesquieu. Quatre grands noms sont le magnifique tribut de l'Eglise à la littérature française : Bossuet, Bourdaloue, Fénelon, Massillon. Les deux premiers sont placés au centre même de l'ordre établi, et ne semblent pas soupçonner que le siècle puisse changer; les deux derniers voient au delà, et ils ont les yeux tournés vers l'avenir.

Entre les écrivains culminants de cette littérature, Bossuet est l'écrivain qui possède au plus haut degré la puissance créatrice. II crée sa langue et sa pensée, sans efforts, sans lassitude, portant la vie et le rajeunissement partout où il porte la main; semblable à la Nature elle-même dont l'enfantement n'est jamais pénible, ni fiévreux, il se sert des moyens les plus simples, de ce qui est commun et à la portée de tous; il transforme et il féconde. De là ce bon sens profond qui n'abandonne pas plus son génie que le corps ne peut quitter l'âme dont il est l'instrument. Nul n'est plus pénétré des idées particulières de son siècle, et cependant nul n'est plus rempli des vues générales qui sont le patrimoine de la raison humaine. En philosophie, son traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, qui a des pages admirables et toujours neuves, est exempt d'ambition comme il est affranchi de tout système. En politique, il corrige tout naturellement, et sans avoir l'air de faire un sacrifice, les illusions du droit divin qui lui dictaient la Politique tirée de l'Ecriture sainte

En histoire, il semble que l'édifice de sa doctrine sur la Providence doive crouler sous le poids des connaissances accumulées depuis par tant de mains savantes; et cependant le système du philosophe chrétien est chez lui si peu excessif, il a tant de lumières et de juste raison sur les faits purement humains, que la beauté du Discours sur l'histoire universelle n'en est nullement entamée. En matière religieuse, nous pensons aujourd'hui autrement que lui sur la liberté, et cependant rien ne languit pour le lecteur dans l'Histoire des Variations ni dans les Avertissements aux protestants. Mais c'est comme orateur de l'Église, dans ses Sermons et ses Oraisons funèbres, qu'il est parfaitement grand et, en peut Ie dire, incomparable. Dans celles-ci il est tellement supérieur, que non seulement il a fait oublier tout ce qui l'a pu précéder, et effacé d'avance tout ce qui pouvait venir après lui, mais que le genre tout entier se résume et se termine en lui seul. Si ce haut génie n'avait été donné au règne de Louis XIV pour rabattre l'orgueil de la grandeur humaine dans la poussière des tombeaux, au moment inévitable où la mort les oeuvre, quelque chose, eût manqué à l'éclat suprême de ce siècle. Mais Bossuet et le règne de Louis XIV ont emporté avec eux l'oraison funèbre. Dans les Sermons, il n'est pas seulement plus élevé que les autres orateurs, il a comme un caractère public, et son langage a le ton de l'autorité. C'est d'abord que Bossuet, n'aimant que l'ordre établi et la chose jugée, n'accorde rien à son sens individuel; c'est aussi que de tous les orateurs de la chaire, seul il tient tête aux circonstances du temps, des lieux, des personnes; il improvise, enfin, suivant le besoin du moment, et n'apporte pas en chaire des Sermons, des Avents, des Carêmes tout entiers préparés, appris d'avance.

Bourdaloue parle de moins haut : sa mission toute pratique se borne à instruire, à convaincre, à pousser les consciences dans leurs derniers retranchements. De là les portraits, les allusions même qui lui échappent. Aucun caractère d'autorité publique; il parle avec l'humble simplicité du religieux dans un siècle mondain, où cependant il y avait une place considérable pour le ministère de la parole spécialement exercé par quelques ordres célèbres. Comme son champ, celui de la conscience, est très vaste, il est permis à Bourdaloue d'être, pour ainsi dire toujours le même, et d'arriver armé d'avance et de toutes pièces. Ce sont les armes de la logique; rarement il émeut, plus rarement encore il s'adresse à l'imagination : ses discours sont une construction savante dont il détaille le mécanisme à ses auditeurs en provoquant sans cesse leur attention. Il put ainsi fournir une carrière de trente ans, trente ans d'une influence calme, mais profonde, sous l'abri d'une autorité politique et religieuse incontestées.

