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Les halos et l'arc-en-ciel

 Sénèque
Voyons maintenant comment se forment les cercles lumineuxqui entourent quelquefois les astres. On rapporte que le jour où Auguste revint d'Apollonie à Rome, on vit autour du Soleil un cercle empreint des couleurs variées de l'arc-en-ciel. C'est ce que les Grecs nomment halo et que nous pouvons très justement appeler couronne [Halos et Couronnes]. Voici comme on en explique la formation : qu'on jette une pierre dans un étang, on voit l'eau. s'écarter en cercles multipliés, dont le premier, fort rétréci, est successivement enveloppé par d'autres de plus en plus larges, tant qu'enfin l'impulsion se perde et meure dans la plaine immobile des eaux. Il faut supposer dans l'air des effets analogues. Quand ce fluide condensé est susceptible de percussion, les rayons du Soleil, de la Lune, d'un astre quelconque, le forcent, par leur action, à s'écarter circulairement. L'air, en effet, comme l'eau, comme tout ce qui reçoit une forme d'un choc quelconque, prend celle du corps qui la frappe. Or, tout corps lumineux est sphérique : donc l'air qui en sera frappé prendra la forme ronde. Da là le nom d'aires donné par les Grecs à ces météores [Le Ciel de la Terre], parce que les lieux destinés à battre le grain sont ronds généralement. Du reste, il n'y a pas la moindre raison de croire que ces cercles, quelque nom qu'on leur donne, se forment dans le voisinage des astres. Ils en sont fort éloignés, bien qu'ils paraissent les ceindre et leur faire une couronne. C'est près de la terre que se dessinent ces apparitions; et l'oeil de l'humain, toujours faible et trompé, les place autour des astres mêmes. Rien de pareil ne peut se former dans le voisinage du Soleil et des étoiles, où règne l'éther le plus subtil. Car les formes ne peuvent absolument s'imprimer que sur une matière dense et compacte; sur des corps subtils elles n'ont pas de prise ou ne tiennent pas. 

Dans nos bains mêmes, on observe un effet semblable autour des lampes, au milieu de cet air dense et obscur, surtout par le vent du midi, qui rend l'atmosphère lourde et épaisse. Ces cercles parfois se dissolvent et s'effacent insensiblement, parfois se rompent sur un point, et les marins attendent le vent du côté du ciel où la rupture s'est faite : l'aquilon, si c'est au nord; si c'est au couchant, le zéphyr. C'est une preuve que ces couronnes prennent naissance dans la même région que les vents. Au delà, les vents ne se forment plus, ni par conséquent les couronnes. A ces preuves ajoute que jamais ces météores ne s'engendrent que dans un air immobile et stagnant : le contraire ne se voit pas. En effet, un air tranquille peut recevoir une impulsion, prendre une figure quelconque; un air agité se dérobe à l'action même de la lumière, car il n'a ni forme ni consistance; les molécules frappées les premières sont aussitôt disséminées. Ces cercles donc qui couronnent les astres n'auront jamais lieu qu'au sein d'une atmosphère dense et sans mouvement, et par là propre à retenir le faisceau conique de lumière qui vient la frapper. Et en effet, reviens à l'exemple que je citais tout à l'heure. Une pierre jetée dans un bassin, dans un lac, dans toute eau dormante, y produit des cercles sans nombre; ce qu'elle ne fait pas dans une eau courante. Pourquoi? Parce que toute figure est brisée par la fuite de l'eau. Il en est de même pour l'air : tranquille, il peut recevoir une forme; impétueux et agité, il se dérobe et brouille toutes les empreintes qui veulent s'y appliquer. 

