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Tourguéniev

Ivan Serguiévitch Tourguéniev est un poète russe né à Orel (Russie), le 28 octobre (9 novembre) 1818, mort à Bougival, près de Paris, le 3 septembre 1883. Son père était un officier d'allures assez brutales; sa mère, plus âgée que son mari, avait été épousée pour sa richesse, après avoir eu une enfance et une adolescence extrêmement pénibles dans la maison de sa mère remariée, puis auprès d'un oncle chez qui elle s'était réfugiée pour échapper aux obsessions de son beau-père. Le ménage eut deux fils : peu de temps après la naissance d'Ivan qui était le second, son père donna sa démission et vint s'installer au village de Spasski-Loutovinov, tout près de Mtsensk. C'est là que s'écoula l'enfance du futur écrivain, sous la perpétuelle menace des colères de son père et des scènes nerveuses de sa mère. Enfant docile, il profita sérieusement des leçons des divers gouverneurs dont sa famille l'entoura; mais, ne trouvant pas d'accueil tendre auprès de ses parents, il était tout naturel que sa sensibilité délicate cherchât une consolation ailleurs qu'au foyer familial. Quelques vieux serviteurs serfs, victimes comme lui des colères de ses parents, et surtout la nature environnante, avec ses plaines blondes de moissons et ses forêts de bouleaux blancs et de chênes, lui inspirèrent un précoce attachement qu'il devait plus tard immortaliser. En 1817, sa famille vint se fixer à Moscou, et il entra en pension, pour être reçu, en 1833, à la Faculté des lettres de l'Université. En 1834, la famille entière passe à Saint-Pétersbourg, où le père de Tourguéniev meurt.

Désormais, le futur écrivain et son frère allaient se trouver aux prises avec les caprices de leur mère, avare et nerveuse jusqu'à la manie. En 1837, Ivan subit son examen de sortie. L'année d'après, selon la mode des fils de famille de ce temps, le jeune poète se rendit à Berlin pour y parfaire ses études. La philosophie l'attirait, et il étudia Hegel avec passion; mais surtout il prit goût à cette civilisation étrangère dont sa patrie était si totalement privée : dès qu'il allait pouvoir s'arracher à son pays natal, il devait revenir se fixer dans cet Occident dont la culture intellectuelle le séduisait si fort. En attendant, il revint à Saint-Pétersbourg (1841) pour y passer ses thèses de professorat, mais, changeant d'avis, il entra dans les bureaux du ministère de l'intérieur. C'est de cette époque que datent les premiers essais littéraires de Tourguéniev. Il publia en 1843 un petit poème : Paracha, qu'il eut la joie de voir apprécié par le grand critique Biélinski. Jusqu'en 1847, il vécut à Saint-Pétersbourg, fréquentant des artistes et des écrivains, écrivant force vers, luttant contre la mauvaise humeur de sa mère, et, en réalité, cherchant sa voie, sans trouver une forme ou il put couler les idées et les sentiments qui bruissaient en lui.

Il avait écrit en 1847 quelques minces nouvelles : l'une d'elles intitulée Khor et Kalinytch, qui mettait en scène deux paysans, parut dans un supplément du contemporain., Elle fut accueillie par une explosion d'enthousiasme. On voulut savoir le nom de celui qui signait T. L., et, brusquement, Tourguéniev devint presque célèbre.

Parti peu après pour l'Allemagne, il continua à composer des récits villageois qui parurent dans la même revue sous la rubrique de : Récits d'un chasseur, titre heureux qu'ils conservèrent lorsque, en 1852, ils furent réunis en volume. L'apparition de ce livre est une date considérable dans l'histoire de la littérature russe, et les contemporains ne s'y trompèrent point, car le gouvernement ne chercha plus, dès lors, qu'un prétexte pour se défaire du gênant écrivain. Le prétexte fut bientôt trouvé une lettre que Tourguéniev écrivit à propos de la mort de Gogol le fit mettre aux arrêts et exiler dans ses terres. Si son livre faisait tant de bruit, ce n'était pas seulement parce que c'était un chef-d'oeuvre, mais surtout parce qu'il exprimait une idée qui était mûre pour la publicité : l'horreur du régime du servage. Plus d'un écrivain russe avait déjà mis en scène des gens du peuple, mais pas un encore n'avait donné, comme Tourguéniev en ces pages, une révélation de l'âme des paysans, des serfs. Dans le cadre flexible d'une série d'aventures de chasse, le romancier avait glissé tant de vérité et d'humanité, qu'on était confondu avec une délicatesse et un relief surprenants, il dessinait le profil de tous les passants rencontrés au hasard de ses courses : moujiks, paysannes, petits bourgeois, seigneurs élégants ou ruinés, raisonneurs ou toqués, en un mot, toute la population de sa province natale. Il ne laissait paraître aucune trace de sensiblerie en racontant les pires horreurs du servage; mais son art était tellement sûr, que l'âme de ses lecteurs était plus émue par son apparente impassibilité qu'elle ne l'eut été par des imprécations. 

