Jalons |
La
première anatomie
Dans l'Antiquité ,
les doctrines philosophiques, les croyances
religieuses, tout s'opposait aux études anatomiques, dont les dissections
sont la base; aussi tarde-t-on à en voir des traces, et encore sont-elles
souvent indirectes. Le plus ancien document que nous possédions
actuellement sur les connaissances anatomiques
de l'humanité est probablement le Ayurvedas ,
un livre sacré des Hindous ,
remontant à trois mille ans environ, dont F. Hessler a donné
une traduction en 1844. Ce livre distingue
dans l'organisme les parties uniques des parties doubles; il distingue
les membranes ,
les sécrétions, les organes principaux, les vaisseaux ,
nerfs ,
tendons ,
articulations ,
etc. Pour l'auteur, les os
du corps sont au nombre de 600 (!), les articulations au nombre de 210;
il y a 900 tendons et 400 muscles ;
700 vaisseaux parmi lesquels 40 primaires dont 10 portent l'air, 10 la
bile ,
10 le phlegme, 10 le sang .
Les autres vaisseaux non primaires ne transportent que ces trois derniers
éléments. Il y a 24 nerfs, et le sang est engendré
par le chyle .
Les Indiens, pour arriver à ces connaissances véritablement
extraordinaires, - le Moyen âge
n'en a pas toujours su aussi long, - avaient certainement dû disséquer,
et avec soin. Qu'avaient-ils disséqué? on ne le sait guère.
Les Hébreux, à en juger par
les suppositions que permettent de faire divers passages de la Bible ,
étaient loin d'en savoir autant que les Indiens; pourtant, d'après
Riolan, ils auraient connu 48 os, et 360 veines
et ligaments. D'après plusieurs commentateurs des poèmes
homériques, les connaissances anatomiques
des Grecs auraient été fort développées, et
Malgaigne déclare avoir trouvé dans l'Iliade ,
"une très belle anatomie des régions". Que n'y a-t-on
pas trouvé, et que n'y trouvera-t-on pas encore? Mais sortons de
la fable et tâchons d'arriver à des faits plus précis.
Les Grecs et les
Romains.
C'est seulement chez les Grecs qu'on commence
à entrevoir le goût des études anatomiques : un des
derniers disciples de Pythagore, Alcméon
de Crotone ,
qui vivait vers le milieu du VIe
siècle avant J.-C., paraît être le premier
qui ait disséqué, mais seulement des animaux ,
c'est-à-dire que l'anatomie humaine a
été précédée par celle des animaux:
moins de cent ans après, pendant le Ve
siècle, Démocrite,
Empédocle, Anaxagore,
les Asclépiades au milieu desquels
brille le grand nom d'Hippocrate, se livrent
à des dissections sur les animaux et font des découvertes
importantes.
Hippocrate
se forma à l'école de Cos ,
l'une, de celles qu'avaient fondées les Asclépiades.
Ses connaissances anatomiques sont très discutées. D'après
Haller, le père de la médecine aurait
disséqué des cadavres humains. Il semble pourtant, malgré
les passages cités par Haller, qu'il n'en soit rien, et qu'Hippocrate,
comme les autres Grecs, en ait été détourné
par les notions généralement acceptées sur le sort
de l'âme après la mort. Ajoutons d'ailleurs
que la plupart des traités hippocratiques où l'on a trouvé
des indications anatomiques sont discutés, et que l'authenticité
en est très douteuse. Il y a dans ces indications des choses assez
justes, et d'autres très fausses. Ainsi le squelette
osseux est bien décrit, mais le cerveau
est regardé comme une glande. En somme, tout fait penser qu'Hippocrate
n'a jamais disséqué de cadavre humain.
Dioclès de
Caryste, le plus célèbre des successeurs d'Hippocrate,
écrit le premier sur les préparations et les démonstrations
anatomiques; dès lors l'anatomie est
constituée comme science et comme art. Puis Aristote
paraît (quelques-uns ont prétendu qu'il avait vécu
avant Dioclès, c'est un point obscur d'histoire difficile à
élucider; il enseigne vers 330,
et dès lors, sous la protection et par les encouragements d'Alexandre,
le domaine de l'anatomie et de l'histoire naturelle
s'accroît prodigieusement, tandis que Théophraste,
son disciple et le compagnon de ses travaux, crée l'anatomie des
végétaux
( L'Histoire de la Botanique ).
