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Histoire de la géographie
La géographie arabe au Moyen Âge
[La Terre]
Avec la fondation de l'immense domination des Arabes, un déplacement s'est opéré dans le mouvement intellectuel aussi bien que dans le mouvement politique du monde. L'Occident latin entame une lente renaissance tandis que l'Orient byzantin ne cesse de se complaire dans sa stagnation. Ainsi la science géographique se déploie désormais sur un nouveau théâtre où elle va se maintenir durant plusieurs siècles.

Géographie descriptive.
Qu'est-ce que les Arabes ont ajouté aux connaissances antérieures, en quoi ils ont préparé de nouveaux progrès, quelle est leur part, en un mot, dans l'oeuvre commune de la reconnaissance du globe?

Ce qu'ils ont ajouté aux notions des Romains et des Grecs est assez mitigé. Leurs acquisitions géographiques en dehors des limites de la mappemonde romaine, même en la prenant aux temps de l'Empire byzantin, se montrent dans deux directions, au sud-ouest et à l'est. Vers le nord, leurs notions ne dépassent pas, n'égalent pas même celles de Procope ou de Constantin Porphyrogénète, encore bien moins celles que le roi Alfred d'Angleterre a déposées dans sa Géographie. Dans le centre de l'Asie, ils ont rectifié quelques détails sans beaucoup ajouter à l'ensemble; dans les parties australes, leurs navigations sur les côtes orientales de l'Afrique n'ont guère été au delà de celles que Ptolémée et le Périple ont décrites, et leurs indications n'y sont pas à beaucoup près aussi nettes. Là où l'horizon s'agrandit, c'est à l'orient, dans les parties extrêmes de l'Asie, et au couchant dans l'intérieur de l'Afrique. Les Romains avaient soupçonné la Chine; les Arabes l'ont connue. Pour les Romains, l'Afrique se terminait à la limite nord du Grand Désert ( = le Sahara); les Arabes ont franchi le désert et sillonné la Nigritie. Inutile d'ajouter qu'à partir du désert de Syrie et du bas Euphrate, la connaissance pratique de l'Arabie et de l'Iran chez les Arabes laisse fort en arrière les informations très générales des auteurs classiques.

Géographie scientifique.
Voilà pour la géographie descriptive; quelle est la part de la géographie scientifique? Bien petite, en vérité, si l'on y cherche le progrès. Les Arabes, au VIIIe siècle, ont reçu la science toute faite des Grecs, et six cents ans plus tard nous la retrouvons chez eux à peu près telle qu'ils l'ont reçue. 

Les méthodes d'observation sont les mêmes ; et nous ne voyons pas que Naçir-ed-Dîn (al-Tusi) et Ulugh-beg, les deux sommités de la science astronomique de l'Asie musulmane, soient de plus grands observateurs qu'Eratosthène et Hipparque. Les instruments d'observation ne surpassèrent ni en puissance ni en précision, quoi qu'on en ait dit, ceux des observatoires d'Alexandrie et de Rhodes, si l'on en juge par les résultats obtenus. Les déterminations de latitude restent dans les mêmes limites d'exactitude ou d'erreur que celles des Anciens, et il n'y a aucune amélioration dans la détermination des longitudes par l'observation simultanée des éclipses. Il n'est pas besoin d'entrer dans le détail des procédés et des calculs; il suffit de jeter les yeux sur les tables des positions terrestres dressées par les astronomes arabes réputés les plus habiles. C'est un vrai chaos, ou tout, presque tout du moins, semble jeté au hasard, par la raison que le très grand nombre, sinon la totalité des chiffres et des directions, repose sur des estimes presque toujours fort erronées. Les Arabes, pas plus que les Grecs, n'essayèrent jamais d'appliquer sur le terrain une véritable méthode géodésique qui aurait consisté à relier les positions entre elles par des triangles exactement mesurés, afin d'assurer l'exactitude des positions relatives. 

Parlerons-nous des cartes jointes à quelques manuscrits, à ceux de l'Istakhri, par exemple, d'Ibn-Haukal et de l'Edrisi? Il est impossible de rien imaginer de plus informe. Pas de projection, pas de graduation, rien qui ressemble à une image régulière où l'on a eu égard à la vérité des formes, des positions et des distances. On ne comprend pas comment les Arabes ont pu descendre à de pareilles productions, ayant sous les yeux les cartes graduées de Ptolémée. Ce qu'il y a de plus utile chez les géographes du califat, ce sont les itinéraires. Cette partie de leurs ouvrages nous donne probablement une idée assez exacte de ce qu'était l'oeuvre de Marin de Tyr.

Pour n'avoir pas fait avancer la science géographique qu'ils ont reçue des Grecs, les Arabes sont-ils donc restés sans action dans le progrès général? Ce serait beaucoup trop dire. Même au point de vue spécial où nous place notre étude, ils ont très utilement contribué au mouvement de la science. Ils ont été les premiers intermédiaires entre la culture des temps classiques et la renaissance de l'Occident; ils ont été, comme on l'a dit avec raison, les conservateurs de la science des Grecs, alors que l'Europe était trop ignorante pour se charger de ce précieux dépôt. C'est à leur contact que les nations européennes ont secoué la torpeur qui pesait sur elles depuis le VIe siècle, et qu'elles ont ressenti leurs premières aspirations vers le retour à la civilisation intellectuelle.

Conquêtes et voyages des Arabes du VIIe au XVe siècle

Une religion nouvelle était née au fond de l'Arabie. Renfermé d'abord dans le sein de quelques tribus que la voix inspirée de Mahomet avait arrachées aux pratiques de la religion sabéenne, le nouveau culte s'était rapidement propagé dans l'Arabie entière, et bientôt il en avait débordé les limites. Le Coran avait éveillé subitement chez les Arabes une ardeur de prosélytisme sans exemple dans les annales religieuses de l'humanité. Pour les premiers califes, la conquête du monde ne fut qu'un moyen de propagation religieuse, et le glaive un instrument de conversion. Vingt ans ne s'étaient pas écoulés depuis la mort du Prophète, que déjà les armées musulmanes s'étaient répandues, rapides et irrésistibles comme un fougueux torrent, sur de vastes contrées de l'Asie et de l'Afrique. La Syrie fut conquise de 632 à 638, la Perse entière, entre l'Euphrate, le Sind et l'Oxus, de 632 à 640, l'Égypte en 638, la Cyrénaïque en 647, Chypre et Rhodes en 649. Avant la fin du VIIe siècle, l'Arménie jusqu'au Caucase, et tout le nord de l'Afrique jusqu'au détroit, étaient aussi comptés au nombre des provinces du califat; et dans les premières années du siècle suivant, la conquête de la Transioxane (710) et celle de l'Espagne (de 711 à 714), achevèrent de donner à l'Empire arabe la plus grande extension qu'il ait eue, depuis l'Inde jusqu'à l'océan Atlantique.

