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Henry More

Henry More (Morus) est un philosophe anglais, né à Grantham, dans le Lincolnshire, le 12 octobre 1614 , mort à Cambridge le 1er septembre 1687. Elève de l'université de Cambridge, il prit les ordres en 1639 et mena une vie édifiante, toute consacrée à l'étude et à la religion. Il refusa toute distinction, tout honneur et l'épiscopat qu'on lui offrit à trois reprises.

Les principales circonstances de sa vie ont été retracées par lui-même d'une manière intéressante, quoique non sans vanité, dans la préface de l'édition latine de ses Œuvres (Praefatio generalissima). Il appartenait à une famille de calvinistes rigides, partisans décidés du dogme de la prédestination; mais il avait à peine atteint l'âge de quatorze ans, que cette croyance ne lui convenait plus, et les menaces dont on usa envers lui pour réprimer ses doutes ne servirent qu'à les accroître. Dès ce moment sa vocation fut décidée : son esprit méditatif se porta avec ardeur sur les questions les plus difficiles de la philosophie et de la théologie. Au collège d'Eton, où sa famille l'avait envoyé pour étudier les langues anciennes, pendant que ses jeunes condisciples se livraient aux récréations de leur âge, il se promenait à l'écart, défendant en lui-même la liberté humaine contre le fatalisme de Calvin, ou cherchant dans la nature les traces d'une divine providence. Cette résistance lui fait croire que l'humain ne tient pas tout ce qu'il sait de l'éducation et des sens, qu'il y a en lui un sentiment naturel de la justice et une idée innée de Dieu

Entré à l'université de Cambridge, et désormais libre dans le choix de ses occupations, le jeune More s'appliqua, avec une égale passion, à la philosophie et aux sciences naturelles. Aristote et les philosophes scolastiques, avec Cardan et Scaliger, furent ses premiers maîtres. Mais son esprit ne pouvant s'accommoder ni de la sévère discipline du premier, ni de la sécheresse des autres; ayant observé, de plus, que les disputes de l'école sur le principe d'individuation l'avaient conduit à de notables absurdités, comme de douter de sa conscience et de son existence personnelle, il entra dans une voie tout opposée : il se mit à étudier Platon, Marsile Ficin, Plotin, le prétendu Hermès Trismégiste et la plupart des théologiens mystiques. Le petit écrit connu sous le titre de Théologie germanique le captiva particulièrement, et quelques années plus tard il crut remonter à la source de toutes ces doctrines en portant ses recherches sur la cabale.  Ce commerce avec le passé et avec des esprits d'un ordre si exclusif ne l'empêcha pas de se mêler comme acteur et comme spectateur au mouvement philosophique de son temps. Il entretient une correspondance avec Descartes; il poursuit dans tous ses ouvrages le matérialisme de Hobbes; il s'attaque à la doctrine de Spinoza.

C'est en 1647 qu'il commença sa carrière d'écrivain par la publication de plusieurs poèmes philosophiques, dont la composition remonte aux années de sa première jeunesse. Depuis ce moment jusqu'en 1680, c'est-à-dire pendant une période de plus de trente ans, pas une année ne s'est écoulée qui ne vît éclore quelque production de sa plume infatigable. Au reste, sa vie ne nous offre pas d'autres événements que ses pensées et ses travaux. Il la passa tout entière dans l'université où il avait terminé ses études. C'est en vain qu'on lui offrit les plus hautes dignités de l'Eglise anglicane; il ne fut et ne voulut jamais être autre chose que fellow au collège du Christ, où il mourut le 1er septembre 1687.

La pensée néo-platonicienne de More.
Henry More appartient par le fond de ses idées et, si l'on peut parler ainsi, par la physionomie générale de son esprit, à cette école platonicienne d'Angleterre dont Cudworth est, sans contredit, le plus illustre représentant. Ainsi que l'auteur du Système intellectuel de l'univers, son contemporain et son collègue au collège du Christ, il cherche une doctrine où puissent se rencontrer sur un même fond spiritualiste la raison et le dogme chrétien, la tradition et le libre examen. Mais, plus érudit que philosophe, d'une érudition plus recherchée que profonde, et par-dessus tout d'une imagination très aventureuse, il a exagéré les différents principes qu'il devait associer ensemble, et, en les exagérant ou en les faussant, il les a rendus plus inconciliables. Ainsi il pousse l'esprit religieux jusqu'au mysticisme. Un mysticisme, que l'on a pu qualifier d'académique, copié sur celui de l'école d'Alexandrie, davantage construit que ressenti. 

