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Tandis que la société
aristocratique, féodale ou courtoise,
s'adonne aux guerres privées et s'exalte à revivre, en écoutant
les chansons de geste, les hauts faits des
preux, - ou bien s'abandonne aux charmes de la vie chevaleresque avec fêtes
et tournois, rêve des prouesses légendaires
et impossibles à accomplir que racontent les romans (La
littérature courtoise), et part aux croisades,
- les bourgeois et les vilains sortent peu à peu de leur condition
humble et souvent misérable.
Pendant les croisades surtout, mettant
à profit l'absence des grands féodaux,
puis leur abaissement au bénéfice du pouvoir royal, les bourgeois,
enrichis par le commerce, achètent
ou obtiennent de force leurs libertés communales.
L'élévation du peuple, l'accession
de la bourgeoisie au rang de classe sociale, devaient avoir leur répercussion
dans la littérature. Apparemment, c'était déjà
pour satisfaire les goûts des petites gens que, dans le Pèlerinage
de Charlemagne,
chanson de geste de la meilleure époque, les trouvères
avaient introduit la scène des gabs ou vantardises invraisemblables
des barons en bonne humeur à l'issue d'un festin; et l'on a pu noter,
en assistant à l'effacement des chansons, que, pour flatter un auditoire
non-noble, ils en vinrent à sacrifier dans leurs compositions les
seigneurs aux vilains.
Pour plaire à leur public nouveau,
capable de les bien rétribuer, mais que n'intéressaient pas
les récits chevaleresques, ils travaillèrent sur d'autres
sujets. L'esprit des oeuvres est aussi très différent. Désormais,
c'est l'esprit de satire, de raillerie, de
dénigrement, de gaité populaire et cynique, qui inspire toute
une partie de la littérature
française. C'est cet esprit bourgeois - celui du peuple des
bourgs et des villes - que l'on a très improprement appelé
l'esprit gaulois. Mais quel que soit le nom qu'on lui donne, il produira
des oeuvres satiriques et irrévérencieuses, qui sont une
revanche des faibles contre les puissants.
Les Fables
Le Moyen âge
a manifesté un goût tout particulier pour l'apologue.
Il cherchait, en effet, dans les ouvrages de l'Antiquité, des leçons
de morale pratique; et l'apologue, entre tous les genres, lui offrait la
plus riche moisson d'exemples.
Le premier recueil de fables
écrites en fiançais et en vers est celui de Marie
de France, qui, au XIIe siècle,
traduit un Romulus anglais attribué au roi Alfred.
Ce recueil porte le titre d'Ysopet (dérivé du mot
Ésope). On possède plusieurs autres
ysopets.
En dehors des fables transmises par l'Antiquité,
il en circulait une foule dans la tradition populaire.
Le Roman de Renart
Les
sources du Roman de Renart.
Les contes
d'animaux, auxquels vinrent se joindre, en se débarrassant de leur
morale, un certain nombre de fables ésopiques, formèrent
par leur agglomération, probablement au XIIe siècle,
une sorte d'épopée animale.
«
La grande innovation, dit Gaston Paris, est d'avoir
individualisé les héros de ces récits et de leur avoir
donné des noms propres. Autour de ces personnages, tous les épisodes
se réunissent en un seul récit vraiment épique, qui
va des premières querelles des deux compères à la
mort d'Isengrin ou à la victoire de Renart. »
Les
différentes branches du Roman de Renart.
Nous avons en français une série
de branches composant l'ensemble vulgairement appelé le Roman
de Renart
ou, de façon plus exacte, le Cycle de Renart. Ces multiples
branches françaises peuvent se grouper en deux cycles :
1° le cycle primitif (XIIe
et XIIIe siècles), comprenant 30
à 40 branches, d'un total de 34.000
vers. Pierre de Saint-Cloud doit être l'auteur des deux premières;
2° au XIVe
siècle, on a Renart le Nouvel (dont l'auteur est Jakemars
Giélée), et Renart le Contrefait (c'est-à-dire
refait d'après l'ancien poème), et qui compte 50.000
vers. A la fin du XIVe siècle, Eutache
Deschamps y a ajouté un dernier poème de 3000 vers. Le
tout dépasse 100.000 vers.
Les
personnages.
Les principaux héros de cette «
ample comédie à cent actes divers », héros qui,
à travers les différentes branches, restent toujours conformes
à eux-même, sont : le goupil (latin vulpeculum) sur
nommé Renart, nom propre devenu si célèbre que, de
très bonne heure, on a délaissé le mot goupil, pour
désigner exclusivement l'animal par son sobriquet; le loup, Isengrin;
la goupille, Richeut ou Hermeline; la louve, Hersent; l'ours, Bruno; l'âne,
Bernard; le blaireau, Grimbent; le chat, Tibert; le corbeau, Tiécelin;
le moineau, Drouin ; etc. Ce sont là noms propres désignant
l'animal, non pas d'après un de ses caractères, mais comme
une personne. Tous les noms de ce premier groupe sont d'origine germanique.
-
Illustrationn
de Renart le Nouvel, de Jakemars Giélée. Combat
de Renart contre Isengrin.
