| Jean Le Maire de Belges est un historiographe et poète belge, né en 1473 à Belges (aujourd'hui Bavay) dans le Hainaut et mort vers 1525 (ou bien après). Il était la neveu du célèbre chroniqueur et poète Molinet. C'était un homme remarquablement instruit pour son temps; il était à la fois littérateur et styliste; - sa prose, mi-latine, mi-française, indique la transition, et, comme poète, il est le précurseur de Ronsard et de la Pléiade. Il entra en 1498 au service du duc Pierre de Bourbon. En 1503, il donna le premier de ses poèmes, mélange de prose allégorique et de vers idylliques, le Temple d'honneur et de vertus, panégyrique du duc de Bourbon adressé à sa veuve Anne de Beaujeu. La même année il composa la Plainte du Désiré où il déplore la mort de Louis de Luxembourg. En 1504 il fut attaché à la maison de Marguerite d'Autriche, gouvernante des Pays-Bas, dont son oncle était bibliothécaire. Il écrivit en l'honneur de cette princesse , à l'époque de la Ligue de Cambrai, la Légende des Vénitiens (Lyon, 1509, in-4), pamphlet politique d'un style âpre et violent, pui ses livres des Regrets, poème sur la mort de Philibert de Savoie et de Philippe le Beau (Paris, 1512, in-fol.) et ses deux épîtres de l'Amant vert. -- Complainte de l'Amant vert L'Amant vert, perroquet de la princesse Marguerite, apprend le départ de sa maîtresse. Il ne peut résister à sa douleur qu'il chante dans une longue épître. « O demy dieux, o Satires aggrestes, Nymphes de bois et fontaines proprettes, Escoutez moy ma plainte demener, Et tu, Echo, qui faiz l'air resonner Et les rochiers de voix repercussives, Vueillez doubler mes douleurs excessives. Vous scavez bien que les dieux qui tout voient Tel bien mondain, tel heur donné m'avoient Que de plus grand ne joist [ = jouit] oncques ame. Vous cognoissez que pour maistresse et dame J'avoie acquis (par dessus mes merites [ = et c'était plus que je ne méritais]) La fleur des fleurs, le chois des marguerites. Las! double helas! pourquoy doncques la pers je? Pourquoy peut tant infortune et sa verge Qui maintesfois celle dame greva? Elle s'en va, helas! elle s'en va Et je demeure icy sans compagnie. Après avoir donné ordre d'écrire sur son tombeau ces quatre vers : Soubz ce tumbel qui est [ung] dur conclave Git l'amant vert, et le tresnoble esclave Dont le hault cueur, de vraye amour pure yvre, Ne peut [ = put] souffrir perdre sa dame et vivre. Il meurt de chagrin, va aux enfers guidé par Mercure qui le conduit à Minos. Celui-ci le déclare digne des Champs-Élysées; et mis au rang des immortels, il adresse à sa dame, du séjour des bienheureux, une relation de son voyage aux enfers. L'Amant vert aux enfers ... Quand mon ame eut (en tristes recordz Et grand douleur) prins [ = pris] yssue du corpz, Tantost fut prest le noble Dieu Mercure Qui les espritz des deflunctz prend en cure [ = en soin]. Lequel, tenant son Caducee ou verge, Print mon esprit tout innocent et vierge; Puis, en volant plus legier que le vent Me mena veoir le tenebreux convent [ = lieu de réunion (conventus), demeure] Des infernaulx où siet [ = sied, siège (de sedet)] Radamanthus Retributeur [ = qui rétribue chacun suivant ses vices ou ses vertus] des vices et vertuz. Ung Rochier brun se trouve en la Moree Dont sault [ = s'élance, de saillir (lat. salit)] vapeur horrible et sulphurée. Le Roch se dit en latin Tenarus Dont [ = d'où] Hercules [ prononcez Herculès] entrainna Cerberus. Droit la [ = là] voit on ung grand trou tartaricque Si tres hideux que nulle Rhetoricque Ne scauroit [ = saurait] bien sa laideur exprimer, Au fons duquel alasmes abismer [ = nous allâmes nous abîmer, nous plonger] Mercure et moy. Si trouvons l'huys de fer Par ou on entre ou [ = en le, dans le; c'est le singulier de es] grand pourpris d'enfer. Lors Cerberus, le portier lait [ = laid] et noir En abayant [ = aboyant] nous ouvrit son manoir. Sa voix tonant si fort retombissoit [ = rebondissait, était répercutée par l'écho] Que la valee obscure en gemissoit. Si [ = aussi] ne fault pas demander se [ = si] j'euz peur Quand j'apperceuz ung si fier aggrippeur [ = celui qui agrippe] Nous tirons oultre [ = passons outre] et alons jusque au fleuve Le plus despit [ = méprisé] que nulle part on treuve [ = trouve. Encore dans La Fontaine (le Gland et la Citrouille)] Stix il a nom, c'estadire tristesse, Tout plain d'horreur, d'angoisse, et de destresse. Or nous passa le viellart nautonnier Qu'on dit Karon, tres vilain pautonnier [Pautonnier, plus anciennement paltonnier, «-gueux, misérable », dérivé d'un mot palton qui est encore conservé dans l'italien paltone, gueux, vagabond.]