Henry More est si peu un véritable mystique, qu'il a écrit en 1656, trois ans après avoir publié son commentaire cabbalistique sur la Genèse (Conjectura cabbalistica), un traité complet sur la nature, les causes les formes et la guérison de l'enthousiasme (Enthusiasmus triumphatus, sive de natura, causis, generibus et curatione enthusiasmi brevis dissertatio). Dans ce curieux ouvrage, il parle de l'enthousiasme comme ferait un médecin de quelque maladie du corps; et, ce qui est plus remarquable, c'est du corps qu'il le fait dépendre en grande partie. Les principaux phénomènes sur lesquels se fonde le mysticisme, les visions, les extases, l'amour divin lui-même, ne sont à ses yeux que les effets d'une imagination en délire ou d'un tempérament mélancolique. 

En même temps il accueille avec une rare crédulité beaucoup de superstitions, tout ce qui peut faire croire, nous ne dirons pas à un monde spirituel, mais à un monde surnaturel, comme celui dont Jamblique nous a laissé la description dans les Mystères des Égyptiens. D'un autre côté, non content d'admettre l'indépendance et l'efficacité de la raison dans les questions de morale et de métaphysique, non content de prétendre démontrer, par les seuls arguments qu'elle est appelée à fournir, l'existence de Dieu, l'immortalité et la spiritualité de l'âme, la liberté humaine, le principe du devoir, il pousse la hardiesse philosophique jusqu'à introduire le libre examen dans la sphère même de la théologie

« Je ne vois rien, dit-il, dans la religion chrétienne qui ne soit conforme à la raison » (Opera philosoph., t. II, praefatio generaliss.) 
La raison, c'est le grand prêtre éternel, le Verbe divin qui s'est incarné dans l'humanité. Repousser son contrôle des objets de la foi, c'est effacer la différence qui sépare le christianisme des autres cultes forgés par l'imagination humaine; de même que, dans le monde physique, si l'on ôte la lumière, tous les objets disparaissent aussitôt, confondus dans la même couleur (ubi supra). La révélation n'en est pas moins pour Henry More un fait réel, qu'il défend avec une extrême vivacité et plus d'amertume que de force contre le Traité théologico-politique de Spinoza (Ad V. C. epislola altera quae brevem tractatus theologico-politici refutationem complectitur, dans le tome 1 de ses Oeuvres complètes).

Indépendamment de cette raison tout à fait libre, dont l'exercice ne doit rencontrer aucune limite, et en dehors de la révélation chrétienne, More reconnaît une philosophie traditionnelle, ou une sorte de révélation philosophique qui n'est pas autre chose que la cabale. Initié à cette science pendant son prétendu voyage en Palestine, Pythagore l'a introduite dans la Grèce, où elle est devenue la base de la philosophie platonicienne : car la théorie des idées et des nombres la réminiscence, la préexistence, la Trinité, le Verbe, sont autant de dogmes cabalistiques. Mais la cabale était une science complète, qui s'occupait des corps non moins que des esprits, qui avait sa physique ou sa cosmologie aussi bien que sa métaphysique. Malheureusement cette première partie, isolée de la seconde par un faux esprit d'analyse, s'est perdue dans le matérialisme en donnant naissance aux systèmes de Démocrite et d'Épicure.

Il appartenait à un philosophe moderne de la retrouver à sa manière, et ce philosophe c'est Descartes. En effet, la physique cartésienne, si on l'examine de près, s'accorde entièrement avec celle de la Genèse interprétée par la méthode cabalistique. L'une et l'autre enseignent la rotation de la Terre autour du soleil; l'une et l'autre donnent pour principe au Soleil, à la Terre et aux autres astres, une matière céleste nageant dans l'espace; enfin, l'une et l'autre, elles subordonnent les phénomènes de la nature à la science des nombres, c'est-à-dire aux lois du calcul (Opera philosoph., t. II, praefatio generalis, et Epislola ad V. C. quae apologiam complectitur pro Cartesio, § 11). Ainsi, la physique de Descartes, réduite à ces trois points et unie à la métaphysique platonicienne, ou, pour écarter toute équivoque, au mysticisme alexandrin, tel est pour Henry More le dernier mot de la philosophie; telle est à ses yeux, dans l'ordre de la science la vérité absolue, qui, d'abord enseignée d'un manière surnaturelle à un privilégié, et propagée ensuite dans l'humanité par la tradition, peut aussi se révéler naturellement à chacun de nous par la raison.

