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Pierre Kropotkine
est un révolutionnaire né à Moscou en 1842.
Membre d'une famille dont la généalogie se rattacherait à la maison
royale des Rurick, le prince Kropotkine fut admis à quinze ans dans le
corps des pages et entra quelque temps après à l'École militaire, où
il resta jusqu'Ã vingt ans. Au lieu d'accepter un grade dans la garde
impériale, poste envié auquel sa naissance et ses relations de famille
lui permettaient de prétendre, il se fit envoyer dans le corps des cosaques
de l'Amour, comme aide de camp du général gouverneur de la Transbaïkalie,
dont il préparait les travaux. Son premier mémoire fut une description
économique et agricole de cette région jusqu'alors très peu connue.
II rédigea ensuite un rapport sur l'état des prisons et sur le régime
des condamnés aux travaux forcés, dont Nertchinsk est le centre, en indiquant
les réformes gui pouvaient y être apportées. Ce rapport ne fut pas publie
; mais il produisit, paraît-il, un effet profond sur l'esprit du tsar,
qui fut indigné des horreurs commises en son nom et se promit d'y mettre
un terme. La promesse impériale fut bien vite oubliée. C'était en 1862;
dans quelques mois, la réaction triomphante allait faire disparaître
les derniers vestiges des réformes d'Alexandre Il. Quant à Kropotkine,
son enthousiasme de jeune homme ne tarda pas à se changer en douloureux
scepticisme; il continua à s'occuper de
l'organisation administrative de la Sibérie, mais sans conserver l'ombre
d'une illusion, sachant d'avance que ses projets déplairaient à Saint-Pétersbourg.
En 1863, après l'insurrection de Pologne,
tout espoir de réformes était perdu. Kropotkine, attaché au gouvernement
de la Sibérie
orientale, se consacra tout entier à des travaux scientifiques, et, dans
une série d'expéditions qui durèrent trois ans, explora la Mandchourie,
les rives de l'Oussouri, découvrit la route du Khingan et Merghen, où
les Européens n'étaient pas allés depuis le XVIIe
siècle; il fit partie de la première expédition qui remonta le Sonngari,
parcourut le bassin de l'Oka, enfin, dans le plus remarquable de ses voyages,
trouva le passage longtemps cherché qui conduit des mines d'or de la Lena
jusqu'en Transbaïkalie. Lorsqu'il revint à Saint-Pétersbourg en 1867,
pour suivre les cours de l'Université, Kropotkine était déjà populaire,
tant à cause des dangers qu'il avait courus que des résultats scientifiques
de ses voyages. Il publia dans les Peterman's Mittheilungen le catalogue
général de tous les points dont il avait pu calculer l'altitude, et le
Résumé de orographie de la Sibérie, qui est son principal ouvrage
de géographie (La découverte de
la Sibérie).
En 1871, chargé d'une mission en Finlande, il étudia les terrains de
la période glaciaire; ses observations lui fournirent le sujet d'un ouvrage
dont le premier volume seulement a paru dans les Annales de la Société
de géographie; le deuxième, resté manuscrit, est tombé plus tard
entre les mains de la police russe.
Le mouvement libéral ayant définitivement
échoué, Kropotkine jugea que, si la société russe pouvait être délivrée
du régime de l'autocratie, ce ne serait pas au moyen de décrets impériaux,
mais par la volonté du peuple éclairé et organisé. Convaincu de la
nécessité d'une révolution sociale faite par en bas, il quitta le monde
de la noblesse et de la cour, dont les moeurs répugnaient à son caractère
de philosophe et de savant, et résolut de vivre au milieu des ouvriers
et des paysans. Un voyage, fait en 1872 en Belgique
et en Suisse,
l'avait mis en relations avec les membres de l'Internationale expirante,
parmi lesquels plusieurs de ses compatriotes condamnés à l'exil à cause
de leurs opinions. Il rentra en Russie
pour s'affilier à l'association des Tchaykovsky, jeunes gens de la classe
bourgeoise et de l'aristocratie, qui s'en allaient ouvrir des cours d'instruction
élémentaire dans les milieux industriels et dans les campagnes, afin
de faire pénétrer dans les esprits incultes, à la faveur de la lecture,
de l'écriture, de quelques notions d'histoire, les idées de révolte
et de liberté. Déguisé en peintre, sous le nom d'emprunt de Borodine,
Pierre Kropotkine ne se contentait pas d'instruire les paysans, il faisait
des conférences où le gouvernement du tsar n'était pas ménagé; il
allait de maison en maison, montrant l'iniquité du servage et prêchant
la fraternité. Dénoncé à la police, il fut arrêté au commencement
de 1874, pour être impliqué dans le procès des 193, et interné dans
la forteresse Pierre-et-Paul, à Saint-Pétersbourg.
