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Pierre
de La Ramée, dit Ramus, est un érudit et logicien,
né à Cuth, en Vermandois, vers 1515, mort en 1572.
Fils d'un laboureur
et petit-fils d'un charbonnier, il ne put suivre les cours du collège
de Navarre qu'en devenant le domestique d'un écolier. Bien que brillant
élève, il ne tarda pas à se dégoûter
de l'enseignement scolastique :
«
Quand je vins à Paris, je tombé es-subtilitez des sophistes,
et m'apprit-on les arts libéraux par questions et disputes sans
m'en montrer jamais un seul autre ni profit ni usaige ».
C'est là le sentiment
qui fait l'unité de sa vie et de ses écrits. Il combattit
le premier, près d'un siècle avant Galilée et Descartes,
l'autorité d'Aristote. Il n'avait que vingt et un ans lorsqu'il
soutenait ainsi en pleine Sorbonne, tout aristotélicienne, une thèse
inaugurale pour le grade de maître ès arts retentissante.
Il y prétendait démontrer :
1° que
l'Organon
d'Aristote n'est pas authentique;
2° que quaecumque
ab Aristotele dicta essent commentitia esse (1536); autrement dit que tout
ce qu'avait dit Aristote n'était que fausseté.
Professeur au petit
collège de l'Ave Maria avec son inséparable ami Omer
Talon, il reprend la thèse en 1545 dans deux autres livres :
l'un, de critique toute négative, Aristotelicae animadversiones;
l'autre, où il expose sa propre conception de la dialectique
et, par delà, Aristote croit revenir
à Socrate, les Dialecticae partitiones.
Le scandale fut grand, et son cas, soumis à l'Université
en corps, puis au Parlement, puis au conseil du roi, vint enfin devant
cinq commissaires spéciaux, dont trois manifestement hostiles, qui
lui interdirent d'enseigner désormais la dialectique et la philosophie.
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Ramus
(1515-1572).
Ramus ne tarda pas
pourtant à devenir principal du collège de Presles, puis
professeur au Collège de France, où son enseignement acquit
une célébrité européenne. Il aspirait à
y aborder tour à tour chacun des sept arts libéraux; une
de ses originalités fut d'élargir le cadre des études,
on y faisant entrer le grec et les mathématiques,
enseignements alors solidaires, et il fut le premier à traduire
Euclide.
Cependant continuaient
ses polémiques furieuses avec les péripatéticiens
de la Sorbonne, avec Jacques
Charpentier en particulier, dont il dénonça l'ignorance
en mathématiques jusque devant le conseil du roi. De là des
haines implacables, qui trouvèrent un redoutable prétexte
lorsque Ramus se fut converti au protestantisme.
Obligé de quitter la France lors
de la deuxième guerre de religion,
il visita l'Allemagne et la Suisse,
Strasbourg,
Berne, Heidelberg, Genève, et partout
il fut accueilli comme la gloire de la science française et partout
il laissa des disciples. Rentré en France à la paix et remis
en possession de ses chaires, il fut mis à mort, malgré la
protection royale, deux jours après la Saint-Barthélemy,
par une bande d'assassins, aux gages, a-t-on parfois prétendu, de
son irréductible ennemi Charpentier.
Malgré la
réputation et la diffusion du « ramisme » au XVIe
siècle, l'oeuvre de Ramus, où l'on a pu voir un prélude
du cartésianisme, se réduit
pour nous, outre ses innovations en grammaire
ou en rhétorique (le j et le
v
distingués de l'i et de I'u; projet d'une orthographe
simplifiée; introduction du grec dans l'enseignement), et l'impulsion
qu'il donna à l'étude des mathématiques,
à quelques modifications timides introduites dans la logique
classique. Il y distingue deux parties, l'invention et le jugement
(raisonnement), et essaie de donner les
règles de l'une et de l'autre; pour ce qui est de l'invention, il
croit les trouver dans la classification
des diverses catégories de la pensée.
