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Les Fondements
de la métaphysique des moeurs sont un ouvrage de Kant,
publié en 1783, cinq ans avant la Critique de la raison pratique .
Il en est à la fois l'introduction et le résumé. On
ytrouve l'esquisse de la morale kantienne, faite
avec autant de clarté que de profondeur et de précision,
puisqu elle est écrite par lui-même. Nous allons en présenter,
d'après l'original et d'après le commentaire de J. Barni,
une analyse très succincte.
Après avoir expliqué, dans
la préface, ce qu'il entend par une métaphysique des moeurs
ou science des principes pratiques rationnels a priori, science
qui étudiera, par conséquent, non pas l'humain et ses lois,
mais l'idée et les principes d'une volonté
pure a priori, Kant annonce qu'il va donner, dans cet opuscule, seulement
les fondements de cette science, c'est-à-dire une étude sur
le principe suprême de la moralité.
Ce petit traité se divise en trois
sections :
1° passage de la connaissance
morale ordinaire à la connaissance philosophique;
2° passage de la philosophie élémentaire
à la métaphysique des moeurs;
3° passage de la métaphysique
des moeurs à la critique de la raison pure pratique.
Première section
De tout ce qui est, de tout ce qu'on peut
concevoir, une seule chose est souverainement bonne, et bonne par soi seule
: c'est la droite volonté. Une volonté
bonne tire sa bonté d'elle-même, et est parfaitement indépendante
de tout le reste. L'idée d'intérêt ou d'utilité
qu'on y veut joindre quelquefois peut, tout au plus, servir de cadre au
tableau, mais n'est pour rien dans la beauté intrinsèque
du tableau. D'après quoi jugeons-nous une action bonne? D'après
la raison.
La raison est dite pratique en ce
qu'elle nous rend capables, non pas seulement du bonheur,
pour lequel l'instinct eût été
un guide plus sûr, mais du bien absolu, de
la faculté d'acquérir une valeur propre, celle de la bonne
volonté ou celle du devoir. L'idée
du devoir nous montre, dans toute sa pureté, la volonté
droite et bonne par soi. Seulement, il faut bien distinguer l'action conforme
au devoir et l'action faite par devoir. Une conduite peut être
extérieurement correcte, irréprochable, sans avoir pourtant
la valeur morale absolue, si elle n'est pas exclusivement motivée
et dirigée par le devoir. Une action n'a toute sa valeur morale
que quand elle est inspirée par l'unique motif de l'obéissance
au devoir, quel que soit, du reste, son résultat ultérieur.
Il faut donc définir le devoir comme la nécessité
de faire une action uniquement par respect pour la loi.
Mais que faut-il entendre par ce respect de la loi? Est-ce un sentiment
que nous éprouvons envers la loi, et qui est le mobile de nos actes?
Nullement. Ce sentiment, bien loin d'être
la cause, est l'effet de notre soumission à la loi. C'est la loi
elle-même qui le produit en nous, qui nous l'impose.
Il reste à chercher quelle est cette
loi, dont l'idée détermine par elle seule notre volonté.
Le seul principe qui dirige ainsi la volonté,
c'est évidemment cette simple conformité de l'action à
une volonté universelle, et le devoir s'exprime tout naturellement
dans la formule suivante :
«
Je dois toujours agir de telle sorte, que je puisse vouloir que ma maxime
devienne une loi universelle. »
Exemple : J'ai fait une promesse, je peux
la violer. Mais le dois-je? Pour le savoir, je n'ai qu'à me demander
: Pourrais-je vouloir que tout le monde violât aussi ses promesses?
Evidemment, ériger le mensonge en loi universelle, ce serait anéantir
la promesse elle-même. Je dis donc : il n'est pas permis, par la
raison, de manquer à la promesse donnée.
La
loi de la bonne volonté
doit faire une
maxime universelle
« Mais quelle
peut être enfin cette loi dont la représentation doit déterminer
la volonté par elle seule et indépendamment de la considération
de l'effet attendu, pour que la volonté puisse être appelée
bonne absolument et sans restriction? - Puisque j'ai écarté
de la volonté toutes les impulsions qu'elle pourrait trouver dans
l'espérance de ce que promettrait l'exécution d'une loi,
il ne reste plus que la légitimité universelle des actions
en général qui puisse lui servir de principe, c'est-à-dire
que je dois toujours agir de telle sorte que je puisse vouloir que ma
maxime devienne une loi universelle. Le seul principe qui dirige ici
et doive diriger la volonté, si le devoir n'est pas un concept chimérique
et un mot vide de sens, c'est donc cette simple conformité de l'action
à une loi universelle (et non à une loi particulière
applicable à certaines actions). Le sens commun se montre parfaitement
d'accord avec nous sur ce point dans ses jugements pratiques, et il a toujours
ce principe devant les yeux.
