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Littérature mondaine et peinture de moeurs |
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On peut grouper
dans un même chapitre un certain nombre de gens du monde comme La
Rochefoucauld, le cardinal de Retz, Mme de Sévigné, qui furent
en relations pendant leur vie et qui, en littérature, amateurs plutôt
que professionnels, marquent le passage de la préciosité
à l'art classique. On y ajoutera des auteurs qui, à la suite
de La Rochefoucauld, se sont consacrés à la peinture
de moeurs comme La Bruyère et Saint-Simon.
La RochefoucauldFrançois VI, d'abord prince de Marcillac, puis duc de La Rochefoucauld (1613-1680), fit ses débuts à la cour en intriguant contre Richelieu. Il n'obtint pas d'Anne d'Autriche, régente, la récompense qu'il espérait; et, entraîné par la duchesse de Longueville, il prit une part active à la Fronde. Blessé au combat du faubourg Saint-Antoine, déçu dans ses amours et ses ambitions, il renonça définitivement à la politique pour « la conversation des honnêtes gens, un des plaisirs qui le touchaient le plus ». (Portrait de La Rochefoucauld par lui même). Lié avec Mme de Sablé, Mme de La Fayette, Mme de Sévigné, il coula une paisible mais triste vieillesse.Ses oeuvres comprennent ses Mémoires (1662) et ses Maximes (1665). Rédigées dans le salon de Mme de Sablé, celles-ci eurent de son vivant cinq éditions (1665, 1666, 1671, 1675, 1678), toutes remaniées et augmentées. Dans les dernières la pensée, peut-être sous l'influence de Mme de La Fayette, est adoucie par des souvent, des presque, etc. Les Maximes.
Maximes
précieuses.
La constance en amour est une inconstance perpétuelle qui fait que notre coeur s'attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons (CLXXV).Maximes personnelles. Il en est où l'on sent encore une blessure secrète plus ou moins cicatrisée. On pense aux relations de La Rochefoucauld et de Mme de Longueville quand on lit : Si on juge de l'amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu'à l'amitié (LXXII).C'est l'adversaire malheureux de Richelieu et de Mazarin qui ne veut voir aux grands effets que de petites causes, et qui ne croit pas aux grands hommes : Ces grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux sont représentées par les politiques comme les effets des grands desseins, au lieu que ce sont d'ordinaire les effets de l'humeur et des passions (VII).La théorie de l'amour-propre. De ces boutades multipliées La Rochefoucauld a tiré un système général : il n'y a dans le monde qu'amour-propre et intérêt : L'amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs (II). Les vertus se perdent dans l'intérêt comme les fleuves dans la mer (CLXXI).L'analyse des vertus. Son analyse impitoyable nous montre « les vices qui entrent dans la composition des vertus » (CLXXII). La sincérité. - La sincérité est une ouverture de coeur. On la trouve en fort peu de gens; et celle que l'on voit d'ordinaire n'est qu'une fine dissimulation pour attirer la confiance des autres (LXIl).Le travail du style. Rien ne saurait mieux faire comprendre ce que la langue française doit de nuances et de précision à ce goût mondain de l'analyse et des maximes que de voir, dans ses variantes, La Rochefoucauld à la recherche de l'expression juste, concise et abstraite. Un seul exemple suffira :
Le cardinal de RetzPaul de Gondi, cardinal de Retz (1614-1679), eut une vie très mouvementée où l'ambition d'arriver premier ministre met pourtant de l'unité. Entré dans les ordres par contrainte, il acheta le chapeau de cardinal et tâcha de renverser Mazarin par la Fronde : il ne réussit qu'à se faire emprisonner à Vincennes. Il s'évade, et, après la mort de Mazarin, s'applique à rendre des services à Louis XIV : il obtint sa grâce, des abbayes même, après qu'il se fut démis de l'archevêché de Paris; mais pas la moindre influence politique. Dès lors il vécut dans une retraite digne, entouré d'amis et d'écrivains, comme Mme de Sévigné, Boileau, Molière.Ses oeuvres se composent d'un ouvrage de jeunesse : La conspiration de Fiesque, de Sermons, de Lettres et surtout des Mémoires qu'il rédigea seulement à partir de 1671 et qui ne parurent qu'en 1717. Ces Mémoires ne peuvent être consultées qu'avec beaucoup de circonspection par les historiens, car la vérité s'y trouve plus d'une fois déguisée. Pourtant la Fronde y revit tout entière comme une pièce ingénieusement machinée par le plus habile des metteurs en scène. (On peut lire sur la même époque les Mémoires de Mme de Motteville, médiocre écrivaine (1621-1689). La pénétration
politique.
Les
portraits.
Aussitôt qu'ils trouvent jour pour en sortir [...] ils sont si surpris, si aises et si emportés, qu'ils passent tout d'un coup à l'autre extrémité, et que, bien loin de considérer les révolutions comme impossibles, ils les croient faciles. (Ibid., Ile partie, t. I).Il savait aussi qu'il faut à la tête d'un parti un grand nom. Voilà pourquoi dans un grand discours de ses Mémoires qui fait songer à ceux que les historiens anciens mettent dans la bouche de leurs personnages, il s'attache à entraîner définitivement Condé dans la révolte : Votre Altesse n'empêchera pas par la force des armes les suites du malheureux état que je vous marque et dont nous ne sommes peut-être que trop proches. Elle voit que le parlement même a peine à retenir les peuples qu'il a éveillés; elle voit que la contagion se glisse dans les provinces [...]. Tout branle, et votre Altesse seule est capable de fixer ce mouvement par l'éclat de sa naissance, par celui de sa réputation, et par la persuasion générale où l'on est qu'il n'y a qu'Elle qui puisse y remédier. (IIe partie, t. II).La peinture dramatique. Cette extraordinaire personnalité qui se joue à l'aise au milieu des aventures politiques suffirait à expliquer l'intérêt des Mémoires de Retz. Mais ils séduisent aussi par la vie intense qui les anime. Variété
des scènes.