Comme les Romains, c'est en conquérant le monde que les Arabes apprirent à le connaître. Isolés jusque-là au sein de leurs solitudes, et presque sans communication avec les autres peuples, ils étaient restés étrangers à toute espèce d'étude; mais le contact des autres nations développa une curiosité nouvelle. Lorsque les chefs du califat eurent fait choix d'une capitale, il s'y forma promptement une aristocratie de lumières qui fut une de leurs splendeurs. Il en fut de même dans plusieurs centres secondaires qui s'élevèrent bientôt en diverses parties d'un aussi vaste empire. Ceux qui venaient d'imposer leur domination et leur croyance nouvelle à des pays tels que la Syrie, la Perse et l'Égypte, où la civilisation luxueuse de l'Orient se déployait sous toutes ses formes et qui depuis des siècles tenaient en honneur les sciences et les lettres, ne pouvaient y garder longtemps leur simplicité rustique.

Nous n'avons pas à étudier cette transformation brillante opérée en moins d'un siècle et qui nous apparaît comme un des phénomènes de l'histoire; notre attention doit s'arrêter sur les causes qui donnèrent en peu de temps chez les Arabes une importance capitale aux études géographiques. Nous en voyons quatre principales :

Et d'abord l'étendue même des conquêtes des premiers califes et de leurs lieutenants. Les conquérants devaient réunir des notions précises sur les contrées et les peuples acquis à l'empire des califes; et pour eux connaître leur empire, c'était presque connaître le monde.

D'autant plus que là où s'arrêtait la conquête armée, là ne s'arrêtait pas la conquête religieuse. Une propagande active, incessante, rayonnait des frontières de l'Empire sur la plupart des peuples environnants, sur ceux-là particulièrement qu'un état de civilisation peu avancé, et certaines affinités d'habitudes et de vie sociale avec les Arabes, telles que la vie pastorale, rendaient plus aisément accessibles à l'action du prosélytisme. Ainsi nous voyons toutes les hordes turques de l'Asie centrale et des contrées de la Volga embrasser l'Islam dans le cours du Xe et du Xe siècle, et la religion de Mahomet se propager également soit avant, soit après cette époque, dans le Caucase, dans les archipels du sud-est de l'Asie, dans la Nubie et chez les peuples noirs du Soudan. Et l'on ne saurait nier que, pour le plus grand nombre de ces peuples, l'adoption de l'Islam ait marqué un notable progrès sur leur vie antérieure.

A ces deux premières causes de la propagation des notions géographiques chez les Arabes, il faut joindre le développement des relations commerciales, qui suivait, et dépassait de beaucoup dans toutes les directions, le progrès des armes. De notables portions du peuple arabe furent de tout temps adonnées au commerce. Ou les avait vus, dès le temps des Phéniciens, servir d'intermédiaires entre l'Inde et la mer Méditerranée, comme plus tard au temps des Ptolémées et des Romains. Les Phéniciens eux-mêmes, ces princes de la mer selon l'expression des prophètes, ne sont qu'un rameau détaché du tronc arabe. 

Chez aucune nation de l'Ancien monde, ou des temps intermédiaires jusqu'à la découverte de l'Amérique, les relations commerciales n'ont eu un développement qui se puisse comparer à ce qu'elles furent chez les Arabes du califat. On voit leurs marchands et leurs caravanes pénétrer dans les pays les plus lointains du monde alors connu : - à l'orient, jusqu'aux ports de la Chine à travers les archipels asiatiques; au nord et au nord-ouest, chez les nomades de l'Asie intérieure, dans le pays encore à demi sauvage des Slaves (la Russie d'Europe actuelle), et jusqu'aux territoires qui bordent la mer Baltique; au sud, sur tout le littoral de l'Afrique orientale jusqu'à Madagascar; à l'ouest et au sud-ouest, dans l'immense étendue de la Nigritie jusqu'aux rives de l'Atlantique. On peut imaginer aisément ce que de telles communications devaient rapporter de notions nouvelles sur tant de pays inexplorés.

Une quatrième source d'informations géographiques tout à fait spéciale aux peuples musulmans, - et celle-ci n'est pas la moins importante, - dérive de la prescription du pèlerinage à la Mecque contenu dans le Coran. De toutes les obligations imposées par le livre du Prophète, il n'en est aucune dont l'accomplissement ait autant de mérite
- aux yeux des croyants; acquérir le titre vénéré de hadji, ou pèlerin, est la plus haute ambition de tout vrai Musulman. Aujourd'hui la ferveur du pèlerinage n'est pas moindre qu'au temps de la splendeur du califat; on voit encore chaque année les pèlerins partir de tous les points du monde musulman pour venir se réunir en un certain nombre de lieux déterminés, au Caire, à Damas, à Bagdad, et de là se diriger vers la Ville sainte en longues caravanes. Or, en même temps que le pèlerin rapporte chez lui d'inépuisables récits sur les choses et les lieux qu'il a vus dans son long voyage, on peut se figurer combien, dans les premiers temps, il pouvait à son tour répandre de renseignements sur son propre pays. Aussi les rapports des marchands et des pèlerins sontils au premier rang des moyens d'information auxquels ont eu recours les anciens géographes arabes.

Les voyages par la terre.
Il est résulté de ces causes réunies que depuis l'établissement du califat, et en particulier durant la première période de la dynastie abbasside qui en fut l'époque brillante, - c'est-à-dire au IXe et au Xe siècles, - les Arabes ont eu de très grands et très remarquables voyageurs. Il y a pourtant cette réserve à faire, que très peu d'entre eux, de ceux-là du moins qui nous sont connus, ont écrit des relations dans le vrai sens du mot; presque tous, comme Hérodote et Polybe, ont fondu leurs relations personnelles dans des ouvrages historiques ou descriptifs, mêlées aux notions générales de leurs contemporains. C'est ce qu'ont fait notamment Maçoûdi et Ibn-Haukal, deux des plus grands noms de la littérature géographique des Arabes.

Tous deux ont vécu au Xe siècle de notre ère, l'un dans la première, l'autre dans la seconde moitié du siècle.

Maçoûdi.
C'est vers la fin du IXe siècle, que Maçoûdi naquit à Bagdad, la capitale des Abbassides; tout ce qu'on sait de sa vie, c'est qu'elle fut en très grande partie consacrée aux voyages. Il visita en observateur curieux la plupart des provinces de l'empire des califes et des contrées environnantes. Dans ces premiers temps de la littérature des peuples, où les livres sont rares et les sciences à leur berceau, c'était à l'étude directe des choses qu'il fallait demander l'instruction qu'aujourd'hui nous trouvons autour de nous déposée dans une multitude d'ouvrages accessibles à tous. C'est par cette raison que tous les grands philosophes, tous les grands historiens de l'Antiquité furent aussi de grands voyageurs. Ainsi en fut-il des premiers musulmans dont l'esprit s'ouvrit à la contemplation de la science.