Soit par exemple
la question de savoir si je puis, pour me tirer d'embarras, faire une promesse
que je n'ai pas l'intention de tenir. le distingue ici aisément
les deux sens que peut avoir la question : Est-il prudent
[dans le sens d'habile, d'utile], ou est-il
légitime de faire une fausse promesse? Cela peut sans doute
être prudent quelquefois. A la vérité, je vois bien
que ce n'est pas assez de me tirer, au moyen de ce subterfuge, d'un embarras
actuel, mais que je dois examiner si je ne me prépare point, par
ce mensonge, des embarras beaucoup plus grands; et comme, malgré
toute la pénétration que je m'attribue, les conséquences
ne sont pas si faciles à prévoir qu'une confiance mal placée
ne puisse me devenir beaucoup plus funeste que tout le mal que je veux
éviter maintenant, il faudrait examiner s'il n'est pas plus prudent
de s'imposer ici une maxime générale et de se faire une habitude
de ne rien promettre qu'avec l'intention de tenir sa promesse. Mais je
m'aperçois bientôt qu'une pareille maxime est fondée
uniquement sur la crainte des conséquences. Or autre chose est d'être
de bonne foi par devoir, autre chose de l'être par crainte des conséquences
fâcheuses. Dans le premier cas, le concept de l'action renferme déjà
pour moi celui d'une loi; dans le second, il faut que je cherche dans les
suites de l'action quelles conséquences en pourront résulter
pour moi. Si je m'écarte du principe du devoir, je ferai très
certainement une mauvaise action; si j'abandonne ma maxime de prudence,
il se peut que cela me soit avantageux, quoiqu'il soit plus sûr de
la suivre.
Maintenant, pour
arriver le plus vite et le plus sûrement possible à la solution
de la question de savoir s'il est légitime de faire une promesse
trompeuse, je me demande si je verrais avec satisfaction ma maxime (de
me tirer d'embarras par un fausse promesse) érigée en une
loi universelle (pour moi comme pour les autres), et si je pourrais admettre
ce principe «-Chacun
peut faire une fausse promesse, quand il se trouve dans un embarras d'où
il ne peut se tirer autrement? » Je reconnais aussitôt que
je puis bien vouloir le mensonge, mais que je ne puis vouloir en faire
une loi universelle. En effet, avec une telle loi, il n'y aurait plus proprement
de promesse; car à quoi me servirait-il d'annoncer mes intentions
pour l'avenir à des hommes qui ne croiraient plus à ma parole,
ou qui, s'ils y ajoutaient foi légèrement, pourraient me
payer de la même monnaie? Ainsi ma maxime ne peut devenir une loi
générale sans se détruire elle-même. »
(Kant,
extrait des Fondements de la métaphysique des moeurs).
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Deuxième section
Élevons-nous maintenant de cette philosophie
populaire à une règle des moeurs fondée sur la raison
pure et supérieure à l'expérience.
Tout être est soumis à des lois; l'humain seul est soumis
à des lois dont il a conscience; l'humain
seul se détermine par sa propre raison, qui devient alors raison
pratique. Mais la volonté, l'activité dont l'humain est
doué n'est pas nécessairement tenue de suivre les lois de
la raison. La raison commande, mais ne contraint pas; elle donne des ordres
qui ne sont que des préceptes ou des impératifs. Mais
il y a différentes espèces d'impératifs. En voici,
d'après notre auteur, le tableau complet et méthodique :
Impératifs
(ordonnant une action)
Hypothétiques
(comme
moyen) |
Catégoriques
(comme
but) |
Problématiques
(en
vue d'un but possible) |
Assertoriques
(en
vue d'un but réel) |
Apodictiques
(pour
et par elle-même) |
Techniques
(se
rapportant à l'art) |
Pragmatiques
(se
rapportant au bonheur) |
Moraux
(se
rapportant à la libéerté et aux moeurs) |
Formulant
des règles de l'habileté |
Formulant
des conseil de la prudence |
Formulant
des lois de la moralité |
Engendrant
des principes matériels
(fins
subjectives) |
Engendrant
des principes pratiques formels
(fins
objectives) |
On voit, par ce tableau, qu'il n'y a qu'un
seul impératif qui soit catégorique, absolu, universel,
indépendant de toutes les autres données de l'expérience
ou de la raison : c'est celui que Kant résume dans la formule suivante
:
"Agis
comme si la maxime de ton action devait être érigée
par ta volonté en une loi universelle de la nature."
