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François-Elie-Jules'
Lemaître est un poète, écrivain
et critique français, né à Vennecy (Loiret) le
27 avril 1853, et mort en 1914. Sa première éducation se
fit à Tavers, près de Beaugency; il entra ensuite au petit
séminaire de La Chapelle-Saint-Mesmin (près d'Orléans),
puis termina ses études au petit séminaire de Notre-Dame-des-Champs,
à Paris. Reçu à l'Ecole normale supérieure
en 1872, il en sortit agrégé des lettres en 1875 et fut envoyé
au Havre comme professeur de rhétorique;
il y resta cinq ans, puis, en avril 1880, fut nommé maître
de conférences à l'École supérieure des lettres
d'Alger. En 1882, il fut chargé du cours
de littérature française
à la faculté des lettres de Besançon.
En 1883, il passa sa. thèse de doctorat où il traitait de
la Comédie après Molière et le Théâtre
de Dancourt; l'année suivante, il fut nommé professeur
à la faculté des lettres de Grenoble.
Depuis plusieurs années, Jules Lemaître
s'était fait connaître par des essais littéraires parus
dans la Revue bleue en 1878 et 1879; un article sur Gustave
Flaubert, qu'il avait étudié pendant son séjour
au Havre, fut dès lors très remarqué. Les années
suivantes, il publia deux petits volumes de vers d'un tour fin et agréable,
mais sans grand souffle poétique. On y trouvait cette intelligence
compréhensive et délicate, ce talent d'adaptation qui devaient
se développer si brillamment dans la critique littéraire
et la littérature théâtrale.
Le premier volume, les Médaillons:
Puellae, Puella, Risus rerum, Lares, parut en 1880; le second, Petites
Orientales, Une Méprise, Au jour le jour, en 1883. Les articles
de critique de Jules Lemaître, publiés dans la Revue bleue,
avaient de plus en plus attiré sur lui l'attention du public lettré
quand un article sur Renan, extrêmement mordant
et qui fit un peu scandale, lui donna la notoriété. En 1884,
J. Lemaître quitta l'Université pour se consacrer à
la littérature. II entra comme critique dramatique au Journal
des Débats, ou il succédait à J.-J. Weiss. Ses
feuilletons, qui ne sont pas aussi abondants et renseignés que ceux
de Sarcey, plaisaient au public par la finesse et l'imprévu des
réflexions et des sujets traités : ils sont toujours très
littéraires.
Jules Lemaître a publié encore
de temps à autre de petits articles quotidiens dans le Temps (Billets
du matin), puis des portraits en cinquante lignes (Figurines)
: parmi ceux-ci, on a remarqué particulièrement ceux consacrés
à Halévy et Brunetière.
Les études littéraires de
Jules Lemaître ont été réunies sous le titre:
les Contemporains (1886-1889, 4 volumes); on peut y relever particulièrement
l'article consacré à Victor Hugo,
qui fit sensation par sa liberté de jugement; celui de George Ohnet,
une exécution cruelle qui a été pour beaucoup dans
la défaveur où sont tombés les romans de cet auteur;
celui sur Emile Zola, etc.
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Virgile
« C'est
assurément, parmi les grands poètes, un de ceux qui ont eu
le plus de chance.
Il y a de lui trois
paroles fameuses, d'un très beau sens, et qui, continuellement citées,
entretiennent sa mémoire dans un éternel renouveau.
D'abord le vers sibyllin
:
Magnus
ab integro seclorum nascitur ordo.
« Une ère
nouvelle commence. » (Généralement on ne manque pas
d'estropier le texte et l'on dit : « Novus rerum nascitur ordo.
») Virgile ayant, par hasard, écrit
ce vers et les suivants vers le temps de la naissance du Christ, le moyen
âge le déclara chrétien, prophète et magicien.
Des moines lettrés prièrent pour son âme. Dante
le choisit pour guide dans l'autre monde, et jusqu'au seuil du paradis.
Et Victor Hugo écrivit :
Dans
Virgile parfois, dieu tout près d'être un ange,
Le vers porte
à sa cime une lueur étrange.
C'est que, rêvant
déjà ce qu'à présent on sait,
Il chantait presque
à l'heure où Jésus vagissait...
Dieu voulait
qu'avant tout, rayon du Fils de l'homme,
L'aube de Bethléem
blanchît le front de Rome.
C'est ensuite l'inévitable
: Sunt lacrymae rerum. Depuis les romantiques,
on traduit bravement : « Les choses elles-mêmes ont des larmes.
