| Sous le règne de Napoléon Ier le rêve de la liberté politique que jusque là s'employait à caresser le discours révolutionnaire cessa vite de bercer l'imagination des Français de bonne foi. L'Éducation. La loi du 10 mai 1806, les décrets du 17 mai 1808 et du 15 novembre 1811 organisèrent I'Université impériale, c.-à-d. le monopole de l'État, en matière d'instruction et d'éducation publiques. Le chef de l'Université est un grand maître (Fontanes), assisté d'un conseil et ayant sous ses ordres des inspecteurs généraux. L'Empire est divisé en académies (autant que de ressorts de cours d'appel); chaque académie a un recteur, assisté d'un conseil académique et ayant sous ses ordres des inspecteurs d'académie. C'est à cette hiérarchie administrative que sont soumis l'enseignement supérieur (facultés de théologie, de lettres, de sciences, de droit et de médecine), l'enseignement secondaire (lycées et collèges), l'enseignement primaire (écoles communales). L'École normale supérieure est maintenue pour le recrutement des professeurs. Ceux-ci composent une sorte de corporation laïque, sur laquelle L'Église ne saurait donc avoir de prise, mais dont les membres sont astreints, sinon à des voeux, au moins à un engagement envers l'État, et, de plus, ne doivent pas se marier. L'ensemble est conçu à la fois comme une armée et comme un couvent. Le mot d'ordre est d'élever d'après «(des principes fixes » les générations successives, d'inspirer à la jeunesse des opinions impérialistes. Aussi l'enseignement primaire est à peu près abandonné aux soins des autorités locales; l'enseignement supérieur est étroitement surveillé; l'enseignement secondaire, pépinière des officiers et fonctionnaires de tout ordre, est principalement favorisé (environ 10 000 élèves, en 1809, dans 35 lycées). Les professeurs ont, en dehors de leur métier quotidien, nombre d'obligations précises ou vagues. Ils ne peuvent accepter aucune fonction publique, ou particulière, ou salariée, sans la permission authentique du grand maître. « Ils sont tenus d'avertir le grand maître et ses officiers de tout ce qui viendrait à sa connaissance de contraire à la doctrine et aux principes du corps enseignant dans les établissements d'instruction publique. » Ils sont en certain cas soumis à la peine des arrêts : « ils n'en souffriront pas plus dans leur considération que les colonels contre lesquels cette peine est prononcée ». Des peines plus graves sont la réprimande, la censure, la mutation pour emploi inférieur, la suspension, la réforme, enfin la radiation, et, dans ce cas, « l'incapacité d'obtenir aucun autre emploi dans aucune autre administration publique ». Celui qui désire se retirer avant l'âge, si le grand maître s'y refuse, doit engager une longue procédure après trois demandes successives renouvelées de deux en deux mois; faute de ces formalités, il peut être condamné à une détention qui peut atteindre un an, selon la gravité des circonstances. Les religions. Si l'Université est chargée de former la foi politique des jeunes générations, sans porter atteinte d'ailleurs à l'enseignement religieux, l'Église de France, malgré le Concordat, est de plus en plus séparée de son chef spirituel. Le Cabinet noir exerce une surveillance sévère sur la correspondance du pape. En 1810, le ministre des postes a l'ordre « d'acheminer sur Paris toutes les lettres écrites par le pape ou par les personnes de sa maison et celles destinées au pape et à sa maison ». Même ordre au ministre de la police. « Il faut être très sûr du directeur de la poste de Savone. Si l'on n'en était pas sûr, on pourrait le changer [...] S'il est quelques individus intrigants auprès du pape, il faut les éloigner et les faire fouiller, lorsqu'on peut soupçonner qu'ils ont des lettres. » Il mande au prince Borghèse : « Le pape se conduisant mal à Savone, je désire que vous donniez l'ordre que les voitures que j'avais mises à sa disposition rentrent à Turin, et que sa maison ne