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Guillaume d'Occam ou Ockham est un philosophe, théologien, polémiste religieux et politique, né dans le village d'Occam, comté de Surrey, dans la dernière partie du XIIIe siècle, mort à Munich le 7 avril 1347 (d'après Fabricius). Il aurait, si l'on en croit une tradition, été, dès l'enfance, remarqué par les franciscains, appelé dans leur ordre, et il aurait dû à leurs soins de faire à Merton College (Oxford) ses études, de les couronner enfin à l'Université de Paris. Là il suivit les leçons de Duns Scot, alors à l'apogée de sa gloire, et il s'instruisit directement de cette métaphysique réaliste que tout son enseignement propre et la longue influence qu'il devait exercer sur le cours de la pensée philosophique étaient destinés à renverser. Lui-même devint bien vite un maître de grande célébrité (Venerabilis inceptor et aussi Doctor invincibilis, fut le surnom que lui attribuèrent ses admirateurs). Aussi n'est-il pas surprenant qu'il passe pour avoir pris sa part de la grande lutte qui venait ,justemnent d'éclater entre Philippe le Bel et Boniface VIII. - Guillaume d'Ockham. Hauréau, dans son Histoire de la scolastique, ne met pas en doute l'intervention résolue, passionnée du philosophe anglais en faveur du roi de France, contre les prétentions du pape en matière temporelle. Il lui impute le libelle fameux, publié par Melchior Goldast : Disputatio super potestate ecclesiastica praelatis atque principibus terrarum commissa, libelle qui refusait au chef de l'Église le droit de blâme envers le souverain temporel et qui dénonçait comme une pure hérésie la doctrine de la suprématie pontificale à l'égard des princes. Tout autre est l'avis de Lindsay, selon qui l'intervention de Guillaume d'Occam dans le débat engagé entre le trône et le saint-siège relèverait de la légende. Quant au libelle Disputatio, etc., il faudrait, au dire du même auteur, l'attribuer, non pas à notre philosophe, mais au juriste parisien Pierre Dubois. Quoi qu'il en soit de ce point d'histoire, ce qui est certain, c'est que le rôle de champion du pouvoir séculier en face des usurpations de la plus haute puissance ecclésiastique, Occam le jouera contre le pape Jean XXII. Sa rupture avec ce dernier date de 1322 : il avait, cette année-là, en qualité de provincial d'Angleterre, assisté à la grande assemblée de son ordre, qui se tint à Pérouse et qui préluda au soulèvement des franciscains contre l'autorité pontificale. Dans son libelle Defensorium, il s'était adressé directement à Jean XXII, formulant avec une hautaine indépendance les thèses protestataires. Il lui fut répondu par une citation devant les évêques de Ferrare et de Bologne et plus tard par un procès en hérésie. Les détails de ce procès nous sont inconnus. Nous savons seulement que dans la même accusation, Michel de Césène, général des franciscains, et Bona Gratia de Bergame se trouvèrent impliqués; qu'en 1328 tous trois étaient gardés dans le donjon du palais d'Avignon; qu'ils prévinrent par la fuite une condamnation certaine; qu'ils passèrent à Munich, où le prince Louis de Bavière, dont le pape refusait de reconnaître l'élection au trône impérial, trouva en eux d'infatigables auxiliaires dans sa longue querelle avec le chef de la chrétienté. Defendas me gladio, defendam te calamo, avait proposé Guillaume d'Occam à Louis de Bavière. De part et d'autre le contrat fut bien tenu. Nos religieux en révolte trouvèrent à Munich le refuge le plus sûr; en retour, ils lancèrent les écrits d'attaque où les prétentions de la curie en matière temporelle étaient continuellement réfutées sans qu'il en coûtât rien à leurs convictions profondes, puisque l'indépendance des deux sphères, ecclésiastique et séculière, avait été l'un des grands principes au nom desquels ils avaient conduit la révolte. | |||||
