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Les Jaguars
Panthera Onca
Le Jaguar (Panthera onca) est le plus grand et le plus puissant de tous les membres de ce genre et en même temps celui dont la robe est la plus riche ; il est aussi le plus redouté des carnassiers du nouveau monde. Le nom vulgaire qu'il porte dérive de celui du jaguarette (yagouareté), que les Guaranis lui donnent, et qui signifie corps de chien. Les Espagnols l'appellent tigre, et les Portugais once peinte ou unze;  il est souvent désigné sous ce dernier nom dans les voyages.

Les premières relations de l'Amérique nous l'avaient déjà fait connaître; cependant, aujourd'hui encore, chaque voyageur trouve à nous communiquer quelque nouvelle particularité sur lui. On conçoit facilement que bon nombre de fables se soient glissées au milieu des relations dont il a été l'objet, mais elles ne servent qu'à prouver la peur, ou plutôt  la considération dont jouit le jaguar auprès des Américains, tant indigènes, que fournis par l'émigration.  Azara, Humboldt, le prince de Wied et surtout Rengger nous ont mieux familiarisés avec cet animal, et en ont rendu la description facile.

Caractères.
C'est à peine si le jaguar le cède au tigre pour la taille, et il surpasse ainsi; tous les autres membres de la famille, à l'exception da lion, bien entendu. Ses formes générales dénotent plutôt la force que l'adresse, car l'animal paraît un peu lourd, son corps lui-même n'est pas aussi long que celui du léopard ou du tigre, et ses jambes sont relativement plus courtes que chez ce dernier. Un jaguar arrivé à son accroissement complet mesure; selon Rengger, 1,50 m de la pointe du museau à la racine de la queue et cette dernière, elle-même, a 70 cm; Humboldt en a vu qui étaient pour le moins aussi grands que le tigre royal. Sa hauteur, au garrot, atteint environ 80 cm, un peu plus, un peu moins.

Son poil est court, épais, souple et luisant, un peu plus long à la gorge, à la partie inférieure du cou, à la poitrine et au ventre que sur le reste du corps. Le pelage varie beaucoup, tant pour la couleur principale que pour les taches. Chez le plus grand nombre, il est d'un jaune rougeâtre, cependant le blanc prédomine à l'intérieur des oreilles, au museau, aux mâchoires, à la gorge, à la partie inférieure du corps et à la face interne des quatre jambes. Toute sa peau est couverte de taches qui sont tantôt petites, noires, circulaires, allongées ou irrégulières; tantôt plus grandes, en forme d'anneaux bordés de rouge et de noir, avec deux points noirs à l'intérieur. 
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Jaguar.
Un jaguar.

Les taches pleines se voient surtout à la tête, au cou, à la partie inférieure du ventre et aux membres. Elles sont plus rares, mais plus grandes et plus irrégulières aux endroits où la couleur dominante est le blanc, qu'aux autres parties du corps, et forment souvent des raies transversales sur la face interne des jambes. Elles sont également plus grandes sur l'arrière-train que sur l'avant-train; sur la partie noire de la queue, c'est-à-dire sur un tiers de sa longueur, à partir de l'extrémité, elles forment deux ou trois anneaux pleins. Chez tous, on trouve toujours invariablement une tache noire à chaque coin de la bouche, et une autre, avec un point blanc ou jaune au milieu, sur la face postérieure de l'oreille. Les raies irrégulières qui se séparent en deux sur la croupe, se réunissent sur le dos; sur les flancs, elles forment des rangées plus ou moins parallèles. Il est impossible de préciser davantage, parce qu'il est difficile de trouver deux ou trois peaux qui offrent identiquement les mêmes dessins.

La femelle du jaguar a, en général, les couleurs plus pales et moins de taches annulaires au cou et sur les épaules que le mâle; mais elle en a de plus nombreuses et, par suite, de plus petites, sur les flancs.

Les jeunes se distinguent des vieux par les teintes du pelage : dès le septième mois toute différence a disparu.

Distribution géographique. 
Le jaguar se rencontre sur un espace fort vaste, car il s'étend depuis l'Argentine et le Paraguay, à travers toute l'Aménique méridionale, jusqu'au Mexique et même jusqu'à la partie Sud-Ouest des États-Unis, dans l'Amérique du Nord. On le rencontre le plus fréquemment dans les régions tempérées de l'Amérique du Sud, le long des fleuves Parana, Paraguay et Uruguay.

