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Lemaître

Augustin-François Lemaître est un graveur français, né à Paris en 1797, mort à Paris le 24 février 1870. Elève de Michallon et de Fortier, il commença d'exposer au Salon de 1822, II envoya des vues de monuments français et des paysages de Claude Lorrain. Suivirent nombre de planches, notamment les Ruines du théâtre de Taormine, d'après Forbin; les Vues de Naples et de la Sicile, d'après Turpin de Crissé; la Chapelle des Feuillants, d'après Daguerre; une Revue de Napoléon et un Bivouac, d'après H. Bellangé. Il a gravé ou fait graver sous sa direction beaucoup d'oeuvres qui ont illustré des publications considérables, des voyages scientifiques en Italie, en Morée, en Algérie, en Perse, ainsi que nombre de sujets d'histoire naturelle. Il s'est en outre adonné au commerce des estampes. (Challamel).
François-Elie-Jules' Lemaître est un poète, écrivain et critique français, né à Vennecy (Loiret) le 27 avril 1853, et mort en 1914. Sa première éducation se fit à Tavers, près de Beaugency; il entra ensuite au petit séminaire de La Chapelle-Saint-Mesmin (près d'Orléans), puis termina ses études au petit séminaire de Notre-Dame-des-Champs, à Paris. Reçu à l'Ecole normale supérieure en 1872, il en sortit agrégé des lettres en 1875 et fut envoyé au Havre comme professeur de rhétorique; il y resta cinq ans, puis, en avril 1880, fut nommé maître de conférences à l'École supérieure des lettres d'Alger. En 1882, il fut chargé du cours de littérature française à la faculté des lettres de Besançon. En 1883, il passa sa. thèse de doctorat où il traitait de la Comédie après Molière et le Théâtre de Dancourt; l'année suivante, il fut nommé professeur à la faculté des lettres de Grenoble. 

Depuis plusieurs années, Jules Lemaître s'était fait connaître par des essais littéraires parus dans la Revue bleue en 1878 et 1879; un article sur Gustave Flaubert, qu'il avait étudié pendant son séjour au Havre, fut dès lors très remarqué. Les années suivantes, il publia deux petits volumes de vers d'un tour fin et agréable, mais sans grand souffle poétique. On y trouvait cette intelligence compréhensive et délicate, ce talent d'adaptation qui devaient se développer si brillamment dans la critique littéraire et la littérature théâtrale. 

Le premier volume, les Médaillons: Puellae, Puella, Risus rerum, Lares, parut en 1880; le second, Petites Orientales, Une Méprise, Au jour le jour, en 1883. Les articles de critique de Jules Lemaître, publiés dans la Revue bleue, avaient de plus en plus attiré sur lui l'attention du public lettré quand un article sur Renan, extrêmement mordant et qui fit un peu scandale, lui donna la notoriété. En 1884, J. Lemaître quitta l'Université pour se consacrer à la littérature. II entra comme critique dramatique au Journal des Débats, ou il succédait à J.-J. Weiss. Ses feuilletons, qui ne sont pas aussi abondants et renseignés que ceux de Sarcey, plaisaient au public par la finesse et l'imprévu des réflexions et des sujets traités : ils sont toujours très littéraires. 

Jules Lemaître a publié encore de temps à autre de petits articles quotidiens dans le Temps (Billets du matin), puis des portraits en cinquante lignes (Figurines) : parmi ceux-ci, on a remarqué particulièrement ceux consacrés à Halévy et Brunetière.

Les études littéraires de Jules Lemaître ont été réunies sous le titre: les Contemporains (1886-1889, 4 volumes); on peut y relever particulièrement l'article consacré à Victor Hugo, qui fit sensation par sa liberté de jugement; celui de George Ohnet, une exécution cruelle qui a été pour beaucoup dans la défaveur où sont tombés les romans de cet auteur; celui sur Emile Zola, etc.
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Virgile

 « C'est assurément, parmi les grands poètes, un de ceux qui ont eu le plus de chance.

Il y a de lui trois paroles fameuses, d'un très beau sens, et qui, continuellement citées, entretiennent sa mémoire dans un éternel renouveau.