Parmi ces pamphlets qui, se répandant en Europe, minaient la souveraineté papale, les écrits de Guillaume d'Occam occupaient une place d'honneur. Citons son Opus nonagenta dierum (1330-33); son Tractatus de dogmatibus Johannis XXII, papae (1333-34); son Compendium errorum Johannis XXII, papae (1335-38); son Defensorium contra errores Johannis XXII, papae (1335-39); ses Super Potestate somni pontificis octo quaestionum decisiones (1339-42), où, du point de vue théologique principalement, il travaillait à ruiner la doctrine de l'omnipotence du pape. Mentionnons également son Tractatus de,jurisdictione imperatoris in causis matrimonialibus, composé pour revendiquer en faveur de la seule autorité civile le droit de trancher les cas de consanguinité en matière de mariage, contrairement à la prétention ecclésiastique de réserver exclusivement aux chefs de l'Église les questions relatives à l'obtention de ce sacrement. Jusqu'au bout, l'ardent controversiste combattra le même combat, puisque son dernier ouvrage, De Electione Caroli VI, sera consacré à soutenir les thèses de l'école franciscaine sur la séparation absolue des deux pouvoirs. Les dernières années de Guillaume d'Occam ne nous sont guère mieux connues que le début de sa vie. Disons seulement qu'après la mort de Michel de Césène, qui eut lieu en 1342, d'Occam fut par son parti désigné comme général de l'ordre. Le point demeure obscur de savoir s'il se réconcilia, avant sa fin, avec cette curie romaine dont il avait été, depuis tant d'années, l'intraitable ennemi. Ce suprême raccommodement paraîtra bien peu vraisemblable et l'on inclinera à croire plutôt les récits qui nous le représentent comme mourant excommunié. Le résumé qui précède montrerait suffisamment l'intérêt historique qui s'attache au nom de Guillaume d'Occam. Au déclin du moyen âge, ce religieux apparaît comme l'avocat impétueux des revendications de l'esprit civil en opposition avec les exigences de l'autocratie sacerdotale. Quelque chose du hobbisme se laisse déjà pressentir dans les traités politico-ecclésiastiques de ce polémiste qui allait jusqu'à proclamer que "Jésus-Christ lui-même, in quantum homo, in quantum viator mortalis, n'avait pas le droit de censurer Tibère" et qui aurait entendu bien plutôt incliner sous la souveraineté séculière l'autorité sacerdotale. Mais là ne se borne pas l'originalité de son rôle militant. Lindsay remarque avec beaucoup de raison que l'adversaire de Jean XXII doit figurer au nombre des grands réformateurs qui appelèrent le rétablissement, au sein d'un christianisme dégénéré, de la primitive vie évangélique, vie d'humilité et de pauvreté. "Son Compendium choisit quatre constitutions pontificales, qui enveloppaient une déclaration contre la pauvreté selon l'Évangile et il les dénonce comme pleines d'hérésie."On sait quels troubles firent naître dans l'Église ces protestations de la conscience morale contre la corruption grandissante de l'idéal chrétien, corruption à laquelle l'heure se fait proche où la Réforme apportera un remède radical. Occam ne pousse assurément point jusqu'où ira un Luther. Mais sa prédication sera imitée et reprise par ces nombreuses sectes monastiques à demi orthodoxes, à demi révolutionnaires, « Fraticelli, Beggards, Leilards, etc. », que l'Eglise combattra par toutes armes sans réussir jamais à les réduire entièrement.
Si Guillaume d'Occam a mérité de compter parmi les révolutionnaires religieux; si le protestantisme anglais est autorisé à le réclamer comme l'un de ses précurseurs, c'est cependant en qualité de philosophe qu'il a obtenu la plus grande et la plus légitime célébrité. Lindsay passe trop légèrement sur son oeuvre scolastique et il se méprend du tout au tout lorsqu'il lui dénie toute valeur originale. Que cette oeuvre soit grandement redevable à l'enseignement logique de Psellos et de l'école byzantine, enseignement transmis au monde occidental par l'intermédiaire de Pierre d'Espagne, nous ne le contesterons pas. Mais la doctrine d'Occam dépasse bien la sphère de la pure logique; elle est bien plus qu'une reprise savante et très perfectionnée du nominalisme paradoxal d'un Roscelin, bien mieux qu'une tentative ingénieuse et artificielle en vue de transformer en une sorte d'arithmétique des signes le travail du langage et de la pensée. Si l'action qu'elle était appelée à exercer va se prolonger durant tout le cours de la Renaissance, pénétrant les systèmes les plus divers, séduisant les maîtres du plus grand renom, c'est qu'elle inaugurait vraiment, dans la spéculation philosophique, une vie nouvelle et qu'un esprit tout moderne l'animait. Cet esprit est celui d'une philosophie éminemment critique, habile à l'analyse des concepts, inclinée