Aujourd'hui, il est partout beaucoup plus rare qu'autrefois, même beaucoup plus rare qu'à la fin du XVIIIe siècle, époque à laquelle l'Améri que expédiait encore annuellement deux mille peaux de jaguars en Europe.

Moeurs, habitudes et régime. 
Le jaguar habite les bords boisés des fleuves, des torrents. et des rivières, la lisière des forêts qui avoisinent des marais, et les pays marécageux où les herbes et les joncs atteignent une hauteur de 2 mètres.  Il ne se montre que rarement en rase campagne et dans l'intérieur des forêts; il n'y passe que pour émigrer d'une contrée dans une autre.
Il n'a pas de gîte fixe et ne se creuse pas de tanière. Il se couche à l'endroit où le lever du soleil le surprend, dans l'épaisseur de la forêt ou dans les hautes herbes, et y passe sa journée. Dans les grandes steppes, et particulièrement dans les pampas de l'Argentine, où les forêts lui font défaut, il se cache, selon Azara, dans les hautes herbes ou dans les cavernes souterraines, creusées par les chiens sauvages qui errent dans ces régions. S'il trouve une forêt, il la préfère à tout autre séjour.

Il choisit le crépuscule du soir ou du matin pour aller à la chasse; parfois aussi, il profite d'un beau clair de lune ou d'une belle nuit étoilée, mais jamais il ne chasse au milieu du jour ou par une nuit sombre.

Il mange tous les grands vertébrés dont il peut s'emparer. C'est à tous égards un animal dangegereux. Autant sa démarche paraît lourde lorsque rien ne l'excite, autant, dans le cas contraire, il fait preuve de beaucoup d'agilité. Sa force est prodigieuse pour sa taille et ne peut se comparer qu'à celle du tigre ou du lion. Ses sens sont délicats et sont également développés : son oeil errant, qui reluit parfois dans la nuit, est vif et sauvage, perce les ténèbres, et n'est ébloui que par les rayons du soleil ; son oreille est fine; son odorat seul, comme chez tous les félidés, laisse un peu à
 désirer, ce qui ne l'empêche pas de sentir une proie qui est encore à une certaine distance. La conformation de son corps est parfaite et en fait une bête féroce fort dangereuse. Il refuse la chair qui provient de ses semblables, ou du moins le croit-on, puisque des jaguars captifs ont refusé de manger des parties d'un jaguar tué, bien qu'ils dé-vorassent des chats et des chiens. Du reste, toute chair lui est bonne, à l'exception de celle de ses semblables. Azara vit dans les excréments d'un jaguar les soies d'un porc-épic, et Rengger, en examinant un estomac de la même espèce, y trouva des portions de rats et d'agoutis, ce qui prouve que le jaguar fait aussi la chasse à de petits animaux.

Le jaguar saisit sa proie tout aussi bien dans l'eau que sur terre. Il cherche à surprendre les oiseaux de marais, dans les joncs, et sait fort adroitement retirer un poisson de l'eau. En Guyane et au Brésil, dit Th. Lacordaire, le jaguar fréquente pendant la nuit le bord de la mer, près des petites anses, où l'eau est tranquille, pour y manger des crabes et y pêcher le poisson, en le faisant sauter à terre d'un coup de patte, lorsqu'il vient jouer à la surface de l'eau.

On a fait bien des contes sur la manière dont le jaguar prend les poissons. Ainsi, par exemple, on a dit qu'il les attire par l'écume de sa salive, ou par les coups de queue qu'il donne sur l'eau.

