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Tolstoï

Tolstoï (Pierre-Andréévitch), personnage important de la cour de Pierre le Grand. On ne sait ni la date de sa naissance ni celle de sa mort. Il fut, dit-on, compromis dans l'affaire des Strelitz, et ce serait pour racheter sa faute qu'il aurait demandé au tsar de lui donner une mission à remplir à l'étranger (L'Empire de Pierre). Toujours est-il qu'il entreprit, sur l'ordre de Pierre, un long voyage à travers la Russie, la Pologne, l'Autriche et l'Italie, recueillant tous les renseignements possibles sur les moeurs et les monuments des pays qu'il visitait, et s'intéressant tout spécialement à l'art de la navigation, dont il étudia, sur la mer Adriatique, la pratique et la théorie (1697 à 1699). Son récit fut publié pour la première fois dans l'Archive russe en 1888. En 1702, il fut envoyé à Constantinople en qualité d'ambassadeur ; il revint en 1714. En 1716, il accompagna Pierre le Grand en Hollande : un an plus tard, il se rendit à Vienne pour demander qu'on livrât le tsarévitch fugitif; il fut également au nombre des juges qui condamnèrent à mort ce fils de Pierre le Grand. L'impératrice Catherine I (Le Printemps des Tsarines) le trouvant compromis dans une affaire politique l'exila au couvent de Solovietsk sur la mer Blanche; il y mourut. On cite parmi ses écrits, outre, son Voyage, une traduction des Métamorphoses d'Ovide et une autre d'un travail italien sur la Turquie; en outre une Adresse au tsar, depuis Constantinople, qui contient des renseignements géographiques sur la mer Noire. Deux écrivains appartiendront à sa famille : Alexis et Léon Tolstoï.
Tolstoï (Comte Alexis Constantinovitch), poète, dramaturge et romancier né à Saint-Pétersbourg le 5 septembre 1847, mort dans sa propriété de Petite-Russie le 10 octobre 1875. Appartenant à la haute aristocratie, élevé avec un soin jaloux par sa mère et par son oncle maternel qui lui servit de père et fit de lui son héritier, Alexis Tolstoï passa son enfance (qu'il qualifie lui-même de parfaitement heureuse) dans un bien de sa famille, en Petite-Russie. Il subit de bonne heure le charme de cette contrée fertile et poétique, qui donna à son imagination un éveil précoce, et à laquelle son coeur resta toujours attaché. La vie de ce grand seigneur fut exempte d'événements, si l'on ne compte pas pour tels des présentations à la cour et des nominations à des charges vagues, comme celle de grand veneur, qu'il conserva jusqu'à sa mort. En 1855, il fit partie du régiment aristocratique qui s'engagea pour la guerre de Crimée et qui fut décimé par le typhus à Odessa, ville que les survivants ne dépassèrent jamais. Il employa le reste de sa vie à satisfaire ses deux passions principales, celle des beaux-arts et celle de la chasse.

L'oeuvre d'Alexis Tolstoï n'est pas volumineuse, mais elle est choisie. L'ouvrage le plus célèbre qu'elle comprenne est un roman historique : le prince Sérébrianny. C'est un épisode de la lutte des boïars contre le tsar Ivan le Terrible; c'était là l'époque de prédilection de l'écrivain qui devait lui consacrer plus tard une trilogie dramatique : la Mort d'Ivan le Terrible (une pièce souvent représentée); le Tsar Féodor et le Tsar Boris (interdites toutes les deux par la censure théâtrale). Si le nom d'Alexis Tolstoï est devenu populaire grâce à son ravissant roman, en revanche, sa poésie lyrique, charmante elle aussi, ne compte qu'un nombre restreint de fidèles admirateurs. Il a composé des ballades, des légendes en vers, où le ton populaire est imité avec bonheur. Il a, de plus, écrit de petits vers lyriques dont le ton simple et l'harmonie discrète et comme assourdie nous ravissent. Il n'a ni la profondeur de la conception, ni la large envolée lyrique; il est simplement charmant. C'en est assez, sans doute, pour sauver de l'oubli le nom d'Alexis Tolstoï, même à côté de celui de son illustre cousin (ci-dessous). (J. Legras).