Un second groupe porte des noms français
et symboliques, tirés du caractère supposé ou du physique
des animaux : le lion, Noble ; la lionne, Fière ou Orgueilleuse;
le coq, Chantecler; le lièvre, Couart; le taureau, Bruiant; le mouton,
Belin; le rat, Pelé; le limaçon, Tardif ; les poules, Blanche,
Noire, Roussotte ; etc.
Analyse
de Renart.
Renart s'en prend d'abord à des
animaux plus faibles que lui, mais il est dupé : Tiécelin,
le corbeau, abandonne le fromage qu'il tenait entre ses pattes, mais échappe
lui-même à une nouvelle ruse du goupil; Tibert, le chat, fait
tomber Renart dans un piège où celui-ci comptait le prendre.
L'esprit du roman est bien la revanche des petits sur les puissants; car
si Renart est vaincu par le corbeau et par le chat, il va triompher lui-même
du loup, de l'ours, du lion, etc.
Les principaux épisodes de la lutte
entre Renart et Isengrin sont les suivants :
• Renart
apercevant une charrette chargée de poissons, en particulier d'anguilles,
se couche au bord de la route et contrefait le mort; le conducteur de la
charrette le ramasse pour vendre sa peau, et le dépose sur les paniers.
Renart, tout doucement, se passe au cou plusieurs colliers d'anguilles,
saute à terre, et s'enfuit.
• Pendant que Renart
fait rôtir ses anguilles en son château de Maupertuis (pertuis
signifie trou; cf. pertuisane), Isengrin vient à passer; le parfum
du rôti le grise, et il demande à Renart de quelle façon
il a pu se procurer un mets si excellent. C'est alors que Renart l'emmenant,
le soir, sur un étang glacé, lui dit de laisser pendre sa
queue dans l'eau, à travers un trou de la glace; à la queue
d'Isengrin, Renart a attaché un seau, où les poissons doivent
s'entasser; quand le loup sentira que le seau est devenu très lourd,
il n'aura qu'à tirer à lui. Bientôt Isengrin ne peut
plus faire un mouvement, car il est pris dans la glace. Arrivent des chiens
et des chasseurs; un de ceux-ci, qui veut tuer le loup, dirige maladroitement
son arme; la queue d'Isengrin est coupée au ras de la glace; et
le malheureux s'échappe.
• Renart est au fond
d'un puits et ne sait comment en sortir; arrive Isengrin, que Renart persuade
de se placer dans l'autre seau pour venir le rejoindre en paradis; le poids
d'Isengrin fait remonter Renart, et le loup reste à son tour au
fond du puits, d'où il n'est tiré que pour être à
demi assommé.
• Le Jugement
de Renart est peut-être la partie la plus célèbre
de tout cet ensemble. Noble tient cour plénière. Arrive un
cortège composé de Chantecler et de ses poules, Pinte, Blanche,
Noire et Roussette, qui escortent le cadavre d'une autre poule, Coupée,
fraîchement tuée par Renart. Les plaintes de dame Pinte et
de Chantecler, la colère de Noble, l'ensevelissement de dame Coupée,
sont d'admirables parodies des discours et des procédés des
chansons de geste : c'est là que l'esprit bourgeois se manifeste
de la façon la plus piquante. On envoie chercher Renart par Bruno,
puis par Tibert. Ceux-ci tombent dans les pièges que leur tend le
goupil, et reviennent tout ensanglantés rendre compte au roi de
leur vaine mission. Enfin, Renart, payant d'audace, se présente.
Il confesse humblement ses fautes et demande, pour les expier, à
faire un pèlerinage en Terre Sainte.
• Le premier groupe,
ou le premier cycle de Renart, s'achève par le Couronnement de
Renart. Là, Renart est entré dans un couvent de Jacobins.
Vêtu en moine, il va prédire à Noble sa fin prochaine,
et lui fait sentir la nécessité de désigner son successeur.
Noble, dans sa confession, avoue que Renart seul est capable de porter
la couronne. Renart est enfin couronné; il persécute les
faibles et flatte les puissants.
Au XVIe, siècle,
les suites de Renart seront, de plus en plus, animées d'un esprit
de raillerie systématique et virulente. Cet esprit se donne libre
carrière dans Renart le Nouveau, et dans Renart le Contrefait,
poème immense, décousu, et qui doit son succès aux
allusions malignes et au pédantisme dont il est plein. Mais Renart
y personnifie d'autant mieux l'esprit d'habileté, de fourberie,
de résistance aux autorités, de libertinage dans tous les
sens du mot; il annonce Pathelin,
Panurge (Gargantua)
et Figaro.
Les Fabliaux
Fabliau est la forme picarde
du mot français fableau (cf. biau et beau).
C'est en Picardie, en effet, que le genre s'est le plus développé.
Le fabliau
est essentiellement un conte en vers, destiné à exciter le
rire. Mais cette définition doit être assez largement entendue;
car, parmi les fabliaux, s'il en est qui vont jusqu'au cynisme, on en trouve
qui, par la sentimentalité ou la gravité du sujet, se rangeraient
plutôt dans la littérature chevaleresque ou édifiante.
Il nous est parvenu environ 150 fabliaux, rassemblés aux XIIIe
et XIVe siècles.