« Mais un chasseur intelligent, dit Rengger, auquel je dois mainte bonne observation et maint bon conseil pour mes voyages, me renseigna mieux, et mes propres observations ont confirmé ses dires. Par une chaude soirée d'été, je rentrais dans ma nacelle, revenant de la chasse aux canards, lorsque mon guide, un Indien, me montra un jaguar sur le bord du fleuve. Nous nous approchâmes, en nous cachant sous les saules dont les branches pendaient sur l'eau, afin d'observer les mouvements de l'animal. Il était accroupi sur une pointe de terre qui s'avançait dans le fleuve, à un endroit où le courant était rapide, et où se tenait de préférence un poisson appelé Dorado, dans le pays. Il fixait attentivement ses regards sur l'eau, et, de temps en temps, se courbait comme pour en explorer la profondeur. Au bout d'un quart d'heure environ, je le vis tout à coup donner un coup de patte dans l'eau et rejeter sur le bord un gros poisson. Sa manière de pêcher est, on le voit, celle du chat domestique. »
« Le 7 mars 1824, dit Roulin, nous arrivâmes au village de San-Carlos, situé au confluent de l'Orénoque et du Meta [...]. Là, le pilote de la Lancha (bateau à quille), nous raconta qu'il avait vu près d'un rapide (raudal) de l'Orénoque une tigresse (jaguar), qui était accompagnée de ses petits, pécher aux truites et les saisir dans le bond qu'elles faisaient pour franchir la chute d'eau. Les petits, à qui elle distribuait le produit de sa pêche, se tenaient à l'écart et immobiles pour ne pas effrayer le poisson; mais quand ils furent rassasiés, avant de rentrer dans le bois, ils s'approchèrent de l'eau et essayèrent de faire comme leur mère. »
On a même prétendu; à différentes reprises, que le jaguar n'épargne pas le caïman. Mais ce que dit Hamilton au sujet de ces deux animaux pourrait bien n'être qu'un conte, que nous ne rapporterons qu'en faisant les plus grandes réserves. 
« Le jaguar et l'alligator, écrit Hamilton, sont deux ennemis mortels, toujours en guerre. Si le jaguar surprend l'alligator dormant sur les bancs de sable, il le saisit sous la queue où la peau est molle et vulnérable. La terreur de l'alligator est alors si grande qu'il ne songe ni à la fuite ni à la défense; en revanche, si l'alligator rencontre son ennemi dans l'eau, son élément propre, c'est lui qui a l'avantage; il parvient ordinairement à nover le jaguar et le dévore ensuite. Ce dernier, qui reconnaît parfaitement son impuissance dans l'eau, a la précaution, lorsqu'il veut traverser un fleuve à la nage, de pousser d'abord un hurlement terrible, afin de chasser les alligators qui pourraient se trouver dans le voisinage. » 
Il n'est nullement besoin d'être naturaliste pour sentir le peu de vraisemblance d'un tel récit. Roulin consigne un fait du même genre, plus singulier encore, sans cependant s'en rendre garant, il le tient d'un métis, Ciriaco, fondateur du village de San-Simon, au confluent de l'Orénoque et du Meta.
 « J'étais caché, dit Ciriaco, sur une plage, attendant que quelque tortue paresseuse sortît pour déposer ses oeufs, lorsque j'aperçus un tigre (jaguar) qui s'avançait en rampent, le long du rivage, pour couper le chemin à un caïman étendu sur le sable, et prenant le soleil. D'un bond, il le saisit, mais le caïman se jetant à l'eau, et le tigre ne lâchant point prise, tous les deux disparurent à la fois. Un temps assez long s'écoula, et je croyait déjà le tigre noyé, lorsque je le vis reparaitre, mais seul. Il se roula sur le sable, puis se rejeta dans l'eau. Il y resta encore longtemps et ressortit de même, cette seconde fois, sans sa proie. Ce ne fut qu'à la troisième fois qu'il attira sur le rivage le caïman étranglé. »
Du reste, on ne peut pas douter, après les observations d'Alexandre de Humboldt et du prince de Wied, que le jaguar ne mange des reptiles. 
« Le jaguar, dit le premier, l'ennemi le plus cruel de la tortue Arina, la suit sur les rivages où elle dépose ses oeufs. Il la surprend sur le sable, et, afin de pouvoir la dévorer plus commodément, il la retourne; la tortue ne peut plus se remettre sur ses jambes, et comme le jaguar en tue beaucoup plus qu'il ne peut en manger dans une nuit, les Indiens mettent souvent sa ruse à profit. On ne peut, du reste, se lasser d'admirer l'habileté avec laquelle le jaguar, aidé seulement de sa patte, vide la carapace de la tortue : on dirait qu'un chirurgien y a passé avec son instrument. »
Au rapport du prince de Wied, on rencontre fréquemment, dans les grandes forêts, des carapaces vides de la tortue des bois, et les chasseurs brésiliens prétendent que c'est l'oeuvre du jaguar. Très souvent la carapace a simplement été vidée et n'est pas altérée, l'animal s'étant probablement servi de ses griffes seules, d'autres fois, au contraire, une partie a été enlevée à coups de dents.
« Un chasseur exercé, dit Rengger, a souvent l'occasion d'observer le jaguar en chasse, surtout le long des fleuves. On le voit se glisser lentement et à pas de loup sur les bords, cherchant à surprendre les marsouins et les loutres. De temps en temps il s'arrête comme pour écouter, et explore attentivement les environs; jamais je ne l'ai vu, guidé par l'odorat et la tête baissée vers le sol, suivre la piste d'un animal quelconque. Lorsqu'il a, par exemple, remarqué un marsouin, il cherche à s'en approcher avec une patience et une circonspection incroyables. Il rampe comme un serpent, se tient ensuite immobile pendant des minutes entières pour bien observer la place occupée par la victime qu'il convoite, et fait souvent de longs détours pour l'aborder par le côté où il se croit le moins en vue. Enfin, lorsqu'il est arrivé à la distance convenable sans avoir donné l'éveil, il s'élance d'un bond, rarement de deux, sur sa proie, la renverse parterre, lui ouvre la gorge, la prend dans sa gueule pendant qu'elle se débat encore dans les dernières convulsions de l'agonie et la porte dans le fourré: Souvent le crépitement des branches sèches, qui se cassent sous le poids de son corps, le trahit; c'est là, du reste, un bruit auquel prennent également garde les pêcheurs qui, le soir, ont dressé leurs tentes sur le bord d'un fleuve. Parfois aussi les marsouins le flairent de loin, et se précipitent dans le fleuve en poussant des cris. On prétend avoir vu des jaguars se jeter à l'eau après eux et les saisir au moment où ils allaient plonger. Lorsque le jaguar manque sa victime, il s'éloigne d'un pas rapide, il est pour ainsi dire honteux, et n'ose pas regarder en arrière. Au moment où il cherche à s'approcher d'un animal, son attention est tellement absorbée qu'il ne s'aperçoit nullement de ce qui se passe autour de lui, et qu'un bruit,. même assez fort, échappe à son oreille. Quand il ne peut arriver jusqu'à sa proie sans en être remarqué, il rentre dans le bois et fait le guet. Sa position est celle d'un chat qui attend une souris : accroupi, mais toujours prêt à bondir, il tient l'oeil fixé sur l'objet de sa convoitise, et ne donne signe de vie que par sa queue, qu'il remue de temps en temps. Le jaguar ne va pas toujours à la quête de sa proie; souvent il se cache dans les joncs des marais ou sur les bords des ruisseaux, et y attend tranquillement les animaux qui viennent se désaltérer. Jamais il ne fait le guet sur un arbre, bien qu'il soit excellent grimpeur. »
Les jaguars exercent souvent de grands ravages dans les troupeaux. lis s'attaquent de préférence aux pauvres bêtes à cornes, aux chevaux et aux mulets. Azara prétend qu'il tue des animaux d'une manière étrange, parce qu'il leur saute sur le cou, et qu'en leur posant une patte de devant sur l'occiput, et de l'autre saisissant le museau, il lève sa victime et lui broie la nuque en un moment. 