à dériver des intuitions de nos sens ou de notre conscience les notions les plus générales de notre esprit. Assurément, ce grand devancier de Locke subit encore la tyrannie de la scolastique; la syllogistique traditionnelle pèse sur sa pensée; ses expositions et discussions se conforment aux méthodes dialectiques alors en honneur dans tous les enseignements. C'est que les théories les plus originales, les plus offensives même, revêtent fréquemment les formes consacrées qu'elles sont destinées à briser. Ainsi en arriva-t-il pour notre philosophe; il pense en moderne; il parle et expose à la vieille mode. Les principaux ouvrages philosophiques d'Occam sont les suivants : Quaestiones et decisiones in quatuor libros Sententiarum cum centilogio theologico (Lyon, 1495); Quodlibeta septem (Paris, 1487); Tractatus de Sacramento Altaris (Strasbourg. 1494), « dans lequel, tout en acceptant comme point de foi la doctrine de la présence réelle, il montre que l'on pourrait proposer une théorie plus rationnelle; celle qu'il y formule au sujet de l'Eucharistie devait être plus tard adoptée presque au pied de la lettre par Luther, et elle est aujourd'hui comme sous le nom de consubstantiation » (Lindsay); Expositio aurea et admodum utilis super artem veterem. (Bologne, 1496); Summa logices (Paris, 1488); Quaestiones in libros Physicorum (Strasbourg , 1491). L'intelligence de la philosophie occamiste nous est, d'ailleurs, bien facilitée par la compilation d'un disciple du XVe siècle, Gabriel Biel, premier professeur de théologie à l'Université de Tubingen (en 1477). Biel a, dans son Collectorium super libros sententiarum W. Ockami (Tubingen, 1501), synthétisé avec une pieuse exactitude les théories principales que le maître nominaliste avait disséminées dans ses divers écrits. Donnons-en une vue rapide. Guillaume d'Occam aurait été, ce semble, en droit de s'appliquer le mot de Carnéade sur Chrysippe: « Si Duns Scott n'avait pas composé, je n'aurais pas eu de raison d'exister.» Et de fait, on peut dire, sans nulle exagération, que toujours il écrivit en ayant Duns Scot devant les yeux. II ne pouvait, d'ailleurs, s'attaquer à un réalisme plus fortement soutenu. Dire ce que Guillaume d'Occam réfute, ce sera dire ce que lui-même établit. Or la doctrine de Scot, en laquelle plus d'un moderne a cru apercevoir une anticipation de l'hégélianisme ( Hegel), avait proclamé l'identité du réel avec le conçu; ce principe même, elle l'avait appuyé sur une double thèse savamment et laborieusement développée : 1° La dépendance logique se confond avec la subordination causale, et celle-ci n'est gu'une autre expression de celle-là;A cette double proposition, l'occamisme n'est qu'un long démenti. Et ce démenti se déploie dans une théorie de la connaissance, aux termes de laquelle cette perception de l'universel à laquelle Scot avait cru se résout, à l'analyse, en éléments conceptuels, issus d'intuitions. contingentes, élaborés, contrôlés et composés par l'activité de l'esprit. La connaissance a son origine dans l'information sensible, sauf cette réserve qui sauvegarde les croyances et les aspirations du théologien : Pro statu viae hujus. L'intuition est elle-même due à l'action d'un objet extérieur. Tel est le premier degré du savoir. Aux degrés suivants interviennent le sensus communs, puis « la connaissance mémorative ». Dans cette ère initiale, l'intellect proprement dit n'est pas encore, notons-le bien, entré en jeu. Mais, sans ce premier travail, l'action de l'intellect ne se produirait pas elle le continue, elle en dérive. Intellectus, dit Biel, qui est potentia superior operationem suam incipit a sensibus, neque enim non sentiens intelligit. Et de se réclamer d'Aristote (Biel. L. I. Dist. 111, Qu. 6). Quel sera donc maintenant le rôle de l'intellect? II consistera à abstraire, et cette opération, à son tour, comptera divers moments. De la connaissance de la chose sentie, l'intellect dégagera une notion d'abord vague, à laquelle, l'abstraction aidant, succédera la notion de singulier et de commun. L'opération abstractive poursuivra son oeuvre. De plus en plus elle distinguera des circonstances multiples et changeantes le permanent et l'immuable. Elle ira de la sorte, simplifiant toujours davantage, jusqu'à ce qu'indépendamment des