coûte pas plus de 12000 à 15000 F par an. Assurer-vous que le pape n'a aucune correspondance secrète et n'a de commerce qu'avec le préfet » (du dép. de Montenotte). Le pape ayant refusé obstinément l'institution canonique aux évêques nommés par l'empereur depuis la suppression de son pouvoir temporel, celui-ci convoque à Paris un concile auquel se rendent plus de cent prélats de France, d'Italie et d'Allemagne (11 juin 1811). Ce concile se déclare compétent pour statuer sur l'institution des évêques, « en cas de nécessité »; les sièges, d'après le droit canon, ne peuvent vaquer plus d'un an. Les évêques nommés s'adresseront au pape pour leurs bulles. Six mois après que la nomination aura été notifiée au pape, il sera tenu de les accorder, sinon le métropolitain procédera à l'institution canonique, ou, à son défaut, le plus ancien évêque de la province (5 août). La crainte d'un nouveau schisme d'occident détermine le pape à confirmer ce décret par un bref (20 septembre), mais il n'investit spirituellement aucun évêque nommé, bien que l'empereur, par crainte d'un coup de main des Anglais, l'eût fait transférer sous sa main, au palais de Fontainebleau. Malgré ses violences, l'empereur est loin de renoncer à se servir de la religion catholique conformément à la maxime émise par-devant le Corps législatif en 1802 : « La religion est un utile instrument entre les mains du gouvernement, aussi bien qu'une consolation aux esprit; faibles et aux consciences timorées.» Le catéchisme de l'Église de France propage le culte impérialiste : « Honorer et servir notre empereur, c'est honorer et servir Dieu lui-même. » N'est-il pas «-l'oint du Seigneur »? Lui désobéir, manquer à ses devoirs envers lui, c'est, « suivant l'apôtre saint Paul, résister à l'ordre établi de Dieu même, et se rendre digne de la damnation éternelle ». Le légat Caprara avait découvert, lors des négociations du Concordat, un martyr égyptien, Napolas, dont le nom fut identifié à celui de Napoléon : la fête avait été fixée au 15 août, jour de l'Assomption. Malgré les articles organiques, Napoléon autorisa diverses congrégations, les lazaristes, les missions étrangères, les frères des écoles chrétiennes, les soeurs de charité (18 février 1809); mais les Jésuites n'obtinrent jamais de se reconstituer, même sous de nouveaux noms; ils se passaient d'ailleurs de la permission. Quant aux cultes non catholiques, les protestants durent s'abstenir de toute relation avec aucune puissance étrangère; les consistoires payent, nomment et révoquent les pasteurs, mais avec l'approbation du gouvernement. D'habiles mesures furent prises pour assimiler les Juifs, par la réunion de l'assemblée des notables israélites à Paris (30 mai 1806), celle du grand sanhédrin, et par le décret du 2 mars 1810, réglant les questions du mariage confessionnel ou mixte, du divorce, du sabbat, dont l'observation est interrompue par le service militaire, et des noms de famille obligatoires. A Paris siégea le consistoire central. En résumé, Napoléon tient à être le maître politique de toutes les Églises; mais son ambition est plus grande encore en ce qui concerne sa propre religion; les empereurs romains, même chrétiens, n'étaient-ils pas souverains pontifes Dans ses rêves de Sainte-Hélène, il s'exprime clairement à ce sujet : « Quel levier que l'Église! Quel moyen d'influence sur le reste du monde [...] J'aurais fait du pape une idole. Il fût demeuré près de moi. Paris fût devenu la capitale du monde chrétien, et j'aurais dirigé le monde religieux aussi bien que le monde politique [...] J'aurais eu mes sessions religieuses comme mes sessions législatives. Mes conciles eussent été la représentation de la chrétienté. Les papes n'en eussent été que les présidents. » Il n'en affectait pas moins, en 1811, de parler des libertés de l'Église gallicane. Par ses fourberies comme par ses violences, il rejeta du côté du saint-siège ou du moins de la personne du pape, à leur grand