| De retour de l'Expédition d'Égypte, et débarqué à Fréjus le 8 octobre 1799, Napoléon Bonaparte, par une exception étrange, fut affranchi des délais de la quarantaine que prescrivaient les lois sanitaires, et, annoncé par le télégraphe, il arriva à Paris le 16 octobre. Le Directoire succomba le 9 décembre (18 brumaire an Vll), non sans de vives oppositions de la part du conseil des Cinq-cents, et Bonaparte fut nommé le premier des trois consuls institués en remplacement du Directoire. Dès lors tout prit une face nouvelle en France. Si la cause des libertés publiques était pour longtemps compromise, la forme républicaine subsistait encore, ainsi que le principe du plébiscite-: « Entre le 18 brumaire et la Constitution de l'an VIII (22 frimaire), Bonaparte fut loin d'être le dictateur qu'il devint ensuite; le pouvoir personnel ne commença réellement à s'établir qu'après l'organisation du Consulat définitif. » (Aulard). La commission transforma le projet compliqué, mais tempéré, de Sieyès, d'après les critiques intéressées, mais souvent justes, de Napoléon Bonaparte, et élabora la Constitution de l'an VIII, qui fut, d'ailleurs, ratifiée par plus de trois millions de suffrages. Les royalistes s'imaginèrent que le premier consul préparerait une restauration; les républicains, qui avaient été tantôt les auteurs, tantôt les victimes de nombreux coups de force, pensèrent qu'il assurerait à l'État gloire et stabilité. Mais, par sa modération même à l'égard du premier parti, il s'aliéna vite, dans le deuxième, les plus ardents et les plus clairvoyants. En effet, le Consulat rappelait les proscrits de fructidor, Carnot, Siméon, Portalis, etc., abrogeait la loi des otages, abolissait l'impôt progressif, délivrait les prêtres détenus pour refus de serment. Il ne se souciait plus de l'observation du décadi. Il graciait, en dépit d'une loi existante, des émigrés qu'une tempête avait jetés sur la côte de Calais; il fermait la liste de l'émigration; il déclarait les ci-devant nobles, dont les biens avaient été confisqués, admissibles dans l'armée et dans les emplois publics. Mais, en même temps, il supprimait la liberté de la presse et ne tolérait à Paris que treize journaux. Le comte de Provence, que ses partisans appelaient Louis XVIII, crut voir des avances dans ces mesures à la fois pacificatrices et autoritaires. Il fut vite détrompé par les froides et ironiques réponses de Napoléon Bonaparte, qui, d'ailleurs, obtint, en Vendée, la soumission de Susanet et d'Autichamp (17 janvier 1800) : Georges Cadoudal passa en Angleterre. Le Consulat prodiguait surtout les garanties aux intérêts généraux et aux situations particulières qu'avait créés la Révolution. Si partout la nomination directe par le pouvoir se substitue à l'élection, la société nouvelle se croit par là même plus sûre du lendemain. La révolution agraire, conséquence de l'acquisition des biens nationalisés, est solennellement consacrée, malgré les espérances des ecclésiastiques et des nobles. Les juges redeviennent inamovibles. L'organisation de l'État. Les institutions consulaires. L'oeuvre du Code civil sera terminée en 1803. Dans chaque arrondissement (nom nouveau du district) est établi un tribunal de première instance; l'appel dit circulaire est aboli, et 27 cours supérieures, d'appel, sont installées, de préférence aux sièges des anciens parlements. La cour d'assises est formée dans chaque département des magistrats d'une cour d'appel, qui appliquent, la loi après que le jury a prononcé son verdict sur les actes et les intentions des prévenus. Le ministère public, la cour de cassation sont maintenus (loi du 27 ventôse an VIII). L'administration du département fut modelée sur celle de l'État : les directoires électifs furent supprimés, et le pouvoir administratif délégué à un préfet, fonctionnaire nominé, relevant du ministère de l'intérieur; le conseil de préfecture est comme son conseil d'État; le conseil général du département n'a que le droit de présenter des voeux et de seconder l'administration. La hiérarchie administrative est complétée par les sous-préfets, assistés d'un conseil d'arrondissement, et par les maires des communes, assistés d'un conseil municipal. Paris est soumis à un régime tout spécial, dans lequel se combinent les traditions de la monarchie et les mesures thermidoriennes (loi du 28 pluviôse an VIII). La Banque de France monopolise le crédit, mais au profit de l'État et sous son contrôle. Les droits de douane sont augmentés. Le ministre Gaudin aide le premier consul à réorganiser les impôts directs : ils sont répartis par les directeurs et inspecteurs départementaux (avec 340 contrôleurs), perçus par les percepteurs, et versés : 1° aux receveurs d'arrondissement; 2° aux receveurs