êtres singuliers soit atteinte une qualité une absolument. Grâce à l'observation des ressemblances et au discernement des similitudes essentielles seront composés des concepts de genres et d'espèces. Ces concepts deviendront autant de matériaux pour l'intellect qui les fera entrer dans ses propositions et, par le secours du langage, les disposera dans ses syllogismes, les agencera dans des suites de raisonnements qui lui permettront de construire la science et de procéder à la découverte. Idem ex propositionibus syllogismos facit et alios discursus consequentiales quibus inquirit ex notis ignota (Ibid.). On croirait par instants posséder comme une ébauche de l'Essai sur l'entendement humain, et l'empirisme moderne ne fera guère mieux. C'est ainsi que la théorie occamiste tourne, comme sur son véritable pivot, autour de la notion abstraite. Les concepts, objets sur lesquels s'exercera l'activité ultérieure de l'intellect, le réalisme les prenait tels qu'ils s'offraient, comme des entités subsistantes, que disons-nous ? comme les réalités primaires, comme les seules existences dignes de ce nom, au prix desquelles particulier et concret ne posséderaient qu'une apparente et insaisissable valeur. Mais voici que s'est ouvert le règne de l'analyse. Ces concepts, Occam les soumet à une investigation critique, et il résulte de cette enquête qu'ils ne sont nullement des choses données, des essences simples et absolues, tombées dans notre pensée comme du haut de l'éternité, ce qui les élèverait à la dignité d'archétypes transcendants et d'idées divines (Biel. L. I. Dist. 35, Qu. 5). Ils consistent, comme eût dit un Taine, en des extraits, donc en des produits artificiels de notre labeur mental, indispensables à l'esprit qui, sans eux, manquerait d'une matière sur laquelle agir, est-ce à dire qu'ils ne répondent à rien d'objectif? Si fait, mais à la condition que l'analyse nous rappelle sans cesse le processus de leur formation et les éléments perceptifs dont l'assemblage les constitue. Bref, l'abstrait n'a d'existence et même de signification que celles qu'il emprunte à la chose ou à l'ensemble des choses concrètes, particulières, dont il tient la place (pro quibus supponit, selon l'expression favorite d'Occam et de Biel). On comprend sans peine qu'une pareille doctrine rend parfaitement oiseuse l'hypothèse classique des espèces. Cette hypothèse avait déjà été bien malmenée par une suite de maîtres réputés. L'occamisme, on peut le dire, lui portait le dernier coup. Parmi les oeuvres de l'abstraction, il en est une qui dépasse immensément les autres, qui couronne tout ce labeur de composition : elle réunit en elle la singularité absolue et la plus haute universalité : la notion de Dieu. Cette idée, Occam l'examine et il découvre qu'elle se rapporte à un « composé » dont les parties ont été normalement abstraites des choses. Et il n'y a pas, nous est-il énergiquement déclaré, d'autre manière de connaître Dieu (Biel, L. I. Dist. 3. Qu. 2-4). La conséquence est évidente, notre intellect, qui ne s'élève à Dieu que grâce à l'artifice de l'abstraction, ne connaît pas en elle-même cette souveraine existence et ne saurait acquérir d'elle qu'une notion purement relative. Il est vrai d'ajouter que la distinction persistante entre la condition du viator et celle du beatus permet à Occam de réserver les droits de la théologie, étant bien entendu que la science absolue du divin relève, contrairement à ce que Duns Scot avait enseigné, de la pure foi. On voit sans peine également comment Lindsay a pu dire que le scepticisme théologique, aux termes duquel les vérités de la foi chrétienne devaient être admises de confiance, en dépit des défauts logiques que la raison y découvrait, devint «presque un lieu commun, grâce à Occam qui lui donna pour base sa théorie de la connaissance». Et l'on comprend que, parmi les écoles qui vont naître, les plus empressées à accepter le nominalisme réformé par ce maître seront précisément les plus mystiques. Il avait fait de l'intuition la source première de toute science. Ils diront comme lui, sauf à reconnaître une intuition spéciale, privilégiée, qui, celle-là, vient non pas des sens, mais du coeur : l'intuition du divin. (Georges Lyon).
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