| Honorat de Buzil, marquis de Racan, est un poète français, né au château de La Roche-Racan, en 1668, mort en 1670. Son père était maréchal de camp, mais en mourant il lui laissa une fortune embarrassée. Destiné au métier des armes, Racan fut élevé dans une grande liberté, au sein d'une contrée des plus poétiques de la France et dont les sites riants et les images gracieuses semblent avoir déterminé son goût pour la poésie. En 1605, alors qu'il était devenu orphelin, le duc de Bellegarde; qui avait épousé une de ses cousines, le fit entrer dans les pages de la chambre du roi. A la cour de Henri IV, il fit connaissance avec Malherbe, apprit de lui l'art de faire des vers et bientôt devint son émule en même temps que son ami. En sortant des pages, Racan suivit la carrière des armes et prit part à presque toutes les expéditions de Louis XIII. De retour de sa première campagne, ayant consulté Malherbe sur le choix d'un état, celui-ci lui répondit par l'apologue de Poggio Bracciolini, dont La Fontaine devait tirer plus tard la fable du Meunier, son fils et l'âne. En 1625, Racan avait achevé l'ouvrage qui lui valut sa réputation, les Bergeries. C'est une espèce de tragédie pastorale, où règnent à la fois ce ton de galanterie si fort à la mode à la cour de Henri IV et cette métaphysique amoureuse goûtée par les précieuses de l'hôtel de Rambouillet. En 1628, il commandait la compagnie du maréchal d'Effiat au siège de La Rochelle. Il se maria la même année, à l'âge de trente-neuf ans, et peu après la duchesse de Bellegarde, étant morte sans enfants, lui laissa 20,000 livres de rente, avec lesquelles Il alla vivre en gentilhomme campagnard dans sa terre de La Roche-Racan. La mort de Malherbe l'affligea tellement que sa verve sembla devoir à jamais l'abandonner; il resta près de vingt ans sans rien produire. Lors de la fondation de l'Académie française, Racan fut un des premiers choisis par le cardinal de Richelieu. Lorsqu'il se présenta pour sa réception, il ne prononça pas le discours ou compliment. d'usage. "J'avais, dit-il à ses collègues, préparé un discours de plus de six feuillets pour vous remercier, mais je l'ai laissé sur ma table et mon grand lévrier blanc l'a mangé. Vous voudrez bien m'excuser, messieurs. " Les Historiettes de Tallemant des Réaux fourmillent d'anecdotes de ce genre concernant Racan, ses distractions, son sans-gêne de gentilhomme un peu hautain et ses bonnes fortunes. On y trouve aussi quelques traits malins lancés contre lui; car le chroniqueur ne se fait pas faute de railler sa mauvaise prononciation et sa tournure, qui manquait d'élégance. Voici le portrait peu flatteur qu'il en fait : "Hors ses vers, il semble qu'il n'ait pas le sens commun; il a la mine d'un fermier, il bégaye et n'a jamais pu prononcer son nom, car par malheur l'r et le c sont les deux lettres qu'il prononce le plus mal. Plusieurs fois il a été contraint d'écrire son nom pour le faire entendre. Bon homme, du reste, et sans finesse." Tallemant a dû un peu charger ce portrait; mais l'histoire des trois Racan qu'il raconte et dont on a fait une comédie est un chef-d'oeuvre. "Estant fait comme je viens de dire, poursuit le conteur, le chevalier de Bueil (un de ses parents) et Yvrande, sachant que Racan devoit aller, sur les trois heures, remercier Mlle de Gournay de son livre de l'Ombre, qu'elle lui avoit envoyé, s'avisèrent de lui faire une malice et à la pauvre pucelle aussi. Le chevalier s'y en va vers une heure; il heurte. Jamin va dire à mademoiselle qu'un gentilhomme la demande. Elle faisoit des vers et, en se levant, elle dit : "Cette pensée était belle, mais elle pourra revenir et ce cavalier peut-être ne reviendrait pas." Il dit qu'il est Racan; elle, qui ne le connaissoit que de réputation, le crut. Elle lui fit mille civilités à sa mode et le remercia surtout de ce que, étant jeune et bien fait, il ne dédégnoit pas de venir visiter la pauvre vieille; le chevalier, qui avait de l'esprit, lui fit bien des contes. Elle était ravie de le voir de si belle humeur et disoit à Jamin, voyant que sa chatte miauloit : "Jamin, faites taire ma mie