D'abord le vers sibyllin :

Magnus ab integro seclorum nascitur ordo.
« Une ère nouvelle commence. » (Généralement on ne manque pas d'estropier le texte et l'on dit : « Novus rerum nascitur ordo. ») Virgile ayant, par hasard, écrit ce vers et les suivants vers le temps de la naissance du Christ, le moyen âge le déclara chrétien, prophète et magicien. Des moines lettrés prièrent pour son âme. Dante le choisit pour guide dans l'autre monde, et jusqu'au seuil du paradis. Et Victor Hugo écrivit :
Dans Virgile parfois, dieu tout près d'être un ange,
Le vers porte à sa cime une lueur étrange. 
C'est que, rêvant déjà ce qu'à présent on sait,
Il chantait presque à l'heure où Jésus vagissait...
Dieu voulait qu'avant tout, rayon du Fils de l'homme, 
L'aube de Bethléem blanchît le front de Rome.
C'est ensuite l'inévitable : Sunt lacrymae rerum. Depuis les romantiques, on traduit bravement : « Les choses elles-mêmes ont des larmes. » Ou bien, en style de Hugo : « Les larmes des choses, cela existe. » Et l'on rapproche cet hémistiche du vers de Lamartine :
Objets inanimés, avez-vous donc une âme?...
et l'on affirme, avec une apparence de raison, que toute la poésie du XIXe siècle est en germe dans ces trois mots du pieux Enée.

Enfin, Virgile a dit : « On se lasse de tout, excepté de comprendre. » Parole admirable, digne de Sainte-Beuve ou de Renan, et qui semble la propre devise du dilettantisme, ou même de la philosophie. Virgile n'ignorait d'ailleurs aucune des grandes théories de son temps, qui sont encore sensiblement celles du nôtre. Le vieil Anchise parle en bon panthéiste au sixième livre de l'Enéide, et Silène, dans la sixième églogue, paraît pénétré de la doctrine de l'évolution.

Ainsi, le christianisme, et toute la poésie, et toute la sagesse, tiennent dans quelques mots virgiliens, comme un champ de roses dans un flacon, le bruit de l'océan dans un coquillage, ou le ciel dans une goutte d'eau.

Or, le magnus seclorum nascitur ordo n'est qu'un des traits gentiment hyperboliques d'une pièce de circonstance, d'un « compliment » de bienvenue au nouveau-né d'un riche protecteur, Asinius Pollio. Les « larmes des choses », faut-il le rappeler? sont un contresens radical. Lorsque Enée, voyant à Carthage, dans le temple de Junon, des peintures qui représentent le siège de Troie, fait cette remarque : Sunt lacrymae rerum..., cela signifie simplement, comme vous savez : « Notre triste renommée est donc parvenue jusqu'en ce pays! » Nos malheurs y obtiennent des larmes, et l'on plaint la destinée humaine. » Et, enfin, le mot profond : « On se lasse de tout, sauf de comprendre, » n'est point dans l'oeuvre même de Virgile, mais lui est seulement attribué par le commentateur Servius.

D'où il suit que la part la plus vivante de sa gloire est fondée sur un faux sens, sur un contresens et sur une tradition incertaine.

Je me hâte d'ajouter que Virgile mérite cette étrange fortune, et que jamais erreur ne fut plus intelligente que celle dont bénéficie un tel poète. Car toute son oeuvre donne, au plus haut point, l'idée d'un grand esprit, et, à la fois, d'une âme mélancolique et tendre.

Des images gracieuses, fortes ou tragiques, se lèvent de ses poèmes et restent dans nos mémoires longtemps après que nous ne le lisons plus. C'est, dans les Églogues, le doux exilé Mélibée et, quoi que j'en aie dit, le radieux berceau de l'enfant rédempteur, et la terre agitée d'une divine espérance. C'est, dans les Géorgiques, l'hymen de Jupiter et de Cybèle, l'ivresse sacrée du printemps, la fraternité des plantes, des animaux et des hommes, la sérénité et la bienfaisance de la vie rustique, - et le désespoir de l'Orphée symbolique, de l'éternel Orphée pleurant l'éternelle Eurydice. C'est, dans l'Énéide, l'amour de la Tyrienne Didon, la plus ardente et la plus torturée des femmes de trente ans; la rouge lueur de son bûcher sur la mer, et la fuite muette de son fantôme dans les pâles myrtes élyséens. C'est l'Andromaque d'Hector agenouillée sur une tombe vide, gardant un amour unique et la fidélité du coeur dans l'involontaire infidélité d'un corps d'esclave; l'amoureuse amitié de Nisus et d'Euryale; Pallas, ou la grâce de la jeunesse fauchée ; la blonde amazone Camille, la jeune aïeule des « travestis » héroïques, de Clorinde à Jeanne d'Arc... Et c'est, partout, l'ombre de la grande Louve, la majesté du peuple romain, régulateur et pacificateur du monde, le sentiment de sa mission, de sa « vocation » terrestre, crue et révérée comme un dogme religieux : Exsudent alii...