. Sa barque estoit desbiffee [ = usée, en pièces] et viellelte Si n'eut de moy ne denier ne maillette [ = petite maille, petite monnaie]. Quand on est oultre, alors la clarté fault [ = fait défaut] Et ne voit en [ = on] goutte ne [ = ni] bas ne hault Mais bien ot [ = ouït, entend] on des criz espoventables, Fiers urlemens de bestes redoubtables. Lors j'eux frayeur de telz mugissemens Bruit de marteaux, chaines et ferremens Grandz tumbemens [ = chutes] de montaigne et ruyne Et grand souffliz de ventz avec bruyne. J'avoie aussi bien pres de mes oreilles Oiseaux bruyans de strideurs [stridor = éclat de voix] nompareilles Batans de l'esle [ = aile] et faisans grans murmures, Clacquans du bec come ung droit son d'armures Si me tapiz au plus pres de ma guide [= Mercure. Guide était féminin] Car de chaleur ma poictrine estoit vuide Tant peur avoie. Et lors il [ = Mercure] me va dire : MERCURE Ce lieu umbreux, tout plain de dueil et d'ire Est le royaume et sejour Plutonicque Et le repaire à tout esprit inique. Tu dois scavoir que les fiers animaulx Qui en leur vie ont faict cas anormaulx Et perpetré oultraiges criminelz [prononcez criminés] Aprez leur mort sont icy condamnez En griefs tourmens, en ordure et pueur [ = puanteur]. L'AMANT VERT En ce disant, je vis une lueur Estrange et bleue avec noire fumee Noyant la flambe [ = petite flamme; ambe vient de flammula] et rouge et alumee. Plus aprouchons, plus oyons [ = entendons] de tumulte Qui du parfond [ = du plus profond] d'un grand goufre resulte [ du latin resultat] Et quand ce vint que fusmes assez pres Mon conducteur s'arresta tout expres Et dit ainsi : MERCURE Cy demeure Pluton. Vecy le fleuve horrible Flegeton Ardent et chault. Voy ce que je te monstre. Sur son rivaige et dedens a [ = il y a] maint monstre. Maint gros serpent et mainte[s] leides bestes... Tout y est plain de si mortelle injure Que tu aurois frayeur trop merveilleuse De veoir tel [ = tel était des deux genres] tourbe horrible et batailleuse Qui n'a jamais n'amour ne paix ensemble. Or passons oultre, et verrons, se [3] bon semble Au roy Minos le grand juge infernal Que je te maine en ton repos final. » (J. Le Maire de Belges, extrait des Deux Epistres de l'Amant vert, édition de 1513). | De ces années datent aussi : la Concorde des deux langaiges français et toscan, composé vers 1510, après un voyage en Italie (dans cette étude de linguistique, Le Maire prêche l'émulation aux poètes de France et d'Italie); le Traictié de la différence des scismes et des concilles de l'Église et de la prééminence et utilité des concilles de la sainte Egtise gallicane, défense de l'Eglise gallicane et de Louis XII contre Jules II. A la mort de son oncle, Le Maire hérita de sa charge de bibliothécaire et devint ensuite indiciaire, et historiographe de Marguerite. C'est alors qu'il commença son ouvrage intitulé Illustrations des Gaules dont il publia la première partie en 1509, et la seconde, trois ans après, lorsqu'il fut établi en France. En 1513, le roi Louis XII l'appela près de lui, et lui donna la place d'historiographe. Il fut chargé par ce prince de diverses missions en Italie, et écrivit en faveur du roi de France contre le pape Jules II. A la mort du roi (1515) il perdit sa place d'historiographe; bientôt réduit à la misère, il traîna une vie obscure. Il mourut, dit-on, à l'hôpital, selon les uns en 1524, selon d'autres, en 1548. Son oeuvre la plus importante est intitulée les Illustrations des Gaules et singularites de Troyes (Lyon, 1540, in-4, très souvent rééd.); Le Maire y accueille les assertions de Jacques de Guise et des Grandes Chroniques de Saint-Denis