Esprit
des fabliaux.
L'esprit qui anime les fabliaux n'est
pas à proprement parler satirique; c'est plutôt une raillerie
joyeuse, parfois excessive et grivoise, parfois aimable et bien-pensant.
Souvent aussi, le fabliau n'est autre chose qu'une ingénieuse intrigue,
sans autre prétention que de piquer et de satisfaire la curiosité.
Nous y voyons paraître, avec leur
costume, leur parler et leurs gestes, les principaux types de la société
aristocratique, cléricale, bourgeoise et populaire.
Origine
des Fabliaux.
Les fabliaux sont-ils d'origine orientale?
En Inde, le bouddhisme
usait volontiers de contes et de paraboles. Par Byzance,
puis à la faveur du mouvement créé par les croisades,
ces contes se répandirent sur l'Europe;
on en cita beaucoup dans les sermons. Mais un grand nombre des fabliaux
français appartiennent simplement, par leurs sources, à cette
vaste tradition orale qu'on appelle le folklore.
Les auteurs des fabliaux déclarent souvent qu'ils ont entendu raconter
leur histoire en tel pays, en tel village. Les mêmes contes se retrouvent,
avec quelques variantes locales, dans plusieurs régions.
Principaux Fabliaux.
Il y a, nous l'avons dit, diverses sortes
de fabliaux. Nous allons en analyser quelques-uns, depuis ceux qui reposent
sur un jeu de mots, une naïve méprise, jusqu'aux plus sérieux.
Contes
plaisants ou réalistes.
Dans leur grande
majorité, les fabliaux apparaissent comme exclusivement soucieux
de faire rire l'auditoire peu raffiné auquel ils s'adressaient :
• Estula.
- Deux malheureux s'en vont de nuit, dans la bergerie et le jardin d'un
sot riche, voler des choux et un mouton. Au bruit qu'ils font, le fils
du bourgeois appelle le chien nommé « Estula». Un des
voleurs croyant que son compère lui demande Es-tu là? »
dit : « Oui, j'y suis ». L'enfant s'imagine que c'est le chien
qui a parlé et qui est ensorcelé : il va chercher pour l'exorciser
le curé qu'il amène sur son dos. Le voleur de choux croit,
en voyant le groupe, que son camarade apporte le mouton « Attends,
dit-il, je vais l'égorger. » Le curé effrayé
s'enfuit, et les voleurs de rire en emportant leur butin.
• Le
Curé qui mangea des mûres. - Un curé revient d'une
tournée; il est à cheval. Passant près d'un buisson
chargé de mûres, il s'arrête, et comme il ne peut atteindre
les mûres, il se place debout, en équilibre, sur la selle
de son cheval.
«
Je serais bien attrapé, dit-il, si quelque mauvais plaisant criait-:
hue! »
Mais il prononce tout
haut le mot hue! Le cheval détale, et le curé tombe
dans le buisson.
• La Vieille qui
graissa la patte au chevalier. - On avait dit à une pauvre vieille,
à qui le seigneur avait confisqué sa vache, qu'elle devait,
pour se la faire rendre, graisser la patte à l'intendant. Elle se
rend au château, avec un morceau de lard; et, apercevant le seigneur
qui se promène les mains derrière le dos - elle s'approche
doucement et lui graisse la patte...
• Les Perdrix.
- Un vilain, nommé Gombaud, a pris deux perdrix; il les donne à
sa femme, pour qu'elle les fasse cuire, tandis qu'il ira inviter le curé
à venir les manger avec eux. En l'absence de son mari, la femme,
très gourmande, tâte aux perdrix, et finit par les manger
toutes les deux. Le vilain revenu, la femme lui recommande d'aiguiser son
couteau. Cependant le curé arrive, et la femme lui dit :
«
De perdrix, il n'y en a pas : Gombaud veut vous couper les oreilles; voyez
comme il aiguise son couteau. Sauvez-vous !»
Et à son mari,
elle crie :
«
Courez; le prêtre emporte les perdrix! »,
Gombaud, son couteau
à la main, galope derrière le curé, qui a le temps
de gagner son presbytère et de s'enfermer au verrou.
• Le
Vilain Mire (Le Paysan Médecin). - Un vilain bat tous les jours
sa femme; celle-ci cherche une occasion de se venger. Viennent à
passer deux messagers : la fille du roi a une arête de poisson dans
le gosier et l'on a besoin tout de suite d'un mire (médecin).
La femme du vilain dit aux messagers du roi que son mari est un excellent
médecin, mais qu'il n'en veut, pas convenir avant qu'on l'ait roué
de coups. Bien battu; et médecin malgré lui, le vilain suit
les messagers à la cour. Devant la princesse, il fait des contorsions
si grotesques que celle-ci, prise d'un fou rire, est délivrée
de l'arête qui l'étranglait.
Dès lors,
la réputation du prétendu mire est si bien établie
qu'il lui arrive des malades de tous côtés. Pour s'en débarrasser,
le vilain s'avise du stratagème suivant : il fait ranger devant
lui tous les malades, et leur annonce qu'il les guérira tous avec
les cendres du plus malade d'entre eux; puis il les interroge successivement;
mais personne ne se soucie d'être brûlé, et chacun se
déclare bien portant. Enfin le vilain, comblé de présents,
retourne chez sa femme, et promet au roi de se tenir à sa disposition,
sans qu'il soit besoin désormais da recourir à la bastonnade.