généraux des départements, qui, par leurs avances et leur cautionnement, sont effectivement responsables à l'égard du Trésor. Le Concordat et les articles organiques (loi du 18 germinal an X), la Légion d'honneur (1802), ont été l'objet d'articles spéciaux. L'instruction primaire, reste négligée. Les grandes écoles spéciales se développent. Les lycées nationaux, internats soumis à une discipline religieuse et militaire, remplacent les écoles centrales; l'éducation, comme tout le reste, tend à être absolument dominée par l'État. Les guerres étrangères. À l'extérieur, Moreau, qui avait gardé le Luxembourg pendant les journées de brumaire, reçut le commandement des armées réunies du Rhin et d'Helvétie; le vainqueur de Zurich, Masséna, fut relégué à l'armée d'Italie, décimée, dénuée de tout, réduite au littoral de Gênes. Napoléon Bonaparte avait besoin de la paix. Il est probable qu'il comptait peu sur les missives personnelles, rendues publiques, qu'au lendemain du Consulat définitif il avait adressées au roi d'Angleterre et à l'empereur d'Allemagne. L'Angleterre bloquait l'Égypte, l'Autriche tenait l'Italie; l'une et l'autre puissance avaient intérêt à continuer la guerre. Masséna, attaqué par les 120 000 hommes du baron de Mélas, vit son armée coupée en deux : la moitié, avec Suchet, fut rejetée sur le Var; lui-même, avec les 16000 hommes qui lui restaient, s'enferma dans Gênes : il y tint pendant près de deux mois, jusqu'au 4 juin 1800. Pendant que Moreau passait le Rhin à Schaffouse, battait Kray à Stokach, Engen et Moeskirch, et les rejetait dans UIm (3 au 5 mai), Napoléon Bonaparte, au lieu de recommencer sa campagne de 1796, franchissait les Alpes au grand Saint-Bernard, et, par la victoire de Marengo, obligeait Mélas à capituler dans Alexandrie (14 juin) et à se retirer derrière le Mincio. Cependant il fallut une campagne d'hiver pour obtenir la paix : Brune força l'Adige, tandis que Macdonald descendait par le Splügen. La Toscane fut occupée. Murat chassa les Napolitains de l'État pontifical. Enfin Moreau délogea les Autrichiens de leur camp d'Ulm, par le combat d'Hochstiedt, entra dans Munich, et remporta sur l'archiduc (3 décembre) la grande victoire de Hohenlinden. La route de Vienne était ouverte: il passa l'lnn, la Salza, prit Linz et Steier. Cette marche savante et rapide décida l'Autriche à faire des propositions de paix. La jonction de Brune et de Moreau n'était plus, en effet, qu'une question de jours. Brune signa de son côté l'armistice de Trévise (16 janvier 1801). Enfin, par la paix de Lunéville (9 février), la République cisalpine fut rétablie jusqu'à l'Adige et accrue de Modène et de Parme. Le duc de Parme devint roi d'Etrurie (Toscane), moyennant la rétrocession de la Louisiane à la France par son parent Charles IV, roi d'Espagne. L'empereur d'Allemagne indemnisa le grand-duc de Toscane avec le territoire de Salzbourg, le duc de Modène avec le Brisgau. Le recès de Francfort indemnisa aussi la Prusse, qui était en paix avec la France depuis cinq ans, de ses pertes sur la rive gauche du Rhin, de nouveau reconnue comme limite de la République française. La Bavière, l'Autriche elle-même, furent également indemnisées, surtout aux dépens des territoires ecclésiastiques de l'Empire; sur les dix électeurs, il n'en reste plus qu'un ecclésiastique, l'exarchevêque de Mayence, Dalberg, qui reçut l'évêché-électorat de Regensburg (Ratisbonne). Victorieux en Allemagne et en Italie, les Français subissent dans les Antilles et en Égypte de lamentables échecs. Napoléon Bonaparte, aussitôt devenu premier consul, avait rétabli l'esclavage des Noirs, aboli par la Convention. L'île de Saint-Domingue (Haïti), alors devenue presque indépendante sous la direction de Toussaint-Louverture, qui en avait chassé les Anglais, ne put être réduite par le général Leclerc, beau-frère de Bonaparte. La fièvre jaune emporta ce général et décima son armée. Un autre Haïtien, Dessalines, se fit reconnaître des Haïtiens sous le nom de Jacques Ier, empereur. Quant à l'Égypte, Kléber y fut assassiné (14 juin 1800); son successeur Menou capitula et fut rapatrié en France avec les débris de son armée (1801). A l'exemple des Français, les Anglais s'étaient saisis de Malte. Leurs progrès en Orient portèrent ombrage au tsar Paul Ier, qui se proclama l'admirateur du premier consul, et renouvela contre les «-tyrans des mers » la ligue de neutralité armée (Catherine II), où entrèrent le Danemark et la Suède; en Angleterre, Pitt quitta le ministère momentanément. Mais Copenhague fut bombardée par la flotte anglaise (avril 1801); Paul Ier périt victime d'un complot domestique et Alexandre Ier revint au parti anglais, qui était celui de l'aristocratie russe. L'Angleterre n'en était pas moins