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Histoire de la Normandie
Des origines à la bataille de Tinchebray 
(-1106)
Aperçu
Jusqu'à la bataille de Tinchebray Entre France et Angleterre
De 1461 à la Révolution

Epoque préhistorique

La Normandie n'a pas conservé de traces de la présence des populations magdaléniennes sur son sol. Les plus anciens vestiges que l'humain ait laissés dans cette région ne remontent pas au delà du Néolithique; ils sont nombreux surtout dans les département de la Manche, de l'Orne et du Calvados. On en a trouvé en assez grand nombre à Notre-Dame-de-la-Garenne (Eure), au Mont-de-Cerisy, à Briante (Orne), à Saint-Cyr-du-Bailleul (Manche), à Cocherel, à Vauvray; etc. C'est également à cette époque de la pierre polie et à l'Age de bronze que remontent les monuments mégalithiques : dolmens et autres monuments funéraires (on en a répertorié 87, principalement des allées couvertes) que l'on trouve dans la Manche, dans la partie occidentale du Calvados, dans l'Orne et dans la partie méridionale de l'Eure.

Période celtique

Avant l'incorporation de la Gaule à l'Empire romain, la région, qui porta dans la suite le nom de Normandie, était habitée par les Calètes, les Véliocasses, les Lexoviens, les Aulerques Eburoviques, les Sagiens, les Viducasses, les Bajocasses, les Unelles, les Abrincates. Avant l'invasion romaine, le territoire des Calètes et des Véliocasses, ayant été conquis par les Gallo-Brittons, fut détaché de la Celtique et incorporé à la Belgique. César eut vite fait de conquérir cette partie de la Gaule. Pendant qu'il guerroyait contre les Venètes, les Unelles, sous la conduite de Viridovix, se soulevaient. Les Aulerques Eburoviques et les Lexoviens formèrent, avec les Unelles, une confédération. Trompés par un transfuge, les Gaulois attaquèrent le camp de Q. Titurius Sabinus et se firent tuer en grand nombre. Toutes les cités se donnèrent aussitôt au lieutenant de César, et le proconsul romain put, au retour d'une expédition contre les Morins et les Ménapiens, prendre ses quartiers d'hiver chez les Aulerques, les Lexoviens et dans les autres cités récemment soumises. En 52 lors du soulèvement général de la Gaule, les Eburoviques fournirent un contingent de 3000 hommes à l'armée de Vercingétorix.

Epoque gallo-romaine

Après l'invasion, quand la domination romaine fut définitivement établie, Auguste rattacha à la Lyonnaise les tribus que nous avons nommées, y compris les deux cités belges, les Calètes et les Véliocasses, qui furent, dès lors, unies à la Celtique. Plus tard, sous Dioclétien, la Lyonnaise fut démembrée en deux provinces. La IIe Lyonnaise comprit toute la région qui nous occupe. Rouen en fut la capitale. Enfin, sous Gratien, la IIe Lyonnaise fut fractionnée en deux parties, dont l'une, ayant toujours Rouen pour métropole, embrassa à peu près exactement le territoire qui forma la Normandie. La Notitia provinciarum et civitatum Galliae, rédigée vers l'an 400, énumère huit cités : la métropole de Rouen, les cités de Bayeux, d'Avranches, d'Evreux, de Sées, de Lisieux et de Coutances. Il y avait donc eu comme un tassement des anciennes tribus : les Calètes avaient été absorbés par les Véliocasses; les Viducasses par les Bajocasses.
Sous la domination romaine s'élevèrent des bourgs reliés entre eux par des routes dont on retrouve de nombreuses traces; il n'est guère de localité ont l'on ne rencontre des vestiges de l'occupation. Cette région profita grandement de la paix romaine. Rouen en devint le grand port maritime. Juliobona (Lillebonne) nous a laissé d'importantes ruines : les arènes, de très belles mosaïques et, des objets d'orfèvrerie. Le trésor d'argenterie de Bernay est célèbre parmi les archéologues, et le marbre de Vieux, appelé aussi marbre de Thorigny, parce qu'il a été trouvé dans cette localité, est un texte épigraphique de première importance pour l'histoire des assemblées des Gaules sous l'Empire romain. Cochet, au cours de nombreuses et fructueuses fouilles, a mis au jour des maisons romaines, des sépultures gauloises et gallo-romaines.

Le christianisme ne se répandit que lentement dans cette région; l'évangélisation ne commença qu'au IIIe siècle pour se compléter au VIIe siècle. Saint Nicaise, saint Firmin, sainte Honorine, saint Clair, saint Mellon de Rouen préchèrent les premiers la foi nouvelle. Saint Floxel et saint Wigor évangélisèrent le Bessin; saint Valéry, saint Wandrille, saint Ribert, saint Romain, saint Wulfran mirent fin au paganisme dans la région de la basse Seine et le pays de Caux.

Epoque franque

Sous les Mérovingiens et les Carolingiens, les cités formèrent des pagi : la cité de Rouen comprenait 4 pagi : le Roumois (pagus Rotomagensis), le Vexin (pagus Vilcassinus), le Caux (p. Caletus) et le Talou (pagus Tallaus); la cité d'Avranches ne formait qu'un pagus, l'Avranchin (pagus Abrincatinus), qui fut réuni au IXe siècle au Cotentin (pagus Constantinus); la cité de Bayeux donna naissance à 2 pagi : le Bessin (pagus Bajocassinus) et l'Otlinga Saxonia; la cité d'Evreux, à 2 pagi également : l'Evrecin (pagus Ebroicinus) et le pagus Madriacensis; la cité de Sées ou Hiémois comprit 3 pagi : pagus Sagensis, pagus Gorbonensis, pagus Oximensis. Corbon fut remplacé dans le courant du Xe siècle par Mortagne comme chef-lieu de pagus; la cité de Lisieux forma le Lieuvin (pagus Lexovinus) et, enfin, la cité de Coutances ou Cotentin fut divisée en 2 pagi : le pagus Costantinus et le pagus Coriovallensis, dont la capitale Coriovallum s'élevait sur l'emplacement de Cherbourg.

Vers la fin du  Ve siècle, Rouen et tout le territoire qui en relevait, c.-à-d. la contrée Nord-Ouest de l'héritage de Clovis, fit partie de la Neustrie et en suivit les destinées. Mais dans un remaniement territorial, peu antérieur au traité de Verdun, le Talou, le Caux, le Roumois et le Vexin furent détachés de la Neustrie et incorporés dans la Francia. D'autre part, en 867, les Annales de saint Bertin nous apprennent que le Cotentin fut cédé au roi de Bretagne Salomon par Charles le Chauve; le Cotentin englobait sans doute déjà l'Avranchin.