» Ou bien, en style de Hugo : « Les larmes des choses, cela
existe. » Et l'on rapproche cet hémistiche du vers de Lamartine
:
Objets
inanimés, avez-vous donc une âme?...
et l'on affirme, avec
une apparence de raison, que toute la poésie du XIXe siècle
est en germe dans ces trois mots du pieux Enée.
Enfin, Virgile a
dit : « On se lasse de tout, excepté de comprendre. »
Parole admirable, digne de Sainte-Beuve ou
de Renan, et qui semble la propre devise du dilettantisme, ou même
de la philosophie. Virgile n'ignorait d'ailleurs aucune des grandes théories
de son temps, qui sont encore sensiblement celles du nôtre. Le vieil
Anchise parle en bon panthéiste au sixième
livre de l'Enéide,
et Silène, dans la sixième églogue,
paraît pénétré de la doctrine de l'évolution.
Ainsi, le christianisme,
et toute la poésie, et toute la sagesse, tiennent dans quelques
mots virgiliens, comme un champ de roses dans un flacon, le bruit de l'océan
dans un coquillage, ou le ciel dans une goutte d'eau.
Or, le magnus
seclorum nascitur ordo n'est qu'un des traits gentiment hyperboliques
d'une pièce de circonstance, d'un « compliment » de
bienvenue au nouveau-né d'un riche protecteur, Asinius Pollio. Les
« larmes des choses », faut-il le rappeler? sont un contresens
radical. Lorsque Enée, voyant à Carthage,
dans le temple de Junon, des peintures qui représentent
le siège de Troie, fait cette remarque
: Sunt lacrymae rerum..., cela signifie simplement, comme vous savez
: « Notre triste renommée est donc parvenue jusqu'en ce pays!
» Nos malheurs y obtiennent des larmes, et l'on plaint la destinée
humaine. » Et, enfin, le mot profond : « On se lasse de tout,
sauf de comprendre, » n'est point dans l'oeuvre même de Virgile,
mais lui est seulement attribué par le commentateur Servius.
D'où il suit
que la part la plus vivante de sa gloire est fondée sur un faux
sens, sur un contresens et sur une tradition incertaine.
Je me hâte
d'ajouter que Virgile mérite cette étrange fortune, et que
jamais erreur ne fut plus intelligente que celle dont bénéficie
un tel poète. Car toute son oeuvre donne, au plus haut point, l'idée
d'un grand esprit, et, à la fois, d'une âme mélancolique
et tendre.
Des images gracieuses,
fortes ou tragiques, se lèvent de ses poèmes et restent dans
nos mémoires longtemps après que nous ne le lisons plus.
C'est, dans les Églogues, le doux exilé Mélibée
et, quoi que j'en aie dit, le radieux berceau de l'enfant rédempteur,
et la terre agitée d'une divine espérance. C'est, dans les
Géorgiques,
l'hymen de Jupiter et de Cybèle,
l'ivresse sacrée du printemps, la fraternité des plantes,
des animaux et des hommes, la sérénité et la bienfaisance
de la vie rustique, - et le désespoir de l'Orphée
symbolique, de l'éternel Orphée pleurant l'éternelle
Eurydice. C'est, dans l'Énéide,
l'amour de la Tyrienne Didon, la plus ardente
et la plus torturée des femmes de trente ans; la rouge lueur de
son bûcher sur la mer, et la fuite muette de son fantôme dans
les pâles myrtes élyséens. C'est l'Andromaque
d'Hector agenouillée sur une tombe vide,
gardant un amour unique et la fidélité du coeur dans l'involontaire
infidélité d'un corps d'esclave; l'amoureuse amitié
de Nisus et d'Euryale;
Pallas, ou la grâce de la jeunesse fauchée ; la blonde amazone
Camille, la jeune aïeule des « travestis » héroïques,
de Clorinde à Jeanne d'Arc... Et c'est,
partout, l'ombre de la grande Louve, la majesté du peuple romain,
régulateur et pacificateur du monde, le sentiment de sa mission,
de sa « vocation » terrestre, crue et révérée
comme un dogme religieux : Exsudent alii...
Tout cela ramassé,
condensé en expressions choisies, d'une brièveté profondément
significative, et qui se prolongent et qui retentissent dans le coeur et
dans l'imagination. Nul n'a écrit des vers plus chargés d'âme.
Et il est vrai que tout cela ne forme que quelques centaines de vers.