Henry More n'a pas varié sur les trois points que nous venons de citer de la physique de Descartes et auxquels on peut joindre la théorie des tourbillons, l'explication physiologique des passions et la démonstration de l'existence de Dieu par l'idée d'un être souverainement parfait; mais sur le cartésianisme en général, il n'a pas toujours eu la même opinion, sans avoir jamais été, comme on l'a dit, un disciple de Descartes. De 1648 à 1649, il adresse à l'auteur des Méditations quatre lettres (Epistolaee quatuor ad Renatum Descartes cum responsis clarissimi philosophi ad duas priores, dans le tome II de ses Oeuvres complètes), où, tout en lui proposant de graves objections contre la confusion de la matière avec l'étendue, la suppression de l'espace, l'automatisme des bêtes et quelques autres points d'une moindre importance, il se dit pénétré d'amour pour sa personne et profondément attaché à son admirable philosophie : Neminem hominem me ipso impensius te amare posse, eximiamque tuam philosophiam arctius amplexari. Dans une autre lettre écrite en 1664  (Epistola ad V. C. quae apologiam  complectitur pro Cartesio, ubi supra,  et à la suite de l'Enchiridium ethicum, in-12, Londres 1667), il prend la défense de Descartes contre ses nombreux adversaires, principalement contre ceux qui l'accusent d'athéisme et, sans retirer aucune des objections qu'il lui avait adressées précédemment, mais en les aggravant, au contraire, il montre que, par l'application des mathématiques et des lois de la mécanique aux phénomènes de la nature et par l'abus même de ces lois, il a affranchi la physique emprisonnée, jusque-là, dans les formes substantielles ou les qualités occultes de l'école; qu'il n'a pas rendu moins de services à la métaphysique en rendant impossible désormais la confusion de l'âme avec le corps, en remettant en honneur la doctrine platonicienne des idées innées et en démontrant l'existence de Dieu par l'idée d'un être souverainement parfait, la seule preuve véritablement solide qu'on puisse alléguer en faveur de cette vérité. Enfin, dans son Manuel de métaphysique (Enchiridium  metaphysicum, sive de rebus incorporeis, in-4, Londres, 1671, et dans ses Oeuvres complètes), sans rien changer au fond de ses propres doctrines, il se porte envers le fondateur du cartésianisme aux accusations les plus passionnées et les plus injustes, celles que lui-même avait repoussées autrefois. Il lui reproche de supprimer l'esprit en lui ôtant l'étendue, et de faire de la matière, en la confondant avec l'espace, la seule substance de l'univers; par conséquent de pousser au matérialisme et à l'athéisme; de chasser Dieu, non seulement de la nature, mais de la raison de l'humain, en fondant son existence sur des abstractions, et de faire tout cela sciemment, de dessein prémédité, en déguisant son impiété sous le masque d'un spiritualisme hypocrite.

Nous avons montré quel est le but, quel est l'esprit général et quels sont les éléments de la philosophie de Henry More; nous allons essayer maintenant de donner une idée des deux parties les plus essentielles de sa doctrine, de sa métaphysique et de sa morale. Celle-ci n'occupe guère que le petit traité intitulé Enchiridium ethicum; à celle-là il a consacré plusieurs volumineux ouvrages : L'Antidote contre l'athéisme (Antidotus adversus atheismum, sive ad naturales mentis humanae e facultates provocatio annonsit Deus), un traité de l'immortalité de l'âme (Animae immortalitas quatenus ex naturae rationisque lumine est demonstrabilis), des dialogues sur la nature divine (Dialogi divini qui multas disquisitiones instructiones que de attributis Dei ejusque providentia complectunctur), et enfin le Manuel de métaphysique (Enchiridium metaphysicum) que nous avons cité tout à l'heure. C'est principalement à ce dernier écrit que nous devons nous attacher, car c'est celui où l'auteur a exposé sa pensée avec le plus de profondeur et de méthode.