Maçoûdi était à Istakhar, l'ancienne Persépolis, dans l'année 915 . L'année suivante, il visitait plusieurs parties de l'Inde, qu'il avait déjà vue quatre ans auparavant; puis il traversait l'océan Indien, voyait les côtes orientales de l'Afrique, et rentrait sur le continent par le sud de l'Arabie. Ce que nous avons de ses écrits fournit ainsi quelques dates éparses; mais, en général, ces sortes d'indications personnelles y sont rares. Nous voyons seulement qu'il dut terminer ses courses vers 940. Les quinze dernières années de sa vie furent des années de repos; c'est alors qu'il écrivit les ouvrages qui ont immortalisé son nom. Le plus considérable fut une chronique universelle qu'il intitula les Nouvelles du temps (Akhbâr ez-Zémân); c'est dans cette grande composition qu'il fit entrer les observations de toute nature que vingt-cinq années de voyages lui avaient fournies.

L'ouvrage avait disparu. On en a retrouvé beaucoup plus tard un unique exemplaire dans la bibliothèque laissée par Méhémet II.Ce qui a contribué à la perte du grand ouvrage de Maçoûdi, c'est l'abrégé qu'il en fit lui-même sous le titre des Prairies d'or (Moroûdj ed-Dheheb), abrégé encore assez volumineux, puisqu'il ne remplit pas moins de huit volumes.

Un autre écrivain arabe postérieur de quatre siècles, lbn-Khaldoûn, un des maîtres de la littérature historique de l'Orient, celui-là aussi, et le premier de tous sans contredit, apprécie en ces termes l'oeuvre de Maçoûdi :

« Dans les Prairies d'or, Maçoûdi a dépeint l'état où se trouvaient les peuples et les pays de l'Orient et de l'Occident à l'époque où il écrivait (c'est-à-dire en l'an 550 de l'hégire / 941-942 de l'ère commune). Ce traité nous fait connaître leurs croyances, leurs moeurs, la nature des contrées qu'ils habitaient, leurs montagnes, leurs mers, leurs royaumes, leurs dynasties, les ramifications du peuple et celles des nations étrangères; aussi est-il un modèle sur lequel les autres historiens se règlent, un ouvrage fondamental sur lequel ils s'appuient pour montrer la vérité d'une bonne partie de leurs renseignements. » 
Ce passage montre à quel titre et dans quelle mesure les Prairies d'or rentrent dans la classe des oeuvres géographiques. 

Ibn-Haukâl.
Né à Bagdad comme Maçoûdi, Ibn-Haukâl commençait ses voyages au moment où celui-ci terminait les siens. De même que Maçoûdi, il ne consacra pas moins de trente années à parcourir les contrées soumises à l'Islam. Son livre, écrit en 976, a un caractère plus particulièrement géographique que les Prairies d'or. Voici l'idée que l'auteur lui-même en donne : 

« J'ai décrit la terre en long et en large, et j'ai fait connaître les provinces musulmanes; je n'ai pas tenu compte de la division par climats, vu que les divisions géométriques, de quelque exactitude qu'elles soient susceptibles, ne sont pas exemptes de confusion. Chaque région particulière est accompagnée d'une carte qui en offre la situation respective. J'indique les limites de chaque région, les villes et les cantons qui s'y trouvent, les rivières qui l'arrosent, les dépôts d'eau qui en modifient la surface, les ressources qu'elle présente, les impôts de diverse nature qu'elle paye, les routes qui la traversent, les distances qui la séparent des contrées voisines, le genre de commerce qui y réussit le mieux; en un mot, j'ai rassemblé tous les renseignements qui ont fait de la géographie une science qui intéresse les princes et les personnes de toutes les classes. » 
En d'autres termes, dans la langue actuelle de la science, l'ouvrage d'Ibn-Haukal était une description géographique, politique et statistique des diverses provinces de l'empire des califes.
L'ouvrage d'lbn-Haukal pourrait n'avoir été que la reprise étendue, améliorée, augmentée d'observations personnelles, d'un traité de géographie écrit, 25 ans auparavant, par le célèbre Aboû-Ischak, surnommé el-lstakri, traité qui lui-même avait eu pour base première un texte antérieur composé vers l'année 870 par un certain Aboû-Seïd, de Balkh. Toutes ces compositions des premiers géographes arabes n'étaient donc que la reprise successive d'un premier et unique texte; c'est ainsi que chez les Grecs la Géographie de Ptolémée eut pour base celle de Marin de Tyr.
Au temps de la jeunesse de Maçoûdi, en l'année 921 de notre ère, il y eut, entre le calife et un chef des pays de la Volga, des rapports accidentels qui procurèrent quelques informations sur les contrées du Nord. Le roi des Bulgares venait d'embrasser l'Islam; Moktader Billah, le sultan régnant, crut devoir à celte occasion lui adresser une ambassade. Un des membres de la mission, nommé Ibn-Fozlân, en publia la relation. Cette relation ne s'est pas conservée, mais elle a été citée par des écrivains postérieurs, qui en ont reproduit de nombreux fragments. Il est curieux de les comparer avec les notions parallèles de Constantin Porphyrogénète, qui écrivait presque dans le même temps son Traité de l'administration de l'empire. Le voyage d'lbn-Fozlân est postérieur d'une soixantaine d'années à celui du Norvégien Ohther, le premier qui ait visité les populations de la Russie du Nord, répandues sur les bords de la mer Blanche.

Al-Biroûni.
Bien d'autres voyageurs arabes ont parcouru les pays musulmans comme lbn-Haukâl et Maçoûdi, mais sans rien ajouter d'essentiel aux informations de leurs devanciers. Il faut en excepter Al-Biroûni, qui accompagnait le sultan Mahmoud de Ghazni dans ses expéditions de l'Inde (de l'an 1000 à 1011), et qui publia d'importantes observations sur les provinces du Sindh et sur l'lnde du lord en général. Mathématicien et astronome, il s'efforça de rectifier par des observations directes la carte très fautive de ces contrées, en même temps qu'il traduisait du sanscrit en arabe différents traités dépositaires de la science brahmanique. 

Longtemps après Al-Biroûni, vers le milieu du XIIIe siècle, un Arabe d'Espagne, lbn-Saïd, après avoir parcouru le nord de l'Afrique, les pays du Nil et diverses contrées de l'Orient, publia plusieurs ouvrages historiques, et géographiques souvent cités par les compilateurs, et dont Aboulféda, en particulier, a fait un grand usage dans sa Description de l'Afrique.