Les invasions normandes en Neustrie. 
Les Vikings ou Normands apparurent de bonne heure dans la région neustrienne. Dès 843, ils avaient remonté la Seine au-dessus de Rouen. Les annalistes enregistrent leurs expéditions de 845, 856 et 857. Ils étaient un véritable fléau que, par des prières publiques et quotidiennes, on cherchait à détourner. Sydroc est le plus ancien chef des Normands de la Seine qui nous soit connu. En 858, Charles le Chauve et l'empereur Lothaire II l'assiègent, ainsi qu'un autre chef de bande, Bjoern Côte-de-Fer (le Berno des Annales de saint Bertin), dans les îles situées en face de Jeufosse, et, ne pouvant les vaincre, achètent leur départ; mais il faut croire que Sydroc et Bjoern reçurent l'argent et ne partirent pas, ou que, s'ils s'éloignèrent, ils revinrent peu après, car, la même année, les Vikings de la Seine pillent Bayeux et tuent l'évêque; en 859, Noyon et Beauvais, dont l'évêque est tué. En 860, Charles le Chauve traita avec un autre chef normand établi à l'embouchure de la Somme, Weland, qui s'engagea pour 3000 livres à chasser de Jeufosse ses compatriotes. Weland reçut 5000 livres et, en 861, assiégea Jeufosse; mais il se laissa gagner par les promesses de ceux-ci, et, de concert avec eux, ravagea le pays qu'il était chargé de purger d'hôtes incommodes (861-862). Charles le Chauve eut une nouvelle entrevue avec lui, et Weland se fit chrétien. Le roi franc fit fortifier Pitres (862) et le cours de la Seine (864). Ces défenses furent insuffisantes; en 865, les Vikings reparurent; l'année suivante, ils défirent Robert le Fort et Eudes à Melun et consentirent à se retirer moyennant 4000 livres. En 876, les Vikings occupèrent Rouen; le comte Conrad fut chargé de traiter avec eux. En 882 et 885, des bandes ravagèrent de nouveau la région, et l'un des chefs, Siegfried, attaqua Paris. L'armée suivante, Rollon entrait en scène. 

Les historiens ont longtemps admis que Rollon était arrivé en Gaule vers 876; la comparaison attentive de Dudon de Saint-Quentin et de l'annaliste de Saint-Waast oblige à reculer l'apparition de Rollon jusqu'en 886. Le récit de la campagne de 886, qui nous est fourni par les Annales Vedastini, ne contient aucune mention de Rollon, qui devait être alors un simple chef en sous-ordre. Quoi qu'il en soit, entre 890 et 892, Rollon dirige personnellement une expédition contre Bayeux, qui avait déjà victorieusement résisté au Viking Bothon (le comte Bérenger avait même fait prisonnier Bothon). Rollon prit et détruisit la ville. Au nombre des captifs que Rollon emmenait avec lui, se trouvait la fille du comte Bérenger, Poppa, que le chef normand épousa more danico. Au retour de cette expédition, Rollon pilla Lisieux, vint assiéger Paris (892). Il fit ravager l'Evrecin à cette même époque, alla peut-être lui-même dévaster le Sud de l'Angleterre, puis la Lorraine, et, de retour à Rouen, il conclut une trêve avec ses voisins. Cette trêve, s'il faut en croire Dudon, fut rompue par ceux-là mêmes qui avaient le plus d'intérêt à la respecter. Les pillages recommencèrent. Rollon partit de Rouen (vers 911) pour assiéger Chartres, mais il fut battu devant cette ville par Raoul de Bourgogne et Robert de Paris. Cette défaite ne semble pas l'avoir arrêté. On ne s'expliquerait pas autrement que les habitants eux-mêmes eussent attendu la défaite des Vikings pour demander au roi qu'on donnât la Neustrie à Rollon, et que Charles le Simple, accueillant cette demande, eût envoyé à Rollon l'archevêque de Rouen, Francon, pour conclure la paix définitive. Il ressort en toute évidence de ce qui précède que les Normands étaient établis comme à demeure sur la Seine inférieure; cela nous est confirmé par ce fait que, vers l'an 900, l'archevêque de Rouen, Witto, demanda à l'archevêque de Reims des conseils pour convertir les hommes du Nord. La célèbre convention de Saint-Clair-sur-Epte ne fit donc que sanctionner une prise de possession déjà accomplie.

La convention de Saint-Clair sur-Epte.
Il n'y a pas eu, comme il semble, de traité, c.-à-d. d'instrument écrit, rédigé après des conférences et signé par les parties contractantes. Il n'y eut, à Saint-Clair-sur-Epte, qu'une entrevue suivie de conventions verbales. Aussi les historiens ne s'accordent-ils pas sur la nature et l'importance des concessions faites par Charles le Simple. L'opinion la plus vraisemblable est qu'en 911 le territoire concédé par Charles le Simple à Rollon ne comprenait que le Talou, le Caux, le Roumois, la partie du Vexin située sur la rive droite de l'Epte, Ie Lieuvin et l'Evrecin. Rollon obtint aussi des terres à piller en Bretagne, s'il faut en croire Dudon de Saint-Quentin; ces terres ne pouvaient être que l'Avranchin et le Cotentin, peut-être aussi le Bessin. Enfin, Dudon raconte que, par la convention de Saint-Clair-sur-Epte, Rollon et Charles conclurent une alliance qui fut consacrée par le mariage de Rollon et de Gisela, fille du roi de France. Mais, en 911, Gisela ne pouvait avoir que trois ou quatre ans, et tout semble indiquer que ce n'est là qu'une légende inventée postérieurement.

La Normandie sous les princes vikings

Rollon, premier duc de Normandie.
Rollon ne nous est pas connu avant son arrivée. Tout ce qu'on a dit sur son origine et celle de ses compagnons est hypothétique : les preuves en faveur de l'origine danoise sont aussi nombreuses et aussi peu convaincantes que celles données en faveur de l'origine norvégienne. Rollon se fit baptiser avec beaucoup de ses compagnons. Il partagea les terres qui lui avaient été concédées entre ses fidèles, probablement au sort; donna à ses sujets des lois; fit des largesses aux églises et aux couvents, moins peut-être poussé par la piété que par le désir de se faire un allié du clergé qu'il savait puissant.

