| Claude Gelée, dit Claude Lorrain est un peintre né au château de Chamagne, près de Mirecourt, en 1600, mort à Rome en 1652. D'une famille très pauvre et le troisième de cinq enfants, s'étant de plus trouvé orphelin de bonne heure, il passa son enfance à courir les bois, les champs, les collines, et c'est là que se fit toute son éducation. Il grandit donc, dépourvu de toute instruction et de toute culture, et n'en sut pas moins rendre, par la suite, des impressions d'une poésie qui vaut celle de Virgile. Un de ses frères aînés, établi graveur à Fribourg, l'appela d'abord auprès de lui et l'initia aux éléments de son art, puis un autre parent, nommé Baldinucci, marchand de dentelles, le conduisit à Rome. Là, Claude, tout jeune encore, tomba en admiration devant la chapelle Sixtine, le Vatican, devant toutes les oeuvres antiques ou récentes qui faisaient la gloire de la ville éternelle, et, impatient de marcher sur les traces de Raphaël et de Michel-Ange, il se mit à peindre tout seul. A dix-huit ans, il se rendit à Naples, à l'atelier du paysagiste Godefroy Walss, qui se prit de sympathie pour ce grand jeune homme à la figure fine et distinguée, et lui apprit les règles de l'architecture et de la perspective; au bout de deux années, Claude revint à Rome, puis, en 1625, rentra en Lorraine, par Venise, l'Allemagne, Munich où il laissa deux tableaux, et Nancy, où il fit la connaissance du peintre Claude de Ruet et fut chargé de travaux pour l'église des Carmélites. Mais la nostalgie de Rome le gagna et, en 1627, il y revenait pour toujours. On dit qu'il fut alors l'élève, et aussi, un peu, le serviteur du peintre Auguste Tassi, de même que, d'après une tradition, peu fondée du reste, il aurait été, dans son enfance, aide chez un pâtissier. La grande pauvreté de Claude Lorrain a rendu vraisemblables bien des propos qui ne sont peut-être pas vrais. Mais, peu après son retour définitif à Rome, il y rencontra le peintre français Nicolas Poussin, plus âgé que lui de quelques années et qui arrivait précédé déjà d'une réputation considérable. Les deux compatriotes, logés tous les deux à la Trinité du Mont, se lièrent vite d'une grande amitié et, dès lors, se partagèrent tout leur temps. La peinture et la gravure les a souvent représentés peignant ensemble dans la campagne romaine, Poussin, avec sa réelle autorité, donnant des conseils à son ami. On croit en effet que le peintre d'histoire exerça une sérieuse influence sur Claude. Cette influence, peut-être vraie pour le dessin et la composition, n'apparaît père, du moins dans le coloris, si l'on compare aujourd'hui la couleur désagréable des toiles du Poussin avec les puissants effets de soleil que le paysagiste a su rendre. - Un Port, peint Claude Lorrain en 1638. Claude Gelée fut, du reste, longtemps considéré comme le premier des paysagistes. Il n'en reste pas moins le grand ancêtre, le véritable créateur du genre; car, avant lui, les Primitifs, avec une gaucherie qui à son charme, et, après eux, les peintres de la Renaissance avaient pu reproduire exactement des arbres, des maisons, des collines, mais aucun n'avait réussi, n'avait même cherché à rendre ce qui est la grande séduction de la nature et ce dont Claude Lorrain avait trouvé le secret, l'air et le soleil. Il ne copiait pas la nature, trop ému devant elle; il ne peignait pas d'après elle, mais il l'étudiait, s'en pénétrait sans prononcer une parole, et, de retour à l'atelier, jetait sur la toile les tons de lumière dont son oeil ébloui restait longuement imprégné. Tantôt levant, tantôt couchant, l'astre radieux enflamme ses tableaux d'un rayonnement de rose ou d'or, qui miroite sur les flots, qui noie d'un poudroiement lumineux les quais, les vaisseaux, les palais, les colonnades. Car Claude Lorrain a surtout peint des ports de mer, ports fantaisistes qu'il n'a jamais vus que dans son imagination, mais où des monuments superbes, inspirés par ceux qu'il avait contemplés