Aristote ne dissèque pas de cadavres humains, mais se lance dans
l'anatomie comparée
dont il est le fondateur, et où il a eu des intuitions qui étonnent
les naturalistes modernes.
Moins d'un demi-siècle s'écoule
et la fondation de l'Ecole d'Alexandrie,
la protection des Ptolémées,
appellent les savants de toute part. Les premiers anatomistes qui osèrent
disséquer des cadavres humains semblent avoir été
Erasistrate et Hérophile,
de cette l'École, près de deux siècles après
Hippocrate. Celse
et Tertullien déclarent même
que ces anatomistes n'ont pas craint de disséquer des humains vivants.
Quoi qu'il en soit, ils font faire à l'anatomie des progrès
remarquables; ils ont constaté notamment quelques faits intéressants
relativement au coeur
et au cerveau ,
et ils ont donné un grand éclat à l'Ecole de médecine
d'Alexandrie.
Mais à dater de cette époque,
sous la domination romaine, tout s'éteint jusqu'au règne
de Néron, c'est-à-dire pendant un
siècle et demi; enfin, vers le milieu du Ier
siècle de l'ère chrétienne,
Marinus, cité avec éloge par Galien,
qui le nomme le restaurateur de l'anatomie,
reprend l'étude de cette science : Rufus
d'Ephèse, sous le règne de Trajan,
Galien, sous Marc-Aurèle, viennent
clore la série des travaux anatomiques de cette époque; Galien
surtout, qui est, de tous les médecins de l'Antiquité ,
celui qui a écrit avec le plus d'exactitude sur l'anatomie. Galien
ne dissèque que des animaux ,
mais il le fait avec soin, et pour les muscles
en particulier, il est très précis. Il perfectionne beaucoup
les connaissances relatives au cerveau
et au système nerveux, décrivant dans le premier une quantité
d'organes : il déclare que le sang
circule, ou plutôt oscille dans les vaisseaux .
L'anatomie de Galien semble surtout dériver des dissections faites
sur le singe, sûrement aussi sur le porc.
Même si l'on ne doit pas oublier
les travaux de Celse, de Pline,
d'Arétée, après Galien,
peu de choses sont faites : avec Aristote et
Hippocrate, Galien passe à l'état
d'oracle
: la science anatomique est arrêtée
dans son développement par des catastrophes et les guerres qui surviennent
alors; le temps n'est plus aux recherches scientifiques, et les médecins
se contentent des axiomes des Anciens.
Le Moyen Âge.
Pendant le Haut Moyen Âge ,
la curiosité pour les choses d'ici-bas dans l'Europe latine
sombre corps et biens. Le foyer des sciences se déplace vers le
monde arabe; mais la loi de Mahomet inspire
l'horreur des cadavres; et, en anatomie du moins,
l'Ecole arabe de médecine n'ajoute rien aux connaissances acquises
: Rhazès, Albucasis,
Averroès, Avicenne
commentent et copient Galien. C'est pourtant grâce
à ce fil fragile que l'Occident, redevenu curieux, redécouvre
Galien au XIIe
et au XIIIe siècle.
Galien, non pas dans son texte original, mais dans des versions plus ou
moins incomplètes et avec les commentaires des Arabes, qui sert
désormais de base aux dissertations des médecins de l'Europe.
Après la chute de l'empire grec,
Frédéric II, empereur d'Allemagne, en 1238,
défend aux chirurgiens d'exercer leur art s'ils n'ont étudié
l'anatomie; on ne disséquait pourtant
encore que des animaux ,
lorsqu'en 1306; et en 1315,
Mundini (ou Mondino) étudia enfin publiquement
à Bologne sur deux cadavres de femme. Il résume dans un petit
livre, longtemps resté sans rival, les notions d'anatomie de Galien;
ce qui en fait l'intérêt, c'est la certitude que l'on acquiert,
en le lisant, que l'auteur a noté avec exactitude un certain nombre
de faits tirés de ses propres dissections. C'est lui qui a donné
à l'orifice de l'utérus
le singulier nom, conservé précieusement d'ailleurs, de museau
de tanche, et il a insisté sur la valeur de la rupture de l'hymen
comme signe de la virginité. De même que Galien avait été,
et devait être encore commenté, Mondino eut après lui
une pléiade de médecins qui le discutèrent, commentèrent
et pillèrent : Nicolas Bertuccio, Pierre d'Argelara, Benedetti,
et surtout Arnauld de Villeneuve et Berenger
de Carpi, qui seront parmi les plus célèbres. Mais à
la vérité, la tentative de Mondino demeura isolée;
nul de ses élèves ne l'imita, ni Guy
de Chauliac, ni Benedetti, ni Zerbi. Pourtant il se créait un
mouvement scientifique. Berenger de Carpi disséqua des cadavres
humains, ce qui lui valut l'accusation avoir disséqué des
humains vivants, reproche déjà adressé à Érasistrate
: on lui attribua la découverte de plusieurs fait anatomiques intéressants.
