Les Braves
gens
« Anxieusement
les regards sondaient l'horizon. Les hauteurs qui de Saint-Menges vont
jusqu'à Fleigneux, le Hattoy couronné d'un bouquet sombre,
s'animaient, de l'autre côté du vallon de Floing, de troupes
en marche. On se demanda, à la couleur des uniformes, si ce n'était
pas de l'infanterie de marine. Mais des cavaliers casqués faisaient
la navette, descendaient jusqu'au ruisseau. On en vit même qui galopaient
jusqu'au bourg d'Illy, au pied du calvaire. Des coups de canon partaient
du Hattoy; sur toute la ligne des hauteurs surgissaient des batteries,
qui crachèrent rouge, s'enveloppèrent de fumée. Quelques
obus arrivèrent jusqu'aux rangs. Tout le 7e corps alors garnissait
la crête, mettait son artillerie en ligne. Le fracas de la bataille
s'étendait maintenant sur l'immense cercle; le soleil, dans le resplendissement
de l'azur, s'élevait, découpant sur la terre sèche
l'ombre nette des arbres : lumière chaude où les choses s'épanouissaient,
dans une vie heureuse.
C'est alors que
sortant de l'Ardenne, de tous les taillis au loin parsemés de villages,
des futaies silencieuses, des petits hameaux perdus, une avalanche de bestiaux
et d'hommes, chassés par la peur, traqués par la fusillade
et l'incendie, se rua, glissant à travers les champs et les routes
hérissés de soldats, filtrant le long des parcs et des convois.
C'étaient des paysans poussant aux roues leurs chariots surchargés
de pauvres meubles; des vieilles traînant des brouettes grinçantes,
où s'empilaient des hardes nouées d'un mouchoir; des femmes
et des enfants en pleurs. Ils tournaient de côté et d'autre
leur visage hagard, leurs yeux stupides. Quelques-uns piquaient de leurs
gaules des bandes de moutons ou d'oies, traînaient une vache. Pêle-mêle,
se cognant à cet exode de misère, les bêtes des bois
et des champs fuyaient aussi, affolées. Des fauves avaient déserté
leurs tanières, sangliers qui fonçaient droit, loups clignant
au jour leurs prunelles sauvages. Des oiseaux tourbillonnaient par bandes.
Des lièvres roux détalaient. Toute cette panique roulait
vers les bois de Belgique.
Un renard fila comme
un éclair, zigzaguant à travers les rangs des chasseurs d'Afrique.
Des cris, des quolibets, des rires montèrent en tempête :
- Hou! Hou! Fissah!
Baleck! [Vite! Attention!]
Et pendant cette
seconde, on oublia le feu crépitant, la mort qui partout suspendue
volait. Robert, en voyant les obus tomber sur un régiment de lanciers
voisins, se réjouit égoïstement. Il n'avait plus la
notion du temps. Quelle heure était-il? Entre neuf et dix heures
peut-être?... Maintenant la grêle dardait plus dru, le fracas
était terrible. Une fumée opaque planait au-dessus du ravin.
La batterie divisionnaire, capitaine Hartung, en avant, tirait comme à
l'exercice, avec une intrépidité superbe. A mesure que les
servants tombaient, les sous-officiers les remplaçaient. Les pièces,
chargées sans discontinuer, brûlantes, tonnaient coup sur
coup; elles ne se turent que quand les coffres furent vides. Le feu s'acharnait
sur elles. Hartung ripostait inébranlable, jusqu'à sa dernière
gargousse. On vit un moment Margueritte, qu'accompagnait le garde champêtre
d'Illy pris comme guide, causer avec le général Brahaut.
Et aussitôt ce bruit : on allait charger! Des vieux, pour avoir une
dragonne plus solide, tirèrent leur mouchoir et, l'ayant noué
à leur main, l'assujettirent à la poignée du sabre.
Wahl, ayant roulé le sien, arrangea fraternellement celui de Robert
:
- Et tu vois, le
poignet comme ça, le tranchant bien à droite!
Robert n'apercevait
devant lui, au-dessus de la fumée, que le ciel bleu. Les rangs précédents,
le 3e chasseurs d'Afrique devant eux, lui cachaient la crête. Une
étrange ivresse s'était emparée de lui, un oubli de
tout ce qui avait été jusque-là sa vie; il s'incarnait
dans cette minute frémissante, où vibrait toute l'énergie
de sa jeunesse. Ses forces étaient décuplées, de se
sentir coudoyé, soutenu par ses compagnons, ces amis qui étaient
de si rudes lascars, avaient fait la guerre, et dont l'enthousiasme portait
le sien. Le dos trapu de M. Taillefer lui inspirait une confiance sans
bornes. Il eût, éperonnant Corsaire, suivi la croupe musclée
de Biskra jusqu'au bout du monde. Tous partageaient à leur manière
cet enivrement. Cambroche ricanait de plaisir; la face matoise de Pirard
se plissait avec une malice goguenarde; Wahl était sérieux,
Livournet fébrile; Gerboz, raide, tenait sa trompette prête.