Quand les couronnes se dissolvent également sur tous les points, et s'évaporent sans déplacement, c'est une marque que l'air est tranquille; et ce calme universel annoncé de l'eau. Se rompent-elles d'un côté seulement, le vent soufflera du côté de la rupture; se déchirent-elles en plusieurs endroits, il y aura tempête. Tous ces accidents s'expliquent par ce que j'ai exposé plus haut. Car, que l'ensemble du phénomène se décompose à la fois, cela démontre l'équilibre; et, partant, le calme de l'air. Si la fracture est unique, c'est que l'air pèse de ce côté, et que de là doit venir le vent. Mais si le cercle est déchiré et morcelé de toutes parts, évidemment il subit le choc de plusieurs courants qui tourmentent l'air et l'assaillent tous à la fois. Cette agitation de l'atmosphère, cette lutte et ces efforts en tous sens signalent la tempête et la lutte imminente des vents. Les couronnes ne paraissent guère que la nuit [Les Jours et les Nuits] autour de la Lune et des autres astres; de jour elles sont si rares, que quelques philosophes grecs prétendent qu'on n'en voit jamais; ce que toutefois l'histoire dément. La cause de cette rareté, c'est que le Soleil, ayant trop de force, agite, échauffe et volatilise trop l'air; l'action de la Lune, moins vive, est plus aisément soutenue par l'air ambiant; il en est de même des autres astres, également incapables de le diviser. Dès lors leur figure s'imprime et peut s'arrêter sur cette vapeur plus consistante et moins fugace. En un mot, l'air ne doit être ni tellement compact qu'il éloigne et repousse l'immersion de la lumière, ni tellement subtil et délié, qu'il n'en retienne aucun rayon. Telle est la température des nuits, alors que les astres, dont la lumière douce ne vient pas heurter l'air d'une façon brusque et violente, se peignent dans ce fluide, plus condensé qu'il ne l'est d'ordinaire pendant le jour.

L'arc-en-ciel.
L'arc-en-ciel, au contraire, n'a pas lieu de nuit, si ce n'est très rarement, parce que la Lune n'a pas assez de force pour pénétrer les nuages et y répandre ces teintes qu'ils reçoivent quand le Soleil les frappe [Spectre]. Cette forme d'arc et cette diversité de teintes viennent de ce qu'il y a dans les nuages des parties plus saillantes et d'autres plus enfoncées; des parties trop denses pour laisser passer les rayons, et d'autres trop ténues pour leur fermer accès. De ce mélange inégal et alternatif d'ombre et de lumière résulte l'admirable variété de l'arc-en-ciel. On l'explique encore autrement. Quand un tuyau vient à se percer, on voit l'eau qui jaillit par une étroite ouverture offrir à l'oeil les couleurs de l'iris, si elle est frappée obliquement par le Soleil. Pareille chose peut se remarquer dans le travail du foulon, lorsque sa bouche, remplie d'eau, fait pleuvoir sur l'étoffe tendue au châssis une rosée fine et comme un nuage d'air humide, où brillent toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Nul doute que la cause de ce phénomène ne réside dans l'eau : car il ne se forme jamais que dans un ciel chargé de pluies. Mais examinons comment il se forme. 

Suivant quelques philosophes, il y a dans les nuages des gouttes d'eau perméables aux rayons du Soleil, et d'autres, plus denses, qu'ils ne peuvent traverser : les premières renvoient la lumière, les autres restent dans l'ombre; et de leur interposition se forme un arc dont une partie brille et reçoit la lumière, tandis que l'autre la repousse et couvre de son obscurité les points adjacents. D'autres nient qu'il en soit ainsi. L'ombre de la lumière, disent-ils, pourrait ici passer pour cause unique, si l'arc n'avait que deux couleurs, s'il n'était composé que de lumière et d'ombre.