La
révolution vésalienne
La Renaissance.
Il nous faut arriver au XVIe
siècle pour voir l'anatomie
humaine prendre un essor véritable. Achillini,
Massa, Vidus Vidius, Gonthier d'Andernach ,
Sylvius (Dubois), Charles Etienne, Rondelet,
font des travaux utiles qui ont placé leurs noms parmi ceux que
l'histoire de l'anatomie ne peut oublier. On ajoutera aussi Ambroise
Paré qui ne fit faire tant de progrès a l'art chirurgical
qu'au moyen de ses profondes connaissances en anatomie. De son côté,
Michel Servet, qui devait être brûlé
plus tard, par fanatisme
religieux, sur les instigations de Calvin, fit
une remarque importante dans sa Christianismi restitutio : il indiqua
nettement la circulation
du sang
sans dire exactement comment elle se fait, ni les voies qu'elle suit, mais
déclarant que le sang circule. A ce titre, il est le précurseur
de Harvey. Servet montre que la cloison du coeur
n'est pas perforée et découvre la petite circulation. Colombo
vulgarise la doctrine de Servet qu'il ne cite pas et la propage dans un
livre qui se répand rapidement, en sorte que tous les savants de
l'époque le lisent et l'étudient. Césalpin
démontre que le sang des veines
va au coeur et Fabrizio d'Aquapendente trouve
dans les veines des valvules
qui falicitent la direction du sang veineux vers le coeur (Ch. Richet,
Introduction à la traduction française du livre de Harvey
sur la Circulation du sang).
André Vésale
est le véritable fondateur de l'anatomie
moderne, et, grâce à son travail, une nombreuse école
d'anatomie se fonde. Vésale secoue le joug de Galien,
il ose discuter le maître, il ose en montrer les erreurs.
Vésale fut élève de Dubois.
Les clameurs furent grandes lorsque le jeune savant s'attaqua aux traditions
devant lesquelles chacun s'inclinait sans même penser qu'il serait
peut-être utile d'en vérifier l'exactitude. Vésale
a laissé un traité fameux : De humani corporis fabrica,
et l'on possède une préparation anatomique, le squelette
d'un criminel, Jacob Karrer, exécuté par ordre de justice,
disséqué, puis monté par Vésale à Bâle
pendant un séjour qu'il y fit en 1541.
C'est une relique que le musée de Bâle conserve précieusement.
Vésale a créé l'anatomie, et, pour bien faire comprendre
son rôle, il faudrait analyser son livre en entier (on en trouvera
une bonne analyse dans Burggraeve : Précis de l'histoire de l'Anatomie,
1840) : il représente la base,
les fondements de la science anatomique. L'impulsion était donnée,
et avec elle la méthode, c. -à-d.
la dissection. A partir de Vésale, l'anatomie marche de conquête
en conquête : les traditions ne comptent plus pour rien, l'observation
seule est admise. Fallope, Colombo,
Eustachi, Ingrassias,
suivent les traces de Vésale. Fallope étudie avec soin l'organe
auditif ( Oreille ),
les muscles
de la face, le tube digestif; Colombo entrevoit la circulation du sang ,
après Michel Servet; Eustachi et Ingrassias
font porter leurs recherches sur divers points de l'anatomie humaine.
Le XVIIe
siècle.
Si le XVIe
siècle a l'honneur d'avoir donné naissance à
Vésale, le XVIIe
a son titre de gloire avec Harvey. Comme le dit
Ch. Richet, en parlant du De circulatione sanguine et motu cordis,
«
Ce qui constitue surtout la valeur de ce livre, le plus beau de la physiologie,
dit Flourens, c'est que c'est un adieu définitif
aux théories, aux dissertations théologiques,
métaphysiques, scolastiques.