étonnement, les esprits qui attachaient encore quelque prix à la liberté du for intérieur et à la dignité humaine. Les libertés individuelles. Le despotisme militaire, la platitude et la nullité des corps de l'État en présence du maître ont anéanti dans la pratique, pour la « grande nation », les droits naturels et les libertés formulés par ces principes de 1789, que les armées françaises étaient censées propager dans l'Europe vaincue. Par exemple, la Constitution de l'an XII, tout en supprimant toute pétition collective et toute pétition même individuelle, adressée au Corps législatif, à plus forte raison les manifestations qui avaient pour objet ou pour prétexte d'apporter plus ou moins violemment des requêtes à la barre des assemblées, avait néanmoins autorisé le Sénat seulement à recevoir celles qui étaient relatives à la liberté individuelle et à la presse. A cet effet, le Sénat nommait parmi ses membres deux commissions de sept membres chacune, l'une dite de la liberté individuelle, l'autre de la presse, et sur leur rapport pouvait voter, le cas échéant, une des deux formules suivantes-: « Il y a de fortes présomptions que N*** est détenu arbitrairement, » ou bien « Il y a de fortes présomptions que la liberté de la presse a été violée. » Jamais le Sénat n'usa de cette faculté, qui n'impliquait pas cependant de conclusion pratique, et ne constituait qu'un avis au gouvernement. La Constitution exigeait une loi pour toute levée de conscrits : en 1805, sous prétexte que le Corps législatif était en vacances, il fut procédé par un simple sénatus-consulte, et cette illégalité, par le silence du Corps législatif, devint « organique ». L'usurpation s'étendit à l'établissement de la garde nationale, aux annexions opérées sans traités, aux déclarations de guerre, etc. Sur les questions les plus graves, les sénatus-consultes ne font souvent que confirmer ou plutôt enregistrer, en les précisant, les décrets impériaux ou les rapports ministériels qui leur servent de thèmes. Tant que les budgets, préparés d'ailleurs avec habileté et régularité par les ministres des finances, furent votés tels quels par le Corps législatif, on put croire qu'en France les recettes et les dépenses continuaient à être consenties; mais quand survinrent les défaites et, avec elles, une velléité de résistance, Napoléon régla tout seul le budget, et établit de nouveaux impôts. La tutelle administrative s'étendit aux plus humbles détails. Le pouvoir judiciaire fut étroitement subordonné. Le principe électif n'est plus appliqué, et encore avec des restrictions, qu'aux juges de paix et aux juges de commerce. En 1807 (12 octobre), le personnel des tribunaux fut épuré. Il fallut cinq ans d'exercice pour être inamovible dans la magistrature assise; le ministère public (procureurs impériaux, etc.) dépend du pouvoir exécutif. La vénalité des offices ministériels (notaires, huissiers, commissaires-priseurs) fut rétablie. L'indépendance des avocats ne pouvait être tolérée; on savait que 3 sur 200 seulement à Paris avaient voté oui en 1804 : « Je veux, professait le maître, qu'on puisse couper la langue à un avocat qui s'en sert contre le gouvernement. » Une des plus mortelles injures dans la bouche de Napoléon était le mot : avocat! Aussi la profession redevint-elle corporative comme sous l'Ancien régime (ordre, tableau, bâtonnier, conseil de discipline). Dès que la raison d'État est mise en jeu, les règles et les formalités de la justice sont écartées, la police obtient toute créance et toute latitude. Le décret impérial du 3 mars 1810 concerne « les détenus dans les prisons d'État, qu'il n'est point convenable ni de faire traduire devant les tribunaux, ni de faire mettre en liberté »; on leur destine huit prisons permanentes : Saumur, Ham, Pierre-Châtel, Vincennes, If, Landskron, Fénestrelle, Campiano. La détention sera ordonnée par le conseil privé, sur le rapport du ministre de la police ou de la justice (peu importait, et