Rengger n'a jamais fait cette observation et n'a même pas trouvé, sur les cadavres des animaux tués, de traces de ce genre d'exécution. "Au contraire, dit-il, j'ai toujours remarqué que le jaguar ouvre la gorge à sa proie à l'aide de ses griffes, et de ses dents quand l'animal est de grande taille. Quant aux petits animaux, il les tue d'un simple coup de dent à la nuque. Rarement, et seulement quand la nécessité l'y pousse, il s'attaque aux taureaux et aux boeufs. Ceux-ci marchent courageusement sur lui et le mettent en fuite. Au Paraguay, on entend quelquefois raconter des choses curieuses touchant ces combats et souvent, à en croire les habitants, des hommes ont dû la vie au courage d'un taureau. Les vaches mêmes défendent avec quelque avantage leurs petits contre ce terrible ennemi, mais elles y sont toujours dangereusement blessées. On prétend qu'elles se rangent en cercle à l'approche du jaguar, de manière à mettre les veaux au milieu d'elles; mais c'est là un simple conte. Au contraire, tout le troupeau se disperse dans les prairies dès qu'un jaguar se montre, et, seuls, les boeufs et les taureaux attendent l'ennemi, avides de combat, mugissants et creusant la terre de leurs sabots et de leurs cornes. Les chevaux et les mulets deviennent facilement la proie du jaguar. Les premiers cherchent encore quelquefois à se sauver par la fuite, mais les mulets sont tellement épouvantés par la seule vue de la bête, qu'ils restent sans mouvement ou même tombent par terre avant d'être attaqués. Mais leur odorat, beaucoup plus développé que celui des chevaux, leur permettant de sentir l'ennemi de très loin, surtout par un temps favorable, ils peuvent s'éloigner de leur dangereux ennemi. Les étalons seuls, à ce qu'il paraît, se défendent par des coups de dents et des ruades, quand du premier coup ils ne sont pas jetés sur le sol.