Vie
du récit.
Quand je fus dans la grande salle, je montai sur un banc de procureur, et ayant fait un signe de la main, tout le monde cria silence pour m'écouter [...]. Il me fallut jouer en un quart d'heure trente personnages tout différents. Je menaçai, je caressai, je commandai, je suppliai; enfin comme je crus me pouvoir au moins assurer de quelques instants, je revins dans la Grande Chambre, où je pris Monsieur le Premier Président que je mis devant moi en l'embrassant; M. de Beaufort en usa de la même manière avec M. le Premier Président de Mesme, et nous sortîmes ainsi avec le Parlement en corps, les huissiers à la tête (t. Il). Les correspondances au XVIIe siècleCauses de leur développement.A partir du XVIIe siècle, en France, deux causes principales interviennent pour multiplier les correspondances et leur donner un intérêt général et littéraire. L'organisation
des postes.
L'esprit
de société.
Intérêt
des Correspondances.
Parmi les épistoliers du XVIIe siècle, nous rencontrons d'abord Guez de Balzac et Voiture, deux des écrivains qui ont brillé à l'Hôtel de Rambouillet. Mais de toutes ces correspondances, celle qui a le plus de charme et de valeur est la correspondance de Mme de Sévigné. Guez de Balzac.
Lettres
de Balzac.
Son
éloquence. Ses Idées.
D'autre part, on est injuste envers lui, quand on lui refuse des idées, et quand on en fait un phraseur. Les lettres de Balzac frappent, au contraire, par la profondeur et par la beauté des idées générales. Il n'est guère de questions qu'il ne sache élever et soutenir par la philosophie, la morale et la religion. Comme critique, il a écrit d'excellentes pages; et ses dissertations à Mme de Rambouillet sur les Romains, comme sa lettre à Corneille, nous prouvent qu'il a le sens de la véritable histoire. Il voulut, d'ailleurs, prouver qu'il était capable d'écrire des ouvrages de plus longue haleine. Il donna le Prince, éloge indirect de Louis XIII; Aristippe ou la Cour, dissertation sur la politique; et le Socrate chrétien. Si le style de ces trois ouvrages est, quand on les lit en entier, trop tendu et fatigant, les morceaux ont une singulière solidité, et ressemblent à des fragments traduits de Cicéron ou de Sénèque. Très admiré par ses contemporains, qui l'ont surnommé le Grand Épistolier, Balzac fut vivement attaqué par le P. Goulu, supérieur général des Feuillants, qui l'accusa de plagiat et d'immoralité. Balzac se défendit avec hauteur, et l'opinion publique fut pour lui. Voiture.
Il faut d'abord considérer en Voiture l'homme qui, pendant plus de vingt ans, anima et amusa l'Hôtel de Rambouillet. Il possédait deux qualités pour cet emploi : il avait de l'imagination, et Il avait du talent. Son imagination lui suggérait des idées pour amuser cette société, où l'on causait sans doute, mais où l'on ne dédaignait nullement les distractions mondaines les plus futiles. Voiture inventait des déguisements; il faisait paraître un jour des Suédois apportant à Julie une lettre de Gustave-Adolphe : Julie témoignait, en effet, d'une admiration sans bornes pour le héros suédois. Un autre jour, il amenait des ours jusque dans la Chambre bleue. Il organisait des parties de campagne (voir sa lettre au cardinal de La Valette, 1630), des bals masqués (voir la lettre de la carpe au brochet, 1643), etc. Les hommes de ce genre sont appréciés dans le monde; on y est à la fois pour eux très aimable et très exigeant. Voiture était inépuisable et complaisant. Mais, d'autre part, il avait du talent. Il n'était pas seulement « le monsieur qui sait conduire le cotillon » ou jouer à tous les jeux; il était poète, il était épistolier, il avait l'esprit de repartie et d'à-propos. Et par là il se faisait respecter, et un peu redouter. Il en arrivait même, car il ne craignait rien tant que de tomber dans le mépris qui est le juste salaire de la complaisance, à être impertinent. Condé disait de lui: « Il serait insupportable s'il était de notre monde ». Toujours est-il que Valère, comme on l'appelait, régna à l'Hôtel de Rambouillet, et que sa mort, en 1648, fut le premier signal de la dispersion. Voiture a écrit des épîtres
en vers, des sonnets, des stances, des madrigaux, des épigrammes,
des rondeaux. Il fait, comme jadis Marot, de la
poésie « d'actualité mondaine » , et il y est
passé maître. Sa qualité essentielle est une certaine
facilité de tour, qui charme encore; un art d'amener le trait ou
la chute qui satisfait pleinement l'attente du lecteur; une justesse vraiment
surprenante dans. l'emploi des métaphores et des figures. Il sait
y ajouter la grâce parfois attendrie d'un badinage sentimental que
Marot n'a pas connu. On rencontre les mêmes qualités (et les
mêmes faiblesses) dans Voiture l'épistolier.
Les
Lettres de Voiture.