leur dissentiment n'est même pas prévu). En outre, le premier de ces ministres a la faculté de « mettre en surveillance » les individus « qui lui paraîtront » devoir y être mis. Quand ce décret fut rendu, il ne faisait d'ailleurs que publier au grand jour ce qui se pratiquait depuis dix ans. Telle était l'indifférence traditionnelle ou acquise des Français pour la liberté individuelle, qu'à Paris le plus haut cours des effets publics à la Bourse (88 fr. 90 c. pour le 5%) suivit à quelques jours de distance (16 mars) le rétablissement officiel des bastilles. Dans les procès politiques et militaires, tous les moyens paraissent bons pour obtenir des aveux, y compris la torture des « poucettes ». Le code pénal de 1810 maintient l'exposition publique, le carcan, la marque, l'amputation du poignet des parricides avant leur décapitation; la peine de mort est prodiguée : elle est applicable entre autres cas à la non-révélation des complots. Il ne semble pas que le second mariage de Napoléon, en le rassurant sur l'avenir, l'ait déterminé à se relâcher longtemps des précautions policières dont l'habitude était prise. Fauché, disgracié (1er juillet), est surveillé par Réal, qui, malgré les scellés, les menaces et les rigueurs, n'obtint de l'équivoque personnage que la remise de pièces insignifiantes. Aussi le duc de Rovigo (Savary), son successeur, reçoit-il la lettre suivante-: « Je regrette beaucoup d'avoir mis en liberté plusieurs individus à l'occasion de mon mariage. Je ne connaissais pas alors toutes les intrigues de M. Fouché. C'est vouloir me trahir que de me proposer de mettre en liberté certaines gens. Je vois, dans le nombre des personnes éloignées de Paris, plusieurs dont on s'est permis d'adoucir la situation. Révoquez ces ordres. » Le prince Eugène est avisé d'arrêter à Venise le P. Leonardi et le P. Pacetti et de prendre « les mesures les plus efficaces pour comprimer les dispositions mal veillantes que montrent partout les moines. Mon intention, ajoute le souverain, n'est pas de me laisser insulter par cette vermine ». Napoléon emploie à l'espionnage politique, moyennant finances, Mme de Genlis, Mme Hamelin, maîtresse d'un intime de Talleyrand, M. de Montrond. Par les rapports secrets d'une police infatigable à se faire valoir, l'empereur sait, à n'en pas douter, « qu'on ne l'aime, pas ». Il tombe dans de fréquents accès de mélancolie, dont les causes étaient d'ailleurs en partie physiologiques. Aux Tuileries, un jour, « il se plaça brusquement au milieu d'un cercle, et, regardant bien en face tous ces gens de cour qui s'observaient avec une prudence toujours sur ses gardes, il leur dit : Que pensez-vous que dira le monde quand je ne serai plus là? Chacun des spectateurs, embarrassé, méditait une réponse qui plût au maître. Eh bien! dit Napoléon impatienté de cette hésitation, c'est pourtant bien simple, quand je ne serai plus là, tout le monde dira ouf! et il se retira aussi brusquement qu'il avait parlé. Tous les courtisans se regardèrent avec une figure singulièrement déconcertée. Tous ils avaient eu la pensée que Napoléon venait d'exprimer d'une manière si saisissante, et c'était justement pour cette raison qu'ils avaient cherché une formule qui dérobât à la pénétration de l'empereur cette première impression. Ce qui les effrayait surtout, c'était d'être attachés à la fortune d'un homme qui ne croyait même pas à la stabilité de l'oeuvre dont il poursuivait néanmoins si fiévreusement la réalisation. » (P. Bondois). La presse et l'édition. Quant à la presse périodique, cet utile contrepoids de tout gouvernement, elle est ou officielle (Moniteur) ou officieuse et assujettie. Non seulement les propriétaires de quelques journaux autorisés doivent venir chez le ministre de la police justifier de leur qualité de Français, et prêter un serment spécial, mais, dès 1803, ils sont obligés de présenter comme rédacteurs des « hommes sûrs ». Les journaux qui prospèrent sont tenus de racheter