Cette règle permet, du premier coup,
de distinguer le devoir parfait ou strict du devoir imparfait. Quand il
serait absolument possible à la raison de se représenter
une nature où régnerait la maxime mauvaise, cette maxime
est contraire au devoir strict ou élémentaire. Si l'on peut,
à la rigueur, supposer l'existence d'une nature
ou elle régnerait, elle n'est contraire qu'au devoir imparfait en
histoire. Kant explique et justifie sa formule par des exemples correspondant
aux trois grands chapitres de la morale : morale individuelle, morale sociale
négative (justice) et morale sociale positive (charité).
Il montre ainsi qu'en chaque occasion où nous transgressons notre
devoir, nous ne le faisons qu'à titre d'exception apportée,
en notre faveur, à la loi commune. Par conséquent, pour nous
maintenir dans le devoir, il suffit de considérer la loi commune
comme inviolable, aussi bien par nous que par autrui.
Mais est-ce bien une loi nécessaire,
également nécessaire pour tous les êtres raisonnables,
d'agir toujours d'après des maximes susceptibles d'être érigées
en lois universelles? Pour qu'un impératif catégorique soit
possible, ou, en d'autres termes, pour que notre raison puisse nous imposer
comme une loi absolument indépendante de toutes les circonstances
telle ou telle conduite, il faut qu'il y ait quelque chose dont l'existence
en soi ait une valeur absolue, comme fin en soi. Kant établit
qu'en effet l'humain, en tant que créature raisonnable, est
une fin en soi, et ne peut être considéré comme moyen
subordonné à tel ou tel autre objet. Au-dessus du règne
des choses, où toute valeur est conditionnelle et relative, existe
le règne des personnes, dont le propre est que chacune est
une fin en soi.
De là cette nouvelle expression
de l'impératif catégorique :
"Agis
de telle sorte que tu traites toujours l'humanité, soit dans ta
personne, soit dans la personne d'autrui, comme une fin, et que tu ne t'en
serves jamais comme d'un moyen. "
C'est de cette formule que dérive tout
naturellement le respect de soi-même : par exemple, le devoir de
s'interdire tout ce qui amoindrirait en nous l'humanité. C'est là
ce qu'on nomme le principe de la dignité personnelle.
-
La
volonté a sa fin en elle-même, et l'homme doit être
considéré comme une fin, non comme un moyen.
Formule de l'impératif
catégorique
« Je dis que
l'homme, et en général tout être raisonnable, existe
comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen pour l'usage arbitraire
de telle ou telle volonté, et que dans toutes ses actions, soit
qu'elles ne regardent que lui-même, soit qu'elles regardent aussi
d'autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré
comme fin. Tous les objets des inclinations n'ont qu'une valeur conditionnelle;
car si les inclinations et les besoins qui en dérivent n'existaient
pas, ces objets seraient sans valeur. Mais les inclinations mêmes,
ou les sources de nos besoins, ont si peu une valeur absolue et méritent
si peu d'être désirées pour elles-mêmes, que
tous les êtres raisonnables doivent souhaiter d'en être entièrement
délivrés. Ainsi la valeur de tous les objets, que nous pouvons
nous procurer par nos actions, est toujours conditionnelle.