Tout cela ramassé, condensé en expressions choisies, d'une brièveté profondément significative, et qui se prolongent et qui retentissent dans le coeur et dans l'imagination. Nul n'a écrit des vers plus chargés d'âme. Et il est vrai que tout cela ne forme que quelques centaines de vers.

Le reste... Oh! le reste est le compte de l'art, et même de l'artifice. Rien de moins spontané. Virgile est le premier des poètes de cabinet. Il détourne et combine Homère, Hésiode, les tragiques grecs, Apollonius, Théocrite et Lucrèce dans ce qu'on appelait autrefois d'industrieux larcins. Il fut un poète officiel, un poète lauréat, un Tennyson.

L'Énéide est un miracle d'ingéniosité, un extraordinaire tour de force. C'est un poème national, fait avec foi, mais sur commande. Le programme était dur. Il fallait insérer dans le récit épique Rome entière, l'histoire de Rome depuis les origines jusqu'à la bataille d'Actium, la légende des vieilles races qui avaient peuplé d'abord le sol italien, une sorte de livre d'or de la noblesse, qui se disait sortie des compagnons d'Énée; toute la religion romaine, les dieux indigènes, les dieux helléniques latinisés, les vieilles divinités locales, les moeurs et usages publics et privés du peuple romain, etc... Virgile y a réussi. L'Énéide est un chef-d'oeuvre de mosaïque, exécuté par le plus patient des poètes alexandrins.

Virgile mit trente ans à composer les douze mille vers qu'ils nous a laissés. Dans les parties de son oeuvre qu'on lit le moins, sa poésie est merveilleusement pittoresque et plastique. Celle de M. Leconte de Lisle et de M. de Heredia y ressemble beaucoup.

Ce qui est tendre paraît plus tendre, ce qui est émouvant plus émouvant, ce qui est humain plus humain, ce qui est simple plus simple, dans une poésie à ce point docte et composite. Quelquefois, dans les contes, les larmes se changent en pierres précieuses. Nous sommes plus touchés quand, parmi ces dures et précises pierreries virgiliennes, un joyau bouge, tremble, vit, est une larme, et nous fait ressouvenir que ce poète officiel, ce poète-lauréat et ce roi des parnassiens mérita par sa douceur d'être appelé « la jeune fille ».
 

(J. Lemaître, Les Contemporains).

Les articles de critique théâtrale ont paru sous le titre d'Impressions de théâtre (1888-1890, 5 volumes); ceux-ci sont forcément moins intéressants que les portraits et analyses des auteurs modernes; ils sont écrits plus vite et sur des sujets en général moins durables, au moins apparaissent-ils remarquables d'aisance, de clarté, d'esprit et, souvent, de profondeur dans leur amusante légèreté. 

Après ces essais de critique, Jules Lemaître s'est attaqué lui-même au théâtre. Il a donné à l'Odéon le 8 avril 1889 une comédie en quatre actes et en prose, Révoltée, étude psychologique fort originale, reprise en 1890 au Vaudeville. Ce théâtre a joué ensuite le Député Leveau, satire des moeurs politiques du jour; puis le Théâtre-Français a joué, en avril 1891, Mariage blanc.

Depuis cette époque, ont paru : Flipote, les Rois, puis, en 1895, le Pardon (joué aux Français), et l'Age difficile. L'intérêt de ses pièces réside dans la subtile analyse de sentiments un peu compliqués, la délicatesse de l'expression, mais elles ont soulevé des critiques assez vives et n'ont pu entraîner tout à fait le goût du grand public; véritable régal de délicats par la finesse des analyses psychologiques et l'ingéniosité des situations, leur succès n'a pas dépassé la boulevard. 

Lemaître a publié encore des contes et nouvelles qu'il a réunis sous le titre de Sérénus, histoire d'un martyr (1886), et Dix Contes (1889). Il a donné au Temps un roman, les Rois (dont il a tiré une pièce); ce livre est une tentative d'explication de la mort mystérieuse d'un archiduc d'Autriche.

Ses Opinions à répandre (1901) révèlent chez lui le désir de se mêler aux questions pratiques qui agitent son temps. En 1898, il mena une vive campagne nationaliste dans l'Écho de Paris et dans des conférences, aux côtés de François Coppée.

