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Dans les premières années du XXe siècle, l'attention des ingénieurs et aussi des économistes a été portée sur les méthodes d'organisation du travail dont l'Américain Frédéric Winslow Taylor avait donné les formules les plus précises et dont Henry Le Châtelier s'est fait, en France, l'introducteur. Ces idées, alors très nouvelles, désignées sous le terme devenu classique de système Taylor ou taylorisme, ont motivé des controverses passionnées. Certaines conceptions initiales, que nous présenterons ici telles qu'elles ont été énoncées au départ, ont dû être, par la suite, corrigées ou même complètement abandonnées, mais, le taylorisme n'en continue pas moins de définir aujourd'hui encore le cadre de ce qu'on appelle l'organisation scientifique du travail (OST). -- Le travail à la chaîne, selon Charlie Chaplin, dans les Temps modernes (1936). Les premiers travaux de Taylor datent de 1880, et leur première publication importante et complète de 1896. C'est assez dire qu'ils n'ont connus, en France, qu'après une trentaine d'années d'études et d'applications en Amérique. Pour qui connaît un peu les conditions du travail dans ce pays à l'époque, il apparaît nettement que les vues de Taylor sont la plus haute expression des idées d'une nombreuse classe de techniciens qui ont pénétré profondément la vie économique américaine, fondée sur ces deux principes essentiels : spécialisation à outrance de la production et division du travail poussée à un degré qui ne se retrouve nulle part ailleurs. Comme dans tout travail divisé , l'étude des opérations élaboratrices elles-mêmes, comme celle du groupement de ces opérations en séries, se sont imposées aux techniciens américains, mais avec une force spéciale due aux circonstances; ces études, par leur résultat, permettant seules la création des machines opératrices destinées à multiplier la production sans multiplier d'autant le nombre des producteurs. L'oeuvre de Taylor est inséparable des conceptions générales des industriels américains. Comme eux, avec eux, pour ainsi dire, il n'a d'abord vu et résolu que des problèmes partiels, s'attachant avant tout à l'étude des facteurs physiques du travail et au groupement le meilleur des opérations en séries complètes et définissables. Toute sa génération, comme lui, a étudié ces questions de différents points de vue, et c'est à ces efforts que l'on a dû la réalisation pratique de nombreux appareils mécanographiques machines à écrire, à reproduire, etc.), des machines-outils modernes, à grand débit, automatiques ou semi-automatiqnes, des dispositifs modernes de classement, de l'emploi systématique des fiches, etc. Oeuvre de physicien, mais non pas encore d'organisateur. Sans doute, dans ses nombreux travaux, Taylor s'est intéressé, dès l'abord, à l'organisation; sans doute, il a commencé de bonne heure à se faire sur elle des idées personnelles; mais ses premiers mémoires scientifiques sur les sujets précédents ne portent que peu de traces de cette préoccupation. Ce ne sont pour lui que des mémoires de mécanique physique expérimentale, et son exposé ne s'écarte jamais de cet esprit scientifique. C'est ainsi, par exemple, que, dans son célèbre mémoire sur la taille des métaux, Taylor étudie les conditions du travail des ouvriers, en partant du raisonnement initial suivant : L'exécution de tout travail d'élaboration mécanique, sur le tour, par exemple, met en jeu un certain nombre de facteurs. Dans chaque cas, la détermination des allures à donner à la machine nécessite la résolution d'un problème complexe de mathématique, mettant en jeu douze variables, à savoir : 1° la qualité du métal; 2° la composition chimique de l'acier de l'outil; 3° l'épaisseur du copeau; 4° la forme de l'outil; 5° la réfrigération de l'outil; 6° la profondeur de coupe; 7° la durée de coupe sans réaffutage; 8° les angles de coupe et de dégagement de l'outil; 9° l'élasticité de la pièce et de l'outil; 10° le diamètre de la pièce; 11° la pression du copeau sur l'outil; 12° les efforts