Le ton en est très varié. En tête, on peut citer la célèbre lettre sur Richelieu, écrite en 1636, après la prise de Corbie, et qui est du style le plus solide et le plus historique. Voiture sait parler sérieusement des Romains et d'Alexandre à Mme de Rambouillet (lettre XXXVI). Les lettres à des grands seigneurs comme Condé, le marquis de Pisani, le comte d'Avaux, le cardinal de La Valette, offrent un piquant mélange d'éloges hyperboliques et de badinage mondain. Voiture excelle à raconter : il nous dit spirituellement comment il a été berné (lettre IX); ou comment il voyage sur le Rhône (lettres CXXVII et CXXVIII); il fait au cardinal de La Valette un récit charmant d'une fête à la campagne (lettre X). Parfois, il pousse le badinage jusqu'au mauvais goût, comme dans la trop célèbre lettre de la carpe au brochet. Mais enfin, toute cette correspondance est celle d'un homme très spirituel, qui sait fort bien sa langue, qui a des ressources infinies dans l'esprit et dans le style, - et à qui on ne peut reprocher que de vouloir trop plaire. Mme de SévignéMarie de Rabutin-Chantal (1626-1696). était née à Paris. Restée orpheline de bonne heure, elle eut pour tuteur le « bon » Coulanges; pour maîtres, Chapelain et Ménage, qui l'introduisirent à l'Hôtel de Rambouillet. Elle épousa pour son malheur, en 1644, le marquis de Sévigné. Veuve en 1650 avec deux enfants, Marguerite et Charles, elle dut s'appliquer toute sa vie à sauver une fortune compromise d'abord par son mari, puis par les dépenses des Grignan et les prodigalités de son fils.Séjours à Paris, à Livry, ou en Bretagne dans sa propriété des Rochers, voyages en Provence auprès de sa fille, telle fut son existence tout unie, où elle avait su trouver l'agrément à défaut du bonheur. Elle mourut courageusement en 1696, en laissant à ses nombreux amis le regret d'une « société, délicieuse », au témoignage même de son gendre. (Lettre de M. de Grignan à M. de Coulanges, 23 mai 1696). Sa fille avait épousé en 1669 le comte de Grignan, gouverneur de Provence. C'est avec elle qu'elle entretint sa principale correspondance. Elle est ausi en relations suivies avec le jeune ménage Coulanges, son cousin Bussy-Rabutin auquel elle a pardonné un portrait satirique qu'il avait publié d'elle dans son Histoire amoureuse des Gaules, le cardinal de Retz, La Rochefoucauld, Mme de La Fayette, le philosophe Corbinelli, etc. Ses lettres furent publiées en 1734-1737, sous la direction de sa petite-fille Mme de Simiane. Il y a juste assez de coquetterie et de grâces cherchées dans cette Correspondance pour qu'elle supporte difficilement une lecture prolongée et suivie. C'est son infériorité sur celle de Voltaire. Mais il n'est pas de plus riche musée de peintures colorées, vivantes et vraies. C'est en cela qu'on reconnaît la contemporaine des grands classiques, avec quelque chose de primesautier, de délicat, de libre qui était le charme de cet auteur. En entrant dans l'intimité de Mme de Sévigné par la lecture de sa correspondance on comprend qu'elle a trouvé autour d'elle tant d'affections sincères. Son coeur. Elle était aimable d'abord parce qu'elle savait aimer. La
tendresse.
Vous cachez les tendresses que je vous mande, friponne, et moi je montre quelquefois à certaines gens celles que vous m'écrivez. (A Mme de Grignan, 11 mars 1671).Mais il y avait encore dans son coeur une place de choix pour ses amis et dans des circonstances où la fidélité était une preuve de courage : pour Fouquet et Pomponne dans leur disgrâce, Pour de Retz vieillissant; et elle avait le droit d'écrire à Bussy : Apprenez donc de moi que ce n'est pas la mode de m'accuser de faiblesse pour mes amis. J'en ai beaucoup d'autres, comme dit Mme de Bouillon, mais je n'ai pas celle-là; cette pensée n'est que dans votre tête, et j'ai fait mes preuves ici de générosité sur le sujet des disgraciés, qui m'ont mise en honneur dans beaucoup de bons lieux (26 juillet 1668).La bonté. On l'a accusée de sécheresse pour avoir parlé sans émotion de paysans roués en Bretagne, des Dragonnades dans les Cévennes, du supplice de la Brinvilliers, célèbre empoisonneuse. (A Mme de Grignan, 17 juillet 1676). Mais pouvait-elle s'indigner de procédés courants à l'époque et faut-il, pour être sensible, s'apitoyer sur les criminels? Ce qui est certain, c'est que les métayers devaient aimer la châtelaine des Rochers, qui, même à court d'argent, se montrait libérale avec eux : J'ai donné d'assez grosses sommes depuis mon arrivée : un matin huit cents francs; l'autre mille francs; l'autre cinq; un autre jour trois cents écus; il semble que ce soit pour rire, ce n'est que trop une vérité. Je trouve des métayers et des meuniers qui me doivent toutes ces sommes, et qui n'ont pas un unique sou pour les payer : que fait-on? il faut bien leur donner. (A Mme de Grignan, 15 juin 1680).La bonne humeur. Sa nature aimante fut préservée des sentimentalités mièvres et des mélancolies rêveuses par un heureux équilibre, par un ardent amour de la vie, surtout par une gaieté naturelle qui brillait sur sa physionomie et souvent fusait en saillies spirituelles. Mme de La Fayette, en faisant le portrait de son amie, écrit : « Le brillant de votre esprit donne un si grand éclat à votre teint et à vos veux que, quoiqu'il semble que l'esprit ne dût toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux. » (Portrait de Mme de Sévigné, par Mme de La Fayette). Bussy-Rabutin va même jusqu'à lui faire un reproche de cet enjouement qui la rendait si agréable dans le monde, et prétend qu' « on lui trouve un caractère un peu trop badin pour une femme de qualité ». (Histoire amoureuse des Gaules). La philosophie.