Molière
s'est inspiré de ce fabliau das le Médecin malgré
lui.
Contes
moraux.
Alors que dans tous
les précédents fabliaux l'intention morale est totalement
absente, certains récits au contraire ont manifestement un dessein
moralisateur. En voici deux exemples :
• La
Housse partie (la Couverture partagée). - Un riche bourgeois
s'est dépouillé de tous ses biens pour marier avantageusement
son fils. Celui-ci l'héberge dans son hôtel pendant douze
ans. Mais, un jour, sur les instances de sa femme, il chasse son vieux
père de chez lui.
«
Donne-moi au moins, fait le vieillard, une couverture pour me garantir
du froid. »
Le fils envoie son petit
garçon chercher à l'écurie une housse de cheval. Mais,
avant de la donner à son grand-père, l'enfant en fait deux
morceaux, et ne lui en remet que la moitié. Lamentations du vieillard;
reproches du père à l'enfant, qui lui répond :
«
L'autre moitié, je la garde pour vous ; quand vous m'aurez donné
tout votre bien et que vous serez vieux, je vous chasserai à mon
tour, et vous aurez de moi ce qu'il a de vous. »
Le père
comprend la leçon, et le vieillard reste à la maison.
-
La housse
partie (extrait)
« Li preudon
fu viex devenu,
Que viellece l'ot
abatu
Qu'au baston l'estuet
soustenir.
La toile a lui ensevelir
Alast volentiers
ses fis querre.
Tart li estoit qu'il
fust en terre,
Que sa vie li anuioit.
La dame lessier
ne pooit,
Qui fiere estoit
et orguilleuse,
Du preudomme estoit
desdaigneuse
Qui moult li estoit
contre cuer,
Or ne puet lessier
a nul fuer
Qu'ele ne deïst
son seignor :
« Sire, je
vous pri par amor,
Donés congié
a vostre pere,
Que foi que doit
l'ame ma mere,
Je ne mengerai nies
des dens
Tant com je le saurai
ceens,
Ains vueil que li
donés congié. »
- « Dame,
» fet il, « si ferai gié. »
Cil qui sa fame doute
et crient,
Maintenant a son
pere vient,
Ce li a dist isnelement
:
« Peres, peres,
alez vous ent.
Je di c'on n'a ceens
que fere
De vous ne de vostre
repere.
Ales vous aillors
porchacier;
On vous a doné
a mengier
En test ostel douze
ans ou plus.
Mes fetes tost,
si levés sus,
Si vous porchaciés
ou que soit,
Que fere l'estuet
orendroit. »
Li peres l'ot, durement
pleure :
Sovent maudit le
jor et l'eure
Qu'il a tant au
siecle vescu.
« Ha, biaus
dous fis, que me dis-tu?
Por dieu itant d'onor
me porte
Que ci me lesses
a ta porte,
Je me girrai en
poi de leu,
Je ne te quier nis
point, de feu,
Ne coute pointe,
ne tapis,
Mes la fors sous
cel apentis
Me fai baillier
un pou d'estrain. »
- « Biaus
peres, » dist li bachelers,
« Or n'i vaut
noient sermoners,
Mes fetes tost,
alés vous en,
Que ma fame istroit
ja du sen. »
- « Biaus
fis, ou veus tu que je voise?
Je n'ai vaillant
une vendoise. »
- « Vous en
irés en cele vile.
Encore en i a il
dis mile
Qui bien i treuvent
lor chevance.
Moult sera or grant
meschëance,
Se n'i troves vostre
peuture.
Chascuns i atent
s'aventure.
Aucunes gens vous
connistront
Qui lor ostel vous
presteront. »
- « Presteront,
fis? aus gens que chaut,
Quant tes ostels
par toi me faut ? »
Adonc ot li peres
tel duel
Por poi que li cuers
ne li crieve.
Si foibles comme
il est se lieve,
Si s'en ist de l'ostel
plorant.
« Fis, »
fet il, « a dieu te commant,
Puis que tu veus
que je m'en aille.
Por dieu me done
une retaille
D'un tronçon
de ta sarpeilliere
(Ce n'est mie chose
moult chiere),
Que je ne puis le
froit soufrir.
Je le te demant
por couvrir,
Que j'ai robe trop
poi vestue :
C'est la chose qui
plus me tue. »
Et cil qui de doner
recule
Li dist : «
Peres, je n'en ai nule.
Li doners n'est
or pas a point.
A ceste fois n'en
avrés point,
Se on ne me le tolt
ou emble. »
- « Biaus
dous fis, tos li cuers me tremble,
Et je redout tant
la froidure,
Done moi une couverture
De qoi tu cuevres
ton cheval,
Que li frois ne
me face mal. »
Cil qui s'en bee
a descombrer,
Voit que ne s'en
puet delivrer,
S'aucune chose ne
li baille.
Por ce que il veut
qu'il s'en aille,
Commande son fil
qu'il li baut.