Les Vikings importèrent dans la région qu'ils occupèrent une organisation féodale avant la lettre. Le duc continua de gouverner avec le concours des chefs de bande. Rollon resta fidèle à l'alliance carolingienne. En 918, il combat les Vikings de la Loire, mais il ne se mêle pas aux guerres civiles jusqu'en 923. Une brouille survint à cette époque entre Rollon et Charles le Simple; néanmoins, le duc normand refusa à Hugues le Grand d'entrer dans une révolte contre le roi. En 923; il prit parti pour Charles le Simple. Après la mort de l'antiroi Robert, à Soissons, les grands avaient donné la couronne à Raoul de Bourgogne. Charles le Simple appela à son secours les Vikings de la Loire. Ceux-ci, conduits par Ragnold, furent renforcés pas les contingents de Rollon. Ragnold échoua en Ponthieu et en Artois; il pilla le Beauvaisis. Cette campagne malheureuse eut pour conséquence l'envahissement par le roi Raoul des territoires de Rollon. Celui-ci demanda, sans doute en dédommagement des dégâts commis dans ses Etats, des terres ultra Sequanam

A la paix qui fut signée en 924, Rollon obtint le Bessin et le pays manceau (Flodoard). Le Bessin, qui avait probablement été pillé par Rollon, qui était, d'autre part, le refuge des Vikings restés fidèles aux coutumes et à la religion de leur pays d'origine et sans cesse grossis par l'arrivée de nouveaux arrivants, chercha à se soustraire à cette domination. En 925, Rollon, ayant déchiré le traité conclu avec Raoul, s'était jeté sur le Beauvaisis et l'Amiénois. Les gens du Bessin ravagèrent les terres normandes situées sur la rive gauche de la Seine, pendant que Hugues le Grand, vainqueur à Noyon, envahissait de son côté la Normandie et que Helgaud, Arnoul de Flandre et Herbert de Vermandois ravageaient un pays récemment occupé sur la rive droite (le Vimeu?). La situation de Rollon était désespérée quand Hugues le Grand passa avec lui un traité de neutralité. 

Rollon repoussa ses adversaires jusque sous Arras où il les vainquit (926). Cette victoire des Normands et l'invasion hongroise de 926 obligèrent le roi Raoul à signer la paix. Rollon reçut un tribut que l'on préleva sur la France et sur la Bourgogne, et un lui donna en otage le fils d'Herbert de Vermandois, Eudes. Il n'en resta pas moins le partisan fidèle de Charles le Simple. En 927, il associa son fils aîné Guillaume au gouvernement de son duché, et Guillaume alla au château d'Eu prêter hommage à Charles que Herbert venait de relâcher; l'année suivante, Rollon refusait de rendre Eudes à son père tant que le comte de Vermandois et ses partisans n'auraient pas juré fidélité au roi carolingien.

Rollon mourut vers 931. En appelant son fils à gouverner dès 927, non pas, comme le dit Dudon de Saint-Quentin, à la demande des seigneurs, mais de sa propre initiative, comme le veut Guillaume de Jumièges, Rollon avait inauguré une pratique dont les rois capétiens se serviront pour faire triompher le principe héréditaire sur le principe électif que le duc normand, tout voisin encore de ses origines scandinaves, pouvait moins que tout autre attaquer de front. Ses successeurs l'imiteront. Cette pratique était d'autant plus nécessaire que les ducs normands n'eurent pas, comme les Capétiens, la chance de perpétuer leur dynastie légitime. Le mariage more danico assura l'hérédité dans la famille de Rollon.

Guillaume Longue-Epée.
Guillaume Longue-Epée, 2e duc de Normandie (927-931-942), était fils de Rollon et de Poppa. Il naquit probablement à Rouen. Le règne de Guillaume est marqué par des événements considérables. Dès 931, les comtes bretons, Alain et Bérenger, chassant devant eux les Vikings de la Loire, s'avancèrent jusque dans le Bessin. Guillaume se porta à leur rencontre, prit Avranches et Coutances, franchit le Couesnon; força Bérenger à se soumettre et Alain à se réfugier auprès du roi d'AngIeterre, Athelstan (932), Guillaume prit, d'après Flodoard, une concubina britannica Guillaume de Jumièges dit qu'il épousa Sprota more danico. Cette guerre est présentée le plus souvent comme une révolte des comtes bretons contre la domination normande; c'est une erreur. Cette expédition fut une véritable guerre de conquête, comme le prouve l'événement de l'année 933. En cette année, Guillaume contracta alliance avec Hugues le Grand et Herbert de Vermandois il prêta hommage au roi de France, Raoul, qui lui confirma la conquête effectuée l'année précédente la terram Brittonum in ora maritima sitam, c.-à-d. l'Avranchin et le Cotentin,

La politique d'alliance française adoptée par le duc normand eut pour conséquence une révolte dans laquelle s'affirmèrent les pratiques aristocratiques des Scandinaves. Les Vikings, encore païens, du Bessin et du Cotentin, craignirent que leur duc ne devint trop puissant; ils lui reprochèrent de n'être plus un pur Scandinave, de se montrer trop favorable aux Français. Il se forma une sorte de parti contre l'étranger. Sur les conseils d'un jarl (noble) nommé Riulf, ils exigèrent que le duc se dépouillât de tout le pays à l'Ouest de la Risle; de la sorte, disaient-ils; « nous l'égalerons en puissance, il ne nous sera supérieur que de nom » (potentiores eo erimus fortuna, ille tantum nobis nomine). Guillaume rejeta leurs demandes; ils envahirent le Roumois et le Vexin et marchèrent sur Rouen, Guillaume, abandonné presque totalement, offrit ce qu'on lui avait demandé. Riulf lui fit répondre de s'en aller avec ses partisans chez les Français ses parents (petatque Francos suos parentes citius). Guillaume tomba à l'improviste sur les rebelles et les mit en déroute. En réprimant la révolte de Riulf, Guillaume assurait le triomphe de la monarchie ducale sur l'aristocratie Le même jour, à Bayeux, dit-on, Sprota donnait un héritier de cette monarchie à Guillaume, Richard.

Guillaume consolidait ses alliances par des mariages. Il épousait une fille d'Herbert de Vermandois, Leutgarde, et mariait sa soeur Gerloc au comte de Poitou, Guillaume Tête-d'Etoupe. Sur ces entrefaites, Raoul de Bourgogne mourut. Guillaume dut prendre part au rappel de Louis IV d'Outremer, car, en 936, il est un des premiers à lui prêter hommage à Boulogne. En 939, Guillaume suivit Hugues le Grand dans sa révolte contre Louis IV, et l'accompagna en Lorraine, ou ils portèrent leur hommage à Otton de Lorraine. Les évêques de l'entourage du roi excommunièrent le duc de Normandie. Louis IV, avant fait une trêve avec Hugues le Grand, s'apprêta à tourner ses forces contre Guillaume; celui-ci demanda la paix. 

Dans une entrevue en Amiénois, Louis IV lui renouvela l'investiture de la Normandie (940). Mais à la fin de cette même année 940, Hugues, Guillaume et Herbert de Vermandois s'emparèrent de Reims et mirent le siège devant Laon que Louis IV secourut à temps. La paix fut signée. Guillaume semble avoir été sincère en cette circonstance; il s'est rapproché de Louis IV, lui a ménagé avec l'empereur Henri l'Oiseleur une entrevue au cours de laquelle fut décidé le mariage de Louis IV et de Hesberge, fille de Henri. Il est même le parrain du fils de Louis IV, Lothaire. Et cependant, en 941, Guillaume a une entrevue avec Hugues le Grand, Arnoul de Flandre et Herbert de Vermandois, et, vers NoëI, Herbert va trouver Otton. Guillaume ne resta pas fidèle aux engagements pris dans cette entrevue; il se laissa gagner par Louis IV, qui vint, le trouver à Rouen. 