Je voudrais bien me plaindre au P. Malebranche des souris qui mangent tout ici : cela est-il dans l'ordre? quoi? de bon sucre, du fruit, des compotes! Et l'année passée, était-il dans l'ordre que de vilaines chenilles dévorassent toutes les feuilles de notre forêt et de nos ,jardins, et tous les fruits de la terre? (A Mme de Grignan, 4 août 1680).Elle se trouvait merveilleusement disposée pour assister au spectacle de la vie, assez sensible pour s'en émouvoir, assez gaie pour s'en amuser, assez philosophe pour le comprendre. La vie du récit. Le récit se retrouve dans sa Correspondance aussi animé que dans la réalité. Ses lettres sont d'une grande valeur documentaire, parce qu'elles contiennent des détails sur certains événements historiques (procès de Fouquet, disgrace de Pomponne, mort de Turenne, etc.), sur la vie de cour et de société, sur la province, sur le succès des prédicateurs et des écrivains; elles sont la gazette du temps. Mais elles doivent leur intérêt littéraire à ce que Mme de Sévigné a fait mieux que de renseigner sa fille, elle lui a mis les scènes tontes vivantes sous les yeux. Les
croquis.
Au reste, si vous m'aviez vu faire la malade et la délicate dans ma robe de chambre, dans ma grande chaise avec des oreillers, et coiffée de nuit, de bonne foi vous ne reconnaîtriez pas cette personne qui se coiffait en toupet, qui mettait son busc entre sa chair et sa chemise, et qui ne s'asseyait que sur la pointe des sièges pliants. (A Mme de Grignan, 22 mars 1676).Voici une forge : Nous allâmes dans un véritable enfer, ce sont des forges de Vulcain : nous y trouvâmes huit ou dix cyclopes forgeant non pas les armes d'Enée, mais des ancres pour les vaisseaux; jamais vous n'avez vu redoubler des coups si justes, ni d'une si admirable cadence [...]. De temps en temps ces démons venaient autour de nous, tout fondus de sueur, avec des visages pâles, des yeux farouches, des moustaches brutes, des cheveux longs et noirs. (A Mme de Grignan, 1er octobre 1677).On pourra voir encore la noce de Mme de Louvois avec « embarras de carrosses, cris dans la rue [...], pieds entortillés dans les queues » (29 novembre 1679), le jeu à la Cour (29 juillet 1676), les États de Bretagne (19 août 1671), un groupe de faneuses (22 juillet 1671), une procession, « le parlement en robes rouges et toutes les compagnies supérieures suivent cette châsse qui est brillante de pierreries » (19 juillet 1675), Vichy (20 mai 1676), etc. Le
pathétique.
« Ah! Mademoiselle! comme se porte Monsieur mon frère? » Sa pensée n'osa aller plus loin. « Madame il se porte bien de sa blessure. - Il y a eu combat. Et mon fils? » On ne lui répondit rien. « Ah? Mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répondez-moi : Est-il mort? - Madame, je n'ai point de paroles pour vous répondre. - Ah! mon cher fils! est-il mort sur-le-champ? N'a-t-il pas eu un seul moment? Ah! mon Dieu! quel sacrifice! » Et là-dessus elle tombe sur son lit... (A Mme de Grignan, 20 juin 1672).Il y a de la grandeur et pourtant nul apprêt dans le récit bien connu de la mort de Turenne. (A Mme de Grignan, 9 août 1675). Le
comique.
Ah! Sire, quelle trahison! que votre Majesté me le rende; je l'ai lu brusquement (1er décembre 1664).C'est Boileau, nommant enfin à un jésuite l'écrivain qui, à son gré, surpassait les anciens et les modernes : Enfin Despréaux le prend par le bras, et le serrant bien fort lui dit : « Mon père, vous le voulez; hé bien! morbleu, c'est Pascal ». (A Mme de Grignan, 15 janvier 1690).A l'occasion son récit part d'un train d'enfer quand il s'agit de montrer l'archevêque de Reims revenant à toute allure de Saint-Germain et renversant un passant. (A Mme de Grignan, 5 février 1674). La
nature.
J'ai trouvé ces bois d'une beauté et d'une tristesse extraordinaires, tous les arbres que vous avez vus petits sont devenus grands et droits et beaux en perfection; ils sont élagués et font une ombre agréable : ils ont quarante ou cinquante pieds de hauteur : il y a un petit air d'amour maternel dans ce détail; songez que je les ai tous plantés et que je les ai vus, comme disait M. de Montbazon de ses enfants, pas plus grands que cela. C'est ici une solitude faite exprès pour y bien rêver. (A Mme de Grignan, 29 septembre 1675).Et les beaux arbres ne sont pas seulement un décor à ses yeux. Ils sont des êtres, nous les voyons pousser : Que pensez-vous donc que ce soit que la couleur des arbres depuis huit jours? Vous allez dire du vert. Point du tout, c'est du rouge. Ce sont de petits boutons, tout prêts à partir, qui font un vrai rouge; et puis ils poussent tous une petite feuille, et comme c'est inégalement, cela fait un mélange trop joli de vert et de rouge. (A Mme de Grignan, 19 avril 1690).Le style. Mme de Sévigné admirait beaucoup La Fontaine dont elle trouvait les Fables «-divines-» (au comte de Bussy, 20 juillet 1679). Elle se rapproche de lui par son goût de la nature et son art si vivant. Le
pittoresque.