de traction et d'avance de la machine.Ces variables sont liées entre elles par des lois complexes (Taylor travailla vingt-six ans à leur détermination), et l'ouvrier n'a ni le temps, ni le moyen, ni la compétence nécessaires pour rechercher ces lois et les appliquer. Or, l'expérience prouve que, par les moyens empiriques qu'il emploie, l'ouvrier n'arrive pas à régler l'allure de sa machine conformément à ces lois; qu'il n'arrive donc pas à l'exécution la plus avantageuse. D'où le problème que s'est posé Taylor, problème de physique expérimentale : 1° Etudier expérimentalement la valeur que la variation d'un quelconque des facteurs donne à la variation du travail d'exécution dans son ensemble. Enregistrer les résultats, les comparer.Ce plan méthodique montre bien qu'il n'y a là que des questions de physique expérimentale. Si ces questions mènent à organisation du travail, leur unique étude ne peut en rien constituer cette organisation. Il fut d'ailleurs conduit par Taylor avec une méthode et une ingéniosité remarquables. L'étude mathématique des résultats expérimentaux fut, à elle seule, un problème d'une complexité telle qu'il ne put être résolu d'une manière satisfaisante. - Assemblage de moteurs d'automobiles dans une usine de Detroit (1903). Avec l'aide de spécialistes américains, Taylor arriva à des formules complexes dont le calcul pratique, par un mathématicien exercé, exigerait de six à huit heures. Mais, si nous ajoutons, d'après Taylor, que les frais nécessités furent, au fur et à mesure, largement compensés par les économies de fabrication réalisées, peut-être montrerons-nous l'importance pratique immédiate de cette même méthode. Dans le même esprit scientifique, Taylor, au cours de sa longue carrière, fit par lui-même, ou avec l'aide de ses élèves et de ses disciples, des recherches expérimentales nombreuses et étendues sur différents problèmes, soit de travail mécanique courroies, manutention), soit de travail humain pelletage, briquetage, etc.). Dans ces derniers, notamment, un facteur nouveau, le facteur physiologique, prenait une importance qui n'a pas échappé à Taylor. Il l'a étudié avec la même rigueur, montrant qu'il pouvait aller de pair avec les expérimentateurs de tous les pays qui étudiaient ces questions. (En France, particulièrement, travaux de Chauveau, de Amar, de Langlois, etc.) On peut se demander, pour clore cette série de travaux, si Taylor fut novateur dans cet ordre d'idées. A vrai dire, il n'en est rien. Ni lui ni ses contemporains n'ont institué de méthodes nouvelles; tout au plus ont-ils utilisé des procédés et des dispositifs nouveaux. Il suffirait, pour le montrer, de rappeler que les fiches, la machine à écrire, la machine à calculer, etc., ne sont pas d'origine américaine; de rappeler les travaux des savants européens, des écoles d'application de l'Ancien continent sur les lois du travail, etc; mais une telle question n'est-elle pas oiseuse? Taylor n'est pas le créateur des méthodes scientifiques qu'il a employées. Son mérite incontestable est d'avoir, sur les bases de ses prédécesseurs, mené à bonne fin de longues et pénibles études et d'en avoir tiré des procédés pratiques augmentant sans délai la puissance totale de l'industrie. Système de salaire différentielSi Taylor était, dans ses recherches, ingénieur et savant, il se trouvait aussi devoir diriger des ateliers. Comme directeur, les résultats de ses recherches l'ont amené à se poser la question d'une rémunération équitable du travail. C'est par là qu'il a vraiment débuté dans ses travaux sur l'organisation. Intimement lié à son oeuvre de physicien, l'influençant sans doute dans sa direction, le problème des salaires fut le premier, le plus particulier des problèmes de direction qu'il eut à résoudre. C'est aussi le premier dont il proposa une solution; solution, disons-le tout de suite, impossible à comprendre si on ne la réunit intimement à ses travaux sur la taille des métaux.Pour Taylor, et en partie par lui, l'ingénieur se trouve en possession des moyens propres à calculer, un outillage