Lorsque le jaguar a tué quelque petit animal, il le dévore aussitôt, sans laisser ni os ni poil ; quand sa proie est de grande taille, quand c'est un cheval, un boeuf ou quelque autre bête de ce genre, il n'en mange qu'une portion, sans montrer de préférence pour aucune partie du corps : quant aux entrailles, il les laisse intactes. Après qu'il est repu, il se retire dans la forêt, mais ne s'écarte régulièrement jamais au delà d'un quart de lieue de l'endroit où il a fait son repas, et s'abandonne au sommeil. Le soir ou le lendemain, il retourne aux restes de sa chasse, s'en repaît une seconde fois et abandonne aux oiseaux carnivores ce qu'il n'a pu consommer. Ceux-ci d'ailleurs, d'après les observations de Humboldt, lui disputent sa proie pendant qu'il la dévore. 

« Non loin de San Fernando, dit l'illustre voyageur, nous rencontrâmes le plus gros jaguar qu'il nous ait été donné de voir pendant tout notre voyage. Couché par terre à l'ombre, il appuyait une de ses pattes de devant sur un cochon de mer qu'il venait de tuer. Toute une bande de vautours s'était rassemblée autour de ce roi des animaux de l'Amérique pour dévorer les restes de son repas, s'il en laissait. Ils s'approchaient du jaguar jusqu'à deux et trois pieds, mais au moindre de ses mouvements, la peur les faisait envoler. Le bruit de nos rames le décida à se lever et à se retirer lentement dans les taillis. Les vautours profitèrent de ce moment pour se jeter sur la proie. Mais aussitôt le tigre s'élança au milieu d'eux et, le regard courroucé, il emporta son repas dans l'épaisseur du bois. » 
D'après Rengger, jamais le jaguar ne mangerait plus de deux fois de la bête qu'il a tuée, et, à plus forte raison, ne toucherait pas à une charogne. Il y en a même qui, après s'être rassasiés une fois, ne retournent plus à leurs restes. Ce sont ordinairement les plus féroces, et ceux qui ont déjà été souvent chassés. Le jaguar vient-il de s'emparer d'un animal à quelque distance de la forêt, il l'entraîne, quel que soit son poids, vers les bois. Dans certaines circonstances, il traverse même un fleuve avec des proies très lourdes.
« Me trouvant en Quouarépoti, raconte Azara on me dit qu'un yagouareté venait de tuer un cheval; j'y courus au moment même, et je trouvai qu'il avait à peine commencé à lui dévorer la poitrine. Je cherchai le yagouareté, et ne l'ayant pas découvert, je fis traîner le cadavre jusqu'à portée de fusil d'un arbre, où je me proposai de passer la nuit, me figurant que le yagouareté ne reviendrait pas auparavant. Dans cette confiance, j'allai manger, laissant un espion qui, dans le moment même, vint m'avertir que le yagouareté, après avoir traversé une rivière large et profonde, était venu saisir le cheval avec ses dents, et que, le traînant soixante pas dans une terre qu'on avait labourée, il avait repassé la rivière et avait gagné avec sa proie le bois de l'autre côté. Je ne crus cet avis qu'après avoir vu la trace jusqu'à la rivière, mais non pas celle de l'autre bord, où je n'allai point, étant sans chien et sans secours. »
D'autres voyageurs ont observé que de deux chevaux ou deux mulets accouplés, lorsque le jaguar en a tué un, il l'entraîne très loin, malgré la résistance du survivant.

Jamais le jaguar ne tue plus d'un animal à la fois, et se distingue par là de quelques autres espèces plus grandes de félidés. Cela tient probablement à ce qu'il préfère la chair au sang, et qu'une victime suffit pour satisfaire ses appétits.

Un jaguar qui n'a pas appris à connaître l'humain, l'évite soigneusement toutes les fois qu'il le rencontre, ou le regarde avec étonnement, mais seulement de loin.