Je vous donne avec plaisir le dessus de tous les paniers, c'est-à-dire la fleur de mon esprit, de ma tête, de mes yeux, de ma plume, de mon écritoire. (A Mme de Grignan, 1er décembre 1675).Mais elle écrit le plus souvent très vite (Au comte de Bussy, 20 juillet 1679). Elle rencontre l'expression imagée et vive, presque toujours charmante, quelquefois profonde. Elle a surnommé sa petite-fille Pauline, ses petites entrailles; elle écrit à Mme de Grignan : La bise de Grignan me fait mal à votre poitrine (29 décembre 1688); elle voudrait faire de Nicoleun bouillon et l'avaler (4 novembre 1671); elle trouve en parlant du boulet qui a tué Turenne : Je vois ce canon chargé de toute éternité (6 août 1675); en parlant de Jacques II en fuite : Il mangea, ce roi, comme s'il n'y avait point de prince d'Orange dans le monde (11 mars 1689). La
préciosité.
Elle se souvient de son passage à l'Hôtel de Rambouillet quand elle accumule les épithètes dans la lettre sur le mariage de Lauzun (15 décembre 1670), ou quand elle propose des énigmes : Devinez ce que c'est, mon enfant, que la chose du monde qui vient le plus vite et qui s'en va le plus lentement; qui vous fait approcher le plus près de la convalescence et qui vous en retire le plus loin, etc... C'est un rhumatisme. (A Mme de Grignan, 3 février 1676).Ou bien encore quand elle risque un médiocre calembour : Ils sont au désespoir et me trouvent ridicule de préférer un compte de fermier aux Contes de La Fontaine. (A Mme de Grignan, 31 mai 1671).Au total c'est un style complexe. Il fait songer souvent à La Fontaine, plus d'une fois à La Bruyère, et par moments à Voiture. La BruyèreLa Bruyère était né à Paris de famille bourgeoise. Il commença par faire des études de droit et fit même un stage d'avocat à Paris. Il ne tarda pas à renoncer à cette profession, et grâce à un héritage put acheter la charge (le trésorier des finances à Caen. Sur la recommandation de Bossuet, il entra dans la maison de Condé en 1684 pour enseigner l'histoire au duc de Bourbon, et y resta jusqu'à sa mort, malgré l'humeur désagréable du grand Condé, auquel manquaient les « moindres vertus », (portrait d'AEmile, chapitre du Mérite personnel) et le caractère difficile de son fils, M. le Duc (voir ce qu'il dit des enfants dans le chapitre de l'Homme).Il fit paraître en 1688 les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les Caractères ou les Moeurs de ce siècle. L'ouvrage eut de son vivant neuf éditions. A partir de la quatrième (1689), Théophraste fut relégué à la fin du volume, et le livre s'enrichit régulièrement de caractères inédits et d'attaques de plus en plus vives contre la société contemporaine. - La huitième (1694) comprenait en outre le Discours de Réception à l'Académie française, où La Bruyère avait été reçu en 1693, et la préface qui l'accompagne. La Bruyère est un témoin
précieux de son temps. On peut en croire Bussy-Rabutin. «-Pour
moi qui ai le malheur d'une longue expérience du monde, j'ai trouvé
à tous les portraits qu'il a faits des ressemblances peut-être
aussi justes que ses propres originaux ». (Lettre au marquis de
Termes, 10 mars 1688.) La lecture des sermonnaires contemporains, l'étude
des ordonnances royales ne font que confirmer ses critiques. Il faut se
défier seulement du ton, que La Bruyère a tendance à
forcer pour soulager son coeur ou pour préparer un effet. Et l'on
aimerait ce livre des Caractères
autant que l'auteur lui-même est aimable, si l'on y sentait seulement
un peu moins de coquetterie.
Théories
littéraires.
L'observation.
On ne saurait en écrivant rencontrer le parfait, et, s'il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation. (Des Ouvrages de l'Esprit).Mais, comme eut aussi, il se vante de peindre d'après nature tout en se défendant de faire des personnalités ... J'ai pris un trait d'un côté et un trait d'un autre; et, de ces divers traits qui pouvaient convenir à une même personne, j'en ai fait des peintures vraisemblables. (Préface du Discours de réception à l'Académie française).Pourtant, s'il est vrai que les nombreuses Clefs, qui parurent en nommant les prétendus originaux des principaux portraits, montrent par leur désaccord même qu'elles sont dans l'erreur, il n'est pas niable que La Bruyère n'ait visé parfois certains de ses contemporains et qu'il faut reconnaître dans AEmile (du Mérite personnel) le grand Condé; dans Ménalque (ibid.) beaucoup de traits du duc de Brancas; dans Cydias (de la Société et de la Conversation), Fontenelle; dans le H. G., le Mercure galant, etc. La
variété.
Vous écrivez si bien, Antisthène! Continuez d'écrire [...]. Traitez de toutes les vertus et de tous les vices dans un ouvrage suivi, méthodique et qui n'ait point de fin; et ils devraient ajouter, et nul cours. (Des Jugements).Il savait qu'au milieu de tant de remarques, il faut à la curiosité le stimulant de l'imprévu, et que la méthode eût été l'ennui. L'ouvrage est encadré entre une profession de foi littéraire (les Ouvrages de l'Esprit) et une profession de foi religieuse (les Esprits forts). Au centre, la Ville, la Cour, les Grands, le Souverain ou la République forment une suite naturelle. Il n'en faut pas demander davantage à un album de croquis, et il n'y a pas lieu de prendre au sérieux la réponse de La Bruyère à ceux qui reprochaient à son ouvrage le manque de composition : N'ont-ils pas observé que de seize chapitres qui le composent, il y en a quinze qui, s'attachant à découvrir le faux et le ridicule qui se rencontrent dans les objets des passions et des attachements humains, ne tendent qu'à ruiner tous les obstacles qui affaiblissent d'abord, et qui éteignent ensuite dans tous les hommes, la connaissance de Dieu : qu'ainsi ils ne sont que des préparations du seizième et dernier chapitre, où l'athéisme est attaqué et peut-être confondu. (Préface du Discours de Réception).La délicatesse de l'expression. Il trouvait aussi que, pour plaire, une oeuvre comme la sienne devait être relevée par l'expression. Il est sur le style d'accord avec Boileau : Il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement. (Des Ouvrages de l'Esprit).Mais il ajoute au naturel la délicatesse. Une certaine hardiesse ne l'effraie pas : L'on peut en une sorte d'écrits hasarder de certaines expressions, user de termes transposés et qui peignent vivement, et plaindre ceux qui ne sentent pas le plaisir qu'il y a à s'en servir ou à les entendre. (Ibid.).Et si on l'accuse de trop de recherche, il s'en excuse par un madrigal : Ce n'est que par la trop bonne opinion qu'on a de ses lecteurs. (Ibid.)-
La peinture de
l'Humanité.
