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On désigne
sous l'appellation de philosophie gnomique une forme particulière
de philosophie, exprimée sous forme
de poèmes (Poésie gnomique),
qui fleurit surtout au VIe siècle
avant notre ère, et qui est comme la première ébauche
de la morale. Formuler des sentences qui résument
l'expérience et les observations
de ceux qui aiment à réfléchir sur les conditions
de la vie pratique, y mêler quelques conseils présentés
sous forme de maximes brèves et précises, raisonner
sur la vie, mais sans rien qui ressemble à une théorie,
sans principes fixes et sans méthode
régulière, telle fut l'oeuvre des premiers gnomiques.
Pour l'essentiel, des maximes ou proverbes
de ce genre relèvent de ce qu'on convient d'appeler la sagesse
populaire : aussi en trouverons-nous déjà un grand nombre
dans les poèmes d'Homère et dans
Hésiode. Mais les réflexions morales
ne s'y rencontrent encore que par accident et mêlées à
beaucoup d'autres éléments. C'est plus tard seulement, lorsque
les genres commencent à se distinguer plus nettement, qu'apparaissent
les gnomiques proprement dits : et le premier essai de philosophie
morale se produit en Grèce presque au même moment où
la philosophie de la nature commence
avec Thalès. Les principaux gnomiques sont
Solon, Phocylide, Théognis,
les Sept sages de la Grèce. Il nous
reste quelques fragments des trois premiers : quoique l'authenticité
de quelques-uns ne soit pas bien établie, nous pouvons leur emprunter
quelques exemples qui donneront comme un échantillon de cette forme
ancienne de la sagesse humaine.
«
Aucun mortel, dit Solon, ne mérite d'être loué : tous
sont méchants. On ne doit se fier qu'au plus petit nombre possible
de personnes. Le plus grand des biens n'est pas la richesse, mais la vertu.
Des richesses excessives n'engendrent que la présomption; l'humain
peut être heureux dans la médiocrité, et un gain mal
acquis attire sur lui inévitablement le châtiment de la divinité.
»
Comme il fallait s'y attendre, chez. un auteur
tel que Solon, ce ne sont pas seulement les faits de la vie ordinaire et
domestique, mais encore ceux de la vie politique qui ont fourni matière
à ses réflexions : le spectacle des révolutions et
des agitations populaires, si fréquentes chez les Grecs, ne pouvait
manquer d'attirer l'attention des sages.
«
Contre tous les maux, lisons-nous dans les fragments de Solon, le premier
remède imposé par la nature des choses, c'est pour l'État
l'ordre légal, pour l'individu, le contentement
de son sort et là modération. L'absence de lois
et les rivalités des citoyens sont pour une société
les deux maux les plus redoutables; l'ordre et les lois sont les plus grands
biens. Justice et liberté pour tous, obéissance de tous à
l'autorité, répartition équitable des honneurs et
de l'influence, tels sont les principes que doit appliquer le législateur,
dût-il par là soulever le mécontentement. »
Chez Phocylide, nous retrouvons des réflexions
analogues :
«
Une origine noble n'est d'aucun prix pour l'individu, la puissance et la
grandeur territoriale ne sont d'aucun prix pour l'État, si l'une
n'est unie à la sagesse, si l'autre n'est unie à l'ordre.
La mesure est ce qu'il y a de meilleur : la condition moyenne est la plus
heureuse. La justice est le résumé de toutes les vertus.
»
Il est aisé de comprendre que
des réflexions sur la vie pratique comme celles dont nous venons
de donner quelques exemples, pouvaient conduire insensiblement à
l'ironie et à la satire c'est ce qui est arrivé à
Phocylide dans les vers où il divise le sexe féminin en quatre
familles, ramenées elles-mêmes à quatre origines :
le chien,
l'abeille,
le porc
et le cheval.
Avec Théognis, nous voyons apparaître,
à côté de tendances toutes semblables, une ironie plus
amère, un mécontentement et une sorte de pessimisme
précoce. C'est lui qui a dit le premier que :
«
le mieux pour l'humain eût été de ne pas naître;
ensuite, c'est de mourir le plus tôt possible : car personne n'est
véritablement heureux ».
« Les fils,
dit-il encore, expient l'iniquité de leurs pères; les criminels
eux-mêmes restent impunis. La richesse est la seule chose que les
humains admirent : celui qui est pauvre reste malheureux, si vertueux qu'il
soit. Épargner est une bonne chose, car personne ne pleure le mort
qui ne laisse pas d'argent. Nous cherchons des béliers, des ânes,
des chevaux de bonne race pour les faire reproduire, et l'honnête
homme ne craint pas d'épouser la fille méchante d'un méchant
père, si elle lui apporte beaucoup d'argent; une femme ne refuse
pas d'être l'épouse d'un méchant, s'il est riche; elle
lui demande l'argent, non la vertu. L'argent a toute notre estime : du
méchant au bon, du bon au méchant, l'argent conclut les alliances.
»
Après toutes ces amères réflexions,
Théognis se retrouve d'accord avec Solon
pour affirmer que, précisément parce que le bonheur ne dépend
pas de notre volonté, nous devons nous
efforcer de montrer dans le malheur de la constance, du courage et de la
modération. (V. Brochard).
«
Le bien suprême, pour l'humain, est l'intelligence;
le pire des maux, la folie. Éviter la présomption, rester
dans la juste mesure, se contenter de la médiocrité, c'est
le dernier mot de la sagesse. »
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