« Il nous arrivait souvent, dit Rengger, dans nos explorations du désert du nord du Paraguay, de rencontrer plu-sieurs jaguars qui, à notre approche, se réfugiaient dans l'épaisseur du bois, ou bien s'arrêtaient à la lisière et assistaient paisiblement, de loin, à notre passage. Aussi, il est sans exemple que dans les contrées inhabitées où l'on récolté l'herbe du Paraguay, un homme ait été tué par un jaguar. Mais celles de ces bêtes qui séjournent dans des contrées peuplées, ou près des fleuves animés par la navigation, n'ont bientôt plus peur, de l'homme et s'attaquent aussi à lui. Dès qu'un jaguar a goûté de la chair humaine, il la préfère à toutes les autres, et non seulement il n'évite plus l'homme, mais encore il le recherche avec avidité. Chaque année fournit de nouveaux exemples de matelots imprudents déchirés par les jaguars. S'il faut en croire l'opinion générale, ils se seraient même déjà aventurés, la nuit, sur des bateaux amarrés à la rive, pour enlever des morceaux de viande suspendus, des chiens, quelquefois même des hommes; mais ces derniers ne perdent ordinairement la vie que par imprudence : un peu de vigilance met à l'abri de ses attaques. Ainsi, les visites que les jaguars font aux pêcheurs, tandis qu'arrêtés par les vents contraires, ils préparent leur repas, se passent ordinairement sans effusion de sang, parce qu'au moindre bruit les pêcheurs se réfugient à bord et abandonnent au jaguar la viande qui rôtit au feu, et qui, ordinairement, lui suffit. Il est reconnu, d'ailleurs, qu'il ne craint nullement le feu. »
Ce qui paraît certain, c'est que le jaguar agit avec l'humain comme avec les animaux; qu'il n'en tue jamais qu'un à la fois, du moins lorsqu'il n'est pas obligé de se défendre. 

On raconte qu'au Paraguay, des hommes ayant rencontré des jaguars pendant le jour et à l'improviste, les auraient arrêtés dans leur élan par un cri violent et un regard fixe. Il paraît, d'ailleurs, que les jaguars ont aussi quelquefois leurs moments de bonne humeur.

« A Alturès, dit Humboldt, on nous raconta un trait particulier d'un jaguar. Deux enfants, un garçon et une fille, de huit et neuf ans, jouaient tout près du village. Un jaguar, sorti du bois, arrive près des enfants, se met à gambader autour d'eux. Après s'être longtemps livré à ce jeu, il frappa de sa patte sur la tête du petit garçon, d'abord doucement, puis plus fort, jusqu'à faire couler le sang à flots. A cette vue, la petite fille s'empare d'une branche d'arbre, en frappe la bête et la met en fuite. L'enfant avait encore les cicatrices de ses blessures. » 
Apparemment ici le jaguar a joué avec les enfants comme le chat avec la souris. La faiblesse des enfants lui avait inspiré assez de confiance.

Le jaguar reste dans la même localité aussi longtemps qu'il peut y trouver une proie, et qu'on le laisse tranquille. Mais quand les vivres deviennent rares, ou que la persécution de l'humain devient trop intolérable, il abandonne la contrée pour une autre. Ces voyages ne se font que la nuit. Il traverse hardiment les pays les plus peuplés et enlève près des huttes isolées des chiens et des chevaux, sans prendre souci du voisinage de l'humain. Les vieux jaguars, surtout; aiment à se rapprocher des habitations, où l'expérience leur a appris qu'ils trouveront plus facilement de la nourriture qu'au désert. Dans ses pérégrinations et même dans sa fuite, le jaguar n'est pas arrêté par le fleuve le plus large. Il est excellent nageur, à ce que prétend Rengger, et, lorsqu'il nage, sa tête ainsi que tout. son dos dépassent la surface de l'eau, ce qui le distingue de tout autre animal et peut le faire reconnaître de loin. Il traverse presque sans au cune déviation le Parana, qui est large d'à peu. près une 2 km. En sortant de l'eau, il regarde d'abord autour de lui, secoue tout son, corps, puis successivement chacune de ses pattes; après quoi il continue son chemin.