Le
mal dans la vie.
Ne nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l'amour d'eux-mêmes, et l'oubli des autres; ils sont ainsi faits, c'est leur nature; c'est ne pouvoir supporter que la pierre tombe ou que le feu s'élève. (De l'Homme).Entre concitoyens, les hommes ne cherchent qu'à se duper : Parchemins inventés pour faire souvenir ou pour convaincre les hommes de leur parole : honte de l'humanité! (De l'Homme).Entre peuples, ils se battent : De tout temps les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s'égorger les uns les autres : et pour le faire plus ingénieusement et avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu'on appelle l'art militaire. (Du Souverain ou de la République).Aussi la vie n'est-elle qu'une série d'espoirs déçus et de tristesses, et il s'écrie avec une mélancolie dont l'accent personnel n'est pas absent : Il faut rire avant d'être heureux, de peur de mourir sans avoir ri. (Du Coeur).La possibilité du bien. Mais son pessimisme n'est pas définitif comme celui de La Rochefoucauld. Espère-t-il réellement corriger l'humanité? Il demande des hommes un plus grand et un peu plus rare succès, que les louanges et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs. (Des Ouvrages de l'Esprit).On peut en douter. Mais il croit à l'héroïsme spontané : Il y a de certains grands sentiments, de certaines actions nobles et élevées, que nous devons moins à la force de notre esprit qu'à la bonté de notre naturel. (Du Coeur).Il croit à la bonté et à la charité : Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de celui à qui l'on vient de donner (Ibid.).La peinture des moeurs contemporaines. La Bruyère n'a pas fait de brandes découvertes dans l'analyse morale : Sur ce qui concerne les moeurs le plus beau et le meilleur est enlevé; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes. (Des Ouvrages de l'Esprit).Son originalité a été de peindre les moeurs de son siècle. La
façon de vivre.
L'on s'attend au passage réciproquement dans une promenade publique; l'on y passe en revue l'un devant l'autre : carrosse, chevaux, livrées, armoiries, rien n'échappe aux yeux, tout est curieusement ou malignement observé. (De la Ville).Il nous introduit à la cour au petit lever du roi : N*** arrive avec grand bruit : il écarte le monde, se fait faire place; il gratte, il heurte presque; il se nomme : on respire et il n'entre qu'avec la foule. (De la Cour).Il nous guide au milieu de toutes ces figures qui passent et parfois, d'un geste vif, leur arrache leur masque : Il y a deux espèces de libertins : les libertins, ceux du moins qui croient l'être, et les hypocrites ou faux dévots, c'est-à-dire ceux qui ne veulent pas être crus libertins. (Des Esprits forts).Les conditions sociales. Quelquefois il n'est qu'un spectateur amusé, mais souvent il s'indigne. Il y a déjà de la satire sociale dans Molière, dans Racine (Les Plaideurs), dans La Fontaine, dans Bourdaloue et les prédicateurs. Mais La Bruyère en reprenant leurs critiques y ajoute une amertume personnelle, venue de ses rancunes ou de sa pitié. a) Les Grands. - Il paye à Louis XIV le tribut d'éloges nécessaires (Que de dons du ciel ne faut-il pas pour bien régner, etc., du Souverain, fin), tout en l'avertissant discrètement comme Bossuet ou Bourdaloue. Mais à la noblesse il dit cruellement son fait, comme quelqu'un qui la connaît bien, mais n'a pas sa place parmi elle. Elle est vaine et inutile : Le peuple n'a guère d'esprit et les grands n'ont point d'âme : celui-là a unb) Les Juges. - Il n'aime pas davantage la noblesse de robe. Non contents d'être ignorants (De quelques Usages), les magistrats sont frivoles : ils imitent les petits maîtres (De la Ville). Aussi ne faut-il pas s'étonner s'ils se trompent et quelquefois exprès : Je dirai presque de moi : « Je ne serai pas voleur ou meurtrier ». « Je ne serai pas un jour puni comme tel », c'est parler bien hardiment. (De quelques Usages.)c) Le peuple. - Il s'attaque aussi aux abbés mondains (de quelques Usages, de la Chaire). Mais au contraire la bourgeoisie, dont il est, se trouve presque complètement épargnée, et le peuple a toute sa sympathie. Après La Fontaine, mais avant Fénelon (Lettre à Louis XIV, 1691), avant Bois-Guillebert (le Détail de la France sous le règne de Louis XIV, 1695), avant Vauban (la Dîme Royale, 1707), il a signalé avec émotion sa misère : Il y a des misères sur la terre qui saisissent le coeur. Il manque à quelques-uns jusqu'aux aliments; ils redoutent l'hiver, ils appréhendent de vivre. (Des Biens de fortune).
L'art «
d'attirer l'attention ».
Les
portraits.