ceux qui périclitent. Le Journal des Débats se voit imposer le titre de Journal de l'Empire. L'indépendance d'esprit est qualifiée trahison. A propos du courageux Bertin, Napoléon écrit : « Son existence ne peut être sûre qu'en ne se mêlant plus d'influence politique; il est temps, enfin, que ceux qui ont directement ou indirectement pris part aux affaires des Bourbons se souviennent de l'Histoire sainte et de ce qu'a fait David (sic) contre la race d'Achab. Cette observation est bonne aussi pour M. de Chateaubriand et pour sa clique! » Les feuilletons littéraires eux-mêmes que signent Geoffroy, Étienne, sont l'objet de son étroite vigilance. Les avertissements pleuvent sur la Gazette de France, le Journal de Paris, les seuls organes quotidiens qui, avec le Moniteur et le Journal de l'Empire, subsistent encore, à la fin de 1811, dans la capitale : « Les produits des journaux, disent les considérants, ne peuvent être considérés comme une propriété qu'en conséquence d'une concession expresse faite par Nous... » La censure, déjà impitoyable pour les oeuvres dramatiques, fut rétablie en 1810 pour les journaux sous prétexte que le journaliste exerce une fonction d'État; sous le nom de directeurs, des censeurs à poste fixe sont imposés aux journaux et payés sur leur caisse. En février 1811, les frères Bertin se voient enlever, sans indemnité, la propriété de leur journal; Roederer et le duc de Bassano eux-mêmes perdent de la même façon le Journal de Paris. Les libraires et les imprimeurs sont réduits à un nombre fixe, astreints au serment, au brevet, et sous le coup d'une perpétuelle inquisition. Il est vrai que Napoléon « eût fait Corneille prince, si Corneille eût écrit de son vivant », et qu'il combla de ses faveurs Talma, principal interprète du grand tragique, sans compter Mlle Georges qui ne lui refusa pas les siennes. Il s'enthousiasma aussi pour les poèmes du faux Ossian (Macpherson) qu'il fit traduire par Baour-Lormian. Mais les « bardes » qui chantèrent ses victoires ne furent que de plats adulateurs. Il le sentait bien lui-même-: « J'ai pour moi la petite littérature, et contre moi la grande. » La petite, c'étaient Fontanes, Thomas, Lancival, Raynouard, Joseph Chénier, François de Neufchâteau, malgré des qualités de second ordre. La grande, c'est un émigré royaliste et catholique, le vicomte de Chateaubriand, un moment rallié au premier consul (Génie du christianisme, préface de 1802), mais tôt désabusé par le meurtre du duc d'Enghien; c'est une Genevoise calviniste, la fille de Necker, et la femme d'un Suédois, Mme de Staël. Chateaubriand est presque un isolé, mais Mme de Staël, qui a publié Delphine et Corinne, attire et fixe autour d'elle des esprits indépendants comme Sismondi, Benjamin Constant, Barante. Depuis le 18 brumaire, Mme de Staël est la « bête noire » du despote; en 1805, il lui enjoint de demeurer à Coppet; en 1806, il donne les ordres les plus minutieux pour sa surveillance. Apprend-il que le prince Auguste de Prusse, à Berlin, parle mal de lui? « Cela ne m'étonne pas, écrit-il à Victor [...] Il a passé son temps à faire sa cour à Mme de Staël à Coppet et n'a pu prendre là que de mauvais principes [...] Faites-lui dire qu'aux premiers propos qu'il tiendra, vous le ferez arrêter et enfermer dans un château et que vous lui enverrez Mme de Staël pour le consoler. Il n'y a rien de plat comme tous ces princes de Prusse! » Mme de Staël était admirablement à portée de faire pénétrer à la France l'âme du grand peuple que les Français connaissaient si mal, du peuple allemand. Le livre De l'Allemagne, sans être exempt d'allusions (c'était, impossible) au gouvernement français, n'avait ni le ton, ni le but, d'une satire. Le censeur Esménard l'avait tout d'abord laissé passer. L'empereur fut plus difficile et les 10000 exemplaires furent saisis et mis au pilon : « Votre livre n'est pas français, » telle fut la raison donnée à l'auteur par le ministre Savary. Les journaux