étant donné, dans quelles conditions de temps optimum un bon travail peut être fait. Dès lors, si la direction de l'entreprise met le travailleur en possession des moyens prévus dans l'établissement des calculs de ce temps; si elle s'assure aussi des moyens de contrôler son travail, le travailleur doit se rapprocher d'autant plus du temps optimum ainsi fixé qu'il possède davantage les qualités l'adaptant au travail à faire. Si la différence entre le temps théorique et le temps vrai est trop grande, l'ouvrier est considéré comme inapte à cette tâche; il doit être employé plutôt à un travail que ses qualités étudiées lui permettront d'accomplir avec plus d'utilité. Si la différence est acceptable, l'ouvrier conservé sera payé d'autant plus que cette différence sera plus faible, les salaires croissant très vite, dès qu'un ouvrier de valeur connue a diminué la différence compatible avec cette valeur. D'où, basé sur l'étude scientifique du travail, le système de salaire, dit « tarif différentiel-», proposé par Taylor, système qui constitue un moyen d'analyse permanente des capacités d'un ouvrier, un moyen d'écartement des moins aptes et de large rémunération des plus aptes, et qui implique obligatoirement 1° La connaissance scentifique, par la direction, de toutes les conditions du travail, connaissance fondée sur l'étude constante et méthodique de ce travail;Cette conception de Taylor appelle quelques remarques. Si l'on ne peut, pour un travail donné, parvenir à la connaissance rigoureuse de ses conditions, le tarif différentiel est, pour ce travail, d'une application impossible. Peut-être convient-il alors d'employer un système de tarification s'en rapprochant mais ne donnant pas à la direction un rôle que, faute de documents, elle ne pourrait assurer; ces systèmes ont pour effet d'atteindre indirectement, par des primes aux meilleurs ouvriers, à la connaissance précise des temps de fabrication : soit le système à primes, soit le système à boni de Gannt. Le système de Taylor, au dire de son auteur, est le plus précis, le plus rigoureux; c'est aussi celui qui impose à la direction les devoirs les plus lourds et les plus étendus. Mais la condition préalable qu'il implique fait dépendre son application rigoureuse de l'obtention de résultats scientifiques. Les deux autres, à prime et à boni, conduisent d'ailleurs, mais moins rapidement et moins sûrement, au même résultat : connaissance des temps, salaire proportionné aux aptitudes, adaptation des ouvriers à leur fonction. Les trois systèmes exigent d'ailleurs une connaissance plus ou moins précise des temps d'élaboration; et comme cette connaissance exige des mesures, l'emploi de ces systèmes a conduit à l'emploi systématique du chronométrage comme moyen permettant de parvenir aux résultats cherchés. Il convient de remarquer que, pour Taylor, ces mesures relèvent plus du laboratoire de mécanique que de l'atelier. Taylor lui-même a bien souvent souhaité que des laboratoires spécialement outillés répandent dans le monde des résultats si profitables. Dans les deux autres systèmes, au contraire, la mesure des temps doit presque obligatoirement se faire en atelier, le perfectionnement ne pouvant s'atteindre que par la réalisation pratique de records. De ce qui précède il conviendra donc de conclure que le chronométrage n'est pas, comme on l'a trop souvent cru l'essence des méthodes de Taylor; on sentira que le système de salaire adopté n'est pas davantage essentiel (Taylor, dans ses ouvrages, a insisté avec beaucoup de force sur ce point); on sentira enfin que le fond des idées de Taylor, dans ce premier contact avec l'organisation, est : 1° Qu'il importe pour tous d'arriver à la connaissance scientifique des facteurs de tout travail humain et des lois reliant ces facteurs;Ces considérations, il faut le dire, se retrouvent souvent sous la plume de Taylor, qui semble avoir prévu les déformations imprimées à son oeuvre. Elles ont une importance singulière, car c'est par elles que Taylor fut conduit à ses recherches sur l'organisation, partie