Les êtres dont
l'existence ne dépend pas de notre volonté, mais de la nature,
n'ont aussi, si ce sont des êtres privés de raison, qu'une
valeur relative, celle de moyens, et c'est pourquoi on les appelle des
choses, tandis qu'au contraire on donne le nom de personnes aux êtres
raisonnables, parce que leur nature même en fait des fins en soi,
c'est-à-dire quelque chose qui ne doit pas être employé
comme moyen, et qui, par conséquent, restreint d'autant la liberté
de chacun (et lui est un objet de respect). Les êtres raisonnables
ne sont pas, en effet, simplement des fins subjectives, dont l'existence
a une valeur pour nous, comme effet de notre action, mais ce sont des fins
objectives, C'est-à-dire des choses dont l'existence est par elle-même
une fin, et une fin qu'on ne peut subordonner à aucune autre, par
rapport à laquelle elle ne serait qu'un moyen. Autrement rien n'aurait
une valeur absolue. Mais si toute valeur était conditionnelle, et,
par conséquent, contingente, il n'y aurait plus pour la raison de
principe pratique suprême.
Si donc il y a un
principe pratique suprême, ou si, pour considérer ce principe
dans son application à la volonté humaine, il y a un impératif
catégorique [une loi absolue, qui commande catégoriquement],
il doit être fondé sur la représentation de ce qui,
étant une fin en soi, l'est aussi nécessairement pour chacun,
car c'est là ce qui en peut faire un principe objectif de la volonté,
et, par conséquent, une loi pratique universelle.
La nature raisonnable
existe comme fin en soi, voilà le fondement de ce principe. L'homme
se représente nécessairement ainsi sa propre existence, et,
en ce sens, ce principe est sans doute pour lui un principe subjectif d'action.
Mais tout autre être raisonnable se représente aussi son existence
de la même manière que moi, et, par conséquent, ce
principe est en même temps un principe objectif, d'où l'on
doit pouvoir déduire, comme d'un principe pratique suprême,
toutes les lois de la volonté. L'impératif pratique se traduira
donc ainsi : Agis de telle sorte que tu traites toujours l'humanité,
soit dans ta personne, soit dans la personne d'autrui, comme une fin, et
que tu ne t'en serves jamais comme d'un moyen. »
L'homme est son
propre législateur.
Autonomie de
la volonté
« Il n'est
plus étonnant que toutes les tentatives faites jus qu'ici pour découvrir
le principe de la moralité aient échoué. On voyait
l'homme lié par son devoir à des lois; mais on ne voyait
pas qu'il n'est soumis qu'à une législation qui lui est propre,
mais qui est en même temps universelle, et qu'il n'est obligé
d'obéir qu'à sa propre volonté, mais à sa volonté
constituant une législation universelle, conformément à
sa destination naturelle. En effet, si l'on se bornait à concevoir
l'homme soumis à une loi (quelle qu'elle fût), il faudrait
admettre en même temps un attrait ou une contrainte extérieure,
en un mot un intérêt, qui l'attachât à l'exécution
de cette loi, puisque, ne dérivant pas comme loi de sa volonté,
elle aurait besoin de quelque autre chose pour le forcer à agir
d'une certaine manière. C'est cette conséquence nécessaire
qui rendait absolument vaine toute recherche d'un principe suprême
du devoir. Car on ne trouvait jamais le devoir, mais seulement la nécessité
d'agir dans un certain intérêt. Que cet intérêt
fût personnel ou étranger, l'impératif était
toujours conditionnel et ne pouvait avoir la valeur d'un principe moral.
J'appellerai donc ce dernier le principe de l'autonomie de la volonté,
pour le distinguer de tous les autres, que je rapporte à l'hétéronomie.
»
(Kant,
extraits des Fondements de la métaphysique des moeurs).
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Une troisième et dernière
formule dérive des précédentes; car pourquoi faut-il
se considérer et se traiter toujours comme fin, jamais comme moyen?
C'est pour faire régner sa volonté, sa propre liberté.
Pourquoi encore faut-il agir de façon à pouvoir ériger
ses maximes en règle universelle? C'est encore pour que la volonté
règne absolument et sans restriction du dehors. Tirons de là
ce précepte :
"Agis de
telle sorte que ta liberté n'obéisse jamais qu'à elle-même."
C'est ce principe que plus tard a répété
Fichte en réduisant la morale à
cette prescription :
"Réalise
ta liberté."