Surtout, il montrait au public russe les paysans sous un jour nouveau. Dans ces sortes de semi-bêtes brutes que l'on coudoyait tous les jours, que l'on rudoyait, que l'on vendait comme des animaux, sans souci de leurs liens de famille, Tourguéniev montrait une âme simple, à vrai dire, mais tendre et charmante, affectueuse et résignée, capable de raisonner sa souffrance et de l'exprimer dans des chants admirables. En un mot, à la Russie charmée, il révélait son peuple. Les Récits d'un chasseur sont un des livres les plus généreux et les plus savoureux de la littérature russe : c'est un de ceux qu'on ne se lasse jamais de relire, et ce fut, parmi les causes innombrables qui amenèrent l'émancipation des serfs, l'ouvrage qui prépara le plus efficacement le public à désirer ce grand acte.

Durant son exil sur sa terre, Tourguéniev se recueillit. Il écrivit peu, mais dut observer beaucoup ses voisins de campagne. De cette époque datent la touchante nouvelle intitulée Noumou, et celle qui a pour titre : Calme plat. En 1854, il fut gracié et se hâta de retourner en Allemagne pour rejoindre la famille de la cantatrice Pauline Viardot, qu'il ne devait plus quitter. Désormais, le romancier va partager sa vie entre Paris et Bade, ne faisant plus en Russie que de rares apparitions, comme celles de 1879, 1880 et 1881, où il connut les joies de la popularité. Désormais aussi, cet écrivain russe « déraciné » n'allait plus cesser, chose étrange, de peindre la société de son pays et de la suivre de loin dans ses transformations.

En 1856, parut son premier grand roman, Roudine il y témoignait de qualités de premier ordre. Il peignait un caractère d'homme richement doué, mais incapable de 
passer de la parole à l'acte. Généreux, éloquent; convaincu, mais ne sachant pas prendre une décision dans la vie pratique et ne se gardant pas de graves indélicatesses, D. Roudine était un caractère vraiment pris sur le vif, dans la société russe en formation. En 1859 parut Un Nid de seigneurs, un roman d'une portée plus générale que le précédent. Il s'agissait bien encore d'un caractère faible : Lavretski, mais l'effort du romancier portait surtout sur l'analyse des transformations du sentiment amoureux qui naît entre son héros déjà marié et une jeune fille, et qui survit à leur renoncement mutuel. Le succès de ce beau roman fut considérable et rendit définitive la renommée de Tourguéniev. Désormais, l'écrivain allait s'attaquer à des problèmes sociaux plus compliqués que les crises psychologiques qu'il avait démêlées jusqu'alors. 
Dans Pères et Enfants, paru en 1860, à la veille de l'émancipation des serfs, il créa le personnage devenu célèbre du révolutionnaire Bazarov. C'est là également qu'il remit à la mode, pour désigner ce personnage, un terme déjà ancien, qui devait faire fortune, le mot : nihiliste. Bazaroy, ce révolutionnaire de théorie, qui ne respecte aucune croyance ni aucune tradition, et qui meurt d'une piqûre anatomique, est un produit russe préparé directement par une science mal digérée apprise dans les universités allemandes. C'est un pur théoricien, lui aussi, un homme pour qui l'harmonie n'existe pas entre l'idée conçue et sa réalisation. En 1859, Tourguéniev publia la Veille, un roman assez étrange, dont le sujet lui avait été donné par un de ses voisins de campagne qui avait été victime d'un drame intime du même genre. En 1867, Fumée présenta une peinture satirique de la société russe qui se presse à l'étranger dans les villes d'eaux et de plaisir. Enfin, en 1876, dans Terres vierges, il abordait derechef, mais avec beaucoup plus de hardiesse et d'ampleur qu'autrefois, le problème de la conspiration. Sans idéaliser les conspirateurs, il nous les rend du moins sympathiques : nous avons tant de pitié pour Niéjdanov, le nihiliste trop faible pour passer à l'acte, et qui se tue pour avoir trempé dans un complot auquel il n'a rien apporté d'efficace! Ici encore, nous sommes en présence d'un indécis et d'un rêveur comme le sont Roudine et Bazarov.