Mais ses mille couleurs, abusant l'oeil séduit,
Mêlent le ton qui cesse à la teinte qui suit :
La nuance n'est plus et semble encor la même; 
Le contraste n'a lieu qu'à chaque point extrême. [1]
[1]Ovide, Métamorphoses, VI, 65..
On y voit un rouge de flamme, du jaune, du bleu, et d'autres teintes si finement nuancées, comme sur la palette du peintre, que, suivant le dire du poète, pour discerner entre elles les couleurs, il faut comparer les premières aux dernières. Car la transition échappe, et l'art de la nature est tellement merveilleux, que des couleurs qui commencent par se confondre, finissent par contraster. Que font donc ici vos deux seuls éléments d'ombre et de lumière pour expliquer des effets sans nombre? D'autres donnent de ces mêmes effets la raison suivante : dans la région où il pleut, toutes les gouttes sont autant de miroirs, toutes peuvent réfléchir l'image du Soleil. Ces images, multipliées à l'infini, se confondent dans leur chute précipitée, et l'arc-en-ciel naît de la multitude confuse de ces images du Soleil. Voici sur quoi on base cette conclusion. Exposez au Soleil des milliers de bassins, tous renverront l'image de cet astre; placez une goutte d'eau sur chaque feuille d'un arbre, il y paraîtra autant de soleils qu'il y aura de gouttes, tandis que dans le plus vaste étang on n'en verra qu'un seul. Pourquoi? Parce que toute surface luisante, circonscrite, si étendues que soient ses limites, n'est qu'un seul miroir. Supposez cet étang immense coupé par des murs en plusieurs bassins, il s'y formera autant d'images du Soleil qu'il y aura de bassins. Laissez l'étang dans son entier, il répétera toujours une image unique. Il n'importa que ce soit un pouce d'eau ou un lac; dès qu'il est circonscrit, c'est un miroir. Ainsi, ces gouttes innombrables qui se précipitent en pluie, sont autant de miroirs, autant d'images du Soleil. L'oeil placé en face n'y voit qu'un confus assemblage, et l'intervalle de l'une à l'autre s'efface par le lointain. De là, au lieu de gouttes distinctes, on n'aperçoit qu'un brouillard formé de toutes les gouttes. 

Aristote porte le même jugement. Toute surface lisse, dit-il, renvoie les rayons qui la frappent. Or, quoi de plus lisse que l'eau et l'air? L'air condensé renvoie donc vers nos yeux les rayons qui en sont partit. Nos yeux sont-ils faibles et souffrants, la moindre répercussion de l'air les trouble. Il est des malades dont l'affection consiste à se figurer que partout c'est en face d'eux-mêmes qu'ils arrivent, et qui voient partout leur image. Pourquoi? Parce que leur rayon visuel, trop faible pour pénétrer l'air le plus voisin, se replie sur lui-même. Ainsi, ce que l'air dense fait sur les autres, un air quelconque le fait sur eux, puisque le moins opaque l'est assez pour repousser leur vue débile. Mais une vue ordinaire est repoussée par l'air, s'il est assez dense, assez impénétrable pour arrêter et refouler le rayon visuel sur son point de départ. Les gouttes de pluie sont donc autant de miroirs, mais tellement petits qu'ils réfléchissent seulement la couleur et non la figure du Soleil. Or, ces gouttes innombrables et qui tombent sans interstice, réfléchissant toutes la même couleur, doivent produire non pas une multitude d'images distinctes, mais une seule image longue et continue.