C'est la théorie même des stoïciens
grecs et romains : le sage seul est libre et maître de soi, parce
qu'il agit toujours volontairement en harmonie avec sa nature, c'est-à-dire
d'après sa raison. C'est ce que Kant appelle d'un mot très
juste et devenu classique : l'autonomie de la volonté. La
volonté n'étant pas autre chose que la raison pratique, elle
s'obéit à elle-même quand elle obéit à
la raison. Arrivé ainsi au dernier mot de cette synthèse
morale, Kant combat de ce point de vue, tous les systèmes qui donnent
à la moralité un autre principe que celui-là :
"Sois libre
et n'obéis qu'à ta raison. "
Tous les autres systèmes rentrent dans
ce qu'il nomme l'hétéronomie de la volonté, c'est-à-dire
qu'ils font dépendre la détermination morale d'un autre motif
que le respect pour la loi morale elle-même, et alors, pour décider
la volonté, il faut invoquer un attrait secondaire, étranger
au devoir, un intérêt d'un ordre quelconque. Tantôt
on fait intervenir le sentiment, et on ôte à la morale sa
majesté en la ramenant à n'être que la satisfaction
d'une sentimentalité sans fondement; tantôt on fait appel
à une sanction extérieure, qu'on érige à tort
en principe moral, par exemple, la volonté de Dieu
ou le désir de la perfection; tantôt on retombe jusqu'à
des causes tout à fait intéressées et subalternes
pour expliquer la moralité, en l'attribuant à la crainte
des punitions ici-bas ou dans un autre monde, à l'habitude, à
l'éducation, etc. Tous ces principes sont hétéronomes,
c'est-à-dire déterminent la raison d'après autre chose
que la raison elle-même. Kant en dresse le tableau de la manière
suivante. D'après lui, les principes pratiques matériels
de détermination qu'on peut donner comme fondement à la moralité
sont :
Principes
(fondant la moralité)
Subjectifs |
Objectifs |
Internes
|
Externes
|
Internes
|
Externes
|
L'éducation
|
La
constitution civile |
Le
sentiment physique |
Le
sentiment moral |
La
perfection |
La
volonté de Dieu |
Suivant
: Montaigne |
Mandeville |
Epicure |
Hutcheson |
Wolf
et les Stoïciens |
Crusius
et d'autres. |
Troisième section
La liberté est la propriété
d'un être raisonnable, dont la causalité
(volonté) peut agir indépendamment de toute action étrangère.
Mais cette liberté, comme toutes les forces qui existent, n'agit
pas au hasard : ou elle est un non-sens, ou elle obéit à
certaines lois. Ces lois sont tirées de la volonté même,
et c'est en ce sens que la liberté est dite autonome. Volonté
autonome ou volonté exclusivement soumise à la loi morale,
ces deux expressions sont parfaitement synonymes. Mais, maintenant que
nous venons d'étudier le concept et d'analyser les caractères
d'une telle liberté, demandons-nous si réellement elle existe
quelque part. Kant répond :
" D'abord,
la liberté est, chez l'homme, une notion nécessaire. "
Mais comment expliquer l'existence réelle
de cette liberté pour l'homme, puisque, dans le monde où
il vit, tout est soumis à la loi de la causalité, c'est-à-dire
à la nécessité? On sait comment Kant tranche le débat
: il met l'humain à la fois dans le monde sensible, comme phénomène,
sous la domination de la loi de causalité, et, en même temps,
comme noumène dans le monde suprasensible;
il suppose le même humain libre et n'obéissant qu'à
la raison. Ainsi, comme êtres sensibles, nous appartenons au monde
de la nécessité; comme êtres raisonnables, nous sommes
d'un autre monde, où la loi morale règne seule. Hétéronomie
dans l'un, autonomie dans l'autre : telle est notre condition. Si nous
étions uniquement confinés dans le monde sensible, nous serions
condamnés à vivre en une perpétuelle hétéronomie;
si nous étions citoyens du monde idéal seulement, nous n'aurions
pas de chaînes.
-
La société
des êtres libres et raisonnables,
ou la république
des fins
« Le concept
d'après lequel tout être raisonnable doit se considérer
comme constituant, par toutes les maximes de sa volonté, une législation
universelle, pour se juger lui-même et juger ses actions de ce point
de vue, ce concept conduit à un autre qui s'y rattache et qui est
très fécond, à savoir au concept d'une république
des fins.
J'entends ici par
république la liaison systématique de divers êtres
raisonnables réunis par des lois communes.
[...]
Tous les êtres
raisonnables sont soumis à cette loi de ne jamais se traiter, eux-mêmes
ou les uns les autres, comme de simples moyens, mais de se toujours respecter
comme des fins en soi. De là résulte une liaison systématique
d'êtres raisonnables réunis par des lois objectives communes,
c'est-à-dire, un règne (qui n'est à la vérité
qu'un idéal), qu'on peut appeler règne des fins puisque ces
lois ont précisément pour but d'établir entre ces
êtres un rapport réciproque de fins et moyens.