épuisée par d'aussi grands efforts, et par les subsides dont elle avait pourvu les ennemis de la France sur le continent, les émigrés, les Vendéens. Pour se donner le temps et les moyens de renouer contre les Français des alliances en Europe, elle consentit à signer, le 25 mai 1802, la paix d'Amiens. Le « Consulat définitif ». Dès la fin de l'année 1800, Napoléon Bonaparte avait eu à se préoccuper des complots dirigés contre sa personne. Le premier celui du Corse Joseph Arena et de Ceracchi, fut déjoué par la police de Fouché (10 octobre); le second est celui de la machine infernale, qui, sans l'atteindre, fit de nombreuses victimes et fut suivi d'injustes représailles contre les « terroristes » qui n'y avaient aucunement trempé. Après la paix d'Amiens, les politiques crurent apaiser l'ambition du premier consul en prorogeant de dix ans ses pouvoirs; mais il exigea le consulat à vie, avec le droit de se choisir un successeur. Le sénatus-consulte fut rédigé en ce sens, et ratifié par un plébiscite (14 thermidor an X, 2 août 1802); deux jours après, un autre sénatus-consulte modifiait dans un sens de plus en plus monarchique la constitution de l'an VIII. Napoléon Bonaparte ayant en pleine paix donné un doge à la république ligurienne, annexé le Piémont (7 départements), occupé Parme et l'île d'Elbe, et s'étant fait proclamer président de la République cisalpine (janvier 1803), et médiateur de la République helvétique (9 février), l'Angleterre refusa de reconnaître dans toutes ces nouveautés des conséquences naturelles de la paix de Lunéville, garda Malte qui, en vertu de la paix d'Amiens, devait être restituée aux chevaliers (Les Hospitaliers), et répondit aux réclamations du gouvernement français en capturant sur toutes les mers, sans déclaration préalable d'hostilités, 1200 navires français ou bataves. Bonaparte, quelque temps avant cette rupture, écrivait à son ministre à Londres : « L'Angleterre nous obligera de conquérir l'Europe. Le premier consul n'a que trente-trois ans; il n'a encore détruit que des États de second ordre, Qui sait ce qu'il faudra de temps pour ressusciter l'empire d'Occident? » Mais il songea d'abord à prendre son adversaire corps à corps. Tout en hâtant les préparatifs maritimes, il fit arrêter les Anglais voyageant en France, exclure les marchandises anglaises des ports français et napolitains, occuper le Hanovre, patrimoine du roi d'Angleterre. La presse anglaise se déchaîna en injures grossières, en accusations infamantes contre Napoléon Bonaparte. Il reçut le pamphlet qui avait autrefois servi d'avertissement à Cromwell : Tuer n'est pas assassiner. Le ministre Addington subventionnait les expéditions légitimistes dont la but, plus ou moins avoué, était l'assassinat. C'est un vaisseau anglais qui facilita la rentrée en France de Cadoudal, de Polignac, de Rivière, de Caraman, qui comptaient sur le général Pichegru et même sur Moreau pour le succès de leur conspiration. Les conjurés furent arrêtés. Un rapport de police faisait allusion à un personnage inconnu qu'ils entouraient du plus profond respect. Bonaparte pensa d'abord au duc de Berry, puis au duc d'Enghien. Celui-ci habitait à Ettenheim (Bade), attendant peut-être, mais la chose ne fut nullement démontrée, l'issue du complot. Bonaparte, par une odieuse violation du droit des gens, le fit enlever par le général Ordener, conduire à Vincennes, livrer à une commission militaire, et, sans consentir à l'entendre, fusiller dans les fossés de la place (20 mars 1804). Pichegru fut trouvé étranglé dans sa prison. Cadoudal fut exécuté. Moreau, dont le principal crime était d'être mécontent de la haute fortune de Bonaparte et qui avait eu l'imprudence de causer avec Pichegru, fut banni de France. Polignac, Rivière, Caraman, condamnés à mort, furent graciés. Lorsque Pitt apprit la mort du duc d'Enghien, il s'écria : « Bonaparte s'est fait plus de mal que ne lui en ont fait les Anglais. » L'opinion fut indignée, épouvantée, mais si un certain vide se fit autour du premier consul, peu d'hommes, comme Chateaubriand, osèrent exprimer ce qu'ils pensaient. A la Malmaison où il s'était d'abord enfermé, Napoléon Bonaparte affecta l'impassibilité devant la gêne des assistants. Il expliqua au conseil d'État qu'il « voulait punir les individus, non proscrire en masse ». Il lui arriva parfois de regretter d'avoir mal compris la déposition de police, qui désignait en réalité Pichegru, de parler de « gens qui l'avaient mal compris ou mal servi ». Au fond, il considérait les Bourbons comme ses pires ennemis, auxquels il fallait « renvoyer la terreur jusque dans Londres même »; et il a fini par conclure, dans le Mémorial : « En une circonstance semblable, j'agirais encore de même. » (H. Monin). | |