Le reste... Oh! le
reste est le compte de l'art, et même de l'artifice. Rien de moins
spontané. Virgile est le premier des poètes de cabinet. Il
détourne et combine Homère, Hésiode,
les tragiques grecs, Apollonius,
Théocrite et Lucrèce
dans ce qu'on appelait autrefois d'industrieux larcins. Il fut un poète
officiel, un poète lauréat, un Tennyson.
L'Énéide
est un miracle d'ingéniosité, un extraordinaire tour de force.
C'est un poème national, fait avec foi, mais sur commande. Le programme
était dur. Il fallait insérer dans le récit épique
Rome entière, l'histoire de Rome depuis
les origines jusqu'à la bataille d'Actium,
la légende des vieilles races qui avaient peuplé d'abord
le sol italien, une sorte de livre d'or de la noblesse, qui se disait sortie
des compagnons d'Énée; toute la religion romaine, les dieux
indigènes, les dieux helléniques latinisés, les vieilles
divinités locales, les moeurs et usages publics et privés
du peuple romain, etc... Virgile y a réussi. L'Énéide
est un chef-d'oeuvre de mosaïque, exécuté par le plus
patient des poètes alexandrins.
Virgile mit trente
ans à composer les douze mille vers qu'ils nous a laissés.
Dans les parties de son oeuvre qu'on lit le moins, sa poésie est
merveilleusement pittoresque et plastique. Celle de M. Leconte
de Lisle et de M. de Heredia y ressemble
beaucoup.
Ce qui est tendre
paraît plus tendre, ce qui est émouvant plus émouvant,
ce qui est humain plus humain, ce qui est simple plus simple, dans une
poésie à ce point docte et composite. Quelquefois, dans les
contes, les larmes se changent en pierres précieuses. Nous sommes
plus touchés quand, parmi ces dures et précises pierreries
virgiliennes, un joyau bouge, tremble, vit, est une larme, et nous fait
ressouvenir que ce poète officiel, ce poète-lauréat
et ce roi des parnassiens mérita par sa douceur d'être appelé
« la jeune fille ».
(J.
Lemaître, Les Contemporains).
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Les articles de critique théâtrale
ont paru sous le titre d'Impressions de théâtre (1888-1890,
5 volumes); ceux-ci sont forcément moins intéressants que
les portraits et analyses des auteurs modernes; ils sont écrits
plus vite et sur des sujets en général moins durables, au
moins apparaissent-ils remarquables d'aisance, de clarté, d'esprit
et, souvent, de profondeur dans leur amusante légèreté.
Après ces essais de critique, Jules
Lemaître s'est attaqué lui-même au théâtre.
Il a donné à l'Odéon
le 8 avril 1889 une comédie en quatre
actes et en prose, Révoltée, étude psychologique
fort originale, reprise en 1890 au Vaudeville. Ce théâtre
a joué ensuite le Député Leveau, satire des
moeurs politiques du jour; puis le Théâtre-Français
a joué, en avril 1891, Mariage blanc.
Depuis cette époque, ont paru :
Flipote, les Rois, puis, en 1895, le Pardon (joué
aux Français), et l'Age difficile. L'intérêt
de ses pièces réside dans la subtile analyse de sentiments
un peu compliqués, la délicatesse de l'expression, mais elles
ont soulevé des critiques assez vives et n'ont pu entraîner
tout à fait le goût du grand public; véritable régal
de délicats par la finesse des analyses psychologiques et l'ingéniosité
des situations, leur succès n'a pas dépassé la boulevard.
Lemaître a publié encore des
contes et nouvelles
qu'il a réunis sous le titre de Sérénus, histoire
d'un martyr (1886), et Dix Contes (1889). Il a donné au Temps
un roman, les Rois (dont il a tiré
une pièce); ce livre est une tentative d'explication de la mort
mystérieuse d'un archiduc d'Autriche.
Ses Opinions à répandre
(1901) révèlent chez lui le désir de se mêler
aux questions pratiques qui agitent son temps. En 1898, il mena une vive
campagne nationaliste dans l'Écho de Paris et dans des conférences,
aux côtés de François Coppée.
Après 1901 il a publié :
Théories et impressions (1905); Un nouvel état
d'esprit (1904); En marge des vieux livres, contes (1905); La
Vieillesse d'Hélène, nouveaux contes en marge (1914);
J.-J. Rousseau (1907); Racine (1908); Fénelon
(1910); Chateaubriand (1912). Il a donné au théâtre
: la Massière (1904) ; la Princesse de Clèves
(1905); Bertrade (1906); le Mariage de Télémaque,
en collaboration avec Maurice Donnay (1910).