Un être raisonnable
appartient comme membre au règne des
fins, lorsque, tout
en y donnant des lois universelles, il est lui-même soumis à
ses lois. Il y appartient comme chef lorsqu'il n'est soumis, comme législateur,
à aucune volonté étrangère.
L'être raisonnable
doit toujours se considérer comme législateur dans un règne
des fins rendu possible par la liberté de sa volonté, qu'il
y soit membre ou chef. Mais les maximes de sa volonté ne suffisent
pas pour lui donner le droit de revendiquer ce dernier rang; il faut pour
cela qu'il soit parfaitement indépendant, exempt de tout besoin,
et que son pouvoir soit, sans aucune restriction, adéquat à
sa volonté.
La moralité
consiste donc dans le rapport de toute action à la législation
qui seule peut rendre possible un règne des fins. Cette législation
doit se trouver en tout être raisonnable, et émaner de sa
volonté, dont le principe est d'agir toujours d'après une
maxime qu'on puisse regarder sans contradiction comme une loi universelle,
c'est-à-dire de telle sorte que la volonté puisse se considérer
elle-même comme dictant par ses maximes des lois universelles.
La nécessité
pratique d'agir conformément à ce principe, c'est-à-dire
le devoir, ne repose pas sur des sentiments, des penchants et des inclinations,
mais seulement sur le rapport des êtres raisonnables entre eux, en
tant que la volonté de chacun d'eux doit être considérée
comme législatrice, ce qui seul permet de les considérer
comme des fins en soi. La raison étend donc toutes les maximes de
la volonté, considérée comme législatrice universelle,
à toutes les autres volontés, ainsi qu'à toutes les
actions envers soi-même, et elle ne se fonde pas pour cela sur quelque
motif pratique étranger ou sur l'espoir de quelque avantage, mais
seulement sur l'idée de la dignité d'un être raisonnable,
qui n'obéit à d'autre loi que celle qu'il se donne lui-même.
»
(Kant,
extrait des Fondements de la métaphysique des moeurs).
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Dans notre situation intermédiaire,
nous avons à subir une double loi : notre volonté est au-dessous
de l'une, au-dessus de l'autre. De là vient que le devoir
et le vouloir ne sont pas identiques chez nous, ce qui revient à
dire que nous ne sommes pas des êtres purement raisonnables. Si tel
est notre état, comment l'impératif catégorique peut-il
s'expliquer autrement que comme une loi de la raison pure s'imposant à
une raison qui n'est pas pure, et s'imposant, dès lors, comme ordre
absolu, impérieux, sans réplique, auquel il faut que les
inclinations inférieures plient et se sacrifient. Ces explications
données, il resterait une question suprême à résoudre.
Kant, qui l'a posée dès le début
et longtemps ajournée, l'aborde enfin pour avouer qu'elle ne reçoit
pas de réponse rationnelle satisfaisante. Cette question est la
suivante :
"Comment
une simple idée, une pure notion de la raison peut-elle avoir la
puissance d'agir sur notre volonté, de déterminer nos actes,
de régir et d'étouffer même nos passions? "
Ne faut-il pas à la morale une force
de plus, un Dieu, une sanction, une base prise ou dans l'intérêt
ou dans quelqu'une de nos facultés, autre que la raison pratique?
Non, répond tout simplement notre philosophe : c'est un fait que
le devoir parle, commande et se fait obéir par sa seule autorité.
Non seulement il ordonne, mais il provoque des plaisirs,
des joies, des remords, des sentiments de toute
nature. Comment? On ne peut l'expliquer; mais c'est le propre de la raison
d'arriver à l'incompréhensible, comme terme dernier, d'expliquer
tout par un suprême et inexplicable principe que tout présuppose
et qui lui-même ne suppose plus rien.
"Et ainsi,
dit-il en terminant, si nous ne comprenons pas la nécessité
pratique inconditionnelle de l'impératif moral, nous comprenons
du moins son incompréhensibilité, et c'est tout ce qu'on
peut exiger raisonnablement d'une philosophie qui cherche à pousser
les principes jusqu'aux limites de la raison humaine."
(PL).
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