Ibn Batoutâh.
Mais de tous les voyageurs musulmans proprement dits, celui qui par l'étendue de ses courses dans des parties moins communément visitées a le plus ajouté au domaine de la géographie arabe est lbn-Batoûtah.  Né à Tanger d'une famille berbère, Ibn-Batoûtah s'était voué d'abord à l'étude de la jurisprudence; mais pris de bonne heure de la passion des voyages, il quitta son pays en 1325 pour le pèlerinage de la Mecque. Le Maghreb, l'Afrikiyah, ou pays de Tunis, les provinces de Tripoli et de Barqah, l'Égypte, la Palestine et le nord de l'Arabie, c'est-à-dire la route qu'il avait à parcourir depuis Tanger jusqu'à la ville sainte, furent loin d'assouvir le besoin qui le poussait vers les choses nouvelles; il voulut voir, et il vit en effet l'Asie tout entière. Après avoir parcouru la Syrie, la Perse, l'Irâk et la Mésopotamie, il fit une pointe au sud dans la mer de Berbérah, jusqu'à Quiloa sur la côte orientale d'Afrique; et revenu à Ormouz en longeant le sud de l'Arabie, il visita les îles du golfe Persique, renommées pour leurs pêcheries de perles, traversa de nouveau l'Arabie pour un second pèlerinage, et cette fois se lança résolument vers des contrées moins connues. Il se dirigea vers l'Asie Mineure par la Syrie, et s'embarqua pour la Crimée et le Kiptchâk (La Horde d'Or), grand pays qui comprenait la Russie méridionale actuelle et qui était alors possédé par un prince issu de Gengis-Khan; du Kiptchâk il poussa jusqu'à Bolghâr, ancienne capitale du royaume des Bulgares décrit au Xe siècle par lbn-Fozlân. Les ruines de cette ville existent encore sur les bords de la Volga, non loin du confluent de la Kama. Le voyageur était arrivé là sur l'extrême limite de la terre décrite par les auteurs arabes; de ce côté les notions ne s'étaient pas agrandies depuis Ibn-Fozlân. Au delà commençait la région des légendes. 

« J'avais désiré entrer dans la terre des Ténèbres, dit Ibn-Batoûtah; on y pénètre en passant par Bolghâr, et il y a entre ces deux points une distance de quarante jours. Je renonçai à mon projet à cause de la difficulté que présentait le voyage. On avance vers cette contrée avec de petits chariots tirés par des chiens. Il n'entre dans ce désert que de riches marchands dont chacun a une centaine de chariots, chargés de provisions de bouche, de boissons et de bois à brûler. Il ne s'y trouve, en effet, ni arbres, ni pierres, ni habitations. Lorsqu'on a marché quarante jours dans le désert, on campe près du pays des Ténèbres. » 
D'après les rapports dont le voyageur se fait l'écho, le trafic s'y faisait sans que jamais on vît les habitants; on déposait sur le sol ce qu'on avait apporté, et les gens du pays laissaient à côté des objets offerts les fourrures qu'ils donnaient en échange. 
« On ne sait pas si ce sont des génies ou des hommes. »
Du Kiptchâk Ibn-Batoûtah vient à Constantinople, dont il admire les magnificences; puis il reprend le chemin du Kiptchâk, passe an nord de la mer Caspienne, traverse le Kharezm (pays du Khiva), la Boukhârie, le Khoraçân et le Kandahar, jusqu'à la vallée du Sindh, qui sépare l'Inde de l'Iran. Ibn-Batoûtah fut retenu longtemps à Delhi, ville qui était depuis un siècle et demi la capitale d'un royaume musulman, et il y exerça deux ans la charge de cadi. Impatient alors de reprendre le cours de ses voyages, il reçoit du sultan une mission pour l'empereur de la Chine. Elle n'était sûrement pas d'une extrême urgence; car Ibn-Batoûtah visite auparavant les ports occidentaux de la péninsule, depuis Cambaye jusqu'à Calicut, et se trouve retenu pendant dix-huit mois dans les Maldives, où il reprend ses fonctions de juge. Il se rembarque enfin et arrive aux côtes de la Chine, non sans avoir relâché  au Sri Lanka, à Sumatra, à Java, et visité d'autres îles du Grand Archipel. Il décrit les principales cités et les ports de cet immense pays, et après un séjour dans la capitale du Nord, appelée alors Khânbalik (c'est la même ville que Pékin), il reprend par mer la route de l'Occident. Il avait atteint les limites de la terre, et il put dire qu'il s'était arrêté quand le monde avait manqué devant lui. Il y avait vingt-quatre ans qu'il avait, quitté sa ville natale, lorsqu'il la revit en 1349. Il n'y fit pas une longue station; il voulut voir l'Andalousie, où vivaient encore tant de glorieux souvenirs de la valeur musulmane, et où la ville de Grenade, résidence du souverain, offrait à l'étranger la splendeur de ses monuments. L'heure du repos n'avait pas sonné encore pour l'infatigable voyageur. Une mission que lui confia le sultan du Maroc le conduisit en 1352 au pays des Noirs, au delà du grand fleuve de Tombouctou. A son retour, il se fixait Fez, où il mourut dans un âge avancé, en 1377.

Les voyages par la mer.
On n'a parlé jusqu'ici que des courses par terre; la mer aussi eut ses explorateurs aventureux. Le plus connu, et en même temps le plus ancien, est un navigateur de la seconde moitié du IXe siècle dont parle Maçoûdi, qui le premier de tous les Arabes, à ce qu'il semble, avait dépassé les mers de l'Inde, entre le Sri Lanka et Malakka, et pénétré, au delà de Malakka, dans les mers de la Chine. Cet homme, marchand de sa profession, se nommait Soleïman. Les relations de commerce étaient très actives, à celle époque, entre la Perse et l'extrême Orient, et il n'était pas rare de voir des jonques chinoises ou des barques malaises aborder dans les ports musulmans. Le centre principal de ce mouvement commercial était le port de Siraf, dans le golfe Persique. C'est là que demeurait Soleïmân. Ses récits furent recueillis vers l'année 880 de notre ère, et mis par écrit par un habitant de la même localité nommé Aboû-Zeïd , qui les compléta au moyen de renseignements fournis par d'autres marins qui avaient navigué dans les parages de la Chine, entre autres un Arabe nommé Ibn-Vahâb. Celui-ci n'avait pas seulement parcouru le littoral; il avait vu la capitale du Céleste Empire, à deux mois dans les terres, et s'était fait présenter à l'empereur. La relation d'Aboû-Zeid est la première que l'on ait jamais eue des pays chinois

Ces parages extrêmes avaient gardé, pour les anciens Arabes, quelque chose de caractère merveilleux qui s'attache aux contrées lointaines et peu connues. Qui n'a lu, dans les Mille et une Nuits, les récits merveilleux de Sindbad le marin? Ces récits fantastiques où se complaît l'imagination orientale, et que cite déjà Maçoûdi, ne sont pas sans intérêt pour l'histoire géographique.