de son oeuvre dont il se montre le plus fier et dont le tarif différentiel n'est lui-même qu'une partie. L'organisation des usinesTaylor sentit bientôt - et seul de tous ses contemporains - qu'un élément fondamental se dégageait, dominant tous les autres, et que, pour qu'il soit possible, dans tous les temps, à cet être organisé - ce sytème - qu'est chaque usine, d'arriver le mieux possible à ses fins productrices, pour qu'il soit possible à cet organisme de vivre en réunissant les nouvelles fonctions que son développement lui impose, il fallait attacher à sa structure organique, à la distribution des fonctions dans son intérieur, aux liaisons réciproques qu'elles ont entre elles, aux dispositifs matériels assurant leur existence, une importance capitale. Il comprit aussi que cette structure ne saurait être permanente et que le temps, amenant des conditions nouvelles, devait y apporter des changements continus; et le premier, il donna la détermination et la critique des formes existantes et indiqua les formes mieux adaptées aux besoins nouveaux.Taylor désigne sous le nom de type militaire la majorité des organisations d'usines de son temps. Il constate, et il démontre, que, dans une telle organisation, l'individu, quel qu'il soit, contremaître ou directeur, se trouve dans l'obligation de résoudre chaque jour les problèmes les plus complexes les plus variés, exigeant de lui un ensemble de qualités qui ne se trouve que chez peu d'individus. Il montre ce fait s'étendant à tous les degrés hiérarchiques, et que l'axiome est désastreux qui consiste à s'en rapporter, dans une fonction, à un individu supposé exceptionnel, laissé maître absolu de ses actes. Le type administratif selon Taylor est caractérisé par : 1° La concentration des fonctions intellectuelles et directrices dans un organe central, directeur et régulateur, le bureau de répartition du travail; par la division du travail de direction dans cet organe;Ainsi donc, la direction, dans son ensemble organisé, étudie, prévoit, règle tout dans le plus grand détail. Les ouvriers ne trouvent plus entre elle et eux les nombreux intermédiaires, chefs d'équipe, contremaîtres, chefs d'ateliers, etc. Chacun d'eux se trouve en relation directe avec une fonction du bureau de répartition, organe de direction qui le guide, le conseille, le surveille, etc., par l'action constante de ses agents spécialisés tels que le chef d'allure, le chef de brigade, l'agent comptable des prix de revient, le chef de discipline, etc. Les principales fonctions prévues pour un bureau de répartition important sont, dans une usine de mécanique : 1° l'analyse complète des travaux et commandes reçus;Ce type d'organisation, répétons-le, est donné par Taylor comme un type limite. Bien souvent, il répète qu'il n'y a dans ces problèmes qu'une méthode générale, la scientifique, et que chaque cas particulier demande une étude spéciale d'adaptation, des procédés spéciaux de réalisation. Tel est l'ensemble des idées de Taylor. Il est difficile, dans une étude si courte, de nuancer et de donner une idée même approchée de la prodigieuse quantité de détails pratiques qui se rencontrent dans une oeuvre de cette importance. Il est difficile aussi de les discuter à fond. Techniquement, on leur a surtout reproché leur complication et l'augmentation de main-d'oeuvre improductive qu'ils nécessitaient. Taylor a montré la fatalité de cette augmentation, et fait voir qu'elle permettait seule d'obtenir un rendement meilleur de la partie productrice. Socialement, on a reproché à son oeuvre de sacrifier, en les écartant, des individus, que l'absence ou l'insuffisance de formation ne permettait pas d'utiliser ailleurs, et de déshumaniser le travail de ceux qui sont admis; mais toute organisation, vite ou lentement, empiriquement ou scientifiquement, conduit à ce même résultat, et ce reproche fait à Taylor revient à constater que la question sociale du travail n'était pas de son temps, et n'est toujours pas, résolue. (Jacques Lafitte). |
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