La Révolution française « J'étais entré dans l'histoire de la Révolution. On venait d'ouvrir devant moi un livre où il était question de la misère et de la faim, où je voyais passer des figures qui me rappelaient mon oncle Jjoseph ou l'oncle Chadenas, des menuisiers avec leurs compas écartés comme une arme, et des paysans dont les fourches avaient du sang au bout des dents. Il y avait des femmes qui marchaient sur Versailles, en criant que madame Veto affamait le peuple; et la pique à laquelle était embrochée la miche de pain noir - un drapeau - trouait les pages et me crevait les yeux. C'était de voir qu'ils étaient de pauvres gens comme mes grands-parents, et qu'ils avaient les mains couturées comme mes oncles; c'était de voir les femmes qui ressemblaient aux pauvresses à qui nous donnions un sou dans la rue, et d'apercevoir avec elles des enfants qu'elles traînaient par le poignet; c'était de les entendre parler comme tout le monde, comme le père Fabre, comme la mère Vincent, comme moi; c'était cela qui me faisait quelque chose et me remuait de la plante des pieds à la racine des cheveux. Ce n'était plus du latin, cette fois. Ils disaient : « Nous avons faim! Nous voulons être libres! J'avais mangé du pain trop amer chez nous, j'avais été trop martyr à la maison pour que le bruit de ces cris ne me surprit pas le coeur. Puis je déchirais, en idée, les habits si mal bâtis que j'avais toujours portés et qui avaient toujours fait rire; je les remplaçais par l'uniforme des bleus, je me glissais dans les haillons de Sambre-et-Meuse. On n'était plus fouetté par sa mère, ni par son père, on était fusillé par l'ennemi, et l'on mourait comme Bara. Vive le peuple! C'étaient des gens en tablier de cuir, en veste d'ouvriers, et en culottes rapiécées, qui étaient le peuple dans ces livres qu'on venait de me donner à lire, et je n'aimais que ces gens-là, parce que, seuls, les pauvres avaient été bons, pour moi, quand j'étais petit. Je me rappelais maintenant des mots que j'avais entendus dans les veillées, des chansons que j'avais entendues dans les champs, les noms de Robespierre ou de Bonaparte au bout de refrains en patois; et un vieux, tout vieux, avec des cheveux blancs, qui vivait seul au bout du village, et qu'on appelait le fou. Il mettait quelquefois sur ses cheveux blancs un bonnet rouge et regardait les cendres d'un oeil fixe. Je me rappelais celui qu'on appelait le sans-culotte et qui ne tolérait pas les prêtres. Il était sorti de la maison le jour où sa femme, avant de mourir, avait demandé le bon Dieu. Je me souvenais aussi des gestes qu'on avait faits, devant moi, en tapant sur la crosse d'un fusil, ou en allongeant le canon, avec un regard de colère, du côté du château. Et tout mon sang de fils de paysanne, de neveu d'ouvriers, bondissait dans mes veines de savant malgré moi! Il me prenait des envies d'écrire à l'oncle joseph et à l'oncle Chadenas... « Soyez sûrs que je ne vous ai pas oubliés, que j'aurais mieux aimé être avec vous à la charrue ou à l'étable qu'être dans la maison au latin. Mais si vous marchez contre les aristocrates, appelez-moi! » « Tu as l'air tout exalté depuis quelque temps », dit ma mère. C'est vrai - j'ai sauté d'un monde mort dans un monde vivant. - Cette histoire que je dévore, ce n'est pas l'histoire des dieux, des rois, des saints, - c'est l'histoire de Pierre et de jean, de Mathurine et de Florimond, l'histoire de mon pays, l'histoire de mon village; il y a des pleurs de pauvre, du sang de révolté, de la douleur des miens dans ces annales-là, qui ont été écrites avec une encre qui était à peine séchée. Comme je profite avec passion de la liberté que me laisse ma mère! J'arrive tous les jours rue Jacob pour mettre le coeur dans les livres qui sont là, ou pour entendre le journaliste parler du drapeau républicain engagé sur les ponts, et défendu par les brigades au cri de : « Vive la nation! - A bas les rois!- La liberté ou la mort. » Etre libre? Je ne sais pas ce que c'est, mais je sais ce que c'est d'être victime, je le sais, tout jeune que je suis. Nous nous imaginons quelquefois avec Matoussaint que nous sommes en campagne, et chacun fait ses rêves. Il voudrait, lui, le chapeau de Saint-Just aux armées, les épaulettes d'or et la grande ceinture tricolore. Moi, je me vois sergent, je dis : Allons-y! Eh! mes enfants! On est tous du même pays, autour du même feu du bivouac, et l'on parle de la Haute-Loire. Je rêve l'épaulette de laine, le baudrier en ficelle. Je voudrais être du bataillon de la Moselle. Avec des paysans et des ouvriers. L'oncle joseph serait capitaine et l'oncle Chadenas, lieutenant. Nous retournerions faire de la menuiserie ou moissonner les champs « après la victoire. » (J. Vallès, extrait de Jacques Vingtras : l'Enfant). |