allemands qui se publiaient à Brême, Hambourg, etc., disparurent en masse ou devinrent des reproductions du Moniteur. Après Austerlitz, l'occupation prolongée de l'Allemagne méridionale et centrale provoqua des pamphlets redoutables qui faisaient appel à l'insurrection. L'un d'entre eux, « Le profond abaissement de l'Allemagne », avait été expédié par ballots aux libraires de Nuremberg. Napoléon fit traduire en cour martiale les libraires Schöderer et Palm, entrepositaires peut-être inconscients. Le premier s'échappa; le second fut condamné et fusillé immédiatement (août 1806) : « La mort de cet homme, même injuste, était nécessaire à la sécurité de l'armée. » - Les Lettres et le despotisme, par Guizot (1852) « Le Journal des Débats, cette association de judicieux restaurateurs des idées et des goûts littéraires du dix-septième siècle; M. de Chateaubriand, ce brillant et sympathique interprète des perplexités intellectuelles et morales du dix-neuvième; Mme de Staël, ce noble écho des généreux sentiments et des belles espérances du dix-huitième, ce sont là les trois influences, les trois puissances qui, sous l'Empire, ont vraiment agi sur notre littérature et marqué leur trace dans son histoire. Par une confiscation sans exemple, le Journal des Débats fut enlevé à ses propriétaires; M. de Chateaubriand ne put être reçu dans s l'Académie française; Mme de Staël passa dix ans dans l'exil. Le pouvoir absolu n'est pas l'ennemi nécessaire des lettres et ne les a pas nécessairement pour ennemies. Témoins Louis XIV et son siècle. Mais pour que les lettres brillent sous un tel régime et l'embellissent de leur éclat, il faut que le pouvoir absolu soit accueilli par les croyances morales du public, et non pas seulement accepté comme un expédient de circonstance, au nom de la nécessité. Il faut aussi que le possesseur du pouvoir absolu sache respecter la dignité des grands esprits qui cultivent les lettres, et leur laisse assez de liberté pour qu'ils déploient avec confiance leurs ailes. La France et Bossuet croyaient sincèrement au droit souverain de Louis XIV; Molière et La Fontaine frondaient librement ses courtisans aussi bien que ses sujets; Racine, par la bouche de Joad, adressait au petit roi Joas des préceptes dont le grand roi n'était point choqué; et lorsque Louis XIV, dans sa colère contre les Jansénistes, disait à Boileau : « Je fais chercher partout M. Arnauld », Boileau lui répondait : « Votre Majesté a toujours été heureuse; elle ne le trouvera pas », et le roi souriait au spirituel courage du poète, au lieu de s'en offenser. A de telles conditions, le pouvoir absolu et les plus grands, les plus fiers esprits adonnés aux lettres peuvent bien vivre ensemble. Mais l'Empire n'offrait rien de semblable : l'Empereur Napoléon, qui avait sauvé la France de l'anarchie et qui la couvrait de gloire en Europe, n'était pourtant, dans la pensée des hommes clairvoyants, que le souverain maître d'un régime temporaire, peu en harmonie avec les tendances réelles et longues de la société, et commandé par la nécessité plutôt qu'établi dans la foi publique. Des esprits éminents et le nobles caractères le servaient, et ils avaient raison de le servir, car son gouvernement était nécessaire et grand; mais en dehors du gouvernement, dans les régions de la pensée, Il n'y avait, pour les grands esprits et les caractères fiers, point d'indépendance ni de dignité. Napoléon ne savait pas leur laisser leur part dans l'espace, et il les redoutait sans les respecter. Peut-être y avait-il là un vice de sa situation autant qu'un tort de son génie. Quoi qu'il en soit, nulle part, à aucun degré, sous aucune forme, l'Empire n'admettait l'opposition. En France et dans notre siècle, c'est là, tôt ou tard, pour les gouvernements les plus forts, un piège trompeur et un immense péril. Dieu l'a bien fait voir. Après quinze ans de pouvoir absolu glorieux, Napoléon tombait; les propriétaires du Journal des Débats reprenaient possession de leur bien; M. de Chateaubriand célébrait le retour des Bourbons; Mme de Staël voyait les grands désirs de 1789 assurés par la charte de Louis XVIII. Et maintenant, après trente-quatre ans de ce régime auquel avaient tant aspiré nos Pères [...]