Quant on le huche,
l'enfes saut :
« Que vous
plest, sire? dist l'enfant. »
- « Biaus
fis, » fet il, « je te commant,
Se tu trueves l'estable
ouverte,
Done mon pere la
couverte
Qui est sus mon
cheval morel.
S'il veut, si en
fera mantel
Ou chapulere ou
couvertor.
Done li toute la
meillor. »
Li enfes, qui fu
de biau sens,
Li dist : «
Biaus taions, venés en. »
Li preudon s'en torve
avoec lui,
Tos corouciés
et plains d'anui.
L'enfes la couverture
trueve,
La meillor prist
et la plus nueve,
Et la plus grant
et la plus lee.
Si l'a par le mi
leu doublee,
Si le parti a son
coutel,
Au miex qu'il pot
et au plus bel :
Son taion bailla
la moitié.
- « Biaus
fis, » fet il, « que ferai gié?
Por qoi le m'as
tu recopee
Ton pere le m'avoit
donee :
Or as tu fet grant
cruauté,
Que ton pere avoit
commandé
Que je l'ëusse
toute entiere.
Je m'en irai a lui
arriere. »
- « Alés,
» fet il, « ou vous voudrés,
Que ja par moi plus
n'en avrés. »
Li preudon issi de
l'estable.
« Fis, »
fet-il, « trestout torne a fable
Quanques tu commandas
et fis.
Que ne chastoies
tu ton fis,
Qu'il ne te doute
ne ne crient?
Ne vois tu donques
qu'il retient
La moitié
de la couverture? »
- « Va, diex
te doinst male aventure, »
Dist li peres, «
baille li toute. »
- « Non ferai,
» dist l'enfes, « sens doute :
De qoi seriiés
vous paiié?
Je vous en estui
la moitié,
Que ja de moi n'en
avrés plus;
Si j'en puis venir
au desus,
Je vous partirai
autressi
Comme vous avés
lui parti.
Si comme il vous
dona l'avoir,
Tout ausi le vueil
je avoir,
Que ja de moi n'en
porterés
Fors que tant com
vous li donrés.
Se le lessiés
morir chetif,
Si ferai je vous,
se je vif. »
Li peres l'ot, parfont
souspire,
Il se repensse et
se remire;
Aus paroles que
l'enfes dist,
Li peres grant exemple
prist.
Vers son pere torna
sa chiere :
« Peres, »
fet il, « tornés arriere.
C'estoit enemis
et pechié
Qui me cuide avoir
aguetié :
Mes se dieu plest,
ce ne puest estre.
Or vous fas je seignor
et mestre
De mon ostel a tos
jors mes.
Se ma fame ne veut
la pes,
S'ele ne vous veut
consentir,
Aillors vous ferai
bien servir :
Si vous ferai bien
aaisier
De coute pointe
et d'oreillier.
Et si vous dis par
saint Martin,
Je ne beverai mes
de vin,
Ne ne mengerai bon
morsel
Que vous n'en aiiés
del plus bel,
Et serés
en chambre celee,
Et au bon feu de
cheminee
Si avrés
robe comme moi.
Nous me fustes de
bone foi,
Par qoi sui riche
à pooir,
Biaus dous peres,
de vostre avoir. »
(La
housse partie).
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Suit une
moralité de vingt-trois vers, où le poète (Bernier)
engage les pères qui marient leurs enfants à ne pas leur
donner tout, mais à conserver de quoi vivre avec indépendance.
C'est un thème souvent repris dans la littérature de tous
les pays.
• Le Chevalier
au barizel (barillet). - Un chevalier impie va troubler dans sa retraite
un ermite, le vendredi saint. Par moquerie, il se confesse à lui
«
Je ne vous impose qu'une pénitence, dit l'ermite; allez me remplir
ce barisel à ce ruisseau. »
Le chevalier va plonger
dans le ruisseau son barillet; il n'y entre pas une goutte d'eau. Furieux,
il déclare qu'il ne prendra aucun repos, tant que le barillet ne
sera pas rempli. Il part, s'en va d'un pays à l'autre, essayant
toujours de remplir le barillet, et n'y parvenant jamais. Au bout d'un
an, jour pour jour, il revient vers l'ermite; il est épuisé,
méconnaissable, mais aussi endurci et impénitent qu'à
son départ. Devant ce misérable, l'ermite est saisi de pitié;
il se met à pleurer et à prier Dieu qu'il fasse miséricorde
à un si grand pécheur. L'émotion de l'ermite gagne
enfin le chevalier. Une larme tombe de ses yeux dans la bonde du barillet
qu'il porte vide à son cou : aussitôt le barillet est rempli
et l'eau en déborde. Alors, le chevalier repentant fait une confession
sincère, et meurt saintement entre les bras de l'ermite.
Signalons encore les Trois Aveugles de
Compiègne, Merlin Merlot, l'Ange et l'Ermite.
Fortune des fabliaux.
La vogue des fabliaux n'a pas fait vivre
le genre au delà des premières années du XIVe
siècle; du moins rien n'autorise à croire qu'il en fut autrement
: la prose, en effet, l'emporta sur le vers dans la rédaction des
contes. Mais l'esprit railleur qui cherche à rire partout et en
tout, sans indulgence ni pitié et souvent sans finesse, passera
dans la littérature dramatique, dans
la farce.
