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En philosophie,
le mot réalisme a deux sens distincts, selon qu'il s'oppose
à nominalisme ou à idéalisme;
dans le, premier sens, il est une réponse au problème
de la nature des idées
générales (![]() Réalisme
vs. Nominalisme.
Mais, sous l'influence mĂŞme du respect
pour la lettre de la Bible, l'usage de la raison se trouva, en fait,
ramené presque exclusivement à l'étude des découvertes faites au moyen
de la raison par les grands philosophes de l'Antiquité, ces prophètes
païens. De ce côté, les textes étaient rares ; le monde latin, jusqu'au
XIIIe siècle, n'eut à sa disposition
que le Timée de Platon dans la traduction
de Chalcidius, et une partie de l'Organon Les solutions possibles de ce problème qu'indiquait Porphyre, en se refusant à choisir entre elles, se ramenaient à deux principales : ou les genres et les espèces, tels qu'ils se présentent dans l'esprit comme matériaux des opérations logiques, n'ont d'existence que dans l'esprit (solution nominaliste), ou ils ont une existence séparée, objective (solution réaliste). La première solution, qui semble cependant la plus naturelle, la plus conforme au sens commun, ne pouvait être acceptée par l'Église, pour des raisons à la fois politiques et théologiques. L'Église en effet, même réduite au pouvoir spirituel - ce qui n'est pas le cas au moins au Moyen âge - est un État; et par suite elle devait, dans sa conception des rapports de l'individu et de l'État, considérer l'État comme ayant une réalité propre, indépendante de celle des individus. N'être pas réaliste équivalait pour l'Église à avouer que non seulement les différentes Églises, mais même les différents fidèles des diverses Églises, avec leurs credo individuels, avaient seuls une réalité; l'Église n'était plus qu'un nom collectif sans réalité, et, par suite, sans puissance; le dogme n'était plus qu'un cadre pour les convictions personnelles. L'Église catholique, c.-à -d. universelle, ne pouvait résoudre que dans le sens réaliste le problème des universaux; l'étymologie est ici un argument. Le dogme ne conduisait pas moins inévitablement
l'Église à rejeter la solution nominaliste, qui favorisait deux hérésies
capitales, sur le péché originel et sur la Trinité Un concile Pour répondre à ces difficultés, le
rĂ©alisme Ă©nonça sous une forme nouvelle le problème qu'il avait Ă
résoudre. Renonçant à l'universel a parte rei, transcription
des Idées de Platon, il
s'attacha à l'universel in re, à la manière d'Aristote,
et le problème des universaux devint le problème
du principe d'individuation. Cette forme
du problème, la seule qui subsistât à la fin du XIIIe
siècle, commença à se dégager dès le XIIe,
et c'est à la solution de ce problème modifié que s'attaqua Abélard.
Il suffit, pour s'en apercevoir, d'examiner la doctrine de celui que les franciscains appellent leur colonne, leur flambeau, leur soleil, de ce Duns Scot qui, mort à trente-quatre ans, a mérité dans ses nombreux ouvrages le titre de Docteur subtil, et qui, développant les théories d'Alexandre de Hales, saint Bonaventure et Raymond Lulle, fournit l'expression la plus complète du réalisme à la fin du XIIIe siècle. Pour lui, les intentions
secondes, c.-à -d. les idées générales, ont comme les intentions premières,
c.-à -d. les idées d'êtres particuliers, un correspondant réel dans
la nature objective. Le général étant considéré comme un tout dont
les individus sont les parties, ce tout a une réalité propre; il est
aliud ens a partibus suis, qu'on le considère comme joint à ces parties
ou comme séparé d'elles, coniunctim et seiunctim. Cette
thèse est plus ardue à démontrer qu'à énoncer; le Docteur subtil a
beau répéter à chaque instant sa formule : Oportet hic ponere aliquod
agens, parler de matière premièrement première, secondement première,
et troisièmement première, il ne peut arriver à rendre compte de l'individualité,
de l'haecceitas (mot qui d'ailleurs ne se trouve pas plus chez lui
que, dans un autre ordre d'idées, l'expression de nous poiètikos
chez Aristote.) Comme Platon,
il identifie la logique avec la physique
et la métaphysique- c'est là le sens profond
de cette formule qui semble oiseuse et qu'il défend avec opiniâtreté
: la logique n'est pas un art, mais une science - ; mais, comme Platon
aussi, il se heurte à la difficulté inévitable que ce monde logique
ou intelligible, si bien coordonné, n'a
plus aucun rapport avec le monde donné de la
réalité sensihle : dans ce système, Socrate et Callias n'ont pas plus
de valeur que le centaure Avec Guillaume d'Occam, franciscain comme Duns Scot, et qui l'avait eu comme professeur, le nominalisme devient la doctrine universelle. Rabelais n'est pas le premier à railler les barbouillamenta Scoti; dès le XIVe siècle, les réalistes sont qualifiés de fantastici; et, alors que tous leurs efforts, toutes leurs subtilités, tous leurs défis au sens commun n'avaient eu en vue que la défense de l'orthodoxie, c'est un pape qui les appelle ainsi. Réalisme
vs. Idéalisme.