Après 1901 il a publié : Théories et impressions (1905); Un nouvel état d'esprit (1904); En marge des vieux livres, contes (1905); La Vieillesse d'Hélène, nouveaux contes en marge (1914); J.-J. Rousseau (1907); Racine (1908); Fénelon (1910); Chateaubriand (1912). Il a donné au théâtre : la Massière (1904) ; la Princesse de Clèves (1905); Bertrade (1906); le Mariage de Télémaque, en collaboration avec Maurice Donnay (1910).

On voit combien l'oeuvre de Jules Lemaître est variée. On ne saurait assez admirer la souplesse de son talent qui se prête à toutes les fantaisies de l'auteur et à toutes les formes littéraires. Ce qui séduit chez ce délicat écrivain, c'est un mélange de naïveté apparente et de scepticisme désenchanté qui va jusqu'au cynisme. L'influence de Renan est très sensible dans ce caractère. La délicatesse des pensées et la corruption du sentiment se mêlent dans une proportion très originale; en mérite temps une certaine allure de gaminerie intellectuelle donne un ragoût particulier au bon sens réel et fondamental de ses jugements. Le critique est supérieur chez lui à l'auteur : l'intelligence et le goût ont beaucoup réduit la part de l'imagination.

Jules Lemaître est entré à l'Académie française en 1895.  (Ph. B. / G.-F.).
 

L'Ennemi

 « Monsieur, dit Pierre Corneille, je vois que vous avez le goût bon.

- Monsieur, reprit le jeune homme, si je juge sévèrement le théâtre de M. Racine, c'est que la vérité m'y pousse. Il est certain qu'il n'a fait qu'affaiblir et dégrader la tragédie que vous aviez portée si haut. » 

-- Monsieur, je me récuse sur ce dernier point. Mais j'avoue que je ne puis supporter non plus que vous ce doux et ce tendre par où il plaît aux femmes et aux jeunes gens, et que cela m'a toujours paru du dernier fade.

- Monsieur, il est vrai que cela fait lever le coeur.

- Et ce qui me chagrine encore plus, monsieur, c'est de voir, dans ses tragédies, les plus nobles et les plus mâles passions sacrifiées à un amour désordonné et qui va jusqu'au bout de sa folie : en sorte que, lorsqu'il n'est pas langoureux, il est homicide et criminel.

- Il est vrai, monsieur, que cela est fait pour scandaliser tous les esprits honnêtes.

- Et je ne parle pas, monsieur, des fautes que commet continuellement M. Racine contre la vraisemblance des moeurs ou contre la vérité de l'histoire, comme dans ce Bajazet où il n'y a pas un personnage qui ait les sentiments qu'on a à Constantinople et qui ne soit un Français sous l'habit turc, ou comme dans ce Britannicus où l'auteur fait vivre Britannicus et Narcisse deux ans de plus qu'ils n'ont vécu.

- Il est vrai, Monsieur, que cela ne se peut supporter.

- Croyez bien, Monsieur, que je n'en parle point par envie. 

- Personne, Monsieur, ne vous soupçonnera d'un sentiment que vous interdisent également votre gloire et la sublimité de vos ouvrages.

- Et je n'en parle pas non plus, Monsieur, par rancune et ressouvenir des offenses. Il y a huit ou dix ans, M. Racine me vint lire son Alexandre. Il était joli homme, trop joli, et avait l'air d'une petite-maîtresse. J'eus la bonté de lui dire qu'il me paraissait assez bien doué pour la poésie, mais j'ajoutai qu'il l'était peu pour le théâtre; et je le pense encore. Il ne me pardonna point ce jugement sincère et vous savez peut-être de quelles injures il m'accabla dans la préface de son Britannicus. Vous pensez bien, Monsieur, que je les dédaignai fort.

- Monsieur, elles ne sauraient vous atteindre. Je vous confesse, d'ailleurs, que je n'ai point lu ce méchant morceau.

- Monsieur, je suis ravi de notre conversation. Je goûte on ne peut plus la justesse et l'élévation de votre esprit.

- Monsieur, me permettrez-vous de revenir demain et d'entretenir encore Mademoiselle votre nièce?

- Sans nulle difficulté, Monsieur. Je sais vos sentiments pour elle et n'ignore point vos intentions. Je crois qu'elle en est touchée. Et je puis vous confier que mon frère, que j'en ai averti, voit votre projet d'un fort bon oeil. Je vous prie, monsieur, de vous considérer ici comme chez vous.

- Monsieur, je ne sais comment vous remercier...

- A demain donc, Monsieur.

- Monsieur, je suis votre humble serviteur.
 

(J. Lemaître, extrait de La Vieillesse d'Hélène).
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