Vie privée de Lamoignon « Entrons dans sa vie privée. Que ne puis-je vous le montrer parmi ce nombre de gens choisis qui formaient chez lui une assemblée que le savoir, la politesse, l'honnêteté rendaient aussi agréable qu'utile! C'est là que, ne se réservant de son autorité que cet ascendant que lui donnaient sur le reste des hommes la facilité de son humeur et la force de son esprit, il communiquait ses lumières et profitait de celles des autres. C'est là qu'il a souvent éclairci les matières les plus embrouillées, et que, sur quelque genre d'érudition que tombât le discours, on eût dit qu'il en avait fait son occupation et son étude particulière. C'est là qu'après avoir écouté les autres, il reprenait quelquefois les sujets qu'on croyait avoir épuisés, et que, recueillant les épis qu'on avait laissés après la moisson, il en faisait une récolte plus abondante que la moisson même. Que ne puis-je vous le représenter tel qu'il était, lorsqu'après un long et pénible travail, loin du bruit de la ville et du tumulte des affaires, il allait se décharger du poids de sa dignité, et jouir d'un noble repos dans sa retraite de Bâville; Vous le verriez tantôt s'adonnant aux plaisirs innocents de l'agriculture, élevant son esprit aux choses invisibles de Dieu par les merveilles visibles de la nature : tantôt méditant ces éloquents et graves discours qui enseignaient et qui inspiraient tous les ans la justice, et dans lesquels, formant l'idée d'un homme de bien, il se découvrait lui-même sans y penser : tantôt accommodant les différends que la discorde, la jalousie ou le mauvais conseil font naître parmi les habitants de la campagne; plus content en lui-même, et peut-être plus grand aux yeux de Dieu, lorsque, dans le fond d'une sombre allée et sur un tribunal de gazon, il avait assuré le repos d'une pauvre famille, que lorsqu'il décidait des fortunes les plus éclatantes sur le premier trône de la justice. Vous le verriez recevant une foule d'amis, comme si chacun eût été le seul, distinguant les uns par la qualité, les autres par le mérite, s'accommodant à tous et ne se préférant à personne. Jamais il ne s'éleva sur son front serein aucun de ces nuages que forme le dégoût ou la défiance. Jamais il n'exigea ni de circonspection gênante, ni d'assiduité servile. On l'entendit, selon les temps, parler des grandes choses comme s'il eût négligé les petites, parler des petites comme sil eût ignoré les grandes. On le vit, dans des conversation aisées et familières, engageant les uns à l'écouter avec plaisir, les autres à lui répondre avec confiance, donnant à chacun le moyen de faire paraître son esprit, sang jamais s'être prévalu de la supériorité du sien. ». (Fléchier, Oraison funèbre de M. de Lamoignon, prononcée je 18 février 1679, 2e partie). |