Piaillon, pour écouter M de Racan." Dès que le chevalier fut parti, Yvrande arrive qui, trouvant la porte entrouverte, dit en se glissant "J'entre bien librement, mais l'illustre Mlle de Gournay ne doit pas être traitée comme le commun. - Ce compliment me plait, répliqua la pucelle; Jamin, mes tablettes, que je le marque. - Je viens vous remercier, mademoiselle, de l'honneur, que vous m'avez fait de me donner votre livre. - Moi, monsieur? reprit-elle; je ne vous l'ai pas donné, mais je devrois l'avoir fait. Jamin, une Ombre pour ce gentilhomme. - J'en ai une, mademoiselle, et, pour vous montrer cela, il y a telle chose en tel chapitre. Après, il lui dit qu'en revanche il lui appor toit des vers de sa façon. Elle les prend et les lit. "Voilà qui est gentil; cela est parfait; ici vous malherbisez, ici vous colombisez; ne saurois-je point votre nom? - Mademoiselle, je m'appelle Racan. - Monsieur, vous vous moquez de moi. - Moi, mademoiselle, moquer de cette héroïne de la fille d'alliance du grand Montaigne? - Bien, bien, dit-elle, celui qui vient de sortir a donc voulu se moquer de moi. Mais n'importe; je suis toujours bien aise d'avoir vu deux gentilshommes si bien faits et si spirituels." Et là-dessus ils se séparèrent. Un moment après, voilà le vrai Encan qui entre tout essoufflé; il estoit un peu asthmatique et la demoiselle demeurait au troisième étage. "Mademoiselle, lui dit-il sans cérémonie, excusez si je prends un siège. " Il dit cela de fort mauvaise grâce et en bégayant. "Oh! la ridicule figure, Jamin ", dit Mlle de Gournay. "Mademoiselle, dans un quart d'heure je vous dirai pourquoi je suis venu ici, quand j'aurai repris mon haleine. Où diable vous êtes-vous venue loger si haut? Ah! disoit-il en soufflant, qu'il y a haut! Mademoiselle, je vous rends grâces de votre présent de votre Omble, que vous m'avez donnée; je vous en suis bien obligé". La pucelle, cependant, regardoit cet homme avec un air dédaigneux. " Jamin, dit-elle, désabusez ce pauvre gentilhomme, je n'en ai donné qu'à tel et tel, à M. de Malherbe, à M. de Racan. - Eh! mademoiselle, c'est moi! - Voyez, Jamin, le joli personnage! au moins les deux autres étaient-ils plaisants. Mais celui-ci est un méchant bouffon. - Mademoiselle, je suis le vrai Racan. - Je ne sais pas qui vous êtes, mais vous êtes le plus sot des trois!". Elle crie au voleur, des gens montent; Racan se pend à la corde de la montée et se laisse glisser en bas. Le jour même elle apprit toute l'histoire et alla le trouver le lendemain de bonne heure. Racan étoit encore au lit; elle tire le rideau, il l'aperçoit et se sauve dans un cabinet; il fallut capituler pour l'en faire sortir. Depuis, ils furent les meilleurs amis du monde, car elle lui en demanda cent fois pardon. Boisrobert joue cela admirablement; on appelle cette pièce les Trois Racan. Il les a joués devant Racan lui-même, qui en rioit jusyq'aux larmes et disoit : Il dit vlai! il dit vlai! " Boisrobert fit également de cette historiette une comédie, les Trois Orante (1654). Racan, à défaut de discours de réception, fit lire à l'Académie un Discours contre les sciences, sujet que devait plus tard reprendre Rousseau et que le poète des Bergeries traita dans le même sens. Son discours n'est qu'une suite de paradoxes, un thème de bel esprit, sans grande portée. Ses pastorales restent sa meilleure oeuvre; le mérite de Racan consiste surtout dans l'expression; son vers sait rendre d'un façon ingénue et touchante les sentiments naturels. Ceux où il peint la rapidité de la vie, l'inconstance de la fortune, le néant de la gloire ont une élégance et une pureté que Malherbe se plaignait de rencontrer rarement sous sa plume. Il a moins de pompe, plus de simplicité que Malherbe; il suffit de comparer leurs deux traductions d'une même pensée d'Horace : Pallida mors Aequo pulsat pede pauperum tabernas Regumque turres... Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre Est sujet à ses lois, Et la garde qui veille aux barrières du Louvre N'en défend pas nos rois. (Malherbe). Les lois de le mort sont fatales Aussi bien aux maisons royales Qu'aux taudis couverts de roseaux; Tous nos jours sont sujets aux Parques; Ceux des bergers et des monarques Sont coupes des mêmes ciseaux. (Racan). La pièce la plus connue de Racan est la suivante où l'on relève la beauté de la première strophe : -