On voit combien l'oeuvre de Jules Lemaître
est variée. On ne saurait assez admirer la souplesse de son talent
qui se prête à toutes les fantaisies de l'auteur et à
toutes les formes littéraires. Ce qui séduit chez ce délicat
écrivain, c'est un mélange de naïveté apparente
et de scepticisme désenchanté
qui va jusqu'au cynisme. L'influence de Renan est très sensible
dans ce caractère. La délicatesse des pensées et la
corruption du sentiment se mêlent dans une proportion très
originale; en mérite temps une certaine allure de gaminerie intellectuelle
donne un ragoût particulier au bon sens réel et fondamental
de ses jugements. Le critique est supérieur chez lui à l'auteur
: l'intelligence et le goût ont beaucoup réduit la part de
l'imagination.
Jules Lemaître est entré à
l'Académie française
en 1895. (Ph. B. / G.-F.).
L'Ennemi
« Monsieur,
dit Pierre Corneille, je vois que vous avez
le goût bon.
- Monsieur, reprit
le jeune homme, si je juge sévèrement le théâtre
de M. Racine, c'est que la vérité
m'y pousse. Il est certain qu'il n'a fait qu'affaiblir et dégrader
la tragédie que vous aviez portée si haut. »
-- Monsieur, je me
récuse sur ce dernier point. Mais j'avoue que je ne puis supporter
non plus que vous ce doux et ce tendre par où il plaît aux
femmes et aux jeunes gens, et que cela m'a toujours paru du dernier fade.
- Monsieur, il est
vrai que cela fait lever le coeur.
- Et ce qui me chagrine
encore plus, monsieur, c'est de voir, dans ses tragédies, les plus
nobles et les plus mâles passions sacrifiées à un amour
désordonné et qui va jusqu'au bout de sa folie : en sorte
que, lorsqu'il n'est pas langoureux, il est homicide et criminel.
- Il est vrai, monsieur,
que cela est fait pour scandaliser tous les esprits honnêtes.
- Et je ne parle
pas, monsieur, des fautes que commet continuellement M. Racine contre la
vraisemblance des moeurs ou contre la vérité de l'histoire,
comme dans ce Bajazet où il n'y a pas un personnage qui ait
les sentiments qu'on a à Constantinople et qui ne soit un Français
sous l'habit turc, ou comme dans ce Britannicus où l'auteur
fait vivre Britannicus et Narcisse deux ans de plus qu'ils n'ont vécu.
- Il est vrai, Monsieur,
que cela ne se peut supporter.
- Croyez bien, Monsieur,
que je n'en parle point par envie.
- Personne, Monsieur,
ne vous soupçonnera d'un sentiment que vous interdisent également
votre gloire et la sublimité de vos ouvrages.
- Et je n'en parle
pas non plus, Monsieur, par rancune et ressouvenir des offenses. Il y a
huit ou dix ans, M. Racine me vint lire son Alexandre. Il était
joli homme, trop joli, et avait l'air d'une petite-maîtresse. J'eus
la bonté de lui dire qu'il me paraissait assez bien doué
pour la poésie, mais j'ajoutai qu'il l'était peu pour le
théâtre; et je le pense encore. Il ne me pardonna point ce
jugement sincère et vous savez peut-être de quelles injures
il m'accabla dans la préface de son Britannicus. Vous pensez
bien, Monsieur, que je les dédaignai fort.
- Monsieur, elles
ne sauraient vous atteindre. Je vous confesse, d'ailleurs, que je n'ai
point lu ce méchant morceau.
- Monsieur, je suis
ravi de notre conversation. Je goûte on ne peut plus la justesse
et l'élévation de votre esprit.
- Monsieur, me permettrez-vous
de revenir demain et d'entretenir encore Mademoiselle votre nièce?
- Sans nulle difficulté,
Monsieur. Je sais vos sentiments pour elle et n'ignore point vos intentions.
Je crois qu'elle en est touchée. Et je puis vous confier que mon
frère, que j'en ai averti, voit votre projet d'un fort bon oeil.
Je vous prie, monsieur, de vous considérer ici comme chez vous.
- Monsieur, je ne
sais comment vous remercier...
- A demain donc,
Monsieur.
- Monsieur, je suis
votre humble serviteur.
(J.
Lemaître, extrait de La Vieillesse d'Hélène).
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