Rutebeuf, Jean de Meung,
Villon
Rutebeuf.
Au temps où la littérature
narrative de Renart et des fabliaux récréait bourgeois
et vilains, un véritable poète sorti du peuple de Paris a
exprimé, en des vers dont beaucoup méritent d'être
connus, ses sentiments sur la vie et sur ce qu'il voyait autour de lui
: c'est Ruteboeuf ou Rutebeuf (mort en
1280), le plus notable des poètes satiriques vraiment personnels
et féconds du XIIIe siècle,
le type achevé du pauvre et besogneux trouvère.
De la vie, Rutebeuf n'eut pas à
se louer : la misère fut sa plus fidèle compagne et il a
trouvé pour dire sa détresse des accents d'une mélancolie
touchante et vraiment lyriques. Mais, soutenu par une foi religieuse naïve
et sincère, il y a puisé l'inspiration de vers tout brûlants
d'ardeur mystique : ceux, par exemple, où il dit son culte à
la Vierge Marie.
Rutebeuf a écrit quelques fabliaux;
un monologue dramatique, le Dit de l'Herberie; un miracle, Théophile;
mais, surtout, ce qu'il voit autour de lui est loin de le satisfaire; il
regarde la société du côté peuple et du côté
laïque, et son mécontentement lui dicte des pièces satiriques
:
a. contre la classe noble qui
a perdu l'ardeur d'antan pour les croisades; la Dispute du croisé
et du décroise ou la Complainte d'outre-mer dénoncent
ces fanfarons qui se croisent « au feu, près de la cheminée»,
échauffés qu'ils sont par les fumées du vin, et le
lendemain, oublieux de leurs promesses, vont tout bonnement « au
lièvre chasser »;
b. contre la société religieuse
corrompue, à son gré, par la surabondance des ordres mendiants,
et par l'ingérence du pape dans les affaires du royaume. Les Dits
des Règles ou des Béguines sont les plus connus
; Rutebeuf y persifle ceux ou celles qui n'ont de la piété
qu'un extérieur affecté, derrière lequel se cachent
des défauts trop réels.
Il a du mordant et de la verve, comme poète
satirique. Mais il vaut surtout par la poésie personnelle : cent
ans avant Villon, il a chanté, avec une sincérité
poignante, sa misère morale et physique, sa passion dévorante
pour le jeu, sa triste situation d'homme de lettres aux gages des grands
seigneurs enfin ses remords et sa pénitence.
Jean de Meung.
Pendant quarante
ans environ, la société française se contenta du Roman
de la Rose tel que l'avait laissé Guillaume
de Lorris. Puis, vers 1275 ou 1277, Jean de
Meung (ou de Meun) en entreprit la continuation. Jean de Meung
garde le canevas de Guillaume et donne une conclusion au récit,
et, fait unique dans l'histoire des littératures modernes, cette
suite fut désormais inséparable de l'original. Il y a pourtant
une telle différence, même de telles contradictions entre
l'esprit de la deuxième partie et celui de la première, que
ce sont en réalité deux oeuvres différentes
à étudier et à replacer chacune en son milieu. Nous
avons parlé en son lieu de celle de Lorris (La
littérature courtoise). Voici un résumé de la
deuxième partie :
• Analyse
de la deuxième partie du Roman de la rose.
- Raison vient de nouveau consoler le chevalier, qui se désespère.
Dans le long discours de Raison, les exemples tirés de l'Antiquité
forment un fatras pédantesque. Le jeune homme va trouver ensuite
Ami, qui lui donne des conseils de courtoisie, l'engage à se montrer
libéral sans excès, et lui fait une satire assez spirituelle
du mariage. Là se trouvent plusieurs passages célèbres
par leur hardiesse, sur l'âge d'or, la naissance de la société,
du pouvoir royal, etc.
Amour, qui rentre
en scène, décide de tenter l'assaut de la tour où
est enfermé Bel-Accueil; il passe en revue ses soldats : Courtoisie,
Largesse, Franchise, Pitié, Hardiment, et un nouveau personnage,
Faux-Semblant, fils d'Hypocrisie, qui habite tantôt le monde et tantôt
le cloître. Le poète place ici une violente diatribe contre
les moines mendiants. Après la confession de Nature à son
chapelain Génius, Vénus enflamme la tour; Danger, Honte et
Peur s'enfuient ; et Bel-Accueil permet au jeune homme de cueillir la rose.
Autant les
allégories de la première partie constituent, pour qui sait
les transposer, une psychologie délicate de l'amour à la
fois timide et passionné, autant, dans la seconde partie, l'action
fictive devient obscure et incohérente. Ce n'est plus qu'un cadre,
dans lequel un esprit érudit et audacieux, plein de verve et d'âpreté,
place ses théories et sa science.
La donnée de la narration
et les principaux personnages, voilà tout ce qu'il y a de commun
entre les deux parties du poème le plus célèbre peut-être
au Moyen âge : ici, la manière et l'esprit sont nouveaux.
La
manière de Jean de Meung.
Jean de Meun est un homme très
instruit, formé à l'Université.