A côté de ces grands romans, Tourguéniev écrivit des nouvelles souvent assez longues, et dont quelques-unes sont parmi les choses les plus délicates qu'il ait signées : citons Assia (1858); Premier Amour (1860); le Roi Lear de la steppe (1870); les Eaux printanières (1871), etc.

Un mot résume l'impression que produit sur tous les lecteurs l'oeuvre de Tourguéniev : on sent que c'est l'oeuvre d'un réaliste artiste. Parmi tous les écrivains russes, il n'en est pas un seul auquel ce nom convienne aussi sûrement qu'à lui. D'abord, il est un grand styliste. Dans une littérature dont les représentants s'inquiètent assez peu en général de la forme extérieure, il a apporté un souci de la forme et de l'harmonie qui l'égale aux plus grands maîtres du style dans les autres langues de l'Europe. A la langue russe si riche, si souple, si harmonieuse, il a su faire rendre des sons merveilleux. Telle de ses pages est rythmée comme un chant, et la couleur aussi bien que les formes y sont fixées avec une incomparable maîtrise.

Tourguéniev n'est pas seulement artiste par la magie du style; il l'est également par la pénétration de l'analyse et par l'art de la composition, et, ici encore, il se distingue de ses compatriotes dont les romans sont volontiers massifs et diffus. Ses romans sont courts, non parce que l'auteur manque de souffle, mais parce qu'il s'est appliqué à se restreindre, et que, sous la forme apparente d'un récit abandonné, il s'est efforcé de donner à ses lecteurs, par quelques mots choisis, l'impression exacte de toutes les nuances psychologiques qu'il étudie. Tout chez lui contribue à éclairer les caractères de ses personnages principaux, comme chez Tolstoï, par exemple, tout contribue à donner la physionomie d'une époque. Si donc il est juste de dire que Tourguéniev fut un évocateur de la société russe, il faut ajouter qu'il fut un évocateur sobre. C'est là que se manifeste le mieux la différence entre lui et Léon Tolstoï. Dans l'oeuvre de Tolstoï se reflète tout un monde; dans celle de Tourguéniev, nous voyons apparaître seulement des individus. Mais les nuances de caractère de ces individus sont observées avec une finesse tellement suggestive, que nous voyons vivre ces personnages. Ce n'est pas sans raison, apparemment, que le grand romancier a choisi de préférence ses personnages parmi des hommes chez qui l'excès de culture intellectuelle, en affaiblissant la faculté de vouloir, provoquait des luttes incessantes et d'interminables oscillations de sentiments.

En résumé, le talent de Tourguéniev est plus délicat, plus sensible, plus nuancé, plus près de nous que celui, de Tolstoï. C'est pour ces raisons que beaucoup de lecteurs français le préfèrent entre tous les romanciers russes. Ses qualités de forme, sa mesure, son réalisme souverainement discret, son goût, son talent de généralisation sans pédantisme, sont des qualités auxquelles nul d'entre nous ne peut rester insensible, tandis que nous sommes plus d'une fois déconcertés par ce, qu'il y a de colossal chez Tolstoï ou de maladif chez Dostoïevski. (Jules Legras).



En bibliothèque - Les oeuvres de Tourguéniev ont été traduites en français pour la plupart de son vivant. En voici les titres avec les dates apparition : Nouvelles moscovites (1869); Fumée (1868 et 1874); Étranges Histoires; le roi Lear de la steppe; les Eaux printanières (1873); Reliques vivantes, etc. (1876); Terres vierges (1877); Souvenirs d'enfance; Oeuvres dernières (1885); Un Bulgare; A la veille (1886); Nouvelles Scènes de la vie russe (1887); Premier Amour (1889); Assia; Faust (1895); Mémoires d'un seigneur russe; Scènes de la vie russe (1896).
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