Sans nous arrêter a l'esprit agréable, mais trop fleuri, de Fléchier, qui gagna son siècle par les oreilles, Fénelon inaugure un temps où il fallut séduire les coeurs indociles ou gâtés; la pente de son esprit et le charme naturel de son talent et de sa personne se prêtèrent à cette nouvelle entreprise. Par goût et par penchant, il s'efforça d'améliorer, de perfectionner la religion catholique comme la politique traditionnelle. II devait échouer dans la première; le sort ne permit pas l'épreuve de ses idées dans la seconde. Mais où il n'échoua pas, c'est dans le besoin d'être populaire, disons mieux, d'être aimé. Captivant les générations nouvelles, non moins par son indulgence et son humanité que par une tendance visible vers les idées de progrès, il résolut dans ses écrits le difficile problème de faire goûter le christianisme par le XVIIIe siècle. Comme ministre de l'Évangile, il pratiqua, ainsi que Bossuet et plus encore que lui, l'habitude d'improviser suivant l'inspiration du moment. Nous n'avons de lui que deux sermons, mais d'une grande beauté. Ses Maximes des Saints compromirent sa réputation de théologien. Sa philosophie, dans le Traité de l'existence de Dieu, est le cartésianisme, mais devenu sensible et populaire, et revêtu de toutes les grâces de son imagination. Sa politique, dans l'Examen pour la conscience d'un roi et dans plusieurs autres opuscules, est une sorte d'aristocratie libérale, mais tempérée surtout d'esprit chrétien. Elle est morale et généreuse, mais aussi mêlée de chimères dans son Télémaque, roman épique, destiné à l'éducation du duc de Bourgogne. Cet ouvrage, on respirent à la fois le christianisme et l'amour de l'Antiquité, Homère et l'Evangile, est souvent, par la force des choses plutôt que par un dessein de l'auteur, la satire vivante du règne de Louis XIV. Dans la querelle des Anciens et des Modernes, le parti embrassé par Fénelon n'est pas douteux. Sa Lettre à l'Académie et ses Dialogues sur l'éloquence sont des monuments achevés, surtout la première, destin goût ennemi du faux esprit, et un heureux retour vers ce qu'il appelait "l'aimable simplicité du monde naissant. "

Massillon fut un orateur plus heureux encore que Fénelon, s'il est, comme le dit Voltaire, le prédicateur qui connut le mieux le monde. Mais il connut aussi "ce que l'air de Versailles avait d'amollissant". La reproduction fidèle de l'image de la société, les peintures morales, sont le triomphe de Massillon. Il obtenait par la puissance de l'émotion ce que Bossuet imposait par l'autorité du dogme, et il regagnait par la force d'une impression générale le consentement que Bourdaloue arrachait de la conscience individuelle ébranlée et désarmée. Mais si l'oeuvre de Massillon sentait l'homme de cour et l'homme d'esprit, les résultats en étaient précaires, sans durée; et les moyens humains y étaient plus visibles. II s'adressait davantage à la sensibilité du intiment, à l'esprit du temps. Ses divisions trop subtiles et sa phrase trop ornée soit quelquefois un tribut payé à un goût qui touche à la décadence.

De l'Eglise il faut passer à la Cour pour trouver de grands prosateurs, à moins qu'on ne veuille accorder une place dans ce rang suprême à Malebranche, dont la belle imagination a donné à la prose française un rare écrivain de plus, sans donner à la philosophie un esprit vraiment original; à Arnauld, le vigoureux et infatigable champion de la polémique janséniste, et aussi le modèle de cette prose grave, mais austère avec prolixité, de Port-Royal; enfin à Nicole, qui est sorti quelquefois de ces doctes et pieuses longueurs par des opuscules excellents, les meilleurs et les plus populaires de ses Essais de morale.

Mme de Sévigné, La Bruyère, Saint-Simon, trois prosateurs de premier ordre, ont vu la cour, y ont vécu plus ou moins, en ont fait des peintures sans lesquelles tout un coté de la culture française et de sa vie surabondante dans un siècle admirable tout serait voilé. 

Curieuse sans passion, honnête sans pruderie, lettrée sans préciosité, spirituelle, éloquente sans apprêt, Mme de Sévigné, dans ses charmantes Lettres, ne connaît, après le plaisir d'adorer sa fille et d'épargner pour ses enfants, que ce de jouir d'une société élégante, polie, simple  avec noblesse, la société du meilleur temps de Louis XIV, et celui de communiquer à ses correspondants et à nous-mêmes une part de son plaisir. 
 