Tolstoï (Comte Léon Nicolaévitch). - Célèbre romancier et publiciste né dans un bien du gouvernement de Toula, à lasnaia Poliana, le 28 août (9 sept.) 1828, mort le 7 novembre de 1910, dans la gare d'Astapovo. Ayant perdu sa mère à l'âge de deux ans, et son père huit ans après, l'enfant fut élevé successivement par deux de ses tantes. Durant ses quinze premières années, il reçut son instruction de gouverneurs divers entretenus à la maison, tant pour lui que pour sa soeur et ses deux frères. Toutefois, il semble avoir surtout subi, durant cette période décisive où se forme le sentiment, l'influence et l'éducation de la campagne, avec laquelle ses longs séjours à lasnaia Poliana le laissèrent en contact presque ininterrompu. En 1843, Tolstoï entrait à l'Université de Kazan, dans la faculté des lettres; mais, au bout d'un an, un échec à ses examens le détermina à passer à la faculté de droit. En 1848, il subit avec succès à l'Université de Saint-Pétersbourg les épreuves de sortie. Il se retira alors pendant quelques années dans sa campagne tant aimée de Iasnaia Poliana. Toutefois, l'inaction ne pouvait plaire longtemps à cet esprit que ravageaient déjà les doutes moraux et un précoce scepticisme - le scepticisme d'une âme russe, avide de trouver une foi où s'appuyer. En 1854, il s'engageait dans l'artillerie, en qualité de iounker (sous-officier noble), et allait rejoindre l'un de ses frères au Caucase, où il devait passer près de quatre années.
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Tolstoi.
Léon Tolstoï en mai 1908.
Photo : Sergueï Prokoudine-Gorski

C'est dans cette première période de solitude active et suggestive que le jeune homme se mit à écrire. D'abord des souvenirs autobiographiques : il raconta sous un transparent déguisement des scènes de son Enfance (1852) et de son Adolescence (1854), dans lesquelles sa puissance d'observation tant extérieure qu'interne révélait déjà le grand écrivain. Un peu plus tard, il compléta ces Mémoires déguisés par le volume intitulé Jeunesse (1857). C'est également durant son séjour au Caucase qu'il écrivit, entre autres nouvelles, celle qui a pour titre les Cosaques (1852); il y peignait avec une vigueur pénétrante la nature sauvage, la montagne et les montagnards qu'avaient déjà chantés les deux grands poètes Pouchkine et Lermontov. Du même coup, on pouvait saisir entre les poètes et le romancier une différence radicale dans la conception : pour les poètes romantiques, le Caucase avait été le théâtre d'exploits et d'aventures semi-héroïques; le romancier, au contraire, révélait à la Russie, avec un paisible réalisme, cette primitive et superbe nature. Aux héros caucasiens imaginés par les poètes, il substituait des montagnards sauvages, très braves, très grossiers et très simples, de cette simplicité où il commençait à voir lui-même la solution dernière de l'énigme de notre vie.

Dès le début de la guerre de Crimée, Tolstoï fut, sur sa demande, transféré à Sébastopol; il put ainsi assister en acteur à ce terrible drame de la guerre et du siège, dont il a fixé les impressions dans trois admirables nouvelles Sébastopol en décembre 1854; Sébastopol en mai 1855, Sébastopol en août 1855. La guerre terminée, il donna sa démission. Ses goûts, littéraires l'emportaient sans doute sur les autres; en outre, le jeune officier devait se sentir plus attiré par la grande vie de la capitale que par la monotonie de la vie de garnison. L'année 1856, qu'il passa à Saint-Pétersbourg, marque le début de sa vie exclusive de littérateur; ses premiers écrits et l'auréole de bravoure qui l'entourait lui assuraient un flatteur accueil dans toutes les classes de la société, parmi les écrivains, comme dans le grand monde. Il vécut en regardant vivre : la haute société lui offrait un beau sujet d'étude. En 1857, il fit un voyage en Allemagne, en France et en Suisse, et en revint, ce semble, assez désabusé. Après avoir successivement goûté à toutes les grandes émotions que pouvait lui offrir son milieu social : la vie sauvage, la guerre, la vie mondaine, le voyage, il s'en alla chercher un refuge dans le village natal qui lui semblait plus attirant que toutes les séductions du monde. Jusqu'en 1860, il vécut à Iasnaia Poliana, publiant successivement trois nouvelles ou romans : le Bonheur de famille (en français : Katia), Trois morts et Polikouchka.