. Dieu a des leçons sévères qu'il faut accepter sans désespérer de la bonne cause. Quand on a assisté à ces prodigieux retours des choses humaines, on est également guéri de la présomption et du découragement. » (Guizot, Corneille et son temps, 1813, préface nouvelle, 1852). | Mais quand même... Trois ans après, l'empereur fit grâce, mais très secrètement, à l'étudiant Frédéric Staps, qui avait tenté de le poignarder (12 octobre 1809). Il craignait plus la force incoercible de l'opinion que les révoltes ouvertes, les idées que les attentats : c'est pourquoi il ne cessait de tourner en dérision l'idéologie et les idéologues. Il supprima la classe des sciences morales et politiques à l'Institut. Mais il ne convient point, par une étrange et trop commune complicité, de nier avec lui le mouvement intellectuel qui échappait à sa direction, et cela dans les sens les plus divers : avec les philosophes de Gérando, Maine de Biran, Royer-Collard; avec les historiens critiques Lessing, Winckelmann, Niebuhr, auprès desquels pâlissent les Daunou, les Ginguené, les Sismondi, les Michaud, les Lesur, les Lacretelle, avec les théoriciens de la théocratie, de Bonald et Joseph de Maistre; avec les érudits comme Silvestre de Sacy. Deux Allemands, Kant et Goethe, sont les vrais initiateurs de la pensée Moderne. Dans les sciences exactes, la France garde le premier rang avec Lagrange, Laplace, Monge, Carnot, Lancret, Méchin, Delambre, Lalande, Meusnier. La physique et la chimie citent avec orgueil Fourcroy, Berthollet, Gay-Lussac, Malus, Arago, Vauquelin, Chaptal, Thénard; les sciences naturelles, Lamarck, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, G. Cuvier, Jussieu, Saussure, Brongniart; les sciences médicales, Bichat, Broussais, Corvisart, Laënnec, Hallé, Pinel, Esquirol, le chirurgien Larrey, « dont l'histoire est presque celle des guerres de ce temps-» (Rambaud), Dupuytren, Lucas, Chopart, Bouillon-Lagrange. Avec Percier, Fontaine, Raymond, Chalgrin, l'architecture «-néo-romaine-» subit l'inspiration impériale. La sculpture (Cartellier, Espercieux, Chaudet, Bosio, Lemot) est classique; les grands sculpteurs étrangers Canova et Thorwaldsen sont, par leur vie et leurs oeuvres, intimement mêlés à notre histoire. David, ses émules et ses élèves, ne s'écartent pas du goût classique. L'empereur n'aimait, suivant le mot de Cherubini, que « le genre de musique qui ne l'empêchait pas de penser aux affaires de l'État »; aussi ne fait-il grâce à Méhul qu'en faveur de l'Irato, et accorde-t-il sa prédilection aux musiciens italiens Paisiello, Spontini : les Bach et Beethoven, et même Mozart, lui demeurent étrangers. La science commençait à « révolutionner » les anciennes industries et à en créer de nouvelles. Si, la réglementation ouvrière reprit faveur (brevets, livrets), si même quelques corporations furent ressuscitées (boulangers de Paris), si les conseils de prud'hommes (1806) eurent un caractère éminemment patronal, le progrès des procédés industriels est remarquable, grâce à Conté, Leblanc, Seguin, Carcel, Cadet de Vaux, les chimistes déjà cités, Léger-Didot, Proust, Oberkampf, Philippe de Girard, Jacquard, le patriote Richard-Lenoir. Ces inventeurs atténuèrent les résultats lamentables du système continental et « outillèrent la France de telle sorte qu'à la reprise des relations commerciales elle se retrouva en état de soutenir la lutte » (Rambaud). Mais c'est pure flatterie que de voir, par exemple, dans la découverte de l'extraction du sucre de raisin ou du sucre de betterave, une conséquence du décret de Berlin. L'application de la vapeur à la navigation fut mal accueillie en France et ne reçut aucun encouragement de l'empereur. (H. Monin). | |