« Comment, diras-tu, supposer des millions d'images où je n'en vois aucune? Et pourquoi, quand le Soleil n'a qu'une couleur, ses images sont-elles de teintes si diverses? »
Pour répondre à ton objection, ainsi qu'à d'autres qu'il n'est pas moins nécessaire de réfuter, je dois dire que la vue est le juge le plus faux, non seulement des objets dont la diversité Je couleurs s'oppose à la netteté de ses perceptions, mais de ceux même qui sont le plus à sa portée. Dans une eau transparente la rame la  plus droite semble brisée. Les fruits vus sous le verre paraissent bien plus gros. L'intervalle des colonnes entre elles est comme nul à l'extrémité d'un long portique; et, pour revenir à mon texte, le Soleil même, que le calcul nous prouve être plus grand que toute la Terre, est tellement rapetissé par nos yeux, que des philosophes [1]  ne lui ont pas donné plus d'un pied  de diamètre. L'astre que nous savons le plus rapide  de tous, aucun de nous ne le voit  se mouvoir; et l'on ne croirait pas qu'il avance, s'il n'était clair qu'il a avancé. Ce monde qui tourne, incliné sur lui-même, avec tant de vitesse, qui roule en un moment de l'orient  à l'occident, nul de nous ne le sent marcher. Qu'on ne s'étonne donc  pas si notre oeil n'aperçoit point les intervalles des gouttes de pluie, et ne peut distinguer à une telle distance cette infinité d'images si ténues. Il est hors de doute que l'arc-en-ciel est l'image du Soleil, reçue dans une nuée concave et gonflée de pluie. La preuve en est qu'il se montre toujours à l'opposite du Soleil, au haut du ciel ou à l'horizon, suivant que l'astre s'abaisse ou s'élève, et en sens contraire. Le Soleil descend-il? Le nuage est plus haut; monte-t-il? Il est plus bas. Souvent il se trouve latéral au Soleil; mais, ne recevant pas directement son empreinte, il ne forme point d'arc. Quant à la variété des teintes, elle vient uniquement de ce que les unes sont empruntées au Soleil, les autres au nuage même. Ce nuage offre des bandes bleues, vertes, purpurines, jaunes et couleur de feu, variété produite par deux seules teintes, l'une claire, l'autre foncée. Ainsi du même coquillage ne sort pas toujours la même nuance de pourpre. Les différences proviennent d'une macération plus ou moins longue, des ingrédients plus épais ou plus liquides dont on a saturé l'étoffe, du nombre d'immersions et de coctions qu'elle a subies, si enfin on ne l'a teinte qu'une fois. Il n'est donc pas étrange que le Soleil et un nuage, c'est-à-dire un corps et un miroir, se trouvant en présence, il se reflète une si grande variété de couleurs qui peuvent se diversifier en mille nuances plus vives ou plus douces. Car, autre est la couleur que produit un rayon igné, autre celle d'un rayon pâle et effacé. Partout ailleurs nous tâtonnons dans nos recherches, quand nous n'avons rien que la main puisse saisir, et nos conjectures doivent être plus aventurées : ici on voit clairement deux causes, le Soleil et le nuage; l'iris n'ayant jamais lieu par un ciel tout à fait pur ou assez couvert pour cacher le Soleil, il est donc l'effet de ces deux causes, puisque l'une manquant, il n'existe pas.
[1] Héraclite.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

Jeux de miroirs.
Il suit de là, chose non moins évidente, qu'ici l'image est renvoyée comme par un miroir, car elle ne l'est jamais que par opposition, c'est-à-dire, lorsque en face de l'objet visible se trouve l'objet répercutant. Des motifs non de persuasion, mais de conviction forcée, en sont donnés par les géomètres; et il ne reste douteux pour personne que si l'iris reproduit mal l'image du Soleil, c'est la faute du miroir et de sa configuration. A notre tour, essayons d'autres raisonnements qu'on puisse saisir sans difficulté. Je compte, entre autres preuves du développement défectueux de l'iris, la soudaineté de ce développement : un moment déploie dans l'espace ce vaste corps, ce tissu de nuances magnifiques; un moment le détruit. Or, rien n'est aussi vite renvoyé qu'une image l'est par un miroir; en effet, le miroir ne fait pas l'objet, il le montre. Artémidore de Paros détermine en outre quelle forme doit avoir le nuage pour reproduire ainsi l'image du Soleil.
« Si vous faites, dit-il, un miroir concave d'une boule de verre coupée en deux, en vous tenant hors du foyer, vous y verrez tous ceux qui seront à vos côtés, plus près de vous que le miroir. Même chose arrive quand nous voyons par le flanc un nuage rond et concave : l'image du Soleil s'en détache, se rapproche et se tourne vers nous. La couleur de feu vient donc du Soleil, et celle d'azur du nuage; le mélange de l'une et de l'autre produit toutes les autres. »
A ces raisonnements on répond : il y a sur les miroirs deux opinions; on n'y voit, d'après les uns, que des simulacres, c'est-à-dire les figures de nos corps, émanées et distinctes de ces mêmes corps; selon d'autres, l'image n'est pas dans le miroir, ce sont les corps mêmes qu'on voit par la réflexion du rayon visuel qui revient sur lui-même. Or, ici l'essentiel n'est pas de savoir comment nous voyons ce que nous voyons, mais comment l'image renvoyée devrait être semblable à l'objet, comme elle l'est dans un miroir. Qu'y a-t-il de si peu ressemblant que le Soleil et un arc où ni la couleur, ni la figure, ni la grandeur du Soleil ne sont représentées? L'arc est plus long, plus large, la partie rayonnante est d'un rouge plus foncé que le Soleil, et le reste présente des couleurs tout autres que celle de l'astre. Et pour prétendre que l'air est un miroir, il faut le donner comme surface aussi lisse, aussi plane, aussi brillante. Mais aucun nuage ne ressemble à un miroir; nous traversons souvent les nues, et n'y voyons pas notre image. 