« Willelmus, dit Flodoard, regem Ludovicum regaliter in Rothomo suscepit. » 
Le comte de Bretagne, Alain Barbetorte, qui, en 938, avait secoué le joug normand, le comte de Rennes, Bérenger et Guillaume Tête-d'Etoupe vinrent se joindre à eux. Hugues, Herbert et Otton campèrent sur les bords de l'Oise où les deux armées se trouvèrent en présence. Une trêve de deux mois fut conclue, vers le 15 septembre 942, et la paix générale signée à la fin de cette année qui devait voir la mort tragique de Guillaume. Arnoul, comte de Flandre, avait mis la main sur le château de Montreuil, Le comte Herluin, dépossédé, invoqua le secours du duc de Normandie, qui le rétablit dans son bien et reçut pour prix de ce service son hommage. Le comte de Flandre attira Guillaume à une entrevue (peut-être à Picquigny) et le fit assassiner le 17 décembre 942 (et non le 16 janvier 943).

Richard Ier.
Guillaume avait, peu de temps avant de mourir, convoqué les grands de Normandie à Bayeux et fait reconnaître comme son héritier son fils Richard, âgé de 10 ans à peine. Richard Ier sans Peur, 3e duc de Normandie (942-996), faillit perdre son duché. Louis IV, après l'assassinat de Guillaume, était venu à Rouen; il avait donné l'investiture à Richard et reçu l'hommage d'une partie des seigneurs. D'autres Normands avaient reconnu Hugues le Grand pour leur suzerain. Mais, en 943, des Scandinaves païens, sous la conduite de Setric, débarquèrent en Normandie et ramenèrent beaucoup d'habitants au paganisme. L'un de ces renégats, Turmod, essaya d'arracher le jeune duc au christianisme. Hugues le Grand avait vaincu ces barbares et occupé Evreux. Louis IV les anéantit sous Rouen. Il rêva de réunir là Normandie à la couronne; ayant fait conduire Richard à Laon, il l'y retint dans une demi-captivité. Il s'entendit avec Hugues le Grand à l'entrevue de la Croix, près de Compiègne, pour occuper militairement le duché, et le chargea de prendre Bayeux. Mais, peu après, trompé par le vieux Bernard le Danois, qui lui déclara que les Normands du Bessin le préféraient à Hugues pour suzerain, craignant aussi sans doute de rendre trop puissant son redoutable allié, il ordonna à celui-ci de lever le siège de Bayeux. 

Hugues obéit, et Louis IV fit son entrée à Bayeux, à Evreux et à Rouen (944). Il crut pouvoir s'éloigner. Mais à ce moment arrivait une flotte scandinave qui séjourna près d'un an à Cherbourg. Bernard le Danois avait envoyé, au nom du duc Richard, une ambassade au roi du Danemark, Harold à la Dent bleue (consanguineus et propinquus ducis Richardi). En 945, Harold, pénétrant dans la Dise, débarqua à Varaville. Louis IV était alors occupé au siège de Reims; il revint à Rouen. Il eut une entrevue avec Hagrold, qui commandait à Bayeux et qui le somma de rendre la Normandie à Richard. L'escorte du roi fut massacrée (18 juillet 945); ses troupes furent défaites à Varaville. Il s'enfuit et gagna Rouen avec un Normand fidèle; mais à Rouen il fut fait prisonnier par des Normands qu'il croyait ses partisans. Il n'obtint sa liberté qu'en signant avec Richard sans Peur, qui s'était enfui de Laon, le traité de Gerberoy (appelé aussi le deuxième traité de Saint Clair-sur-Epte). 

Louis IV reconnaissait les conquêtes successives faites par les Normands. Le jeune Richard lui prêtait hommage, mais le duc de Normandie n'était tenu à aucun service militaire envers son suzerain; peut-être même fut-il autorisé à paraître devant le roi désarmé, l'épée au coté. Selon le mot de Dudon de Saint-Quentin, depuis ce traité, le duc était roi en Normandie (tenet sicut rex monarchiam Northmanniae regionis). Hugues le Grand, qui n'avait pas pardonné au roi l'affaire de Bayeux, fit alliance avec Richard et célébra les fiançailles du duc de Normandie avec sa fille Emma. Le mariage n'eut lieu qu'en 958, deux ans après la mort de Hugues le Grand. Louis IV répondit à cette alliance en faisant appel à Otton de Germanie auquel il abandonna ses droits sur la Lorraine. Otton, Louis IV, l'archevêque de Reims Artaud, Arnoul de Flandre, Conrad le Pacifique, roi de Bourgogne transjurane, attaquèrent les Etats de Hugues, passèrent la Seine et marchèrent sur Rouen. Leur avant-garde fut détruite dans le bois de Maupertuis; ils assiégèrent Rouen et se retirèrent à l'approche de l'hiver (946). Dès lors, la Normandie vécut en paix jusqu'à la mort de Louis IV (10 septembre 954).

Le jeune roi Lothaire, ou, mieux, sa mère Herberge, attaqua la Normandie avec l'aide de Thibaut le Tricheur, comte de Chartres, Tours et Blois, qui avait épousé la veuve de Guillaume Longue-Epée. Une première tentative sur l'Aulne échoua; une seconde sur Evreux réussit. Thibaut marcha alors sur Rouen pendant que Richard de son côté ravageait le pays chartrain. Celui-ci rentra précipitamment dans sa capitale, poursuivit son adversaire vaincu jusque dans Chartres qu'il brûla (vers 962). Thibaut forma contre Richard une coalition dans laquelle entrèrent le roi et le comte du Perche et de Bellème. Richard envoya une ambassade à Harold à la Dent bleue. La flotte scandinave remonta la Seine jusqu'à Jeufosse; les Danois se jetèrent sur le pays chartrain et firent de tels ravages que, selon la forte expression de Guillaume de Jumièges, on n'entendait plus un chien aboyer. La paix fut négociée au nom de Thibaut par l'évêque de Chartres : Thibaut rendait Evreux. Le roi ne déposa les armes qu'on 969.

Pour la seconde fois, sous ce règne, la Normandie jouit d'une longue tranquillité, pendant laquelle le duc assura à l'intérieur la bonne administration de ses États, comme en témoigne l'affaire du sénéchal Raoul Torte, « cet oppresseur du peuple et de l'Église », qui fut mis à mort, s'efforça de réparer les maux de la guerre en restaurant et reconstruisant les églises. A l'extérieur, Richard joua le rôle de médiateur et d'arbitre. En 956, Hugues le Grand lui a confié en mourant son jeune fils. Quand celui-ci, Hugues Capet, fut élu roi, le comte de Flandre refusa de le reconnaître; Richard les accorda. Il intervint avec autant de succès entre Hugues Capet et Herbert II de Vermandois.

