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De tous les grands procès du XVIIIe siècle, celui du chevalier de La Barre est un des plus célèbres: il est aussi l'un des moins connus. L'origine s'en doit chercher dans la mutilation du crucifix du Pont-Neuf d'Abbeville, qui fut découverte au matin du 9 août 1765 et provoqua dans la petite cité une singulière émotion. Un mois plus tard, une cérémonie expiatoire, présidée par l'évêque d'Amiens, réunissait tout le peuple dans une amende honorable, cependant que se poursuivait l'instruction criminelle contre les auteurs inconnus de l'attentat. Il est à remarquer que le jugement de condamnation du chevalier de La Barre ne devait pas mettre à sa charge la mutilation du crucifix d'Abbeville, mais il n'est pas moins vrai que c'est au cours de cette instruction criminelle que son nom fut prononcé pour la première fois devant la justice et bientôt retenu pour d'autres griefs de blasphèmes et d'impiétés. -
François-Jean Lefebvre, chevalier de La Barre, était né en 1745, d'une famille qui ne manquait pas d'éclat dans ses alliances, mais qui, au milieu du XVIIIe siècle, était tombée dans le dénuement. L'enfant grandit pauvre, orphelin de bonne heure, privé de tendresse, d'éducation et d'instruction, bientôt recueilli par sa cousine, Mme Feydeau, abbesse de l'abbaye de Willancourt à Abbeville : celle-ci se montrait plus grande dame que religieuse, aimait le monde, recevait volontiers et, incapable d'exercer sur son jeune parent une quelconque influence, le laissait se lier avec tout ce qu'Abbeville comptait de libertins, bien plus libre-viveurs que libre-penseurs. Il n'est pas douteux que des rancunes personnelles furent à l'origine de son procès; il n'est pas moins certain que, par sa conduite et ses propos, il ne prêtât le flanc à ses adversaires. Il fut, en somme, un gamin mal élevé. Son plus joyeux passe-temps était la profanation des choses d'église, à quoi il se plaisait d'ajouter le scandale de ses camarades; ses conversations s'émaillaient à plaisir de blasphèmes; pour livres de chevet, il conservait, avec une prédilection marquée, ces ouvrages « horribles pour l'obscénité », et au milieu desquels s'était égaré le Dictionnaire philosophique de Voltaire, qu'il avait peu lu, qu'il était incapable de comprendre et qui, pourtant, devait être seul retenu par le Parlement pour être brûlé sur le bûcher d'Abbeville avec le chevalier de La Barre. Celui-ci avait pour intimes Gaillard d'Etallonde, un autre fanfaron de l'anticléricalisme à bon marché, et dont l'influence avait été déterminante, et le petit Moisnel, enfant timide, mais influençable. Des histoires couraient sur leur compte. On parlait vaguement de profanations d'hosties et de crucifix de plâtre; ou savait plus pertinemment que les trois jeunes gens étaient passés devant une procession du saint-sacrement sans se découvrir. Leur impiété était notoire : pour les esprits étroits et velléitaires, détenteurs de la force, elle méritait d'être punie, et, puisque l'on ne pouvait connaître avec certitude les auteurs de la mutilation du crucifix du Pont-Neuf, on allait chercher un dérivatif dans une information nouvelle, qui aboutit à une ordonnance de prise de corps des trois amis. De l'instruction un point essentiel est à retenir : à savoir la jonction de la procédure du sacrilège du Pont-Neuf et celle des impiétés reprochées à La Barre et à ses complices. Bien que les deux instances eussent dû demeurer distinctes, puisque La Barre devait être écarté des inculpations de la première, elles furent jointes par suite de la connexité de certains faits, de l'identité de plusieurs témoins et des réponses complexes des prévenus. Si d'Etallonde fut seul convaincu du crime de sacrilège du Pont-Neuf et condamné à ce titre par contumace, ses co-inculpés supportèrent les graves conséquences qui résultaient de la liaison du procès d'impiété au procès de sacrilège : c'est elle, en somme, qui a permis à ses sinistres accusateurs, de prononcer contre La Barre la peine prévue pour le sacrilège, alors que les motifs du jugement ne comprennent que des impiétés. Dès l'arrestation du chevalier, l'abbesse de Willancourt, soucieuse de défendre celui en qui elle avait peut-être raison de ne voir qu'un adolescent effronté, se mit en campagne pour faire intervenir en sa faveur les plus hautes influences. Elle écrivit à son parent, le président d'Ormesson, qui s'adressa lui-même au procureur général Joly de Fleury. Les démarches se succédèrent. Le président se montra d'abord porté à l'indulgence pour les provocations à deux sous du jeune La Barre. Il semble que ses dispositions aient été quelque peu modifiées par ses entretiens avec ses collègues du Parlement : ceux-ci se révélaient déjà impatients d'affirmer leur zèle religieux pour compenser leurs luttes ardentes contre les jésuites et le clergé de France. A la suite d'un nouveau plaidoyer de l'abbesse, le président d'Ormesson tenta d'apitoyer encore le procureur général. Ce fut en vain. L'affaire était lancée; elle