Cependant, un nouveau voyage à l'étranger changea le cours de ses idées et l'amena à concentrer ses efforts sur l'éducation du peuple. C'est le temps où il s'adonna avec toute son ardeur à son école de village et où il commença à publier des articles pédagogiques. Ce fut le premier pas du grand écrivain dans le sens de cette réforme sociale qui devait, un peu plus tard, l'absorber tout entier.

En 1862, le comte Tolstoï se maria. Il épousait la fille d'un médecin de Moscou, Sophie-Andréevna Bers, une femme d'une intelligence vigoureuse et pratique, qui devait admirablement tenir sa place à côté de son mari, et servir, d'éducatrice dévouée et infatigable aux nombreux enfants qui allaient naître de leur union. Le mariage de Tolstoï marque une ère nouvelle dans sa vie intellectuelle c'est durant les douze ou quatorze premières années de son ménage qu'il concentra son effort sur des oeuvres dont l'ampleur était digne de son génie. Il est vraisemblable que la paix de la vie de famille, la vraie vie du propriétaire noble sur sa terre récemment appauvrie, à la vérité, mais relevée moralement par l'abolition du servage, dut être favorable à l'éclosion des grands romans qui allaient illustrer son nom.

C'est en se livrant aux études préliminaires d'un roman projeté sur la conjuration des Décembristes de 1825 (trois chapitres seulement en furent écrits) qu'il se trouva séduit par l'idée de peindre l'état de la société russe depuis le commencement du siècle jusqu'à l'invasion de Napoléon. C'est alors qu'il conçut Guerre et Paix, son grand roman national, qui parut de 1864 à 1869, dans le Messager russe. Il est impossible de résumer cette oeuvre, tant le sujet en est incertain, et tant les personnages y sont nombreux. Fidèle à la méthode qu'il avait suivie dans ses nouvelles, Tolstoï s'efforce de peindre avec un minutieux souci du détail un certain nombre de scènes caractéristiques dans la vie de chacun de ses innombrables personnages. Tous ainsi nous apparaissent, chacun à son heure, au tout premier plan, en pleine lumière, pour disparaître après un temps plus ou moins long, dès qu'ils ont été caractérisés, et pour reprendre alors leur rang respectif dans la grisaille compliquée de l'action. Il résulte de ce procédé une impression merveilleuse d'évocation continue. L'unité du roman n'est pas dans l'action, car nous assistons à cent aventures diverses, jeux d'enfants, scènes d'amour, enlèvement, disputes d'héritage, chasses à courre, vie de salon, intrigues politiques, batailles, assauts, conseils d'empereurs et de généraux, incendie de Moscou...

L'unité n'est pas non plus dans les caractères, car celui du héros principal se modifie tout le long du volume. L'unité véritable est dans la conception. Cette série de tableaux nous offre une restitution admirable d'une époque critique de la vie nationale russe. Voilà pourquoi les Russes sont si tendrement attachés à ce roman de leur passé, et pourquoi les étrangers l'admirent plutôt dans ses détails que dans son ensemble. Le personnage principal est le comte Pierre Bézoukhov. Savant gauche et distrait, il se laisse entraîner tour à tour par tous les grands courants d'idées qui agitent la société russe au début du siècle, mais il n'est ému profondément par aucun d'eux : il reste dans ses rêves jusqu'à l'invasion de 1842. Alors seulement s'éveille en lui le sentiment national; dans son cerveau se heurtent les idées les plus folles, et, tandis qu'il songe un instant à se sacrifier en tuant Napoléon, il se trouve brusquement converti à la résignation, l'arme suprême de ceux de sa nation, par sa rencontre avec un pauvre paysan prisonnier comme lui dans le camp français. Après la retraite de l'ennemi, il finit par épouser une femme qui représente ce qu'il y a de primesautier et de tendrement simple dans la nature russe, Natacha Rostov, qui, elle aussi, a traversé bien des épreuves avant de trouver auprès de Pierre son refuge définitif.