Quand on gravit le sommet des montagnes, on a sous les yeux des nuages, et cependant on ne peut s'y voir. Que chaque goutte d'eau soit un miroir, je l'accorde; mais je nie que le nuage soit composé de gouttes. II renferme bien de quoi les produire, mais elles n'y sont pas toutes produites; ce n'est point la pluie qui compose le nuage, c'est la matière de ce qui sera pluie. Je vous concéderai même qu'il y a dans un nuage d'innombrables gouttes, et qu'elles réfléchissent quelque, objet; mais toutes ne réfléchissent pas le même, chacune a le sien. Rapprochez plusieurs miroirs, ils ne confondront pas leurs reflets en un seul; mais chaque miroir partiel renfermera en soi l'image de l'objet opposé Souvent, d'une quantité de petits miroirs, on en forme un seul placez un homme vis-à-vis, il vous semble voir tout un peuple, parce que chaque fragment renvoie une figure distincte. On a eu beau joindre et adapter ensemble ces fragments, ils n'en reproduisent pas moins à part leurs tableaux, et font d'un homme une multitude. Mais ce n'est pas un entassement confus; les figures sont réparties une à une entre les diverses facettes. Or, l'arc-en-ciel est un cercle unique, continu; il n'offre en tout qu'une seule figure. Mais, dira-t-on, l'eau qui jaillit d'un tuyau rompu, ou sous les coups de la rame, ne présente-elle pas quelque chose de pareil aux couleurs de l'arc-en-ciel? Cela est vrai; mais non par le motif qu'on prétend faire admettre, à savoir que chaque goutte reçoit l'image du Soleil. Elles tombent trop vite pour pouvoir s'empreindre de cette image. Il faut un objet arrêté, pour saisir la forme à reproduire. Qu'arrive-t-il donc? Elles retracent la couleur, non l'image. D'ailleurs, comme l'empereur Néron le dit fort élégamment :