allait se continuer implacablement par la force acquise. La procédure d'Abbeville a été conservée. Le début de l'information remontait au 10 août 1765, date de la plainte formée par M. Hecquet, procureur du roi : elle se clôt le 28 février 1766 par le jugement de condamnation de Gaillard d'Etallonde, contumax, et du chevalier de La Barre. L'affaire fut portée au Parlement de Paris, où elle ne traîna pas en longueur. Dès le 4 juin de la même année, un arrêt signé du président de Maupeou confirmait la sentence des premiers juges. Mais, s'il est aisé de suivre sur les documents mêmes la procédure du présidial d'Abbeville, il n'en est pas de même de celle du Parlement, dont les dossiers font défaut. Ce qui est intéressant à noter, c'est l'intervention pressante de l'évêque d'Amiens, M. de La Motte, auprès de Louis XV, pour obtenir la grâce du malheureux chevalier. Ses lettres subsistent : elles témoignent de la sincérité et de l'ardeur de ses démarches en faveur des condamnés. On comptait beaucoup sur leur succès, car le crédit du vieux prélat était grand à la cour. Le président d'Ormesson, de son côté, s'employait auprès du procureur général Joly de Fleury, pour obtenir un sursis à l'exécution. Maupeou travaillait en sens inverse, et ce fut lui qui l'emporta sur l'évêque d'Amiens. Le roi, circonvenu, fut, contre toute attente, inexorable. C'est le 1er juillet 1766 que le chevalier de La Barre subit à Abbeville son supplice et sa mise à mort. Soumis dès cinq heures du matin à la question ordinaire, le chevalier fut conduit, à cinq heures du soir, devant l'église Saint-Wulfran, où il fit amende honorable, et sur le marché du blé, où il fut décapité : à six heures et demie, on alluma le bûcher qui consuma le corps du supplicié, dont les cendres, retirées du milieu des dernières braises, furent, au cours de la nuit, jetées au vent. S'il eut une vie désordonnée, La Barre sut bien mourir. Il mourut avec un noble courage et une souriante élégance. Il allait avoir vingt ans. Comment se défendre d'une instinctive sympathie pour tant de jeunesse brillante et de grâce suprême? Il fut la victime d'une infâmie, une parmi d'autres au nom de la religion. Cela ne signifie pas qu'il menait le combat dont on a fait de son injuste sort un symbole. Il n'avait ni conviction, ni idéal, étant assez incapable de pensée profonde. Son impiété s'alimentait plus volontiers aux sources grivoises du XVIIIe siècle qu'aux ouvrages des philosophes. De ce qu'un exemplaire du Dictionnaire philosophique fut découvert dans un rayon négligé de sa bibliothèque et partagea son bûcher, il ne faut pas inférer qu'il fut un disciple de Voltaire. Son esprit ne pouvait se hausser au niveau du patriarche de Ferney. Contrairement à une légende, La Barre ne trouva de défenseur qu'en Voltaire. Textes en mains, suivant au jour le jour les péripéties de la procédure, nous voyons que, si la première intervention en faveur du jeune prévenu est due à sa parente, l'abbesse de Willancourt, qui, malgré sa mondanité, était une femme d'église, les démarches les plus pressantes et les plus autorisées eurent pour auteur l'évêque d'Amiens, M. de La Motte, qui sut intéresser à sa cause le clergé de France. Le chevalier de La Barre fut une victime du Parlement et de l'esprit qui animait alors ce grand corps. C'était au lendemain de la suppression des jésuites et au cours même de la lutte avec les assemblées du clergé. A mesure qu'il empiétait, par ses mesures judiciaires, sur la puissance ecclésiastique et accentuait son hostilité à l'égard de l'épiscopat, le Parlement, attentif à l'opinion de la France, demeurée chrétienne, éprouvait le besoin d'affirmer son zèle pour la religion par des sentences contre l'impiété. On peut dire que la condamnation du chevalier de La Barre fut inspirée, en fin de compte, par un opportunisme politique et une surenchère d'orthodoxie. Que Voltaire ait, dix ans après le supplice d'Abbeville, pris la défense de La Barre et d'Etallonde, c'est un point acquis à l'histoire. Il trouva dans cette affaire déjà vieille un thème facile à sarcasmes contre le Parlement et les gens de robe. Il est piquant de lire ses lettres et mémoires, en les confrontant avec les pièces du procès : on y peut découvrir de l'esprit, mais on y cherche en vain les éléments d'une information sûre. D'ailleurs, là n'est pas l'intérêt de l'intervention de Voltaire. Ce qu'il y a d'essentiel à noter, c'est que le philosophe, chargé lui-même dans la procédure, se montra dès l'abord particulièrement hostile à ces jeunes gens qui l'avaient si légèrement compromis. Il ne se découvrit en leur faveur que lorsque le temps eut fait son oeuvre d'apaisement et que tout risque lui parut écarté; mais, dans les jours qui précédèrent et suivirent l'exécution du chevalier, le philosophe écrivait à tous ses amis des lettres destinées à être communiquées aux personnages officiels, pour désavouer ce pauvre jeune nomme. qu'il traitait de fou et d'écervelé. (B. Combes de Patris). |
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