à Rome et à Venise, se succèdent en perspective, enserrent des bassins et baignent leur pied dans l'eau. Parfois - et c'est là que l'influence de Nicolas Poussin se fait le plus sentir - des personnages, au premier plan, représentent une scène historique Débarquement de Cléopâtre à Tarse, Ulysse remet Chryséis à son père, etc.; mais ces sujets sont loin d'être le charme principal de l'oeuvre; et, d'ailleurs, sous ces noms antiques, ce sont souvent des types contemporains qu'a reproduits le peintre : marchands de Venise, Turcs et Indous, capitaines de navire en chapeau de feutre et la rapière au flanc. D'autres fois, ce sont des troupeaux qui passent, ou une fête villageoise dans des campagnes où se dresse toujours quelque colonnade ou quelque ruine. Enfin, le grand paysagiste a peint quelques petites batailles de son temps : le Siège de La Rochelle, le Pas de Suse, où du moins les personnages sont exacts, ayant été vus. Claude Lorrain, avec de pareils chefs-d'oeuvre, ne tarda pas à conquérir une grande réputation, à s'attirer d'importantes commandes de visiteurs tels que le roi d'Espagne en personne; et, vendant ses oeuvres mieux que Poussin lui-même, il acheva très heureux sa vie, et s'éteignit dans un âge avancé. Le Louvre possède une quinzaine de ses tableaux, entre autres la Vue du Campo Vaccina et les toiles citées dans le cours de cet article. (Gaston Armelin). | |
| Paul Duval, dit Jean Lorrain, est un écrivain français né à Fécamp en 1855, mort en 1906. Cet auteur subtil, au style souple et vivant, est un analyste à l'esprit poétique, à la verve incisive et mordante. Il a collaboré au Mot d'Ordre, au Courrier Français, à l'Événement, à l'Écho de Paris, au Journal, etc., et donné, sous le pseudonyme de Raitif de la Bretonne, des notes et impressions très évocatrices et curieuses. Outre des recueils de vers : le Sang des dieux (1882); Modernités (1885); les Griseries (1887); l'Ombre ardente (1897), on lui doit un grand nombre de nouvelles et de récits, entre autres : la Forêt bleue (1883); Viviane (1885); les Lépillier (1885); Très Russe (1886); Dans l'oratoire (1888); Songeuse (1891), un petit chef-d'oeuvre; les Buveurs d'âmes (1893); Sensations et souvenirs (1895); Un démoniaque (1895); Monsieur de Bongrelon (1897); Loreley (1897); Une petite ville (1898); Princesse d'Italie (1898); Poussières de Paris (1899); Heures d'Afrique (1899); la Dame turque (1899); Histoires de masques (1900); Monsieur de Phocas (1901), etc. Enfin, il a donné au théâtre des pantomimes, des ballets et des oeuvres plus importantes : Très Russe (1893), avec Méténier; Yanthis (1894); Prométhée, tragédie lyrique, avec Herold, musique de Fauré (1900); Sensualité amoureuse (1902); Coins de Byzance, le Vice errant (1902); Princesses d'ivoire et d'ivresse (1902); Quelques hommes (1903); Fards et poisons (1904); la Maison Philibert (1904); Heures de Corse (1905); Ellen (1906), etc... - Le Boudoir des Mortes « Le vestiaire du souvenir! C'étaient, dans une enfilade de salles éclairées par de hautes fenêtres, des vitrines et des vitrines rangées le long des murs, de vastes armoires de verre pareilles à des blocs de glace où les modes des siècles défunts seraient apparues figées. Touchantes boîtes à conserves d'élégances surannées, c'étaient les salles dites du costume, celles-là même où la méticuleuse Hollande garde et détient à l'abri de la poussière et de ses humidités la défroque galante, robes, habits et parures des règnes précédents; et c'étaient, à côté des longs peignoirs à plis imités de Watteau, des scènes champêtres de Pater, les gros de Tours brochés de lis d'argent sur fond vin de Bordeaux, des robes à paniers, les délicats pékins à raies à côté des nattes de soie, les brocarts feuillagés de vert myrte et les satins lustrés, comme rigolés de givre, avec des astragales et des lacs d'amour, des guirlandes d'oeillets et des corbeilles fleuries rattachées dans l'étoffe par des noeuds