Un sot ni n'entre, ni ne sort, ni se s'assied, ni ne se lève, ni ne se tait, ni n'est sur ses jambes comme un homme d'esprit. (Du Mérite personnel).Le moraliste n'a donc qu'à faire vivre le personnage sous nos yeux, en soulignant ses traits distinctifs pour nous donner le plaisir de reconnaître en lui le riche, le pauvre, l'amateur de fruits, etc. « Giton a le teint frais, le visage plein ». Phédon « a les yeux creux, le teint échauffé, etc. » (Des Biens de fortune). Il vous mène à l'arbre, cueille artistement cette prune exquise; il l'ouvre, vous en donne une moitié et prend l'autre : « Quelle chair, dit-il; goûtez-vous cela? cela est-il divin? Voilà ce que vous ne trouverez pas ailleurs! » Et là dessus ses narines s'enflent, il cache avec peine sa joie et sa vanité par quelques dehors de modestie. (De la Mode).Même, s'il les croit nécessaires, La Bruyère ne recule pas devant les détails les plus réalistes. L'égoïste à table mange en goinfre comme s'il était seul Le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe... il roule les yeux en mangeant; la table est pour lui un râtelier; il écure ses dents, et il continue à manger. (De l'Homme. Gnathon).Les maximes. Dans les portraits de La Bruyère, la diversité est dans les originaux. Mais c'est pour les maximes qu'il a redouté l'uniformité : On pense les choses d'une manière différente, et on les explique par un tour aussi tout différent, par une sentence, par un raisonnement, par une métaphore ou quelque autre figure, par un parallèle, par une simple comparaison, par un fait tout entier, par un seul trait, par une description, par une peinture. (Préface).Et en effet on trouve dans les Caractères un grand nombre de brèves sentences comme : la libéralité consiste moins à donner beaucoup qu'à donner à propos (du Coeur), et au contraire des petites dissertations : ce n'est pas le besoin d'argent, etc. (de l'Homme); des comparaisons qui s'achèvent en calembour : la cour est comme un édifice bâti de marbre; je veux dire qu'elle est composée d'hommes fort durs, mais fort polis (de la Cour); des parallèles comme celui de la jalousie et de l'émulation (de l'Homme); assez souvent des dialogues : Je le sais, Théobalde, vous êtes vieilli, etc. (de la Société); quelquefois des apostrophes oratoires : petits hommes hauts de six pieds, tout au plus de sept, etc. (des Jugements); il y a même des romans (Emire, des Femmes). Ce qui domine c'est un effort pour laisser le lecteur dans l'incertitude sur la conclusion vers laquelle on s'achemine (voir Ni les troubles Zénobie... des Biens de fortune) et pour terminer le morceau, portrait ou maxime, par un trait final, imprévu et piquant. -
Saint-SimonSaint-Simon (1675-1755) était né à Paris. Son père l'éleva dans l'admiration de Louis XIII, auquel il devait son duché et sa pairie. Après un assez court passage à l'armée, il démissionna en 1702, parce que le grade de brigadier n'était pas venu récompenser les mérites qu'il se trouvait. Son titre de duc et pair lui donnait le droit de loger à Versailles. Il s'en fit un devoir et assista avec un esprit chagrin à la triste fin du grand règne.L'arrivée au pouvoir de son ami le duc d'Orléans lui donna le rôle politique qu'il attendait. Il fit partie du conseil de régence et fut chargé d'aller en ambassade solennelle (1722) demander au roi d'Espagne la main de l'infante pour Louis XV. A la mort du Régent, il quitta la cour où il s'était rendu insupportable, et se retira chez lui à Paris ou à la Ferté-Vidame jusqu'à sa mort (1755), tout occupé à rédiger ses Mémoires. Il en parut un abrégé en trois volumes en 1788. La première édition complète ne fut donnée qu'en 1829-1831 par un de ses descendants, le duc de Saint-Simon. Par son style Saint-Simon se rattache à l'époque Louis XIII et même au XVIe siècle. Par ses idées sur le rôle de la noblesse, son mépris pour les légistes, il remonte au temps de Philippe le Bel. Il semble que la destinée se soit trompée sur la date de sa naissance. Elle répara son erreur en faisant paraître ses Mémoires au bon moment, à l'époque romantique. On eut plaisir alors à y chercher l'envers du grand règne et à y trouver, avec un frisson passionné, une imagination pittoresque. Théories
littéraires.
Nature
de l'intérêt dans les Mémoires.