Mais son action la
plus féconde consista, en s'élevant contre l'admiration superstitieuse
d'Aristote et la « maladie de l'école
», morbus scolasticus, à montrer que la logique
n'est rien si elle n'est l'analyse de ces procédés
instinctifs de l'esprit qu'on peut retrouver dans
les différents arts et sciences, et qu'il étudiait volontiers
chez les poètes et les orateurs, Cicéron
et Virgile; que, dès lors, elle ne peut
suppléer à l'application réelle de l'esprit, et que
«
vauldroit beaucoup mieux avoir usaige sans art qu'art sans usaige ».
Ainsi, bien que tout
engagé encore dans cette scolastique
qu'il combat, il préluda à la libération de la pensée
moderne, et put en formuler le principe même
:
Nulla auctoritas
rationis, sed ratio auctoritatis regina dominaque esse debet.
Ses nombreux écrits,
en dehors de sa Dialectique, réimprimée et atténuée
en 1550 et en 1556, et ses Animadversiones Aristotelicae (1543),
ne sont guère que ses notes de cours ou des commentaires, sur Cicéron
en particulier. A citer : sa traduction d'Euclide,
(1545), ses Brutinae questiones (1547); une Arithmétique
(1555); ses trois grammaires, latine, grecque et française; et ses
Scolae
physicae, metaphysicae, mathematicae (1565, 1566, 1578).
(
P. Parodi).
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La dialectique
doit imiter la nature
« On doit avant
tout s'appliquer de toutes ses forces à découvrir ce que
peut la nature et comment elle procède dans l'emploi de la raison.
C'est pourquoi, pour mieux mettre en lumière sa puissance, considérez,
parmi tant de milliers d'hommes, ceux qui l'emportent par leur habileté
et leur prudence naturelle, et supposez qu'ils aient à donner leur
avis dans la discussion d'une affaire importante : leur pensée,
comme un miroir fidèle, devra vous donner une image de la nature.
Examinez donc ce que vont faire ces conseillers par qui la nature vous
enseigne. D'abord, si je ne me trompe, ils chercheront en silence dans
leur esprit quelque raison, ils inventeront quelque argument qui leur donne
moyen de vous exhorter à l'entreprise sur laquelle on délibère,
ou de vous en détourner; puis, quand ils auront trouvé de
quoi se satisfaire, ils exprimeront leur pensée, non pas au hasard,
mais par ordre et avec méthode : non contents de démontrer
chaque point avec élégance et avec force, ils embrasseront
toute la question, en descendant de l'idée la plus générale
aux espèces et aux cas particuliers qu'elle comprend. S'ils procèdent
ainsi dans une discussion particulière, à plus forte raison
suivront-ils cette méthode, lorsqu'ils étudieront la nature
tout entière, comme faisaient les premiers philosophes, qui n'avaient
point de logique artificielle. Ainsi, toutes les fois qu'il se présente
une occasion d'exercer notre raison, la nature invite nos esprits à
un double effort, l'un plus vif et plus pénétrant pour trouver
la solution du problème, l'autre plus calme et plus réfléchi
pour examiner et peser cette solution, en l'appropriant aux diverses parties
du sujet. Voilà ce que fait connaître avec certitude l'observation
de la nature, dont la science ne doit jamais se départir, mais qu'elle
doit suivre religieusement : car elle n'aura bien rempli sa tâche
que lorsqu'elle aura reproduit cette sagesse naturelle. Elle doit donc
en étudier les leçons dans les esprits d'élite, où
elles sont comme innées; puis, après qu'elle les aura recueillies
avec soin, elle les transmettra à son tour dans l'ordre le plus
naturel, et sur ce modèle tracera des règles à ceux
qui se proposent de bien raisonner. C'est ainsi qu'après avoir été
l'élève de la nature, la dialectique en deviendra pour ainsi
dire la maîtresse : car il n'y a point de nature si énergique
et si forte qui ne le devienne davantage par la connaissance de soi-même
et par la description de ses forces; et il n'en est point de si faible
et de si languissante qui ne puisse, avec le secours de l'art, acquérir
plus de forces et d'ardeur. »
(Ramus,
Dialecticae
partitiones).
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