 Le cou des pigeons de Cypris
 Brille en se balançant des couleurs de l'iris;
de même le cou du paon, à la moindre inflexion, les reflète. Faudra-t-il donc appeler miroirs ces sortes de plumes auxquelles chaque mouvement donne de nouvelles nuances? Eh bien! les nuages, par leur nature, différent autant des miroirs que les  volatiles dont je parle, que les caméléons et autres animaux qui changent de couleur, soit d'eux-mêmes, quand la colère ou le désir les enflamme, et que l'humeur, répandue sous la peau, la couvre de taches; soit par la direction de la lumière, qui modifie la couleur en les frappant de face ou obliquement. En quoi des nuages ressemblent-ils à des miroirs, ceux-ci n'étant pas diaphanes, et ceux-là laissant passer la lumière? Les miroirs sont denses et compacts, les nuages, vaporeux; les miroirs sont formés tout entiers de la même matière; les nuages, d'éléments hétérogènes assemblés au hasard, et par là même sans accord et sans cohésion durable. Et puis, nous voyons au leverdu Soleil une partie du ciel rougir; nous voyons des nuages parfois couleur de feu. Qui donc empêche, s'ils doivent cette couleur unique à l'apparition du Soleil, qu'ils ne lui en empruntent pareillement plusieurs, bien qu'ils n'aient pas la propriété d'un miroir? Tout à l'heure, dira-t-on, un de vos arguments pour prouver que toujours l'arc-en-ciel surgit en face du Soleil était qu'un miroir même ne réfléchit que les objets qu'il a devant lui; ce principe est aussi le nôtre. Car comme il faut opposer au miroir ce dont on veut qu'il reçoive l'image, de même, pour que le nuage soit coloré, il faut que le Soleil soit dans une position convenable : l'effet n'aurait pas lieu, si la lumière brillait sur tous les points; il faut, pour le produire, une direction propre des rayons solaires. Ainsi parlent ceux qui veulent qu'on admette la coloration du nuage. Posidonius, et les auteurs qui jugent que le phénomène s'opère comme sur un miroir, répondent :
« S'il y avait dans l'iris une couleur quelconque, elle serait persistante, et paraîtrait d'autant plus vive qu'on en serait plus près. Mais la lueur de l'arc, vive dans le lointain, meurt à mesure qu'on s'en approche. »
Je n'admets pas cette réponse, tout en approuvant le fond de l'idée, et voici pourquoi. Le nuage, il est vrai, se colore, mais de telle sorte que la couleur n'est pas visible de tous côtés, pas plus que ne l'est le nuage lui-même ceux qui sont dedans ne le voient pas. Est-il donc étrange que la couleur soit inaperçue de ceux pour qui le nuage même n'est pas visible? Cependant, quoique inaperçu, il existe; par conséquent la couleur aussi. Ne concluons donc pas qu'elle est imaginaire, de ce qu'elle ne paraît plus la même quand on en approche; car cela arrive même pour les nuages, qui n'en sont pas moins réels pour n'être pas vus. Quand on vous dit aussi qu'un nuage est teint du Soleil, ce n'est pas vous dire que cette teinte le pénètre comme corps résistant, immobile et qui dure, mais comme corps fluide et volatil, qui ne reçoit autre chose qu'une très passagère empreinte. Il y a, au surplus, telles couleurs dont l'effet ne frappe les regards qu'à distance. Plus la pourpre de Tyr est belle et richement saturée, plus il la faut tenir haut, pour qu'elle déploie tout son éclat. Est-ce à dire qu'elle soit sans reflet, parce que l'excellence de sa teinte ne se fait pas voir sous quelque jour qu'on l'étale? Je suis du même sentiment que Posidonius; j'estime que l'arc-en-ciel se forme, sur un nuage qui figure un miroir concave et rond, ayant l'aspect demi sphérique. Le démontrer, sans l'aide des géomètres, est impossible : ceux-ci enseignent, par des arguments qui ne laissent pas de doute, que c'est l'image du Soleil, non ressemblante. Tous les miroirs, en effet, ne sont pas fidèles. Il en est où, l'on craint de jeter les yeux, tant ils déforment et altèrent le visage de ceux qui s'y regardent; la ressemblance s'y retrouve en laid. On pourrait, à voir certains autres, prendre une haute idée de ses forces, tant ils grossissent les muscles et amplifient outre nature les proportions de tout le corps. D'autres placent à droite ce qui est à gauche, et réciproquement; d'autres contournent ou renversent les objets. Faut-il s'étonner qu'un miroir de ce genre, qui dénature en le reflétant le disque du Soleil, puisse se former aussi dans un nuage?
A toutes ces preuves ajoutons que jamais l'iris ne forme plus d'un demi-cercle, lequel est d'autant moindre que le Soleil est plus haut. Si Virgile a dit
... Et l'arc-en-ciel immense
Boit l'eau des mers [2].
Effets d'optique