Richard sans Peur tomba malade à Bayeux; il se fit transporter à Fécamp. Il y convoqua les grands et leur présenta son fils Richard Il pour qu'ils l'acceptassent comme son successeur. Celui-ci était, comme ses prédécesseurs, un fils naturel. De son mariage avec Emma, Richard ler n'eut pas d'enfant. De sa femme more danico, Gonnor, il eut six enfants : Richard, Robert, archevêque de Rouen, comte d'Evreux; Mauger, comte de Corbeil, qui fut le père de Guillaume, comte de Mortain; Emma, qui épousa Ethelred, roi d'Angleterre; Hedwige, qui fut duchesse de Bretagne par son mariage avec Geoffroi, et Mathilde, qui devint comtesse de Chartres, Tours et Blois par son mariage avec le fils de Thibaut le Tricheur, Eudes II. Il avait eu des enfants d'autres femmes, entre autres Guillaume, comte d'Exmes.

Richard II.
Richard II le Bon, 4e duc de Normandie (996-1026), vit son règne commencer par une tragédie. Guillaume de Jumièges rapporte qn'en l'année 996 les paysans formèrent une véritable fédération pour vivre à leur guise, c.-à-d. pour échapper à la tyrannie toute féodale des seigneurs normands. Ils eurent la simplicité de croire qu'ils pourraient atteindre leur but sans violence. Ils envoyèrent des députés auprès du duc. Les envoyés eurent les pieds et les mains coupés. L'oncle maternel du roi, Raoul d'Ivry, réprima avec une sauvagerie inouïe ce mouvement social pacifique. Il fut aussi chargé de réduire à l'obéissance un frère consanguin du duc, Guillaume, comte d'Exmes, qui avait refusé l'hommage. Guillaume, fait prisonnier dans sa capitale, obtint son pardon après cinq ans de captivité et devint comte d'Eu. Ses partisans eurent les yeux crevés ; leurs biens furent confisqués. 

Après avoir rétabli l'ordre dans ses Etats, Richard II reprit la politique d'alliance capétienne qui avait si bien réussi à son père. C'est en vertu de cette alliance qu'il intervint dans l'affaire de Melun et dans celle de Bourgogne. Le comte de Chartres, Eudes II, s'était emparé du château de Melun, appartenant à Bouchard le Vénérable. Il refusa de rendre cette place à la requête du roi. Robert sollicita l'aide de Richard II et Melun fut repris (999). A la mort de Henri le Grand, son beau-fils, Otte-Guillaume, comte de Mâcon, mit la main sur le duché de Bourgogne. Robert le Pieux, qui avait des droits à la succession, essaya, avec le concours de Richard, de faire valoir ces droits à la pointe de l'épée. En 1003, les deux alliés assiégèrent Auxerre, sans succès. Pour venger cet échec, ils ravagèrent la Bourgogne jusqu'à la Saône.

La politique de famille vint seule troubler la paix du duché. La Normandie fut en effet menacée d'une guerre par Ethelred, beau-frère de Richard II. La cause du malentendu est mal connue; on sait seulement que Richard fit des reproches au roi d'Angleterre au sujet d'Emma. Ethelred arma une flotte. Le débarquement eut lieu près de Coutances. Les gens du Cotentin s'armèrent et rejetèrent à la mer le corps de débarquement. Quelques années plus tard, ce même Ethelred, chassé de son royaume par Svein le Danois, se réfugiait avec toute sa famille en Normandie. En 1014 ou 1015, une autre soeur de Richard, Mathilde, mourut sans enfants. Elle avait eu en dot une partie du comté de Dreux. Son mari, Eudes II de Chartres, refusa de rendre la dot. Richard assiégea Dreux et fit bâtir sur la frontière Tillières

Eudes Il, s'étant allié à Hugues, comte du Mans, et à Galeran, comte de Meulan, pilla les terres de Richard qui appela à son secours les deux chefs scandinaves, Olaf de Norvège et Locman. L'arrivée des Scandinaves fit signer la paix. Eudes rendit à Richard la dot de Mathilde, moins Dreux qu'il remit au roi de France. Les Scandinaves, bien payés, se retirèrent, non sans avoir massacré Olaf, qui avait été converti au christianisme par l'archevêque de Rouen, Robert. Enfin, en 1025, le comte de Chalon, Hugues, ayant fait prisonnier le comte de Nevers, Renaud, qui avait épousé une fille de Richard II, Alice, eut à soutenir une guerre avec la Normandie. Il vint, à Rouen, la selle au cou, demander personnellement pardon au duc de l'offense faite à Renaud qui fut remis en liberté.

Jamais la puissance des ducs normands ne fut plus grande. Et cependant le duc de Normandie était un personnage à demi ecclésiastique comme son contemporain Robert II; il fit de larges distributions aux églises, aux pèlerins. Il avait, en 1008, épousé Judith de Bretagne; il en eut deux fils : Richard et Robert, qui tous deux montèrent sur le trône ducal. Il mourut à Fécamp en 1026 après avoir fait reconnaître comme son successeur Richard et donné à Robert le comté d'Exmes.

Richard III.
Le court règne de Richard III, 5e duc de Normandie (1026-1027), est ensanglanté par la révolte de Robert d'Exmes. Robert refuse à son frère l'hommage et se réfugie dans le château de Falaise. Assiégé par Richard III et par le comte d'Alençon, Guillaume, il fut forcé de s'amender; il obtint son pardon. Mais à peine Richard était-il de retour à Rouen qu'il mourait presque subitement (3 février 1027). On accusa Robert de l'avoir fait empoisonner, mais les preuves manquent comme elles manquent contre Hugues du Mans sur lequel on a fait également peser des soupçons. Richard III laissait un fils naturel, Nicolas, qui devint plus tard abbé de Saint-Ouen.

Robert le Diable.
Robert Ier le Diable, le Magnifique ou encore le Libéral était d'une rudesse de caractère et d'une prodigalité qui ont frappé ses contemporains. Il était aussi, dit Guillaume de Jumièges, « de moeurs féroces aux ennemis ». L'avènement de Robert fut le signal d'une révolte des grands. Au nombre de ceux-ci, étaient : l'archevêque de Rouen, Robert, oncle du roi; l'évêque de Bayeux, Hugues, son cousin; Guillaume Talvas, comte d'Alençon et de Bellème; Alain, duc de Bretagne, qui avait prêté hommage à Richard II en 1003. L'archevêque, assiégé dans Evreux, réussit à s'enfuir en France d'où il excommunia le duc et mit le duché en interdit. Peu après, il se réconcilia avec son neveu. L'évêque de Bayeux fut assiégé dans son château d'Ivry et fut reçu à composition. 