LÃ , pendant deux ans et demi, entre les murs d'une casemate humide et
obscure, presque privé de nourriture, n'obtenant des livres qu'à grand-peine,
empêché de recevoir ses parents et ses amis, il attendit vainement qu'on
le jugeât, même qu'on lui fit connaître le crime qui lui était imputé.
Son état de santé obligea cependant la police à le faire transporter
à la prison de l'hôpital militaire, d'où il parvint à s'évader le
12 juillet 1876.
Kropotkine se rendit immédiatement en
Angleterre,
puis en Suisse,
en 1877; il entra dans la Fédération du Jura, section anarchiste
de l'Internationale et fonda à Genève le journal le Révolté.
Expulsé de Suisse en septembre 1881, à la demande du gouvernement russe,
il se réfugia à Thonon,
de là en Angleterre, où, dans une série de lectures et de conférences,
il s'efforça de provoquer une agitation contre la cruauté des persécutions
politiques exercées par l'empereur Alexandre
III. Revenu à Thonon en octobre 1882, il fut arrêté le 20 décembre
à la suite de l'explosion de la place Bellecour à Lyon, bien qu'il y
fût totalement étranger; il comparut en même temps que cinquante-neuf
autres inculpés, devant le tribunal correctionnel, qui le condamna Ã
cinq ans d'emprisonnement le 19 janvier 1883, pour participation à l'Internationale.
Enfermé à la maison centrale de Clairvaux,
il fut relâché le 18 janvier 1886, à la suite d'une active campagne
faite en sa faveur par les savants de France et d'Angleterre.
Depuis sa libération, Kropotkine, retiré
à Londres, a publié un grand nombre de travaux scientifiques dans les
principales revues anglaises, et des études de philosophie
sociale (la plupart ont paru dans le journal le Révolté), où
sont exposés les principes de la société anarchiste: notamment Paroles
d'un révolté, la Conquête du pain, l'Anarchie dans l'évolution
socialiste, les Prisons, la Morale anarchiste,
la Grande Révolution, les Temps nouveaux, etc.
Nous n'avons pas à exposer ici le communisme
anarchiste dont le célèbre révolutionnaire russe est un des théoriciens
les plus éloquents et les plus documentés. Aucun n'a défendu avec autant
de conviction la libre entente, cette organisation spontanée, qu'il oppose
à l'État, cette autre organisation basée sur la contrainte. Par lÃ
se trouve détruite l'objection de ceux qui sont tentés de voir dans l'anarchie
une lutte sans frein, le règne de la violence et de la force, cent fois
plus odieux et plus dangereux pour les faibles que le régime de la concurrence,
répudié par les socialistes. Sur un autre
point, Kropotkine paraît avoir émis une idée originale : c'est au sujet
de la division du travail. Après Sismondi et
tant d'autres sociologues, il constate que
le système de production moderne réduit les travailleurs à l'état de
machines ; mais il se refuse à en admettre la nécessité.
«
D'une part, les producteurs qui consomment fort peu et sont dispensés
de penser, parce qu'il faut travailler, et qui travaillent mal parce que
leur cerveau reste inactif ; et, d'autre part les consommateurs qui, produisant
peu ou presque rien, ont le privilège de penser pour les autres, et pensent
mal parce que tout un monde, celui des travailleurs des bras, leur est
inconnu. »
Kropotkine considère ce principe comme «horrible,
nuisible à la société et abrutissant pour l'individu» ; il voudrait
que tous les hommes pussent travailler et penser, pratiquer en même temps
le travail manuel et cérébral; c'est ce qu'il appelle l' «intégration
du travail et de la production» : idée qui semble paradoxale, même
après les pages éloquentes de Tolstoï. Kropotkine
apporte un argument qui n'est pas sans valeur; c'est un fait d'expérience
: on a pu croire longtemps que les nations, comme les individus, se spécialiseraient
à l'infini et que l'obligation d'échanger leurs produits était une condition
de paix et de solidarité. Mais voilà qu'elles ferment leurs frontières,
qu'elles protègent leurs industries, qu'elles s'empruntent mutuellement
leur outillage pour créer celles qui leur manquent. Que ce mouvement soit
durable ou non, quelles qu'en doivent être les conséquences, il est en
sens inverse de la division du travail. Qui sait s'il n'est pas destiné
à s'étendre des nations aux groupes, des groupes aux individus, et s'il
ne deviendra pas bientôt l'idéal provisoire de l'humanité? (M.
Charney, 1900). |
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