Soudain les sonneries éclatèrent : Gerboz emboucha le cuivre
et, à pleine gorge, cria les notes pressées, haletantes,
le lancer joyeux de la charge. D'un seul ébranlement, aux voix fortes
des officiers répétant l'ordre, l'escadron, le régiment,
la brigade étaient partis.
Margueritte, ayant
quitté Brahaut dont les lanciers, les chasseurs et les hussards
devaient l'appuyer à droite, venait de pousser de front les chasseurs
d'Afrique. Allant reconnaître lui-même le terrain, il était
descendu au galop vers le ruisseau de Floing. En sens inverse, déjà
les tirailleurs de Nassau grimpaient. Ils étaient à quelques
centaines de mètres, atteignaient le remblai de la route qui d'Illy
à Floing borde le ruisseau. Margueritte avait rebroussé chemin,
couru à ses régiments, et le bras tendu :
- Enlevez-moi ça,
mes chasseurs!
Galliffet en tête
du 3e, le 1er déboîtant à droite, le 4e à gauche,
la brigade, dans
un nuage de poussière, dévala des pentes. Margueritte, contre
le calvaire, la suivait du regard. Le 3e atteignit vite les tirailleurs,
sabrés, culbutés. La route, alors en déblai, surgit,
saut formidable que l'alezan de Galliffet franchit d'un bond. Mais, derrière
lui, des pelotons s'écrasent, des cris s'élèvent -
A droite! à droite!... Les escadrons s'ouvrent, fondent en ouragan
entre les compagnies espacées, qui les foudroient à bout
portant. Le corps à corps en désordre tournoie. Un escadron,
capitaine Rapp, parvient presque aux batteries, sur la pente du Hattoy.
La charge partie en rangs serrés se rompt. Le 4e, obliquant davantage
vers Floing, va se perdre dans les carrés, n'arrive même pas
aux troupes de soutien. Le 1er, tournant vers Illy, se clairsème.
L'escadron de Marles en colonne longe le ruisseau, s'engouffre dans les
jardins et les rues du village. Une mêlée confuse disperse
le peloton. On sabre autour de soi, comme on peut.
Robert, escorté
de Wahl - où donc est Cambroche? Pistolet fait-il des tours aux
Allemands? - galope, galope éperdument. Son poignet lui cuit, parce
qu'il a frappé comme le lui avait recommandé Wahl, le tranchant
bien à droite, trop fort. Le coup a sonné sur un casque,
le fantassin s'est écroulé. Est-il mort? Ça n'est
vraiment pas difficile de se battre! Il n'y a qu'à rendre à
Corsaire et à taper. Tiens, voilà M. Taillefer, Pirard ne
le lâche pas d'une longueur. Il a l'air content, le lieutenant, il
se redresse sur ses étriers, son flottard bouffe, ses vieux petits
yeux gris furettent. Mais qu'est-ce qu'a Wahl? Pourquoi s'arrête-t-il?
L'Alsacien range Sidi-Brahim contre une auge de pierre où de l'eau
coule. Le vieux cheval boit en sifflant, et Wahl, tranquillement, aspire,
dans le creux de sa main, indifférent aux coups de feu qui le visent,
partent des maisons. Il est de mauvaise humeur parce que sa lame a glissé
sur la semelle de cuir que le Prussien portait - le chameau! - sur sa poitrine.
Un si beau coup!... C'était à refaire. Et puis l'arriéré
du compte... Avec la rancune, sa dette depuis Pont-à-Mousson allait
grossissant.
Livournet, seul à
la poursuite d'un fantassin qui se sauvait à toutes jambes, chargeait,
grisé d'air, le sabre haut. Le même aveuglement farouche qui
l'emportait l'autre jour, dans les bois, l'attachait, frénétique,
à la chasse du malheureux. Sa rage se doublait de la souffrance
aiguë que lui causait, au cou, le sillon d'une balle. Sur son col
jaune un filet rouge avait coulé. A voir son sang, l'exaspération
l'avait rendu comme fou. Sa cervelle chaude, aux idées promptes,
son entrain de Bordelais blagueur, cher aux dames, tournait à une
férocité carnassière, où l'homme des hordes
primitives jetait son cri. Devant lui l'uniforme sombre sautait : il voyait
les clous des grosses semelles; puis plus rien : où était
l'animal? A fond de train, Livournet longea un mur, aperçut au passage
le Prussien au guet qui riait et soufflait, et vlan! détendait sa
lame courte; Livournet l'évita d'un retrait, sabra dans le vide,
sentit avec stupeur Dandy qui, résistant au mors, hennissant de
douleur, l'entraînait vertigineusement. Qu'avait cette bourrique!...