Ce colossal roman consacra la gloire de Tolstoï. Le grand écrivain se reposa de cette oeuvre en rédigeant de petits livres destinés à l'instruction primaire : un Alphabet et une suite de Livres de lecture contenant des contes, des descriptions et des récits, contés dans ce style merveilleusement simple et populaire dont les Russes ont le secret. Quelques années plus tard (1875-76), Tolstoï publiait un autre grand roman : Anna Karénine. Cette fois, la disposition et les dimensions du livre ne déroutaient plus les lecteurs européens. Le sujet en est bien net : c'est l'histoire poignante d'un adultère. Une femme de la haute société de Saint-Pétersbourg, Anna Karénine, s'éprend d'un jeune homme nommé Vronski, et, après avoir lutté, puis succombé, quitte son mari et son enfant pour suivre son amant. A la fin, elle se suicide en se faisant écraser par un train. Parallèlement à cette tragique histoire se déroule l'idylle d'un gentilhomme campagnard, Lévine, qui finit par épouser la soeur d'Anna, et vit heureux à la campagne en se berçant de ces maximes de renoncement qui sont devenues si chères à Tolstoï. La moralité se découvre sans peine.

Après Anna Karénine, un grave changement se fit dans l'esprit de Tolstoï. Renonçant à la littérature profane, le grand écrivain, parvenu au sommet de la gloire, n'eut plus d'intérêt que pour les Évangiles, qu'il se mit à traduire et à commenter. Successivement, il publia les résultats de ses recherches dans des livres au titre significatif : En quoi consiste ma foi ? - Eh bien, que faire? - En quoi consiste le bonheur? etc. Désormais, le grand écrivain était à peu près perdu pour la littérature et tout absorbé par ses préoccupations religieuses et sociales. Cependant, soit qu'il ait été incapable de comprimer la passion littéraire qui bouillonnait en lui, soit qu'il ait voulu faire servir son merveilleux talent à la divulgation de ses « découvertes » morales, il se mit à publier de temps à autre, à partir de ce moment, une nouvelle, une pièce ou un roman. En 1885, la Mort d'Ivan Iliitch; en 1887, un sombre drame réaliste : la Puissance des ténèbres; en 1890, la Sonate à Kreutzer, en 1895, Maître et Serviteur; enfin, en 1900, un grand roman : Résurrection. Cependant, les écrits polémiques ou religieux ne cessaient pas de paraître; citons: le Salut est en vous; l'Esprit chrétien et le Patriotisme, virulent pamphlet dirigé contre les manifestations de la sympathie franco-russe; les Temps sont proches; Sur l'art; etc.

A partir de cette époque, le comte Tolstoï écrit beaucoup et à tout propos, envoie des lettres aux puissants et aux humbles, et commente du haut de ses idées morales les grands événements qui agitent le monde. Sans vouloir entrer dans le détail de cette production hâtive, on peut caractériser brièvement la tendance du grand écrivain durant le dernier quart du XIXe siècle.

En étudiant les Évangiles, Tolstoï y a fait une découverte dont il s'étonne que, depuis dix-huit siècles, presque personne ne se soit encore aperçu : à savoir que les préceptes évangéliques se réduisent à quelques maximes très simples comme celles-ci: s'abstenir de la violence, du serment, de la propriété, etc. Découvrir l'Évangile, c'est le procédé caractéristique des fondateurs de sectes dans tous les temps; c'est en particulier celui des initiateurs de ces innombrables sectes qui pullulent dans la Russie mystique. Tous les sectaires s'imaginent avoir découvert ou retrouvé le véritable enseignement du Christ qui avait été déformé, selon eux, par des siècles de vaine tradition. Tolstoï n'a donc rien fait autre chose que de se joindre aux sectaires de son pays. Il se défend, certes, de faire de la propagande; mais ses écrits en font pour lui, et comme il se trouve que l'application des principes évangéliques découverts par lui bat en brèche ce que nous appelons les bases de l'ordre social: le mariage, la propriété, les tribunaux, l'armée, il en résulte que l'on voit chaque année, en Russie, tels de ses disciples, gens pieux et sincères, voués cependant à la persécution administrative, parce qu'ils se refusent à certaines obligations sociales, comme le serment ou le service militaire.