Sur la Retraite « Thyrsie, il faut penser à faire la retraite; La course de nos jours est plus qu'à demi faite; L'âge insensiblement nous conduit à la mort; Nous avons assez vu sur la mer de ce monde Errer au gré des flots notre nef vagabonde; Il est temps de jouir des délices du port. Le bien de la fortune est un bien périssable; Quand on bâtit sur elle, on bâtit sur le sable; Plus on est élevé, plus on court de dangers; Les grands pins sont en butte aux coups de la tempête, Et la rage des vents brise plutôt le faîte Des maisons de nos rois que les toits des bergers. Oh! bienheureux celui qui peut de sa mémoire Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire Dont l'inutile soin traverse nos plaisirs, Et qui, loin retiré de la foule importune, Vivant dans sa maison, content de sa fortune, A, selon son pouvoir, mesuré ses désirs! Il laboure le champ que labourait son père; Il ne s'informe pas de ce qu'on délibère Dans ces graves conseils d'affaires accablés; Il voit sans intérêt la mer grosse d'orages, Et n'observe des vents les sinistres présages Que pour le soin qu'il a du salut de ses blés. Roi de ses passions, il a ce qu'il désire : Son fertile domaine est son petit empire; Sa cabane est son Louvre et son Fontainebleau; Ses champs et ses jardins sont autant de provinces, Et, sans porter envie à la pompe des princes, Se contente chez lui de les voir en tableau. Il voit de toutes parts combler d'heur sa famille, La javelle à plein poing tomber sous la faucille, Le vendangeur ployer sous le faix des paniers; Et semble qu'à l'envi les fertiles montagnes, Les humides vallons et les grasses campagnes S'efforcent à remplir sa cave et ses greniers. Il suit aucunes fois un cerf par les foulées Dans ces vieilles forêts du peuple reculées, Et qui même du jour ignorent le flambeau; Aucunes fois des chiens il suit les voix confuses, Et voit enfin le lièvre, après toutes ses ruses, Du lieu de sa naissance en faire son tombeau. Il soupire en repos l'ennui de sa vieillesse Dans ce même foyer où sa tendre jeunesse A vu dans le berceau ses bras emmaillotés. Il tient par les moissons registre des années, Et voit de temps en temps leurs courses enchaînées Vieillir avecque lui les bois qu'il a plantés. Il ne va point fouiller aux terres inconnues, A la merci des vents et des ondes chenues, Ce que Nature avare a caché de trésors, Et ne recherche point, pour honorer sa vie, De plus illustre mort ni plus digne d'envie Que de mourir au lit où ses pères sont morts. S'il ne possède point ces maisons magnifiques, Ces tours, ces chapiteaux, ces superbes portiques Où la magnificence étale ses attraits, Il jouit des beautés qu'ont les saisons nouvelles, Il voit de la verdure et des fleurs naturelles Qu'en ces riches lambris l'on ne voit qu'en portraits. Agréables déserts, séjour de l'innocence, Où, loin des vanités, de la magnificence, Commence mon repos et finit mon tourment, Vallons, fleuves, rochers, plaisante solitude, Si vous fûtes témoins de mon inquiétude, Soyez-le désormais de mon contentement. » (H. de Racan). | Sur ses vieux jours, le poète essaya de racheter les tableaux parfois un peu vifs des Bergeries par des compositions sacrées. Il traduisit en vers les Sept psaumes de la pénitence (1631), fit des Odes sacrées, imitées des psaumes de David (1651), et ajouta à ses Dernières poésies des poésies chrétiennes (1660). Le disciple et rival souvent heureux de Malherbe mourut à l'âge de quatre-vingt-un ans, ayant survécu aux moeurs, aux idées, au langage même qu'il avait trouvés à la cour dans sa jeunesse, et, bien que la postérité commençât pour lui de son vivant, elle n'altéra en rien sa gloire. Boileau, le persécuteur de tant de renommées littéraires, respecta celle de Racan et trois fois dans ses vers il le nomme avec éloge. Racan eut un fils, qu'il perdit à l'âge de seize ans et dont il fit l'épitaphe. (PL). | |