La métaphysique, pour Henry More, n'a qu'un seul objet : elle est la science des choses incorporelles et se divise naturellement en deux parties : l'une qui prouve qu'il existe d'autres substances que les corps; l'autre qui en détermine l'essence et les principaux attributs.

La première preuve sur laquelle se fonde l'existence des choses immatérielles, c'est l'idée que nous avons de l'espace. L'espace, dans lequel nous concevons nécessairement tous les corps, n'est pas la même chose que ces corps. Ceux-ci sont limités et mobiles; celui-là est immobile et illimité. Sans le dernier, les premiers sont impossibles : car il faut de la place pour le mouvement, pour la variété, pour la figure et pour toutes les qualités constitutives de la matière; en sorte que vous pouvez par la pensée supprimer les corps, mais non l'espace. Maintenant quelle est la nature de l'espace? Est-ce un être de raison, une pure abstraction créée par la logique? Non, il a des attributs réels, l'unité, l'éternité. l'immobilité, l'infinitude, etc.; donc il est lui-même quelque chose de réel et ne doit pas être confondu avec le vide, qui n'est qu'une idée négative, c'est-à-dire la suppression de l'être.  More en fait sortir plusieurs conséquences : 

1° Puisque l'espace embrasse l'infini, et que, par cela même, rien ne peut exister hors de son sein, il faut admettre qu'il renferme les esprits comme les corps; ce qui revient à dire que les esprits comme les corps occupent une place déterminée ou sont étendus; 

2° si l'espace est le lieu des esprits, il participe nécessairement de la nature des êtres spirituels; il n'est pas divisible et composé, mais simple et indivisible;

3° les attributs par lesquels nous venons de qualifier l'espace; l'unité, la simplicité, l'éternité, l'immensité, étant au nombre de ceux que nous rapportons à Dieu, l'espace n'est pas seulement quelque chose de réel, il est quelque chose de divin; il nous représente d'une manière confuse et générale l'essence divine, ou la présence même de Dieu, abstraction faite de ses opérations : Est confusior quaedam et generalior repraesentatio essentiae sive essentialis prœsentiae; divinae, quatenus a vita atque operationibus praeciditur (Enchiridium metaphysicum, ch. VIII, § 15). Aussi est-il à remarquer que l'espace ou le lieu (mâkom) est un des noms sous lesquels les cabalistes désignaient la nature divine.

Une autre preuve de l'existence des choses immatérielles est celle que nous fournit la nature même de la matière. En effet, une des différences qui distinguent la matière de l'espace, c'est qu'on peut faire abstraction de celle-là et non de celui-ci; la première est contingente, le second est nécessaire. Or, tout ce qui est contingent a un principe qui ne l'est pas; et ce qui n'est pas contingent, c'est-à-dire ce qui exclut un des caractères propres de la matière, est nécessairement immatériel. De plus, si la matière est distincte de l'espace ou de l'étendue en soi, on ne peut pas dire avec les cartésiens que l'étendue soit son essence. Il est tout aussi impossible de la regarder, avec les péripatéticiens, comme une pure possibilité ou un être en puissance, car un tel être n'existe pas et n'est véritablement rien. La matière est donc telle que les sens nous la montrent, un être compose et inerte. Mais qu'est-ce qui a réuni les parties dont elle est formée, soit qu'on les appelle atomes ou de tout autre nom? qu'est-ce qui l'a tirée de son inertie naturelle pour la mettre en mouvement? C'est évidemment quelque chose de simple et d'actif en soi, quelque chose comme l'énergie pure d'Aristote, c'est-à-dire un principe immatériel.

La troisième preuve est tirée de la marche générale des phénomènes de la nature. Tous les phénomènes dont l'univers nous offre le spectacle forment différentes séries où le même fait revient après un certain intervalle. Chacune de ces séries, et par conséquent toutes ensemble, c'est-à-dire l'univers lui-même, ayant un commencement et une fin, représente un tout déterminé, limité dans l'espace comme dans la durée, en un mot contingent. Or, puisque rien de contingent ne peut se concevoir sans un être nécessaire, c'est au-dessus du monde physique, dans un principe éternel et immatériel qu'il faut chercher la raison de son existence.