de ruban... C'était, bouffant encore à la place des seins, plaquant à la place des ventres, l'énigme irritante des corsages et des jupes; et c'étaient des lampes bossuées de gros bouquets de roses rouges sur fond d'or, des étoffes fastueuses et lourdes qu'on devinait avoir été jadis portées par des femmes de gros banquiers et de riches marchands, toute la folie de l'or des comptoirs d'Amsterdam, tout le luxe écrasant de la Compagnie des Indes, la massive opulence des insolents bénéfices des tailleries de diamants; visions d'énormes gorges à la Jordaens, et de hanches de maritornes dans des satins truités, écaillés, damasquinés comme des armures, semés de grenades à l'écorce entr'ouverte et de longs ananas; puis miroitant de paillettes avec, autour des poches, la guirlande obligée de narcisses et d'oeillets; et des velours frappés bleu de roi et vert myrte et des justaucorps de bergers héroïques, zinzolin et vert céladon, évoquant la vision de torses longs et minces de danseurs de ballet et d'éphèbes guerriers, tous les plaisirs de l'île enchantée, les fêtes mythologiques de Versailles et les bals masqués sur les étangs gelés des parcs de La Haye. Et à mesure que nous avançions, lents et recueillis, le long de ces vitrines pareilles à des sarcophages, une infinie tristesse, une tendresse apitoyée nous pénétrait, lassante et reposante à la fois, et, les membres comme dénoués, nous voguions, de-ci de-là, hors du siècle, non plus comme dans un musée, mais comme dans une chambre de malade, craignant presque d'éveiller des âmes dans les oripeaux exposés sous nos yeux. Le boudoir des Mortes! M. de Bougrelon avait dit le mot juste. C'était un boudoir funèbre, pieux et coquet, troublant comme une alcôve, mais froid comme une sacristie, dont le vieux fantoche nous faisait les honneurs. Instinctivement, nous avions fait silence : trop de fantômes nous escortaient, l'atmosphère en était peuplée, il y en avait d'embusqués dans tous les coins. Nous étions maintenant devant les coiffures, les coiffures extravagantes, monumentales, hardies comme des défis, imprévues comme des caprices, de la fin du règne de Louis XVI; feutres empanachés, retroussés en coup de vent sur l'édifice des cheveux relevés en racines droites, colossales couronnes de roses foisonnant autour de la calotte d'un gigantesque chapeau Lamballe, profondes capelines de linon et de soie où le visage de la femme apparaissait si délicieusement affiné dans le recul d'une niche auréolée de fleurs. Alors, M. de Bougrelon, qui jusqu'ici s'était tu : « L'enchantement des modes surannées, le charme douloureux des vivantes choses anciennes, Messieurs,. le sentez-vous comme moi? Oui, car je vous vois pâles d'une émotion puissante, puisqu'elle est silencieuse. Vous ai-je trompés quand je vous ai dit : Préparez-vous à la souffrance?... Les adorables mortes dont ces quelques parures vous imposent la vision, n'en subissez-vous pas ici plus réellement la présence que devant le vernis ou l'embus d'un portrait? Ah! le sortilège des étoffes fanées, les langueurs patriciennes de toutes ces orfèvreries de soie et de satin! « S'il règne ici une atmosphère d'église (car n'y éprouvezvous pas le respect d'un lieu saint?), c'est qu'il y flotte, invisible et palpable, l'âme impérieuse de vieilles aristocraties. Quelle grâce autoritaire, quelle fierté dans les plis de ces robes, quelle élégance innée dans ces paniers bouffants, quelle belle audace dans le ridicule même de ces coiffures! C'est toute une société disparue que je retrouve là, car je l'ai connue. Moi, je suis ici chez moi. Un boudoir de Mortes, en vérité, mais de Mortes vivantes, car je sais les mots d'amour et de caresse qui rallument ici sourires et regards; car ces Mortes reviennent, oui, Messieurs, ces Mortes reviennent parce que je les aime, et elles m'obéissent parce qu'elles le savent, car l'amour seul ressuscite les morts. » (J. Lorrain, extrait de Monsieur de Bougrelon). | |