Il vit que son cheval
avait la croupe en sang, lardée à fond. Il hurla des injures
ignobles, et ne pouvant maîtriser sa bête, le brigadier furieux,
emballé, fila en flèche, sur une route déserte, vers
les bois du Nord...
Robert et Wahl dressèrent
l'oreille. Là-haut, sur le calvaire, grêle, le ralliement
sonnait. A quelques pas d'eux, les notes du vigilant appel retentirent.
Gerboz, une lueur sur son visage taciturne, gonflait les joues, lançait
au loin le son connu, le rythme dont la cadence martelée disait
la réunion, la joie de se retrouver, victorieux, vivants, le repos
près du chef. Les vibrations du cuivre s'éteignaient, renaissaient,
et de partout les dolmans bleus, dociles, apparaissaient, se groupaient.
Les chevaux écumant et fumant hennirent de se revoir. A la sortie
du villa,, e, le peloton reformé trouvait l'escadron. On se compta.
A la tribu, Livournet manquait. Trois blessés rejoignaient péniblement.
La tristesse, courte, se dissipa, quand on vit le perruquier de l'escadron
qui, démonté, accourait sain et sauf, faisant des gestes,
très en arrière. Même, on rit de bon coeur, détendus.
Le sang aux pommettes, Roger, fouetté par la course, avait retrouvé
quelques forces, se penchait sur l'arçon, plié en deux. M.
de Marles, ses gants noircis, était nu-tête. Une balle lui
avait rasé le front, fait sauter le képi. Il était
très pâle, très calme, une résignation stoïque
dans les yeux. Quand son ordonnance lui offrit, en guise de coiffure, une
chéchia au gland bleu, il la prit en silence, la planta crânement
sur l'oreille, en vieux chass'd'Af', très jeune. Et ses cavaliers
lui trouvèrent ainsi plus d'allure encore qu'avec les trois galons
de son képi.
- Il est schbeb!
[Chic!] dit Cambroche.
Il fallut remonter
la pente. Alors il sembla qu'on rentrait dans un enfer. Les obus tombaient
si vite, éclataient si pressés, qu'ils soulevaient en avant
comme un mur de terre.
Quand la brigade
Galliffet, lentement ralliée, fut revenue sur le calvaire, elle
y trouva Margueritte mécontent. Longtemps il avait regardé
tourbillonner l'essaim bleu, bondir les galops blancs. Malgré l'élan,
on s'était désuni. Les carrés sabrés s'étaient
reformés aussitôt; les troupes de soutien grossissaient; les
batteries, objectif véritable, restaient intactes. La division Brahaut,
au lieu de charger de flanc, s'était bornée à une
démonstration vaine, et rejetée, ou d'elle-même gagnant
les bois du Petit-Terme, de l'autre côté de la Givonne, elle
allait donner dans la cavalerie ennemie, se désagrégeait
toute. Le général Brahaut, avec son état-major et
son peloton d'escorte, tombait aux mains d'un escadron; de Bernis s'échappait,
entrait en Belgique.
Près de la
brigade Tilliard, qui, gardée en réserve, avait mis pied
à terre dans un creux, profité même du répit
pour faire manger un peu d'avoine aux chevaux, sous les balles, la brigade
Galliffet, trépidante encore, vint à son point de départ
se reformer. Sous le ciel bleu, sous le soleil, où le plateau tragique
étalait ses labours rouges et ses verdures, une fumée âcre
tournoyait au-dessus de l'armée acculée. Les obus la ravageaient
comme la grêle un champ d'herbe. Vis-à-vis, les batteries
allemandes tonnaient plus fort. Les colonnes noires grouillaient plus denses.
Rien ne pouvait entraver dorénavant leur marche triomphante. A l'est
de Fleigneux, les escadrons du Prince Royal se joignaient à ceux
du Prince de Saxe. Les deux branches des tenailles s'étaient refermées.
L'étau de fer et de feu était rivé, irrévocablement.
»
(P.
et V. Margueritte, extrait des Braves gens).
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