Enfin, passant en revue tous les faits les plus importants de la nature, la rotation et la révolution de la Terre, le flux et le reflux de l'océan, les mouvements, la forme, la distribution des astres, les effets et la composition de la lumière, les merveilles de l'organisme dans les animaux et dans les plantes, la génération, la vie, l'instinct, la sensibilité, mais surtout les opérations de l'âme humaine, More établit, avec une connaissance profonde de toutes les sciences, qu'aucun de ces faits ne peut s'expliquer par les lois mécaniques de la matière ou la puérile hypothèse des espèces intentionnelles; qu'il faut, par conséquent, en chercher la cause dans des forces distinctes de la matière ou, pour les appeler de leur vrai nom, dans des esprits diversement constitués, doués de facultés plus ou moins étendues, selon les fonctions qu'on leur attribue.

Voilà l'existence des choses immatérielles démontrée; il s'agit maintenant, d'après la division qu'on a donnée plus haut de la métaphysique, de déterminer leurs propriétés fondamentales ou leur essence. Ici, comme lorsqu'il traitait de l'espace et de la matière, c'est encore à Descartes que More va s'attaquer. Selon lui, l'auteur des Méditations, en faisant consister l'essence de l'esprit dans la pensée n'est pas plus heureux que lorsqu'il place celle de la matière dans l'étendue. La pensée est un attribut de l'esprit; elle n'est pas l'esprit même et n'appartient pas à tous les esprits, autrement elle se montrerait dans toute la nature puisque, comme nous venons de l'apprendre, il n'y a pas un phénomène qui ne se rattache à un principe spirituel. La pensée suppose un sujet pensant, c'est-à-dire une substance, un être. Or, un être est nécessairement quelque part; être quelque part, occuper un point circonscrit de l'espace ou l'espace tout entier, c'est avoir de l'étendue : donc notre âme est étendue, puisqu'elle est renfermée dans notre corps. Dieu est étendu, puisqu'on dit qu'il est partout. Seulement notre âme a des limites et Dieu n'en a pas; mais l'étendue leur est commune; elle appartient sans exception à tout ce qui est; elle est la qualité essentielle des esprits comme des corps. Aussi, rien de plus contradictoire et de plus inintelligible que cette proposition de Louis de Laforge : 

« L'âme n'est pas dans le corps; elle le pénètre seulement de son influence et de sa vertu.-» 
Si l'âme n'habite pas notre corps, où donc est-elle? Si Dieu ne remplit pas l'espace, en quel lieu faut-il le chercher?

Mais s'il y a des philosophes qui, par la crainte d'abaisser l'âme, l'excluent de tout commerce avec la matière, d'autres, par un excès opposé, la placent en même temps et tout entière dans le corps qu'elle est appelée à conduire et dans chacune des parties de ce corps. Pour les premiers, qui ne sont pas autre chose que les disciples de Descartes, More a inventé le nom de nullubistes;  pour les seconds, celui de holomériens; et après avoir combattu les uns, il ne se montre pas moins sévère pour les autres. Supposer que l'âme est à la fois dans le corps tout entier et dans chacune de ses parties, c'est supposer l'impossible; c'est vouloir que la partie soit égale au tout, ou que le tout soit plus grand que lui-même et puisse se multiplier sans cesser d'être un. D'ailleurs, ne voyons-nous pas par l'expérience que l'âme perçoit par le cerveau, et non par le coeur, par l'estomac ou tout autre organe; qu'elle sent par les nerfs, et non par les os ou les muscles? Elle n'est donc pas également répandue partout; et, d'un autre côté, il a déjà été démontré qu'il faut bien qu'elle soit quelque part. Mais reste encore la difficulté de savoir comment une substance spirituelle, c'est-à-dire indivisible, peut être étendue, ou comment une substance étendue peut être indivisible. Pour écarter cette objection qui menace tout son système, More reconnaît deux sortes d'étendue : l'une matérielle et extérieure, l'autre intérieure et spirituelle; ou, comme dirait Kant, qui a fait la même distinction, l'une extensive et l'autre intensive. Cette dernière reçoit aussi le nom de densité essentielle (spissitudo essentialis), et peut être considérée comme une quatrième dimension, divisible par la pensée, mais non dans la réalité. C'est à peu près ce que Leibniz, et, après lui, tous les philosophes modernes, ont appelé du nom de force. C'est certainement un honneur pour More d'avoir eu cette idée avant l'auteur de la Théodicée, et de l'avoir opposée, en ce qui concerne l'esprit, à la pensée abstraite de Descartes; mais la question qu'il se flattait de résoudre, la question éternelle des rapports de l'esprit avec la matière subsiste toujours : Comment une force, c'est-à-dire un principe spirituel, peut-elle être renfermée dans un corps et occuper une véritable étendue sans être divisible comme elle?