Guillaume Talvas, qui avait refusé de prêter hommage, défia Robert dans sa ville de Domfront, perchée sur une hauteur qu'il croyait inaccessible. Robert le Diable le força à venir une selle sur les épaules demander merci et faire hommage. Les fils de Guillaume tinrent la campagne; ils furent vaincus dans la forêt de Ballon.  A la mort du comte d'Alençon, son fils, Robert de Bellème, à son tour, refusa l'hommage à Robert le Diable; il mourut dans une expédition contre le comte du Maine, Herbert Éveille-Chien. Son frère et successeur, Guillaume III Talvas, se soumit. Enfin contre Alain de Bretagne, Robert construisit sur le Couesnon la forteresse de Carrouges (auj. Pontorson), mais il ne put poursuivre de ce côté ses succès parce qu'alors il avait soulevé la question de succession d'Angleterre. 

Robert, qui avait épousé une soeur de Knut le Grand, avait à sa cour les enfants d'Ethelred, Alfred et Edouard. Il envoya une ambassade au roi d'Angleterre pour l'engager à restituer à ses protégés leur patrimoine. Knut ayant congédié les ambassadeurs normands « sans bonne réponse », Robert réunit une flotte à Fécamp pour rétablir Alfred et Edouard. Sa flotte fut, dispersée par la tempête et la plupart de ses navires furent rejetés à Guernesey. Robert se retourna alors contre la Bretagne. Alain invoqua la médiation de l'archevêque de Rouen, son oncle. La paix fut conclue. Alain reconnut la suzeraineté de Robert le Diable (1030).

Ayant ainsi assuré son autorité dans ses Etats, Robert Ier, intervint dans les affaires de ses voisins, en France et en Flandre. En France, à la mort de Robert le Pieux, se forma contre Henri Ier une véritable coalition dans laquelle entrèrent le frère du roi, Robert, sa mère Constance, Eudes, comte de Champagne, et le comte de Flandre, Baudouin IV le Barbu. Henri Ier vint à Fécamp implorer l'aide de Robert le Diable; grâce au duc de Normandie et au comte de Corbeil, Henri triompha de ses adversaires. Robert le Diable reçut, pour prix de ce service, Pontoise, Chaumont-en-Vexin et tout le Vexin français (1031). En Flandre, Robert fut appelé par Baudouin IV contre son fils, Baudouin de Lille, qui l'avait chassé de son comté, et il le rétablit dans son autorité.

En 1033, la famine et la peste désolèrent la Normandie. Les malheurs publics poussèrent probablement Robert le Diable à entreprendre, dans l'idée d'obtenir la rémission de ses péchés un pèlerinage à Jérusalem. Avant de partir, il assura sa succession à son fils naturel Guillaume qu'il plaça sous la protection du roi de France. Il mourut au retour de Jérusalem à Nicée en 1035.

Guillaume le Conquérant.
Guillaume II le Bâtard, le Grand, le Conquérant ou encore le Triomphant, naquit à Falaise, très probablement en 1027, alors que son père n'était pas encore duc de Normandie, de Robert le Diable et d'Arlette (ou mieux Herleva), fille d'un tanneur, Fulbert. La tradition anglaise qui rattache Herleva à la maison royale d'Angleterre est invraisemblable. Les seigneurs normands ne firent aucune difficulté pour reconnaître Guillaume, issu, comme Guillaume Longue-Epée, Richard ler et Richard II, d'un mariage more danico. Ce n'est donc pas la bâtardise de Guillaume qui est la cause des troubles qui éclatèrent en Normandie à la mort de Robert le Diable. Les seigneurs semblent avoir voulu mettre à profit la minorité de Guillaume pour ressaisir un peu de leur indépendance perdue. La Normandie fut alors ensanglantée par des haines de famille et des rivalités d'ambition au milieu desquelles la vie du jeune duc fut souvent en danger. Les Montgommery; les Talvas de Bellème, et surtout Roger de Toëni se distinguèrent par leurs crimes épouvantables. Le peuple, qui est accablé de maux, est la victime des guerres privées. Une révolte de paysans, qui nous est d'ailleurs mal connue, éclate à ce moment; un homme du peuple, Breton de naissance, Ermenald, qui s'intitule le champion des opprimés, se met à la tête de bandes armées, bataille plusieurs fois avec succès et finit après maintes prouesses par être tué. Les chroniqueurs n'ont pas jugé bon de nous renseigner sur le héros de cet épisode; l'un d'eux se contente de nous dire qu'il s'était donné au diable. Pour arrêter les troubles, l'Eglise se décida à intervenir; en 1042, un concile tenu à Caen décréta la trêve de Dieu. Le connétable Raoul de Gacé rétablit l'ordre.

Quand, en 1047, Guillaume prétendit régner par lui-même, la Normandie fut de nouveau profondément agitée. L'attitude du roi de France, Henri Ier, fut le signal d'une nouvelle révolte contre le duc normand. Henri exigea qu'on lui remit le fort de Tillières qui était devenu, par la cession de Dreux, forteresse frontière des possessions françaises. Guillaume le fit raser avant de s'en dessaisir. Henri Il se vengea en ravageant l'Hiémois. Ce fut le moment choisi par les rebelles de Normandie pour entrer en campagne. Personne ne bougea dans la partie de la Neustrie cédée à Rollon par Charles le Simple; mais dans le Bessin et le Cotentin, la noblesse soulevée prétendit renverser Guillaume et mettre à sa place son cousin Guy de Bourgogne, fils de Renaud de Nevers et d'Alice; qui avait reçu de son oncle Robert le Diable les deux fiefs considérables de Vernon et de Brionne. Les chefs des rebelles étaient : Néel de Saint-Sauveur, vicomte du Cotentin; Renaud, vicomte du Bessin; Aymon, seigneur de Thorigny, et Grimoult du Plessis. 

Le complot tramé dans l'ombre à Bayeux fut dénoncé à Guillaume qui résidait alors à Valognes, en plein pays ennemi. Le duc gagna Falaise, puis Rouen. Enfin, il alla, sur les conseils de l'archevêque de Rouen, demander à Henri ler son appui. Pronus ad pedes Henrici regis, ut ab eo contra malefidos proceres et cognatos petivit (Orderic Vital). Henri n'osa refuser. Les deux armées de Henri Ier et de Guillaume défirent l'armée rebelle au Val des Dunes, à quelques heures de Caen, grâce surtout à la défection d'un des principaux révoltés, Raoul Taisson de la Roche. Néel et Renaud s'enfuirent en Bretagne; Aymon fut tué; Grimoult, fait prisonnier. Guy de Bourgogne, assiégé dans Brionne, se sauva en Bourgogne. 