Aussi aime-t-il les longs exposés didactiques
ou moraux : Raison fait au jeune homme un sermon de 2000 vers sur l'amour
et les passions, avec exemples historiques et moraux tirés de l'Antiquité;
Nature, - personnage nouveau, dont le rôle est d'assurer la conservation
des espèces vivantes, se confesse à son chapelain Génius
en 2600 vers, et cette confession est une revue encyclopédique de
toutes les connaissances scientifiques du Moyen âge.
L'esprit
de l'oeuvre.
L'amour chevaleresque
et courtois n'est plus l'idéal, ni la femme l'être révéré
l'un est raillé, l'autre bafouée. Contre les nobles, les
princes, le bourgeois Jean de Meung décoche des traits hardis :
leur supériorité, affirme-t-il, n'était à l'origine
que physique et brutale. L'ancien élève de l'Université
toute gallicane s'attaque, en des diatribes violentes, aux moines mendiants
qui s'insinuent partout, riches et puissants : Faux-Semblant, personnification
nouvelle de l'hypocrisie, est l'être odieux qui ne cherche, que son
intérêt, appartenant, selon qu'il y trouve avantage, tantôt
au monde, tantôt au cloître. Mais, pieux avec sincérité,
le poète exalte la sainteté d'une existence de bienfaisance
et de travail. Toute sa philosophie se ramène, en fin de compte,
à ce précepte : vivre selon la nature.
Dans l'oeuvre de Jean de Meung on reconnaît
donc à la fois l'esprit des clercs, puisque c'est une « somme
» de connaissances et théories scientifiques et philosophiques,
et celui des bourgeois, porté à la satire.
Le Roman de la Rose de Jean de Meung
eut un succès considérable en son temps et dans les siècles
suivants : il fut lu, mais aussi attaqué avec passion. Aujourd'hui
encore, des pages nous en intéressent, mais à cette oeuvre
démesurée (près de 20.000
vers) manquent l'ordre et la valeur de l'expression.
Villon.
François
Villon (né à Paris en 1431, mort, peut-être,
vers 1484), sorti du peuple, affiné dans une
certaine mesure par les études, tombé par sa faute dans les
bas-fonds où il goûte l'amertume de la détresse et
des regrets, ayant frôlé la mort infamante dont il a senti
la pitoyable horreur, a su vigoureusement exprimer son individualité
tourmentée : c'est le plus grand poète du Moyen âge.
On ne connaît guère sa vie
que par ses vers, où il a tracé le tableau, tantôt
joyeux, tantôt insouciant ou piteux, de ses plaisirs, de ses mésaventures,
et des expédients auxquels le réduisirent trop souvent son
oisiveté en détresse et ses goûts de franc-basochien.
Deux fois emprisonné et condamné à la potence pour
larcins assez graves, il ne dut son salut qu'à la clémence
de Louis XI, apitoyé sans doute par le
rire mêlé de larmes du poète, qui dejà faisait
ses adieux à la vie. Enfant des rues de Paris,
Villon fut poète populaire, et, à ce titre, un novateur dans
la langue, les idées et la poésie; et bien qu'on ait pu reprocher
souvent à sa muse, comme à celle de Régnier, «
de se sentir des lieux que fréquentait l'auteur », il faut
reconnaître que c'est de ces inspirations que la poésie française
a tiré son véritable caractère de franche allure et
de naturel, de grâce et de malice, de gaieté et de mélancolie,
de bon sens et d'imagination pittoresque. Avec Villon, elle se débarrasse
de l'érudition indigeste, de la fade galanterie et des allégories
métaphysiques que le Roman de la Rose avait mises à
la mode, et c'est pour cela que Boileau a dit
:
Villon sut
le premier, dans ces siècles grossiers.
Débrouiller
l'art confus de nos vieux romanciers.
Les oeuvres de Villon se composent de ballades,
de rondeaux et de sonnets.
On y remarque surtout son Petit et son Grand Testament, sa
ballade des Pendus, sa ballade des Dames du temps jadis,
etc.
• Le
Petit Testament. - Ce poème de quarante strophes porte aussi
le titre de lais (ou legs). C'était un genre à
la mode, assez analogue au congé. Villon lègue à Guillaume
de Villon, son père adoptif, son bruit, c'est-à-dire sa renommée
: à celle qu'il aimait et qui le dédaigne, son coeur; à
divers personnages les enseignes célèbres du quartier : à
Jean Trouvé, boucher, le Mouton, le Boeuf couronné et la
Vache; au chevalier du guet, le Heaume; aux archers de nuit, la Lanterne;
à maître Jacques Regnier, la Pomme de Pin (enseigne d'un cabaret,
ce qui semble indiquer que Villon y séjournait plus que de raison);
à son barbier, les rognures de ses cheveux; à son savetier,
ses vieux souliers, etc.
Bien qu'on trouve
beaucoup d'esprit, et surtout, çà et là, de jolis
traits de réa lisme dans le Petit Testament, cette oeuvre
n'aurait pas assuré à Villon la célébrité
elle le laisserait confondu dans la masse des poètes de second ordre.
-
Page
manuscrite du Grand Testament
de
François Villon.
• Le Grand Testament.