Harvey ne croit qu'à l'expérience,
au phénomène visible, expérimental
; c'est là sa supériorité sur Servet.
Entre le Christianismi restitutio et le traité De circulatione
sanguines et motu cardia, il y a l'abîme qui sépare, au
point de vue scientifique, le Moyen âge
de l'ère moderne [...]. Quant à Harvey, à chaque instant,
il fait des observations, des expériences.
Les opinions d'Aristote ou de Galien
lui importent peu; il regarde le coeur qui se contracte, etc. [...].
Servet, Ruini, Colombo, Césalpin ont
conçu la circulation: Harvey l'a démontrée. »
(ibid, pp. 22-33).
Le même siècle a vu paraître
Aselli, qui démontre l'existence des vaisseaux
lymphatiques
entrevus par Hérophile et Erasistrate;
Pecquet, Bartholin,
Rudbeck qui perfectionnent l'oeuvre de Vésale;
Malpighi qui fonde l'anatomie microscopique
en attendant Leeuwenhoeck; puis viennent
après eux, Ruysch, Vieussens,
Boerhaave, Willis,
Palfin, qui portent des noms illustres dans l'histoire
de l'anatomie. Willis et Malpighi en particulier ont compris toute l'importance
de l'anatomie comparée ,
et les lumières que celle-ci peut projeter sur l'étude de
l'anatomie humaine. L'apport de Vésale a été tel,
que ses successeurs se sont trouvés dans l'impossibilité
de faire faire à l'anatomie un pas qui fût, même de
loin, comparable à celui que lui fit franchir leur maître
à tous. Ils ont perfectionné l'oeuvre de Vésale ils
y ont ajouté des faits souvent très importants, mais aucun
n'a joué le rôle décisif de Vésale, et les seuls
pas importants qu'ait pu faire l'anatomie ont été faits dans
des voies dérivées.
-
Le
système artériel (1745).
Climax.
Le XVIIIe
siècle est moins fertile que le XVIIe,
il a moins d'éclat. Pourtant le XVIIIe
présente de grands noms. Haller d'abord,
auteur d'une oeuvre physiologique prodigieuse;
Bordeu qui entrevoit l'anatomie générale
et joue le rôle de précurseur de Bichat;
Bichat, qui ouvre des voies nouvelles et fonde l'anatomie
générale, si féconde en renseignements et en découvertes
précieuses pour l'art de guérir; Albinus,
Weitbrecht, Soemmerring, Winslow,
Pourfour du Petit, Scarpa, Tenon,
Wrisberg, Blumenbach, Béclard,
etc., pour ne citer que les plus illustres. On pourrait dire à peu
près la même chose du XIXe
siècle. Grâce au microscope de plus en plus employé
par les anatomistes, on peut désormais augmenter les connaissances
sur la constitution intime des tissus, on peut découvrir des faits
nouveaux dans le domaine de l'histologie dont les fondateurs furent Mirbel,
Turpin, de Blainville, Dutrochet, suivis, à la génération
suivante par Schwann, les Schleiden, les Remak, les de Baer, les
Kölliker. Mais, pour l'essentiel, l'anatomie humaine est constituée;
on sait qu'on n'y peut rien ajouter d'important. On s'en convainc aisément
en voyant ce qu'ont pu faire les anatomistes qui se sont consacrés
à l'anatomie humaine pure et simple, comme les Cruveilhier
et les Sappey. Le champ est pour ainsi dire épuisé.
Le XIXe siècle,
comme le sera d'ailleurs le suivant, est d'abord un siècle de physiologistes.
On vise désormais davantage à soigner qu'à décrire.
Reste que l'anatomie n'est pas morte pour
autant. De nouvelles techniques vont encore la transformer en profondeur.
Alors que jusqu'aux dernières années du XIXe
siècle on n'avait eu en effet d'autre possibilité
pour explorer l'intérieur des corps que la dissection (et l'endoscopie,
mais dont la portée est très limitée), de nouvelles
techniques apparaissent : la découverte en 1895
des rayons X par Roëtgen permettra la mise au point au cours des deux
décennies suivantes de la radiographie médicale; viendront
ensuite l'utilisation des ultrasons (échographie), puis de la résonnance
magnétique nucléaire (IRM), etc., qui à leur façon
ont aussi révolutionné le regard porté sur l'intérieur
des corps. (Dr. H. de Varigny). |