C'est quand la pluie est imminente; mais il n'apporte pas les mêmes pronostics, sur quelque point qu'il se montre. Au midi il amène des pluies abondantes, que n'a pu dissiper le Soleil dans toute, sa force, parce qu'elles sont trop considérables. S'il brille au couchant, il y aura rosée et pluie fine. Paraît-il à l'orient ou à peu de distance de l'orient, il promet un temps serein. Mais pourquoi, si l'iris est un reflet du Soleil, se montre-t-il beaucoup plus grand que cet astre? Parce qu'il y a tel miroir dont la propriété est de rendre les objets bien plus considérables qu'il ne les voit, et de donner aux formes un prodigieux développement, tandis que tel autre les rapetisse. A votre tour, dites-moi pourquoi l'iris se courbe en demi-cercle, si ce n'est pas à un cercle qu'il répond? Vous expliquerez peut-être d'où vient cette variété de couleurs; mais cette forme de l'iris, vous ne l'expliquerez pas, si vous n'indiquez un modèle sur lequel il se dessine. Or, il n'en est pas d'autre que le Soleil, auquel vous avouez qu'il, doit sa couleur; donc il lui doit aussi sa forme. Enfin, vous convenez avec moi que ces teintes, dont une partie du ciel se colore, viennent du Soleil. Un seul point nous divise : vous croyez ces teintes réelles, je les crois apparentes. Réelles ou apparentes, elles viennent du Soleil; et vous n'expliquerez point pourquoi elles s'évanouissent tout d'un coup, tandis que toute vive couleur ne s'efface qu'insensiblement. J'ai pour moi cette apparition subite et cette subite disparition. Car le propre d'un miroir est de réfléchir l'objet non successivement, pièce à pièce, mais par un calque instantané du tout. Et l'objet n'est pas moins prompt à s'éclipser qu'à se dessiner : car pour qu'il paraisse ou s'évanouisse, il ne faut que le montrer ou l'ôter. L'iris n'est pas une substance, un corps essentiel du nuage; c'est une illusion, une apparence sans réalité. En veux-tu la preuve? L'arc s'effacera, si le Soleil se voile. Qu'un second nuage, par exemple, intercepte le Soleil, adieu les couleurs du premier. 
« Mais l'iris est quelque que peu plus grand que le Soleil. »
Je viens de dire qu'on fait des miroirs qui grossissent tout ce qu'ils représentent. J'ajouterai que tous les objets, vus à travers l'eau, semblant bien plus considérables. Des caractères menus et peu distincts, lus au travers d'un globe de verre plein d'eau sont plus gros à l'oeil et plus nets. Les fruits qui nagent dans le cristal paraissent plus beaux qu'ils ne sont; les astres, plus grands à travers un nuage, parce que la vue de l'humain manque de prise dans un fluide, et ne peut saisir exactement les objets. Cela devient manifeste si tu remplis d'eau une coupe, et que tu y jettes un anneau; l'anneau a beau demeurer au fond, son image est répercutée à la surface. Tout ce qu'on voit à travers un liquide quelconque est beaucoup plus gros que nature. Est-il étonnant que l'image du Soleil grossisse de même vue dans l'humidité d'un nuage, puisque deux causes y concourent à la fois, la transparence en quelque sorte vitrée du nuage et sa nature aqueuse? Car, s'il ne contient pas l'eau toute formée, le nuage en élabore les principes; et c'est en eau qu'il doit se convertir.
« Puisque, va-t-on me dire, vous avez parlé de verre, je prends texte de là même pour argumenter contre vous. On fabrique des baguettes de verre cannelées ou à plusieurs angles saillants, comme ceux d'une massue, lesquelles, si elles reçoivent transversalement les rayons du Soleil, présentent les teintes de l'iris, preuve que ce n'est pas là l'image du Soleil, mais une imitation de couleurs par répercussion. »
Cet argument milite en grande partie pour moi. D'abord il démontre qu'il faut un corps poli et analogue au miroir pour répercuter le Soleil; ensuite, que ce ne sont nullement des couleurs qui se forment alors, mais de faux-semblants comme ceux qui, je l'ai dit, paraissent ou s'effacent sur le cou des pigeons, selon qu'ils se tournent dans tel ou tel sens. Or, il en est de même du miroir qui, on le voit, n'a pas de couleur à lui, mais simule une couleur étrangère. Un seul fait pourtant reste à expliquer : c'est qu'on ne voit pas dans cette baguette l'image du Soleil, parce qu'elle n'est pas disposée pour la bien reproduire. Il est vrai qu'elle tend à le faire, vu qu'elle est d'une matière lisse et propre à cet effet; mais elle ne le peut, parce qu'elle est irrégulièrement faite. Convenablement fabriquée, elle réfléchirait autant de soleils qu'elle aurait de faces. Ces faces n'étant pas assez détachées les unes des autres, et n'ayant pas assez d'éclat pour faire l'office d'un miroir, elles ébauchent la ressemblance, elles ne la rendent point;  les images trop rapprochées se confondent et n'offrent plus qu'une seule bande colorée.
[2]Géorgiques, 1, 380.
Mais pourquoi l'iris n'est-il pas un cercle complet, et n'en laisse-t-il voir que moitié dans le prolongement si étendu de sa courbe? Suivant l'opinion de quelques-uns, le Soleil étant bien plus élevé que les nuages, et ne frappant qu'à la partie supérieure, la partie inférieure n'est pas atteinte par ses rayons. Et comme ils ne reçoivent le Soleil que d'un côté, ils n'en réfléchissent qu'une partie, qui n'excède jamais la moitié. Cette raison est peu concluante; en effet, le Soleil a beau être plus élevé, il n'en frappe pas moins tout le nuage, et par conséquent le colore, puisque ses feux le traversent et le pénètrent dans toute son épaisseur. Ces mêmes auteurs disent une chose qui va contre leur proposition: Car, si le Soleil donne d'en haut, et, partant, ne colore que la partie supérieure des nuages, l'arc ne descendra jamais jusqu'à terre. Or, il s'abaisse jusque-là. De plus, l'arc est toujours opposé au soleil, peu importe qu'il soit plus bas ou plus haut; car tout le côté qui est en face se trouve frappé. Ensuite le Soleil couchant produit quelquefois des arcs, et certes c'est le bas du nuage qui est frappé, l'astre rasant la terre [3]. Et pourtant alors il n'y a qu'un demi-cercle, quoique le nuage reçoive le Soleil dans sa partie la plus basse et la plus impure. 