Lettre de la marquise de Sévigné à M. de Coulanges
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Aux Rochers, 26 juillet 1671.
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« Ce mot sur la semaine est par-dessus le marché de vous écrire seulement tous les quinze jours, et pour vous donner avis, mon cher cousin, que vous aurez bientôt l'honneur de voir Picard; et comme il est frère du laquais de madame de Coulanges, je suis bien aise de vous rendre compte de mon procédé. Vous savez que madame la duchesse de Chaulnes est à Vitré; elle y attend le duc, son mari, dans dix ou douze jours, avec les États de Bretagne; vous croyez que j'extravague : elle attend donc son mari avec tous les Etats, et, en attendant, elle est à Vitré toute seule, mourant d'ennui. Vous ne comprenez pas que cela puisse jamais revenir à Picard elle meurt donc d'ennui; je suis sa seule consolation, et vous croyez bien que je l'emporte d'une grande hauteur sur mesdemoiselles de Kerbone et de Kerqueoison. Voici un grand circuit, mais pourtant nous arriverons au but. Comme je suis donc sa seule consolation, après l'avoir été voir, elle viendra ici, et je veux qu'elle trouve mon parterre et mes allées nettes, ces grandes allées que vous aimez. Vous ne comprenez pas encore où cela peut aller. Voici une autre petite proposition incidente : vous savez qu'on fait les foins; je n'avais pas d'ouvriers; j'envoie dans cette prairie, que les poètes ont célébrée, prendre tous ceux qui travaillaient, pour venir nettoyer ici : vous n'y voyez encore goutte; et, en leur place, j'envoie tous mes gens faner. Savez-vous ce que c'est que faner? Il faut que je vous l'explique : faner est la plus jolie chose du monde, c'est retourner du foin en batifolant dans une prairie; dès qu'on en sait tant, on sait faner. Tous mes gens y allèrent gaiement; le seul Picard vint me dire qu'il n'irait pas, qu'il n'était pas entré à mon service pour cela, que ce n'était pas son métier, et qu'il aimait mieux s'en aller à Paris. Ma foi! la colère me monte à la tête. Je songeai que c'était la centième sottise qu'il m'avait faite; qu'il n'avait ni coeur, ni affection; en un mot la mesure était comble. Je l'ai pris au mot, et quoi qu'on m'ait pu dire pour lui, je suis demeurée ferme comme un rocher, et il est parti. C'est une justice de traiter les gens selon leurs bons ou mauvais services. Si vous le revoyez, ne le recevez point, ne le protégez point, ne me blâmez point, et songez que c'est le garçon du monde qui aime le moins à faner, et qui est le plus indigne qu'on le traite bien.

Voilà l'histoire en peu de mots. Pour moi, j'aime les narrations où l'on ne dit que ce qui est nécessaire, où l'on ne s'écarte point ni à droite ni à gauche, où l'on ne reprend point les choses de si loin, enfin je crois que c'est ici, sans vanité, le modèle des narrations agréables.. »
 

(M. de Sévigné, Lettres).

La Bruyère, philosophe par vocation et solitaire par goût, connut le monde de Versailles et l'étudia au moment où commençait le déclin de cette grande époque. Dans ses Caractères, imitation apparente de Théophraste, mais, en réalité, vaste tableau d'après l'original, aucun abaissement ne lui échappe, si ce n'est celui de la royauté. La ville, la cour, les grands, les riches, ou plutôt les enrichis, les modes, l'état même des lettres et le niveau des croyances, tel est le champ qu'il a ouvert lui-même à son ingénieuse, mais sobre pénétration. Nous sommes déjà loin du contentement universel qui sétale dans Sévigné. Écrivain plus apprêté, il poursuit l'effet littéraire; mais s'il n'appartient plus entièrement par le style à la grande époque, il est encore par l'esprit un moraliste du régne de Louis XIV, et il regrette plutôt le passé qu'il n'a confiance dans l'avenir.

Le mécontentement éclate sans mesure dans Saint-Simon, qui écrivait dans le secret de la solitude pour le temps où le prestige de la royauté et de cette société brillante qui l'entourait serait tombé. Assez d'écrivains se sont chargés de choisir dans le grand siècle ce qu'il y a de glorieux et d'utile pour la nation : Saint-Simon a pris le soin d'écrire toutes les vérités. Ses jugements ne sont pas les arrêts d'un juge, pas même les réquisitoires d'un accusateur public, mais les médisances violentes d'un témoin passionné. Sa plume n'a pas plus de frein que sa colère, et il jette ses portraits sur la toile avec une véritable fureur. Par là il a conquis une place unique dans la littérature française, car il a le style aussi déchaîné que la passion. II a fallu un renouvellement du goût et la grande liberté de jugement littéraire, pour mettre à son vrai prix et au rang très haut qu'elle mérite cette prose étincelante et fougueuse, sur laquelle n'a passé ni la symétrie de Fléchier, ni la sévérité de Bourdaloue, ni l'harmonie de Massillon, ni la concision de Montesquieu, ni la majesté de Buffon, ni la rapidité de Voltaire. (R.).

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