Le caractère d'objectivité enveloppé
dans la perception donnait naturellement naissance à une première sorte
de réalisme, qu'on pourrait appeler réalisme spontané et qui consiste
à supposer résolu le problème métaphysique de l'existence du monde
extérieur. Ç'a été l'attitude générale de la philosophie ancienne.
Elle suppose d'un côté la nature, de l'autre
l'esprit, et la seule question qu'elle examine
est celle de savoir si la nature et l'esprit sont constitués de telle
sorte que la nature soit pour l'esprit objet de connaissance,
et quelle valeur représentative peut
avoir la connaissance. A ce réalisme se rattachent, toutes les doctrines
dites intermédiaristes ou de la perception médiate, qui, posant d'une
part les choses, de l'autre l'esprit, font de la perception l'intermédiaire
entre ces deux réalités, la résultante de leur action réciproque. Telles
sont la théorie des simulacres (eidôola) de Démocrite
et des épicuriens, la théorie des espèces
sensibles que le Moyen âge défendait en l'attribuant à Aristote,
et qui reposent toutes deux sur le postulat
inconscient de l'existence d'objets extérieurs; la théorie de la vision
en Dieu de Malebranche,
qui ne postule pas l'univers matériel, mais est obligée d'en tenir compte,
puisque son existence nous est affirmĂ©e par la Bible En prĂ©sence de cette difficultĂ©, inhĂ©rente Ă toutes les doctrines intermĂ©diaristes, et mise en lumière par les arguments des sceptiques; la philosophie moderne, Ă partir de Descartes, et d'une manière tout Ă fait nette avec Kant, qui compare lui-mĂŞme sa rĂ©volution Ă celle de Copernic, s'est orientĂ©e du cĂ´te du sujet; elle a reconnu que la seule rĂ©alitĂ© donnĂ©e par l'expĂ©rience est ta reprĂ©sentation enveloppĂ©e dans la perception, et, elle a cherchĂ© Ă expliquer non plus la reprĂ©sentation par l'objet, mais l'objet par la reprĂ©sentation. Esse est percipi, affirme Berkeley ; et Schopenhauer rĂ©pète : le monde est ma reprĂ©sentation. La philosophie ancienne postulait le monde et cherchait la vĂ©ritĂ© dans une conformitĂ©, plus ou moins facile Ă rĂ©aliser, de l'esprit avec la nature; l'esprit atteint la vĂ©ritĂ© quand il rĂ©flĂ©chit comme un miroir sans dĂ©faut l'objet extĂ©rieur, qui existe, connu ou non. La philosophie moderne, au contraire, partant des donnĂ©es de la conscience, pose uniquement la perception avec son caractère essentiel, l'objectivitĂ©, et demande Ă cette croyance en l'existence d'objets extĂ©rieurs de produire ses titres. Dès lors, au rĂ©alisme naĂŻf dont nous venons de parler devait se substituer un rĂ©alisme plus philosophique, qui cherche Ă tenir compte des critiques adressĂ©es par la doctrine opposĂ©e, l'idĂ©alisme, Ă la croyance spontanĂ©e Ă l'objectivitĂ© de nos perceptions. La forme la plus simple de ce rĂ©alisme, la plus voisine du rĂ©alisme spontanĂ©, consistera dans la simple transposition en langage subjectif de l'objectivisme confiant des anciens, dans la confusion voulue entre le fait et le droit, dans l'Ă©rection en axiome de ce qui n'Ă©tait chez les anciens qu'un postulat inconscient (ou implicite), dans la transformation en solution de l'Ă©noncĂ© du problème. Les choses existent hors de noms parce que notre perception nous montre des choses existant hors de nous. Nous connaissons directement les choses telles quelles soit en elles-mĂŞmes, sans intermĂ©diaire, par une pĂ©nĂ©tration mutuelle ; nous entrons en elles sans cesser d'ĂŞtre nous. La parentĂ© de cette doctrine avec le rĂ©alisme spontanĂ© explique le recours constant de ses dĂ©fenseurs au sens commun, procĂ©dĂ© dont Kant a fait justice dans la prĂ©face des ProlĂ©gomènes. Cette doctrine de la perception immĂ©diate ou perceptionniste a pour principaux dĂ©fenseurs les philosophes de L'Ă©cole Ă©cossaise, Reid, Hamilton et, en France, les Ă©clectiques, ainsi que Maine de Biran. La thĂ©orie de Hamilton, supĂ©rieure Ă
celle de Reid, donne lieu à deux graves objections, comme elle, développées
par Stuart Mill. D'abord, le mot de conscience
ne s'applique rigoureusement qu'Ă la propre existence
du sujet, et c'est
Maine de Biran donne à la théorie perceptionniste une forme psychologiquement, plus satisfaisante. Pour lui, la synthèse du sujet et de l'objet n'est pas donnée dans toutes les perceptions indistinctement, ruais dans un fait de conscience qu'il appelle la sensation primitive, le phénomène de l'effort musculaire, de la volonté qui se traduit par un mouvement. Je m'unis, dit-il, au mouvement que j'opère parce que je m'en sens cause, mais en même temps je m'en sépare parce que je sens qu'il se réalise hors de moi; le fait de l'effort me révèle comme unis, mais comme différents, le sujet actif, représenté par ma volonté, et l'objet passif, représenté par mon corps. Cette théorie, plus précise que celle de Hamilton, rencontre, au point de vue psychologique même, une première difficulté. Elle prétend reposer, sur un fait psychique, à savoir le sentiment de l'effort; or la réalité de ce sentiment est contestable. Ce qui fait de lui pour M. de Biran une sensation privilégiée, c'est qu'elle serait efférente, tandis que les autres sensations sont afférentes. Or, W. James, par exemple, soutient, avec des arguments très forts, que cette sensation est afférente comme les autres, qu'elle n'est que l'ensemble des sensations musculaires résultant du mouvement accompli. La base psychologique de la théorie de M. de Biran est donc ébranlée. En outre, même en admettant la réalité