- Ici, bien que le cadre général soit analogue, la composi
tien est plus complexe. Le poème a cent soixante-treize strophes.
De plus Villon y a inséré de nombreuses ballades. Les strophes
1 à 70 forment une première partie, dans laquelle Villon
parle de son emprisonnement, de sa jeunesse dissipée, de la faite
du temps, de la mort qui n'épargne personne. On y trouve (après
la strophe 41) la Ballade des dames du temps jadis (refrain : Mais
où sont les neiges d'antan!). A la strophe 70, Villon commence
à tester; c'est la seconde partie, formant comme un poème
séparé. Les legs du Grand Testament sont moins burlesques
que ceux du Petit. Mais l'intérêt du Grand Testament
n'est pas dans ces legs dont les allusions sont obscures, et qui ont perdu
presque toute leur saveur; il est dans les réflexions morales amenées
par quelques-uns de ces legs. Ainsi (strophe 149) Villon se représente
au charnier du cimetière des Innocents et traite le thème
de la mort ; il y revient encore dans les dernières strophes, quand
il donne des instructions pour son enterrement (strophes 163-173). Une
dernière ballade sert de conclusion.
Avant Villon, plusieurs
des poètes lyriques que nous avons nommés ont, dans des cadres
conventionnels, et au milieu d'allégories, parlé de leur
vie, de leurs amours, de leurs regrets. Mais Villon a une personnalité
plus caractéristique, une âme plus humaine et surtout un accent
plus sincère. Ce qui, dans son oeuvre, nous attache et nous
touche, ce sont :
a.
Les thèmes ou idées générales :
Fuite irréparable
du temps, regret de la jeunesse gaspillée, menace permanente de
la mort (sur ces développements se greffent les célèbres
ballades des Dames du Temps jadis et des Seigneurs du temps jadis),
évocation de la mort (avec la Ballade des Pendus), souci
de « l'au-delà » que montrent à Villon ses croyances
religieuses.
-
Ballade des
dames du temps jadis (1461)
« Dites moi
où, n'en quel pays,
Est Flora, la belle
Romaine;
Archipiada, ni Thaïs,
Qui fut sa cousine
germaine;
Echo, parlant quand
bruit on mène
Dessus rivière
ou sur étang,
Qui beauté
eut trop plus qu'humaine?
Mais où sont
les neiges d'antan?
Où est la
très sage Helloïs,
Pour qui fut châtié,
puis moine,
Pierre Esbaillart
à Saint-Denis?
Pour son amour eut
cet essoine.
Semblablement où
est la reine
Qui commanda que
Buridan
Fût jeté
en un sac en Seine?
Mais où sont
les neiges d'antan?
La reine blanche
comme lis,
Qui chantait à
voix de sirène;
Berte au grand pied,
Biêtris, Allis;
Harembnrgis qui
tint le Maine,
Et Jehanne, la bonne
Lorraine,
Qu'Anglais brillèrent
à Rouen?
Où sont ils,
Vierge souveraine?
Mais où sont
les neiges d'antan?
Envoi.
Prince, n'enquérez
de semaine
Où elles
sont, ni de cet an,
Que ce refrain ne
vous remène :
Mais où sont
les neiges d'antan?
(Villon).
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b.
L'imagination du poète :
Pour exprimer ses
idées et sentiments généraux, lieux communs en eux-mêmes,
Villon imagine avec précision et netteté; il ne disserte
pas, il peint avec une fidélité qui donne à sa poésie
un réalisme parfois charmant, parfois poignant, parfois macabre;
on trouvera ces trois caractères en lisant :
- la Ballade
à Notre-Dame (il fait parler sa mère) :
Au moustier
vois, dont suis paroissienne,
Paradis peints où
sont harpes et luths
Et un enfer où
damnés sont boulus [=bouillis]...
- les regrets de Villon
sur sa jeunesse, lorsqu'il pense aux heureux qui, ayant sagement vécu
:
Bons vins
ont, souvent embrochés
Sauces, brouets
et gros poissons...
Les autres mendient
tout nus
Et pains ne voient
qu'aux fenêtres...
- le tableau de l'agonie
:
Quiconque
meurt, meurt à douleur...
La mort le fait
frémir, pâlir...
- la Ballade des
Pendus qui se décrivent eux-mêmes :
La pluie
nous a lavés et bués [=lessivés]
Et le soleil desséchés
et noircis...
c. La sensibilité
:
La sensibilité,
qui parfois perce à travers l'ironie, lorsqu'il parle de sa mère,
ou des pauvres, ses frères, ou demande pour les criminels pendus
la pitié des humains plus heureux dans la vie.
Dans la forme, Villon
est aussi un grand poète : il voit et il peint, Il ne cherche pas
de choses nouvelles ou ingénieuses, ce qui est le propre du poète
médiocre et artificiel. Il renouvelle par la force naturelle de
sa sensa. tion et de sa vision. les thèmes les plus communs. On
voit tout ce que Villon veut faire voir; les traits sont précis,
pittoresques, colorés. De lui
procèdent Marot, Régnier, La
Fontaine, et plus tard Chaulieu félicitera
Voltaire d'être le successeur de Villon.
(Ch.-M. Des Granges/ L. Joliet). |
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