Une circonstance infiniment plus importante des relations du commerce arabe avec la Chine, c'est de nous avoir donné la boussole. La mystérieuse propriété que possède une aiguille aimantée de se diriger invariablement vers le nord était connue des Chinois dès une époque immémoriale, bien qu'ils ne l'aient appliquée à la navigation que vers le IVe siècle de notre ère. Il est tout à fait indubitable que les Arabes ont reçu d'eux cette connaissance précieuse, et que c'est par les Arabes qu'elle est arrivée aux marins de la Méditerranée, à l'époque de la deuxième croisade, à ce qu'il semble, quoiqu'on manque à ce sujet de données tout à fait précises.

L'Atlantique, ou, comme la nommaient les Arabes, héritiers des vieilles légendes grecques et romaines, la mer Ténébreuse, fut aussi le théâtre de plus d'une histoire fabuleuse. On racontait surtout celle de huit habitants de Lisbonne (Achbouna) qui avaient équipé un navire chargé de provisions pour plusieurs mois, afin de découvrir, disaient-ils, ce qu'il y avait dans l'Océan et quelles en étaient les limites. Ils parlèrent à leur retour d'une mer aux eaux épaisses et que le jour éclairait à peine, et de bien d'autres aventures singulières. Cette entreprise, qui valut à ses auteurs le nom resté populaire de Maghrourîn , se place dans la première moitié du XIIe siècle.

La science géographique des Arabes

Entre l'observation empirique des faits et leur coordination scientifique, la distance est grande et bien des peuples ne l'ont jamais franchie. Les Arabes se trouvèrent placés à cet égard dans une situation particulièrement favorable. Ils étaient, avant Mahomet, étrangers à toute culture scientifique. Mais ils ne pouvaient rester longtemps en contact avec les peuples savants que leurs armes avaient soumis sans en éprouver bientôt la favorable influence. Dans le cours du VIIIe siècle, moins de cent ans après la mort de Mahomet, on voit poindre chez eux les premières lueurs de l'éducation intellectuelle. La lumière grandit rapidement; dès le commencement du siècle suivant, les Arabes ont conquis le droit être comptés parmi les nations savantes de l'Asie. Que cette science fût un peu factice, comme elle avait été un peu hâtive, cela est hors de doute; mais elle n'en témoigne pas moins d'un remarquable mouvement d'esprit au sein de la nation conquérante.

La géographie et les sciences mathématiques se montrent d'abord dans ce premier développement. Nous en avons dit la raison : c'était une nécessité de position. Le premier traité connu que l'on puisse ranger à certains égards dans la classe des ouvrages de géographie descriptive est de la seconde moitié du VIIIe siècle; il eut pour auteur un certain Nadhar de Bas'ra (ou Bassorah), né en l'an 740 de notre ère. Cet ouvrage traite des qualités de l'homme et de la femme, des tentes et des demeures, des montagnes et des défilés, des chameaux et des brebis, de la lune et du soleil, de la nuit et du jour, du lait, du vin, des arbres et des plantes, des puits et des eaux stagnantes, des vents et de la pluie.

« Un tel sommaire, dit avec raison l'auteur à qui nous empruntons ces détails, annonce un traité fait surtout pour des nomades. » (Reinaud, traduction d'Aboulféda).
Le livre avait été composé dans le Khoraçân. Le traducteur d'Aboulféda fait remarquer à ce sujet, et cette remarque est fort juste, que sur les immenses provinces de l'empire le gouvernement des califes n'en était pas réduit à ces vagues notions. Lors de la première conquête de l'Espagne et du midi de la France, le calife de Damas avait demandé au commandant des troupes un tableau de la population et des ressources des nouveaux territoires. Les califes abbassides entretenaient dans les pays étrangers des agents secrets chargés de leur transmettre des renseignements de tout genre. C'étaient là des sources d'information réservées; mais il en était d'autres, et en très grand nombre, d'une nature plus générale et qui profitaient à tous.

La grande source, la source commune et principale de la première éducation arabe, ce furent les livres grecs. Nombre d'ouvrages spéculatifs, physiques et mathématiques, furent traduits de bonne heure en arabe, soit sur les versions syriaques, soit sur le grec directement. Le calife Almamoun, qui monta sur le trône cinq ans après la mort du célèbre Hâroûn er-Raschid, contemporain de Charlenagne, et qui régna de 815 à 852, donna surtout une puissante impulsion à ce travail de transfusion intellectuelle. Il fit traduire l'Almageste et l'oeuvre géographique de Ptolémée. Maçoûdi parle de ce dernier ouvrage célèbre et de ses cartes enluminées, - les mêmes, probablement, que celles des anciens manuscrits grecs imités dans les premières éditions occidentales. La traduction arabe de Ptolémée marque une époque capitale dans l'histoire géographique de l'Asie musulmane; c'est le fonds principal, cartes et texte, sur lequel a vécu jusqu'à la fin la géographie scientifique des Arabes.

La mesure de l'arc de méridien.
La protection active accordée par Al-Mamoûn à la traduction des auteurs grecs n'est pas le seul titre qu'il ait à sa juste renommée dans l'histoire des sciences; un autre plus considérable encore est d'avoir fait mesurer un arc du méridien pour en déduire le diamètre du globe terrestre. La pensée seule d'une telle opération révèle, mieux que tout le reste, le chemin que les Arabes avaient fait en deux cents ans dans les sciences mathématiques. Les noms des quatre astronomes auxquels cette opération fut confiée ont, été conservés, et l'opération elle-même, dans ses circonstances principales, a été décrite par le géographe Aboûlféda :

« Plusieurs savants de l'antiquité, Ptolémée, auteur de l'Almageste, et autres, ont cherché, dit Aboulféda, à connaître la valeur du degré, et ils ont estimé le degré de chacun des grands cercles que l'on suppose couper la terre, à raison de 66 milles et deux tiers.