Nos stoïciens, qui veulent que la lumière soit renvoyée par le nuage comme par un miroir, supposent la nue concave et semblable à un segment de sphère, qui ne peut reproduire le cercle entier, n'étant lui-même qu'une partie de cercle. J'admets les prémisses, sans approuver la conclusion. Car, si un miroir concave peut représenter toute la circonférence d'un cercle, rien n'empêche que la moitié de ce miroir ne reproduise un globe entier. Nous avons déjà parlé de cercles qui paraissent autour du Soleil et de la Lune en forme d'arcs : pourquoi ces cercles sont-ils complets, et ceux de l'iris ne le sont-ils jamais Ensuite, pourquoi sont-ce toujours des nuages concaves qui reçoivent le Soleil, et non des nuages plans ou convexes? Aristote dit qu'après l'équinoxe d'automne, l'arc-en-ciel peut se former à toute heure du jour, mais qu'en été il ne se forme qu'au commencement ou au déclin de la journée [Les Jours et les Nuits]. La raison en est manifeste. D'abord c'est qu'au milieu du jour, le Soleil, dans toute sa chaleur, dissipe les nuages dont les éléments qu'il divise ne peuvent renvoyer son image. Le matin, au contraire, et lorsqu'il penche vers son couchant, il a moins de force, et ainsi les nuages peuvent résister et le répercuter. Ensuite, l'iris ne se formant d'ordinaire que quand le Soleil fait face au nuage, dans les jours courts l'astre est toujours oblique. Ainsi, à toute heure de la journée, il trouve, même au plus haut de son cours, d'autres nuages qu'il frappe directement. En été, il est vertical par rapport à nous, et à midi surtout il est trop élevé et trop perpendiculaire, pour qu'aucun nuage puisse se trouver en face; ils sont tous au-dessous. (Sénèque, Questions Naturelles, extrait du Livre I, trad. E.M. Greslou).

[3] Je lis avec Fickert : terris propinquus. Lemire : propinquas.

 

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