psychologique du sentiment de l'effort, la théorie à laquelle il sert
de fondement se trouve en présence d'une nouvelle difficulté, d'ordre
à la fois psychologique et métaphysique. M. de Biran se représente l'âme
comme un principe actif qui produit un mouvement
et a conscience de le produire. Mais cette causalité
transitive de l'âme est, comme le développe avec force Renouvier,
exposée à la critique adressée par Hume à l'idée
de causalité. Ni l'expérience externe, ni l'expérience interne ne nous
révèlent cette causalité dont parle M. de Biran. L'expérience nous
montre deux faits, d'une part notre décision de produire certains mouvements,
de l'autre l'exécution de ces mouvements ; mais elle ne nous explique
pas et ne saurait nous expliquer la liaison entre ces deux ordres de phénomènes;
elle constate une connexion, mais non une causalité transitive.
Qu'entendent, en effet, les réalistes en parlant de corps, d'objets extérieurs, que nous révèle la perception? Il ne peut s'agir d'être, qui existeraient même si nous ne les connaissions pas; car, admit-on même l'hypothèse métaphysique d'un inconnaissable, qui semble bien se détruire en s'énonçant - puisque spéculer sur un être, c'est implicitement le déclarer connaissable en quelque manière - cette hypothèse n'a rien à voir dans la question actuelle, qui part de la représentation donnée dans la conscience. Parler de choses, c'est dire que notre perception actuelle correspond à un objet qui existait avant d'être perçu par nous, qui existera encore quand nous ne le percevrons plus, c.-à -d. qu'elle contient, comme dit Kant, un élément de perdurabilité; c'est dire, en un mot, que notre perception actuelle enveloppe la représentation de perceptions identiques possibles, soit pour nous-même à un autre moment, soit pour d'autres humains. La notion de l'objectivité, telle que nous la fournit la conscience, se réduit à l'idée de ce que Suart Mill appelle une possibilité permanente de sensations, idée qu'évoque toute perception actuelle par le jeu de la mémoire et de l'habitude, on, d'un seul mot, par le jeu de l'association des idées. Deux raisons principales nous poussent invinciblement, par une opération que nous prenons à tort pour une intuition immédiate, à objectiver ainsi ces groupes de sensations possibles. La première est, par opposition au caractère fugitif des sensations isolées, la permanence de ces groupes, le fait que dans des circonstances identiques à la circonstance actuelle ces groupes se représentent à nous sous une forme identique : si je rentre dans ma chambre, je revois ma table comme je la voyais avant de sortir. La seconde est que ces groupes semblent agir les uns sur les autres suivant des lois constantes, et qui m'apparaissent comme indépendantes de ma volonté, quand ce ne serait que pour cette raison que je les ignore tant que l'expérience ne me les a pas révélées. Mais ces deux raisons se ramènent à une seule; des deux côtés, ce qui me fait croire à l'objectivité de ces groupes de sensations possibles, c'est la constance de leurs rapports et des lois qui les expriment, soit en tant que chaque groupe m'est donné isolément, soit en tant que je perçois ces groupes dans des relations réciproques. Ainsi l'analyse du caractère d'objectivité, telle que l'a opérée Stuart Mill après Berkeley, a pour résultat de donner comme soutien à ce qu'on appelle la réalité matérielle, non plus l'idée de substance, mais l'idée de loi. Le problème dont le réalisme et l'idéalisme, proposent deux solutions antithétiques se pose donc maintenant sous cette forme précise : comment rendre compte de la constance, de la stabilité incontestable, d'une part de certains groupements de sensations, de l'autre des relations entre ces groupements? Le réalisme, au second sens de ce mot, est donc la solution d'un problème qui ne s'est posé que faute d'une analyse suffisante du fait psychologique de la perception qui lui fournit sa matière, et l'on peut dire qu'il ne saurait plus avoir actuellement d'existence qu'en se posant sous une forme tellement différente qu'elle équivaut à sa suppression. (G.-H. Luquet). |
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