A ces « découvertes » évangéliques se rattache étroitement cette idée que ce qui perd les hommes et tue en eux le sentiment chrétien, c'est la vie urbaine, essentiellement fausse, et, surtout, d'une façon générale, la civilisation. Reprenant les idées de J.-J. Rousseau, Tolstoï veut nous faire quitter les villes pour nous ramener à la campagne, à la terre, qui seule, et sans intermédiaire, doit suffire à tous nos besoins. C'est là qu'est, selon lui, le remède à tous nos maux, la suprême solution du problème social. Pour sa part, il s'y conforme. Mais nous devons faire observer que, en Russie, le cas d'un propriétaire foncier aisé et oisif qui passe la plus grande partie de son temps sur ses terres, et se distrait des travaux intellectuels par des exercices physiques, voire même, à l'occasion, par une heure de fauchaison ou de semailles, ce cas, dis-je, n'est pas plus étonnant que celui d'un bourgeois français qui bêche lui-même dans son jardin. La sincérité du comte Tolstoï est hors de doute, mais c'est notre ignorance de la vie russe qui nous a fait attribuer tant d'importance à ses passe-temps de propriétaire campagnard.

Ces différentes idées, exprimées dans de longs volumes d'exposition théorique, sont illustrées en outre par les oeuvres littéraires dont nous avons cité les titres. Ainsi la Sonate à Kreutzer est une condamnation du mariage; Maître et Serviteur et la Mort d'Ivan Iliitch sont de terrifiantes peintures de l'égoïsme; Résurrection, enfin, reprend toute la théorie sociale de Tolstoï. Le sujet de ce roman est scabreux et invraisemblable. Une jeune servante a été séduite par un jeune homme du grand monde russe; tombée au plus bas de la dégradation, elle est impliquée dans une affaire d'empoisonnement, et, bien qu'innocente, condamnée aux travaux forcés, par suite d'une erreur matérielle des jurés, parmi lesquels se trouve précisément son séducteur, qui, désespéré de sa faute, renonce alors à sa fortune et veut épouser sa victime : celle-ci, Katioucha, qu'il a suivie en Sibérie, finit par refuser son sacrifice et par épouser un autre homme. Il y a dans ce roman des passages admirables; mais la tendance moralisante qui en fait une interminable et lourde diatribe contre les institutions sociales en rend la lecture pénible. Ce défaut est surtout sensible à partir de la seconde partie, où Tolstoï décrit, non pas d'après expérience personnelle, mais d'après des récits, deux mondes qu'il ignore : les prisons et la Sibérie.

Le retour de Léon Tolstoï à des théories vaguement évangéliques et mystiques et sa renonciation à la gloire littéraire ne doivent pas nous donner le change. Ce ne sont là que des manifestations presque prévues de lassitude morale et intellectuelle dans un cerveau où toutes les sensations prennent une importance démesurée. Après avoir goûté toutes les excitations de la vie, il s'est jeté sur l'existence simple avec la même ardeur qui l'emportait jadis dans la mêlée.

Pratiquement, son « retour à la nature » n'a d'intérêt pour le critique qu'en ce qu'il a, sinon tari, du moins considérablement diminué la production littéraire du grand romancier russe. Son oeuvre littéraire n'en porte pas moins, d'un bout à l'autre de sa carrière, à cinquante ans de distance, les mêmes caractères essentiels. Ces caractères sont avant tout la sincérité et le réalisme. Léon Tolstoï est bien jusqu'ici le plus puissant écrivain réaliste de la Russie. Son réalisme ne consiste pas dans une vision photographique des choses et dans une expression volontairement brutale : les moyens qu'il emploie sont bien plus variés. Son réalisme, certes, est moins raffiné que celui de Tourgueniev, mais il n'en repose pas moins sur le choix attentif des détails à retenir. Si, en lisant Tolstoï, nous avons une si intense impression de la vie, c'est parce que, dans la foule des détails qui constituent un geste, une action, ou une conversation, il a su précisément noter les plus caractéristiques, et laisser tomber les autres. La sûreté géniale de son choix est telle qu'il lui suffit de fixer d'un mot un geste ou un tic, pour qu'un personnage surgisse tout à coup devant nos yeux dans l'attitude qui lui est familière.