Plus tard, sous le règne d'Al-Mamoûn, quelques savants voulurent vérifier cette estimation. Par l'ordre  du calife, ils se rendirent dans la plaine de Sindjar, et après avoir pris la hauteur du pôle dans le lieu où ils se trouvaient réunis, ils se divisèrent en deux parts. Les uns s'avancèrent vers le pôle nord, les autres vers le pôle sud, marchant dans la direction la plus droite qui leur fût possible, jusqu'à ce que le pôle nord se fût élevé d'un degré pour ceux qui marchaient vers le Nord, et abaissé d'un degré pour ceux qui s'avançaient vers le Sud. Alors ils revinrent dans le lieu d'où ils étaient partis; et quand on compara leurs observations, il se trouva que les uns avaient marqué 56 milles et deux tiers, et les autres 56 milles sans aucune fraction. On s'accorda à adopter la quantité la plus grande, celle de 56 milles et deux tiers. »

Aboûlféda ne fait mention que d'une opération; la vérité est qu'il y eut deux opérations distinctes, quoique simultanées, l'une dans les plaines de Sindjar en Mésopotamie, l'autre dans le nord de la Syrie, entre Pamyre et l'Euphrate. Elles sont nettement indiquées dans l'ouvrage d'Ibn-Yoûnis, un des plus habiles et des plus savants astronomes de la période du califat : c'est donc un témoignage tout à fait spécial et irréfragable. Ibn-Yoûnis est mort en l'an 1008 de l'ère chrétienne, cent quatre-vingts ans après la grande opération des astronomes d'Al-Mamoûn, qui dut avoir lieu en 827 ou 828. Voici ses paroles : 
« Send ibn-Ali rapporte qu'Al-Mamoûn lui ordonna, à lui et à Khaled ibn-Abdalmalik Almeroudoudi, de mesurer un degré d'un grand cercle de la surface de la Terre. Nous partîmes, dit-il, ensemble pour cet objet. Il donna le même ordre à Ali ibn-Isa Alastharlabi et à Ali ibn-Albahtari, qui se portèrent d'un autre côté. Pour nous, continue Send, nous nous rendîmes entre Wamia et Tadmor, et nous y déterminâms la mesure d'un degré terrestre, qui se trouva de 57 milles. Ali ibn-lsa et Ali ibn-Albahtari trouvèrent la même quantité, et les deux rapports contenant la même mesure arrivèrent des deux endroits en même temps. »
(On a supposé que la localité dont le nom est ici écrit Wamia n'est autre que Famiah, l'ancienne Apamée, non loin de la droite de l'Oronte, au Nord-Ouest de Palmyre ou Tadmor. Maçoùdi, dans un passage d'ailleurs plein de confusion et d'erreurs choquantes , au lieu de Wamia ou Famiah, nomme Bakkah, ville des bords de l'Euphrate, vers le nord de Tadmor. Dans tous les cas, il s'agit des plaines du nord de la Syrie, non moins favorables que les plaines de Sindjar à une grande opération géodésique.)

lbn-Yoûnis cite encore au autre témoignage contemporain de l'opération, où se trouve une légère variante :

« Ahmed ibn-Abd-Allah, surnommé Habasch, rapporte, dans son traité des Observations faites à Damas par les auteurs de la Table vérifiée, qu'Almamoûn leur ordonna de mesurer le degré d'un grand cercle de la terre. Ils s'avancèrent dans la plaine de Sindjar jusqu'à ce que les hauteurs méridiennes observées le même jour différassent d'un degré. Ils mesurèrent ensuite la distance des deux lieux, qui était de 56 milles et quart, chaque mille contenant 11,000 coudées noires adoptées par Al-Mamoûn. »
Cette dernière indication est fort importante; c'est la seule qui puisse nous faire espérer de réduire en chiffres précis les résultats de l'opération. Cette réduction, toutefois, est encore sujette à de grandes incertitudes.

Il résulte de plusieurs témoignages d'auteurs orientaux qu'une coudée différente des coudées anciennes fut mise en usage au temps d'Al-Mamoûn sous le nom de coudée noire, et qu'entre autres usages publics cette coudée nouvelle fut appliquée à la mesure des crues du Nil. La construction du Mékyas ou Nilomètre de l'île de Roudah, près du Caire, est en effet attribuée au calife Al-Mamoûn; et la coudée tracée sur la paroi intérieure, exactement mesurée par les géomètres de l'expédition d'Égypte, est de 541 millimètres. Girard, que l'on viens de citer, et d'autres après lui, n'ont pas hésité à identifier cette coudée de 541 millimètres avec la coudée noire d'Al-Mamoûn, et le rapprochement paraît en effet très naturel. Si nous partons de cette base, le mille arabe de 4000 coudées vaudra 2164 mètres, et le degré de 56 mille contiendra 121,725 mètres, ou 123,548 mètres si l'on se reporte aux 57 milles trouvés par les opérateurs de la plaine de Tadmor. Si nous prenons la moyenne des deux opérations, nous aurons pour le degré 122,500 mètres, sans nous piquer d'une exactitude minutieuse dans les fractions minimes. Or le calcul géodésique indique pour la valeur moyenne du degré de latitude, aux environs du 55e parallèle où se firent les deux opérations, 110,920 mètres-: il y aurait donc une erreur de 11,500 mètres en excès dans le résultat simultanément obtenu par la double opération des astronomes d'Al-Mamoûn. Une telle erreur, évidemment, ne peut être mise sur le compte de la mesure toute mécanique prise sur le terrain; même en y admettant un maximum d'erreur de 5 à 600 mètres, il reste 11,000 mètres environ, c'est-à-dire 6' ou le dixième du degré, au compte des observations astronomiques. Cette erreur est énorme, sans doute; nous n'oserions pourtant pas la tenir pour impossible, car nous en trouvons d'aussi fortes, et de bien plus fortes encore, dans les tables de latitudes astronomiques que nous ont laissées, d'après leurs observations personnelles, quelques-uns des astronomes arabes les plus renommés. Ces erreurs imputables aux méthodes et aux instruments des observateurs arabes, on voudrait en restreindre les limites; mais il faudrait s'aventurer dans le champ des hypothèses, d'où l'on ne rapporte guère d'autre fruit que le doute. Ce qu'on voit de plus clair en ceci, c'est que l'opération arabe laisse un résultat très probablement moins près de la vérité, et dans tous les cas beaucoup plus incertain que celui d'Ératosthène.

Aboû'l-Hasân.
Nous venons de nommer l'astronome Aboû'l Hasân; nous aurions pu le compter parmi les voyageurs. Né à Maroc dans le Maghreb, vers la fin du XIIe siècle de notre ère, il visita une partie de l'Espagne et parcourut toute la zone nord de l'Afrique, relevant partout la position des lieux au moyen d'observations gnomoniques, et se proposant évidemment de corriger les tables de Ptolémée en ce qui touche au contour méridional de la Méditerranée. Il composa un ouvrage considérable qu'il intitula les Commencents et les Fins; c'est un traité à la fois chronologique, astronomique et mathématique. Aboû'l-Hasân inséra dans cet ouvrage une table des lieux du monde musulman dont la latitude et la longitude avaient été déterminées par les astronomes : c'est une véritable Connaissance des Temps arabe, et on a là, mieux que nulle part ailleurs, la mesure de la science pratique des Arabes dans la géographie astronomique. Sur cent trente-cinq positions que comprend la table d'Aboû'l-Hasân, quarante-quatre avaient été relevées par lui-même, depuis l'Atlantique jusqu'au delta du Nil. Nous en avons extrait quelques-unes des plus notables, que nous mettons en regard des mêmes positions dans Ptolémée et dans nos éphémérides actuelles. Ce petit tableau est plus instructif qu'un long discours.