Les plus impliqués des rebelles eurent la tête tranchée ou furent mutilés. Leurs châteaux furent démolis (1047). L'année suivante (1048), Guillaume rendit à Henri Ier l'assistance que celui-ci lui avait prêtée dans cette circonstance difficile. Henri ler, en guerre contre Geoffroi Martel, comte d'Anjou , fut secouru par le duc de Normandie et dut à ce concours la victoire. Mais cette expédition attira sur la Normandie les représailles du comte d'Anjou. Geoffroi Martel abandonna Henri Ier pour se venger de Guillaume : il s'empara d'Alençon, de Domfront et de tout le Passais normand. Guillaume lui reprit Alençon, fit couper les mains et les pieds aux défenseurs de la place parce qu'ils avaient frappé sur des peaux en criant : La pel! la pel! par allusion moqueuse à la profession de Fulbert. Il investit Domfront que Geoffroi Martel n'osa secourir. Pendant ce temps, Néel de Saint-Sauveur défaisait les Angevins sous Angers et rentrait ainsi en grâce auprès de Guillaume.

L'alliance de la Normandie et de la France touchait à sa fin. Le roi Henri comprit quels dangers faisait courir à sa couronne la puissance des ducs normands. Il semble que ce soit le projet de mariage de Guillaume et de Mathilde, fille de Baudouin V de Flandre, qui lui ait ouvert les yeux. Dès 1051, en effet, Henri appuya, sans se découvrir, un nouveau compétiteur à la couronne ducale, Guillaume Busas, comte d'Eu et de Montreuil, descendant de Richard Ier, dont les plus chauds partisans étaient des parents de Guillaume, ses deux oncles : Mauger, archevêque de Rouen, et le comte d'Arques, Guillaume. Le château d'Arques, forteresse quasi imprenable, servit de base d'opérations aux rebelles. Guillaume le Bâtard accourut du fond du Cotentin, tailla en pièces une armée française à Saint-Aubin, prit Arques que Henri er avait refusé de secourir. Le prétendant trouva asile à la cour capétienne et devint duc de Soissons. Peut-être l'archevêque de Rouen fut-il encore l'agent de Henri Il, dans la question du mariage flamand auquel le roi de France dut nécessairement s'opposer. Mathilde descendait par sa mère de Richard Il. Le pape Léon IX vit dans la parenté des deux futurs conjoints un empêchement canonique et s'opposa au mariage. Guillaume passa outre, malgré Lanfranc. L'archevêque Mauger excommunia le duc et la duchesse. Guillaume brisa cette nouvelle résistance; il fit déposer Mauger par un concile tenu à Lisieux. Le pape céda à condition que Guillaume et Mathilde bâtiraient chacun une abbaye. Le mariage fut alors célébré en grande pompe dans la cathédrale de Rouen. C'est à cette transaction qu'on doit l'Abbaye aux Hommes et l'Abbaye aux Dames, à Caen. Dès lors, Henri Ier passa ouvertement dans le camp des ennemis de Guillaume et s'allia à son adversaire de la veille, Geoffroi Martel. 

La Normandie fut envahie par deux armées à l'Est et au Sud. L'armée de l'Est fut vaincue à Mortemer sur Aulne dans le pays de Neufchâtel. Guillaume fit construire en face de Tillières le château de Breteuil. Henri demanda à traiter, rendit à Guillaume Tillières et céda d'avance à charge d'hommage toutes les conquêtes faites sur Geoffroi Martel (1054).

Guillaume le Bâtard devint alors Guillaume le Conquérant. Sa première conquête fut celle du Maine. Il construisit sur les frontières de cette province la forteresse d'Ambrières malgré Geoffroi, et ce fut autour de cette place forte que pendant quatre ans la guerre se cantonna. Mais, en 1058, Henri Ier se laissa circonvenir par Geoffroi Martel et reprit les armes contre son redoutable vassal. Les alliés pénétrèrent jusque dans le Bessin; ils allaient entrer dans le pays d'Auge quand Guillaume les arrêta sur les bords de la Dive par sa brillante victoire de Varaville. L'année suivante, la paix fut signée à Fécamp. Le comte du Maine, Héribert, transporta à Guillaume l'hommage qu'il devait jusqu'alors au comte d'Anjou, fiança sa soeur Marguerite au fils aîné de Guillaume le Conquérant, Robert Courte-Heuse. Il fut décidé que, si Héribert mourait sans enfants, le Maine passerait à Robert. Mais Héribert avait marié une autre de ses soeurs au comte de Pontoise, Gautier. A sa mort, celui-ci disputa le Maine à Guillaume qui se débarrassa de son adversaire par le poison (1063).

La puissance du duc de Normandie consacrée par le traité de Fécamp, par la minorité du roi de France Philippe ler, que Guillaume a contribué à faire reconnaître en 1060, par son alliance avec Baudouin de Flandre, régent du royaume, par la conquête du Maine et de quelques domaines de moindre importance, par la reconnaissance de la suzeraineté des ducs normands sur la Bretagne (1063), permit à Guillaume d'entreprendre sa grande expédition d'outre-mer. 

Au dire de Guillaume de Poitiers, la nouvelle de la victoire d'Hastings (ou de Senlac) fut accueillie avec une grande allégresse en Normandie, et quand Guillaume, sacré roi d'Angleterre à Westminster (25 décembre 1066), revint dans son duché, il fut reçu comme un triomphateur. La victoire du duc était une victoire pour la Normandie : l'Angleterre n'était qu'une province normande, une nouvelle terre à coloniser. Quantité de seigneurs que la trêve de Dieu laissait inactifs s'étaient enrôlés; quelques-uns seulement revinrent; les autres reçurent en Angleterre de nombreuses terres, mais disséminées. Ils s'étaient enrichis sans devenir redoutables pour le duc-roi auquel ils devaient tout (Domesday Book). La Normandie bénéficia de ce bien-être nouveau, comme en témoignent les nombreux envois d'objets précieux aux monastères de Normandie et les grandes fêtes qui eurent lieu à Rouen, à Fécamp (Pâques,  1067) et enfin à Dives pour la dédicace de l'église Notre-Dame (1er mai). La pompe des cérémonies fut vraiment royale. Mais cet accroissement subit des terres normandes fut, à l'origine, une cause de faiblesse bien plutôt qu'une cause de force, car le souci d'assurer définitivement sa conquête d'outre-Manche fit quelque peu perdre de vue au duc-roi ses intérêts continentaux. 

Pendant que les révoltes de 1067-1069-1071-1072-1075-1076 occupaient Guillaume en Angleterre, de graves événements se passaient sur le continent. D'abord, en 1071, la duchesse Mathilde découvrit en Normandie un complot qui nécessita le retour précipité de son mari. Dans la même année, en Flandre, Robert le Frison dépouilla les neveux du duc de Normandie sans que celui-ci intervînt efficacement. L'année suivante (1072), les Manceaux cherchèrent à se rendre indépendants, et Guillaume donna le comté du Maine à son fils Robert à charge d'hommage au comte d'Anjou, Foulques (Traité de la Blanche-Lande). Enfin, l'un des révoltés d'Angleterre (de 1075), le Breton Raoul de Gaël, comte de Norfolk, poussa le comte de Bretagne, Hoël V, à se proclamer indépendant. Hoël fut soutenu par le roi de France Philippe Ier, et Guillaume échoua sous les murs de Dol (1076). Guillaume ne fut pas plus heureux avec le successeur de Hoël V, Alain Fergent, auquel il donna en mariage sa fille Constance. 