« La crue annuelle des torrents et des fleuves, dit Rengger, chasse les jaguars des îles et des rives boisées; alors ils se rapprochent des contrées habitées et exercent de grands ravages parmi les bêtes, autant que parmi les humains. Quand les inondations sont, fortes, il n'est pas rare de rencontrer un jaguar au milieu d'une ville ou d'un village situé sur les hauteurs. A Villa-Réal, on en tua un en 1819, un autre dans la capitale en 1820, deux à Villa-del-Pilar; à Corrientes, Goya, Bajada, on en tue un presque tous les quatre ou cinq ans. Lorsque nous abordâmes à Santa-Fé en 1825, les eaux étaient très hautes, et on nous raconta que, quelques jours auparavant, un moine de l'ordre de Saint-François avait été dévoré par un jaguar, sous la porte de la sacristie, au moment où il allait dire la messe. Un pareil malheur n'arrive cependant pas toutes les fois qu'un jaguar s'introduit dans une ville; les aboiements des chiens qui le poursuivent, et l'affluence des gens, le troublent tellement qu'il cherche à se cacher. »
Les blessures faites par le jaguar sont toujours très dangereuses, non pas à cause de leur grandeur, mais à cause de leur nature. Ses dents et ses griffes ne sont ni bien tranchantes ni bien aiguës, de sorte qu'à chaque morsure il y a nécessairement, à la fois, écrasement et déchirure. Et ces blessures, dans des pays chauds et souevent dépourvus de ressources médicales suffisantes, amènent presque toujours le tétanos. 

Rengger a observé que le jaguar vit seul pendant la plus grande partie de l'année; aux mois d'août et de septembre arrive l'époque de l'accouplement, et les deux sexes se recherchent. Ils font entendre alors, plus souvent qu'à toute autre époque de l'année, leur rugissement, qui consiste en un Hou répété-cinq ou six fois et qui s'entend à plusieurs kilomètres. Le reste de l'année, des journées entières s'écoulent souvent sans que le cri du jaguar retentisse, surtout lorsqu'aucun changement de température n'a lieu. Mais quand le vent du nord a soufflé pendant plusieurs semaines, les jaguars annoncent le retour prochain du vent du sud par des cris qui durent quelquefois la moitié de la nuit. Les Paraguayens qui souffrent beaucoup de la goutte lors de ces changements de temps, croient qu'il en est de même du jaguar, et que c'est le même mal qui lui arrache ces cris. Lorsque plusieurs mâles pourchassent la même femelle, il y a, par-ci, parlà, quelque combat; mais, la plupart du temps, le plus faible se retire devant le plus fort. Les deux sexes vivent en commun quatre ou cinq semaines au plus, et sont très dangereux pour l'humain durant tout ce temps. Quoiqu'ils n'aillent pas ensemble à la chasse, ils ne s'éloignent pas l'un de l'autre pendant le jour, et se secourent mutuellement en cas de danger. C'est ainsi qu'à Entrerios, un des meilleurs chasseurs fut déchiré par un mâle qui sortait du fourré, au moment où il abattait la femelle sur la lisière de la forêt.

La durée de la gestation du jaguar ne m'est pas exactement connue, mais en observant l'époque de l'accouplement, et celle où l'on commence à trouver des jeunes, elle paraît être de trois mois et demi.

La femelle met bas, au plus épais du fourré, dans une fosse, ou sous un arbre à moitié déraciné, deux, rarement trois petits, qui naissent, dit-on, aveugles. Au commencement, la mère ne s'éloigne jamais d'eux, et dès qu'elle les croit en danger, elle les transporte dans un autre gîte. En général, il paraît que son amour maternel est très grand, qu'elle défend avec fureur sa progéniture, poursuit en rugissant les ravisseurs à des distances de plusieurs kilomètres. Après six semaines environ, elle se fait déjà accompagner par eux dans ses courses. D'abord elle les cache dans le fourré pendant qu'elle chasse; mais, plus tard, elle se place à l'affût en leur compagnie.

Lorsque les jeunes ont atteint la taille d'un chien d'arrêt ordinaire, la mère les abandonne; mais, souvent, ils restent encore réunis un certain temps.

On croit que le jaguar peut vivre jusqu'à vingt ans. Ce n'est certainement que dans les solitudes du désert qu'il peut atteindre cet âge, car dans les contrées habitées de l'Amérique, pas un seul individu, peut-être, ne meurt de mort naturelle. (A.-E. Brehm).

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Dictionnaire Les mots du vivant
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