Ajoutons que cette vision du détail caractéristique est unie à une merveilleuse puissance à manier des foules, et à mêler, parmi les acteurs principaux d'un drame, des comparses dont la silhouette est campée en une ligne. Ce qu'il y a de touffu, parfois même d'un peu confus, dans la manière de Tolstoï, contribue encore à renforcer cette impression de vie réelle que nous trouvons dans ses oeuvres la vie, en effet, ne se présente guère à nous sous la forme d'un drame simple. Nous sommes à l'aise au milieu de sa complication, parce que ce n'est pas tant une complication d'événements ou d'analyse psychologique, que plutôt celle d'un grouillement de foule vivante.

Le style de ce puissant créateur est, même dans les oeuvres de sa maturité, long, lourd et sans recherches d'harmonie. Tolstoï ne sacrifie jamais à la forme, bien qu'il se donne beaucoup de peine pour écrire : son unique souci est de trouver le mot frappant, le mot juste qui tout à coup vous découvre un horizon. Voilà pourquoi la moindre de ses nouvelles où, cependant, nul n'irait chercher des modèles de style, comme on ferait, par exemple, chez Tourguéniev, est cependant un chef-d'oeuvre au même titre que les grands romans Guerre et Paix ou Anna Karénine. Voilà pourquoi, avec ses défauts, ses étrangetés, son manque de proportion, le comte Léon Tolstoï nous apparaît, entre tous les romanciers russes, non pas seulement comme le plus grand, mais encore comme le plus essentiellement national, comme celui qui a reproduit avec le plus de bonheur la terre russe avec ses oppositions brutales et le charme indicible de son immensité. (Jules Legras).

Christiane Rancé, Léon Tolstoï, le pas de l'ogre, Seuil , 2010.
2021011860
Léon Tolstoï a fasciné les imaginations à travers ses débauches de jeunesse, ses appétits monstrueux, ses rapports passionnés avec sa femme Sophie, jusqu'à sa fuite dans la nuit à Astopovo, petite gare perdue dans l'immensité russe, où il est mort en 1910. Mais qu'en est-il de ses crises d'âme? Sa prescience des femmes et de la mort? Sa quête d'un sens? Et son désir de connaître Dieu? Autant de questions, plus que jamais les nôtres, auxquelles s'attache Christiane Rancé, dans une relecture originale et profonde de la pensée spirituelle et de l'oeuvre du titan russe. Cet ouvrage est le portrait d'un génie en perpétuel mouvement qui connaissait chaque fleur par son nom et que hantait l'horreur du néant : le portrait d'un ogre qui portait en lui l'humanité tout entière. (couv.). 

Léon Tolstoï, Sonate à Kreutzer, Léo Scheer, 2004. - Ecrits politiques, Ecosociété, 2004. - La Guerre et la paix, Gallimard (Folio), 2002, 2 vol. . - Contes et histoires vraies de Russie, L'Ecole des Loisirs (Jeunesse), 2001. - Confession / Quelle est ma foi / Pensées sur Dieu, Pygmalion, 2001. - Un musicien déchu, Mille et Une Nuits, 2000. - La mort d'Ivan Ilitch, Gallimard (bilingue), 2000. - La matinée d'un seigneur, Climats, 1999. - Maître et serviteur, Mille et Une Nuits, 1999. - Anna Karenine, Flammarion (GF), 2 vol. . - Récits de Sébastopol, Payot, 1998. - Une paysanne russe, Autrement, 1994. - Les Cosaques, Gallimard, 1976.

Tatatian Tolstoï, Avec Léon Tolstoï, Albin Michel, 2000. - Thomas Mann, Goethe et Tolstoï, Payot, 1999. - Romain Rolland, La vie de Tolstoï, Albin Michel, 2000. - Stefan Sweig, Tolstoï, Buchet-Chastel, 1996.

Ludovic Masse, Tolstoï, l'homme de la vérité, Mare Nostrum, 2003. - Luba Jurgenson, Tolstoï, Pygmalion, 2001. Philippe Mérieu, Léon Tolstoï, doit-on croire les enseignants sur parole? PEMF, 2001. - Michel Aucouturier, Tolstoï, Le Seuil, 1996. - Maurice Kues, Tolstoï vivant, L'Âge d'Homme, 1990. - Dominique Maroger, Les idées pédagogiques de Tolstoï, L'âge d'Homme, 1990.

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