Tableau comparatif des positions astronomiques du Nord de l'Afrique
chez Ptolémée, chez les Arabes et sur les cartes modernes.
(Les longitudes sont comptées du méridien d'Alexandrie).

Note : Comme moyen de comparaison directe, toutes les longitudes sont rapportée ici au méridien d'Alexandrie. Dans les tables d'Aboû'l-Hasân, elles sont comptées d'un méridien fictif que les Arabes (de même que les astronomes indiens) font passer par le milieu du monde connu, à  90 degrés à l'Est des îles Fortunées (Canaries), et a égale distance à l'Ouest de l'extrémité de l'Asie, et qu'ils désignent sous le nom de Khobbêt Arîn, la Coupole du Monde. Aboû'l-Hasân met le méridien d'Alexandrie à 63 degrés Est des îles Fortunées, et conséquemment à 27 degrés a l'Ouest du Khobbêt Arîn. 

Si l'on met les positions de la table d'Aboû'l-Hasân en parallèle avec les déterminations actuelles, on y voit, même pour les latitudes, des écarts qui ont lieu d'étonner chez un observateur d'une habileté si vantée; mais si on les compare à celles de Ptolémée, l'amélioration est énorme. Le plus grand écart d'Aboû'l Hasân en longitude (dans la position de Maroc) est de 4° 12''. La longitude occidentale de Tanger par rapport à Alexandrie n'est en excès que de 3°9'; chez Ptolémée, l'excès est de près de 18°. Le grand axe de la Méditerranée, de Tanger à Tripoli de Syrie, est, dans la table arabe, de 42°30', ce qui n'excède que de 52' la longueur vraie; dans Ptolémée, l'axe est de 61°, c'est-à-dire de plus de 19° en excès. Pour les Arabes, la Méditerranée étais donc ramenée à ses vraies dimensions, cinq cents ans avant que la même réforme eût été introduite en Europe par les observations de des hydrographes.

Chose singulière, les erreurs de latitude sont relativement plus fortes que celles qui affectent les longitudes. Sur deux points (Alger et Fès), ces erreurs dépassent 1°; elles vont à 20, 25, et jusqu'à 35' sur nombre d'autres positions. Les moindres écarts (à Marrakech et au Caire) sont de 7', quantité précisément égale à l'erreur dont paraissent avoir été affectées les déterminations de latitude des astronomes d'Al Mamoûn pour la mesure d'un degré terrestre. En présence de ces deux faits si singulièrement contradictoires, d'une part des erreurs constantes, et parfois si fortes, sur les latitudes qui sont d'une observation comparativement facile, et d'autre part un si remarquable ensemble de rectifications sur les dimensions de la Méditerranée dans le sens des longitudes, en présence de ces deux faits contradictoires, on est porté à supposer que cette énorme correction des longitudes de Ptolémée n'a pas été donnée par des observations directes, mais seulement par l'usage des portulans de la côte africaine dont Aboû'l-Hasân, ou quelque autre avant lui, aura su faire un judicieux usage. Ces documents côtiers, dont le Stadiasme, retrouvé dans une bibliothèque d'Espagne, est pour nous le dernier type, ont toujours été d'une grande exactitude de détails; et c'est parce que Ptolémée en a systématiquement dénaturé les mesures qu'il est tombé dans de si grandes aberrations.

Aboû'l-Hasân ne se fait d'ailleurs pas illusion sur la valeur du plus grand nombre des déterminations de latitude et de longitude terrestres que ses prédécesseurs avaient inscrites dans leurs tables; les remarques dont il fait précéder la sienne nous donnent le bilan de la géographie scientifique de son époque : 

« Le nombre des villes dont les noms sont dans ma Table n'est, dit-il, que de cent trente-cinq; il y en a beaucoup d'autres, et même de très connues, que nous n'avons pas cru devoir y placer et dont nous ne parlerons pas, parce que nous n'avons rien trouvé de positif à leur égard, et que nous n'avons rencontré aucun homme versé dans cette science qui y soit allé et qui ait pu nous en donner la latitude exactement. On trouve cependant leur latitude indiquée dans beaucoup de livres; mais les auteurs ne s'accordent pas entre eux. Ils donnent des quantités tout à fait différentes, principalement pour les pays de l'Inde et les contrées adjacentes, ainsi que pour les pays des Khozars et pour ceux des Esclavons et des peuples voisins, ce qui laisse encore bien des choses à désirer. »
Nâçir ed-Dîn et Ulugh-Beg.
La fin du XIIIe siècle et le milieu du XVe donnèrent encore à la science arabe deux hommes qui ont notablement contribué à l'avancement de la géographie mathématique de l'Orient. Nâçir ed-Dîn et Ulugh-Beg furent pour les parties orientales de l'Asie musulmane ce qu'Aboû'l-Hasân avait été pour les parties occidentales, des observateurs assidus et de zélés réformateurs, - en maintenant toutefois cette qualification de réformateurs dans les limites que ne dépasse pas la science orientale. Nâçir-ed-Diu, né dans le Khoraçàn, fut protégé par le khan Houlagou, chef des Tâtars qui renversèrent en 1258 l'empire des sultans de Bagdad, et qui fondèrent en Perse la dynastie gengiskhanide.

Houlagou, qui résidait à Tauris (Tabriz) dans l'Arménie persane, fit élever près de Maraghâh, non loin du bord oriental du lac d'Ourmiah, l'observatoire célèbre où Naçir-ed-Din réunit les éléments de ses tables astronomiques, et où il dressa une table des positions géographiques qui embrasse l'étendue tout entière du monde connu, depuis le Maghreb jusqu'à la Chine. L'observatoire de Maraghâh y est placé par 37°20' de latitude Nord, à 82° de longitude absolue (prise du 1er méridien de Ptolémée) 20°6' à l'Est du méridien d'Alexandrie, 2° à l'Est du méridien de Bagdad.