Le plus grave danger que courut Guillaume vint de son fils aîné, Robert Courte-Heuse, qui fut le héros inconscient d'une tentative de divorce entre la Normandie et l'Angleterre. Les contemporains nous ont laissé de Robert la peinture la plus défavorable; ils se sont montrés d'une injustice flagrante. Né en 1054, Robert se montra de bonne heure d'une activité dévorante; âgé de quatorze ans à peine, il dirigea de courtes guerres contre les Manceaux. Peu après, à l'occasion d'une dispute qu'il eut à Conches avec ses trois frères Richard, Guillaume et Henri, il essaya vainement de s'emparer du chateau ducal de Rouen. Vers 1078-1079, une dispute beaucoup plus grave ayant éclaté entre son père et lui, il se retira auprès du roi de France Philippe Ier qui eut le mérite d'inaugurer cette politique, si avantageuse pour la cause capétienne, de protection accordée aux fils ou frères révoltés contre le duc régnant. Philippe, en effet, encouragea l'ambition de Robert qui réclamait par avance sa part de l'héritage paternel, la Normandie et le Maine, et l'établit sur la frontière de Normandie au château de Gerberoy. Guillaume l'y assiégea;, mais dans une sortie Robert blessa son frère Guillaume le Roux, faillit tuer son père qu'il n'avait pas reconnu et défit l'armée assiégeante (1079).

Toutes les influences s'unirent pour réconcilier le père et le fils : le pape, Mathilde, les barons normands, Guillaume céda : il reconnut Robert comme comte du Maine et lui assura la Normandie. Robert peu après ramenait Malcolm II d'Ecosse à la fidélité. Mais, en 1083, il partait de nouveau pour l'exil, on ne sait pour quelles raisons. Mathilde jusqu'à sa mort (2 novembre 1083) implora son mari pour qu'il pardonnât. Les dernières années de Guillaume furent tristes. Il fut obligé d'arrêter de sa propre main pour trahison son frère, l'évêque de Bayeux, Eudes, qu'il avait fait comte de Kent et régent d'Angleterre : il le retint prisonnier malgré les protestations de Grégoire VII. Il eut la douleur de perdre, outre sa femme, son deuxième fils et l'une de ses filles. En 1084, une invasion danoise projetée contre l'Angleterre lui créa de gros embarras. Enfin, en 1087, irrité d'une plaisanterie de Philippe ler, il s'était jeté sur Mantes. Il incendia la ville. Il fit une chute de cheval; on le transporta au monastère de Saint-Gervais, près de Rouen; il y mourut abandonné de tous, le 7 septembre 1087. Ses funérailles donnèrent lieu à des scènes lamentables. Il fut enterré à Saint-Etienne de Caen. Orderic Vital dit qu'à son lit de mort Guillaume avait donné à Robert Courte-Heuse la Normandie; à Guillamne le Roux, l'Angleterre; à Henri Beauclerc, 5000 livres d'argent.

Robert Courte-Heuse.
Robert Courte-Heuse, 8e duc de Normandie, rentra en Normandie à la mort de son père. Son autorité fut partout reconnue. Il y avait donc un duc de Normandie et un roi d'Angleterre. Cette scission amena des troubles sans fin : Robert voulait l'Angleterre, Guillaume le Roux voulait la Normandie, et chacun avait chez son frère des partisans. En 1088, Robert emprunta de l'argent à son frère Henri pour faire valoir ses droits sur l'Angleterre. Ses partisans furent battus en Angleterre; sa flotte fut détruite par la tempête. Il lui fallut en outre combattre en Normandie les Montgommery qui s'étaient donnés à Guillaume le Roux. En 1090, celui-ci fit organiser à Rouen un complot qui échoua et que Henri Beauclerc se chargea de châtier. L'année suivante, Guillaume le Roux vint en personne conquérir la Normandie; une révolte éclata contre Robert qui se tira fort bien de ce mauvais pas. Le traité de Caen lui conservait son duché; Guillaume recevait Cherbourg et le Mont-Saint-Michel; les deux frères s'engageaient mutuellement à laisser leur héritage au dernier vivant. Ainsi se préparait l'union des Etats de la monarchie anglo-normande; mais Robert allait manquer l'occasion. 

Il partit pour la croisade; comme il lui fallait de l'argent, il engagea pour 10.000 livres son duché à Guillaume. Il revint au mois d'août 1100 et se rendit d'abord au Mont-Saint-Michel et aux abbayes caennaises. Guillaume le Roux venait de mourir (2 août 1100) dans des circonstances mystérieuses : on a accusé Henri de l'avoir fait disparaître. Quoi qu'il en soit, Henri, qui avait répandu le bruit que Robert ne reviendrait pas, qu'il était roi de Jérusalem, se fit couronner roi d'Angleterre. Robert, que son mariage avec Sibylle de Pouille avait enrichi, voulut, fort du traité de Caen, lui disputer le trône. Il aborda à Portsmouth; mais les nobles des deux armées refusèrent de se battre. Henri Ier, usant d'habileté, négocia. Robert fut joué : Henri garda la couronne d'Angleterre. Robert se contenta du vain titre de suzerain, d'une rente annuelle de 3000 marcs d'argent et d'une promesse d'héritage (1101). 

La Normandie fut alors troublée par des luttes de seigneur à seigneur, par des révoltes contre Robert qui fut même blessé d'une flèche empoisonnée et qui ne dut la vie qu'au dévouement de Sibylle : elle suça le sang corrompu et en mourut. Henri Ier vint lui-même en 1103 organiser la révolte, sous prétexte de visiter Domfront qui lui appartenait. En 1104, il débarqua à Barfleur, pilla et incendia Bayeux. Robert s'enferma dans Caen qu'il fit entourer de murailles. En 1105, Henri reparut pour la troisième fois; il faillit s'emparer à Caen de son frère trahi par quelques-uns des siens; il échoua contre Falaise. Enfin, il revint en 1106; la querelle se termina le 28 septembre 1106 par la bataille de Tinchebray. Robert, complètement vaincu, tomba aux mains de Henri et fut enfermé à Cardiff, où il devait mourir après vingt-huit ans de captivité. La victoire de Tinchebray, remportée quarante ans juste, jour pour jour, après la bataille d'Hastings, était la revanche des Anglais sur les Normands; elle consacrait la sujétion de la Normandie à l'Angleterre. (Léon Levillain).

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Dictionnaire Territoires et lieux d'Histoire
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