On voudrait y voir les princes avec leurs maîtresses, et les ministres dans leur vie journalière. Outre une curiosité si raisonnable, on en connaîtrait bien mieux les moeurs du temps et le génie des monarques. (VIII).Il sait aussi qu'il ne nous déplaît pas d'y retrouver les sentiments de l'auteur : Reste à toucher l'impartialité, ce point si essentiel et tenu pour si difficile, je ne crains point de le dire, impossible à qui écrit ce qu'il a vu et manié. On est charmé des gens droits et vrais; on est irrité contre les fripons dont les cours fourmillent; on l'est encore plus contre ceux dont on a reçu du mal. Le stoïque est une belle et noble chimère. Je ne nie pique donc pas d'impartialité; je le ferais vainement. (XIII).Négligence de la forme. Du reste, en grand seigneur qu'il est, il n'a garde de vouloir passer pour un auteur. Il écrit par passion et ne daigne pas travailler ses phrases : Dirais-je enfin un mot du style, de sa négligence, de répétitions trop prochaines des mêmes mots, quelquefois de synonymes trop multipliés, surtout de l'obscurité qui naît souvent de la longueur des phrases? J'ai senti ces défauts; je n'ai pu les éviter, emporté toujours par la matière, et peu attentif à la manière de la rendre, sinon pour la bien expliquer. Je ne fus jamais un sujet académique. (XlIl).La cour d'après Saint-Simon. Si plein de lui-même qu'il soit, Saint-Simon n'occupe pourtant pas la première place dans ses Mémoires comme Retz dans les siens. Il n'est qu'un témoin, mais qui veut lire derrière les masques. Il accourt dès qu'il apprend la mort de Monseigneur et observe : Le spectacle attira toute l'attention que j'y pus donner parmi les divers mouvements de mon âme [...]. Mon premier mouvement fut de m'informer et de ne croire qu'à peine au spectacle et aux paroles. (V).Les acteurs. C'est par lui que nous connaissons tous les personnages de la cour à la fin du règne de Louis XIV et au début de celui de Louis XV : le duc d'Orléans (VII), le duc et la duchesse de Bourgogne (IX), Fénelon (XI, ch. 3, et VIII), etc. Pour les courtisans de moindre importance, il se contente d'une esquisse, mais elle est inoubliable, comme ce croquis de Mme de Castries, entre tant d'autres : Mme de Castries était un quart de femme, une espèce de biscuit manqué, extrêmement petite, mais bien prise et aurait passé dans un médiocre anneau [...]. ni gorge, ni menton, fort laide, l'air toujours en peine et étonné; avec cela une physionomie qui éclatait d'esprit et qui tenait encore plus parole. (I).Sous les physionomies il démêle les caractères avec leur complexité, sans que son analyse enlève rien à la vie de son mouvement. On peut en juger par ce portrait du cardinal Dubois : Tous les vices combattaient en lui à qui en demeurerait le maître. Ils y faisaient un bruit et un combat continuel entre eux. L'avarice, la débauche, l'ambition étaient ses dieux; la perfidie, la flatterie, les servages, ses moyens; l'impiété parfaite, son repos; et l'opinion que la probité et l'honnêteté sont des chimères dont on se pare et qui n'ont de réalité dans personne, son principe. (VII).Les scènes. Puis dans le décor de Versailles ou de Marly, « dont la magnificence étonne, mais dont le plus léger usage rebute » (VIII), tous ces personnages vivent devant nous. Il est des scènes plaisantes, où, sans craindre les détails scabreux, Saint-Simon nous montre que les grands de ce monde n'en sont pas moins des hommes. Il en est d'autres d'intimité comique, comme celle de Louis XIV furieux contre Louvois qui voulait ordonner l'incendie de Trèves : Le roi fut à l'instant, et contre son naturel, si transporté de colère qu'il se jeta sur les pincettes de la cheminée, et en allait charger Louvois, sans Mme de Maintenon qui se jeta aussitôt entre eux deux en s'écriant : « Ah! sire, qu'allez-vous faire? » et lui ôta les pincettes des mains. (VIII).Mais à côté des anecdotes et de la comédie historique, la tragédie a sa place ainsi que les vastes tableaux. Tels sont les derniers moments de Louis XIV (VIII); la visite du tsar Pierre le Grand à Paris (IX); le lit de justice qui dépouilla les bâtards de Louis XIV de leurs prérogatives (X). Et toujours Saint-Simon nous fait pénétrer dans le secret des coeurs. Voici la cour à la mort du Dauphin : Le plus grand nombre, c'est-à-dire les sots, tiraient des soupirs de leurs talons, et avec des yeux égarés et secs louaient Monseigneur. Les plus fins d'entre eux s'inquiétaient déjà de la santé du roi [...]. Les plus forts de ceux-là, ou les plus politiques, les yeux fichés à terre, et reclus en des coins, méditaient profondément [...]. Ceux qui déjà regardaient cet événement comme favorable [...], un je ne sais quoi de plus vif, de plus libre dans toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se composer, un vif, une sorte d'étincelant autour d'eux, les distinguait malgré qu'ils en eussent (V).Partout les jalousies, l'ambition, l'intérêt. Les honnêtes gens, comme Chamillart indemnisant un plaideur auquel il a fait perdre son procès par erreur, sont rares (II). -
Le pittoresque
de saint-Simon.
La
peinture des mouvements et des formes.
Je considérai cette horrible cage de tous mes yeux et de toute ma plus vive attention, malgré les soins de don Gaspard Giron à m'en distraire et à me presser d'en sortir. Souvent je ne l'entendais pas, tant j'étais appliqué à ce que j'examinais; souvent aussi, en l'entendant, je ne répondais point. (XII).Ses yeux ont une mémoire fidèle non seulement des physionomies, on en a vu plus haut des exemples, mais des formes. Il décrit ainsi la chapelle des Jésuites à Loyola : Les marbres les plus exquis, le jaspe, le porphyre, le lapis, les colonnes unies, torses, cannelées, avec leurs chapiteaux et leurs ornements de bronze doré, un rang de balcons, entre chaque autel, et de petits degrés de marbre pour y monter et les cages incrustées... etc. (XVII).Dans la séance du lit de justice au Parlement il note les lignes, les couleurs, les mouvements. (V). L'expression
imagée.
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La
phrase désarticulée.
Ce monarque se fit admirer par son extrême curiosité toujours tendante à des vues de gouvernement...; et cette curiosité atteignit à tout et ne dédaigna rien, dont les moindres traits avaient une utilité suivie, marquée, savante, qui n'estima que ce qui méritait l'être, en qui brilla l'intelligence, la justesse, la vive appréciation de son esprit.... Sa table souvent peu décente, beaucoup moins ce qui la suivait [souvent aussi avec un découvert d'audace et d'un roi partout chez soi], ce qu'il se proposait de voir ou de faire toujours dans l'entière indépendance des moyens qu'il fallait forcer à son plaisir et à son mot. (XIV). (E.
Abry / Ch.-M. Des Granges).
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