Ulugh-beg, prince de la même famille qu'Houlagou, régnait sur la Sogdiane dans la première moitié du XVe siècle. Passionné pour l'astronomie, il appela autour de lui, à Samarcande sa capitale, les hommes les plus distingués de son temps, et se livra lui-même avec ardeur à l'observation des astres. Il revit la table géographique de Naçîr-ed-Dîn , et en modifia un assez grand nombre de positions. Dans la table de Naçîr-ed-Dîn, Samarcande est marquée par 40° de latitude, à 98°20' du premier méridien; dans celle d'Ulugh-Beg, la latitude est de 39°57, et la longitude de 99°16'.

La littérature géographique chez les Arabes

La littérature géographique des Arabes suivit, comme cela est naturel, le développement des travaux scientifiques. A mesure que les relations des voyages ou les rapports des pèlerins ajoutaient aux notions sur les diverses contrées de l'empire et sur les peuples limitrophes, ou que les astronomes s'efforçaient de perfectionner les Tables de Ptolémée devenues la base de leurs travaux, il se trouva des compilateurs plus ou moins instruits, des vulgarisateurs plus ou moins habiles, qui cherchèrent à répandre et à généraliser ces notions. Le nombre de ces écrivains, qui méritent plus ou moins la qualification de géographes dont on les décore indistinctement, est considérable, et nous sommes loin de les connaître tous. Toutes les parties de l'empire des califes ont produit des hommes qui out marqué dans la science géographique et dans sa littérature. Damas, le Caire, Grenade, Samarcande, pour ne citer que les villes les plus importantes, furent, aussi bien que Bagdad, des centres de développement intellectuel et de culture scientifique. La langue arabe, devenue l'idiome universel de l'Islam parce qu'elle était la langue du Coran, forma la seule unité au sein de cette immense diffusion.

Nous avons vu quels furent chez les Arabes du VIIIe siècle les modestes débuts de la géographie descriptive : un simple manuel destiné aux tribus pastorales. 

Al-Istakhri.
La première Géographie proprement dite est du milieu du IXe siècle ; elle a pour auteur un écrivain connu sous le noms d'Al-Istakhri, parce qu'il était né à Istakhar dans le Fars, l'ancienne Persépolis des historiens d'Alexandre. Ce n'est guère qu'une énumération, province par province, de villes, de montagnes et de rivières, une énumération dont la sécheresse ne se rachète pas, comme celle de Pline, par des traits rapides de description et d'histoire. La réputation de l'lstakhri fut grande, néanmoins, assez grande pour qu'Ibn-Haukâl, qui publia son ouvrage vingt-cinq ans plus tard, ne crût pouvoir mieux faire que de le prendre pour modèle et d'y puiser de nombreux emprunts.

El-Fizari et Mokaddaçi.
Maçoûdi, qui a droit sous plus d'un rapport à prendre rang parmi les géographes, fut, nous le savons, prédécesseur d'Ibn-Haukal et contemporain de l'Istakhri. Maçoûdi emprunte de nombreux renseignements à un géographe antérieur, el-Fizari. Un autre auteur du Xe siècle, dont le nom est longtemps resté inconnu en Europe, est Mokaddaçi, surnommé Ibn-al-Bannâ. Il voyagea beaucoup, et dans la description des pays qu'il avait visités il déploie un esprit d'observation et une rectitude de jugement rares. Il écrivait en 985, dix ans après Ibn-Haukal.

Edrîsi.
Le plus connu de tous les géographes orientaux est sans contredit Edrîsi ; c'est aussi le premier dont l'ouvrage ait été répandu en Europe. Un abrégé de son volumineux traité fut traduit en latin dès l'année 1694, par deux Maronites du mont Liban, sous le titre assez bizarre de Geographia Nubiensis; l'ouvrage entier a été mis en français en 1856 par Amédée Jaubert, sur deux manuscrits de la Bibliothèque nationale, malheureusement peu corrects dans les noms propres. 

Edrîsi était un Arabe d'Espagne de haute extraction; des circonstances peu connues l'avaient conduit à la cour de Roger, roi de Sicile. Ce prince, d'origine normande, aimait les lettres et les savants; l'Edrîsi construisit pour lui une sphère armillaire et un planisphère terrestre, en argent, - non pas un globe, comme on l'a cru d'après une traduction inexacte du terme arabe, - et pour l'explication de ce planisphère il écrivit, en 1154, le livre que nous possédons. Il s'y aida de tous les ouvrages que la langue arabe possédait déjà sur le sujet, et recueillit en outre, de la bouche des marchands et des étrangers, une multitude de renseignements et d'itinéraires dont il a fait usage. Son planisphère était divisé par climats, et dans chaque zone ou climat il avait marqué les limites des différents pays; il joignit à son ouvrage des cartes de détail, au nombre de soixante-neuf, relevées sur sa carte métallique et destinées à la remplacer dans l'usage habituel. Ces cartes existent encore.

Kazvîni , Yakoût et Ibn-al-Ouardi.
Le XIIIe siècle donne à la géographie arabe deux noms notables, Kazvîni et Yakoût. Ce dernier a laissé, sous forme de dictionnaire, un recueil de notices et de documents qui est le plus ample répertoire que nous possédions sur les pays du califat. 

L'ouvrage d'Ibn-al-Ouardi, écrivain du même siècle, est moins proprement géographique, mais il abonde en détails d'histoire naturelle sur les pays musulmans.

Aboû'l-Féda.
Aboû'l-Féda , le plus grand nom de la littérature historique des Arabes par ses Annales de l'Islam, a droit au même rang, sous plus d'un rapport, dans leur littérature géographique. Issu d'une famille princière de Syrie, il prit part aux luttes armées qui achevèrent d'expulser du Liban les derniers chrétiens qui s'y étaient maintenus après les croisades, et il reçut en récompense, des sultans mamelouks d'Égypte, l'investiture de la principauté de Hamat qui avait appartenu à ses ancêtres. Il y vécut en paix de 1312 à 1331. C'est dans cet intervalle qu'il composa les grands ouvrages qui ont illustré son nom. 

D'autres encore...
Il est d'autres noms importants, quoique dans un cercle moins général, qu'une revue, même rapide, de l'histoire géographique des Arabes ne doit pas omettre. Ainsi Albiroûni, qui visita, comme nous l'avons dit, le nord de l'Inde au commencement du XIe siècle, lorsque les expéditions victorieuses de Mahmoud le Ghaznévide en ouvrirent la route aux musulmans; ainsi encore El-Bekrî, un Arabe de Grenade, qui a laissé une Description instructive de l'Espagne et de l'Afrique, écrite en 1068 d'après ses propres observations. Il faut nommer aussi Ibn-Khordabdèh et Codama, deux auteurs du IXe siècle, à qui l'on doit de très bons matériaux pour la description routière et l'étude statistique des provinces centrales du califat. (Vivien de Saint-Martin).

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