et fait remonter à Priam l'origine des familles souveraines établies sur les deux rives du Rhin. Il conclut de cette origine commune que les Européens doivent tous s'allier contre les Turcs. Pasquier le loue d'avoir enrichi la langue française d'une infinité de beaux traits tant en prose qu'en vers dont les meilleurs écrivains ont su parfois s'aider. (D. et H. / E. H.). -- Le jeune Pâris et les Nymphes Le Maire de Belges est un versificateur correct et parfois élégant : il ne s'est guère montré poète que dans sa prose; il a créé le genre de la prose poétique. En voici un échantillon qui annonce la prose d'Amyot ; on en rencontre plus d'une semblable dans les Illustrations, mais à côté de combien d'autres sèches, arides ou grotesquement boursouflées! « Paris Alexandre, tout lassé de la course d'un cerf lequel il avoit longuement suivy en la forest Ida à cor et à cry, et en le poursuivant s'estoit eslongné de ses compaignons, s'endormit en l'ombre des lauriers tousjours verdoyans, aupres d'une fontaine nommee Creusa, laquelle est au fons d'une plaisant valee des montaignes Idees; la ou le fleuve Xanthus ou Scamander prent son origine. La delectation du val plaisant et solitaire et l'amenité du lieu coy, secret et taciturne avec le doulx bruit des cleres undes argentines partans du roch exciterent le beau Paris à sommeiller et s'estendre sur l'herbe espesse et drue et sur les fleurettes bien flairans [ = Bien flairantes, à l'odeur suave. Le participe flairant n'a pas encore la forme féminine flairante, d'après l'usage du vieux français. De même plus loin grand, plaisant], faisant chevet du pié du rochier et ayant son arc etson carquois soubz son bras dextre. A[p]res ce qu'il eut pris le doulx repos de nature recreant les labeurs des hommes, il s'esveilla; et, à son reveil, en estendant ses fortz bras et torchant [ = essuyant. Mot devenu aujourd'hui vulgaire et même bas] ses beaulx yeulx clers comme deux estoilles, getta son regard en circunference. Si vit tout à l'entour de lui ung grand nombre de belles nymphes, gentiles et gratieuses fees, qui le regardoient par grand attention. Mais si tost qu'elles l'aperceurent remoouvoir et entrebriser sa plaisant somnolence, toutes ensemble en ung moment se disparurent et tournerent en fuitte. Adoncq Paris tout esmerveillé et transmué d'une vision si nouvelle se dressa sur piedz en sursault, et d'ung grand zele ardant se print à courir apres elles si treslegierement [ très légérement, si bien] qu'il ne sembloit point fouler l'herbe de ses plantes [ = plantes des pieds]. Et tant fit, qu'il en rataignit une legierement fuyant, de laquelle les cheveulx aureins [ = d'or] voletoient en l'air par dessus ses espaules. Si la retint doulcement par les plys undoyans de sa robe gentile et lui dist humblement en ceste maniere : « O deesse specieuse, quelque tu soyes, ou [ proprement en le : sens de au] nom de la clerc Dyane, plaise à ta grace et courtoisie demourer ung petit [ = un peu] (saulve ta bonne paix) et me vouloir dire quelle est l'assemblee de ces nobles nymphes, que j'ay presentement veues. Car oncques nulle chose ne desiray tant scavoir que ceste cy. » Lors la gracieuse nymphe qui se sentit arestee, se retourna promptement et d'une chiere [ = visage] semblable à coursee [ = courroucée], lui dist ainsi : « Quelle hardiesse te meut, o jeune adolescent Royal? ne de quelle fiance presumes tu de mettre la main aux nymphes (qui sont demy deesses) en leur faisant violence? Je te prie, deporte toy de telle oultrageuse temerité et nous laisse aller franches et liberes par l'exemple de ceulx à qui il en est autreffois mescheu [ = arrivé mal]. » Le noble enfant Paris Alexandre, quand il ouyt la nymphe ainsi parler imperieusement et haultainement, tout craintif et plain de tremeur [ = crainte; emprunté au latin tremor], s'enclina en terre, come estonné et moictié ravy tant de sa merveilleuse eloquence come de sa souveraine beaulté et la voulut adorer come une deesse celeste. » (Le Maire de Belges, extrait du premier livre des Illustrations de Gaule et singularitez de Troye, chapitre XXIV; édition de Paris, 1513). | | |