Si More s'était montré fidèle à sa théorie de l'espace ou de l'étendue en général, il aurait été conduit sans aucun doute à ce raisonnement Toute substance étant étendue; toute étendue, soit matérielle soit spirituelle, étant dans l'espace, puisque l'espace est l'étendue infinie; enfin, l'espace étant indivisible et se confondant, par la nature de ses attributs, avec l'essence divine, il en résulte que la pluralité des substances et des êtres est une illusion; que tout ce qui est, est, non pas une partie de Dieu, mais Dieu lui-même envisagé sous un certain rapport et d'un certain point de vue. Mais More est si loin de soupçonner cette conséquence de sa doctrine, qu'il la poursuit sous toutes ses formes, sous sa forme mystique comme sous sa forme rationnelle, dans Boehme aussi bien que dans Spinoza, ne s'apercevant pas qu'elle est le fond même du mysticisme, et surtout de la cabale, dont il se déclare le partisan enthousiaste et qu'il tient pour la source de toute sagesse humaine. Il croit à un dieu personnel, créateur et providence du monde, doué de conscience et de liberté : aussi n'est-ce pas par les notions abstraites d'être, de substance, d'infini, qu'il démontre son existence; mais comme nous l'avons déjà dit, par l'idée de perfection, idée plus morale que métaphysique, à laquelle viennent se joindre d'ailleurs les preuves ordinaires tirées de l'ordre de la nature et des phénomènes de l'âme humaine. Le plus important de ces phénomènes, c'est la présence, dans notre esprit, des idées nécessaires et universelles, des axiomes de toute espèce qui, ne pouvant s'expliquer ni par la sensation, ni par la réflexion, ni par la nature, ni par l'homme, sont évidemment une émanation de la raison divine (Antidotum adversus atheismum, ch. IIs sqq). Les autres points de la théodicée de More n'offrent rien qui attire particulièrement notre attention.

Mais Dieu n'est pas le seul objet de la métaphysique. Au-dessous de Dieu il existe encore, formant une immense chaîne qui embrasse toute la nature, quatre classes d'esprits :

1° l'esprit du monde (spiritus mundanus) où sont renfermées les lois et les formes générales, les formes génératrices (formae seminales) de tous les corps; 

2° les âmes des brutes qui, à la vie organique et aux lois générales de l'instinct, joignent quelque chose d'individuel, c'est-à-dire la sensation; 

3° les âmes humaines, qui ajoutent à la sensation la raison et la liberté;

4° les âmes angéliques (Immortalitas animae, lib. II, c. VIII). 

Ce que More appelle l'esprit du monde est a peu près le même principe que Platon nomme l'âme du monde, et Cudworth la nature plastique. C'est, comme la définit aussi Cudworth, l'âme de la matière, c'est-à-dire une force entièrement privée de perception et de liberté, répandue dans toute la nature, et ayant dans ses attributions les phénomènes qui ne s'expliquent pas par les lois de la mécanique (Enchiridium metaphysicum, ch. XIX). Son rôle expire à la limite où commence celui de l'instinct. L'instinct, accompagné de perception et de sensibilité, ne peut appartenir qu'à une âme d'un ordre plus élevé, celle qu'on est obligé de reconnaître chez les brutes. En effet, il n'y a pas de milieu : ou les animaux sont de purs automates, comme l'enseigne l'école cartésienne, ou il faut accorder que leurs sensations et leurs perceptions, de même que les nôtres, quoique d'une nature très inférieure, ne peuvent exister que dans un principe spirituel. Mais de ces deux propositions, la première est une chimère insoutenable; donc il faut accepter la seconde. Quant à l'âme humaine, c'est moins en philosophe qu'en prêtre et en théologien, et en théologien païen, en disciple de Jamblique ou de Porphyre, que More l'envisage dans le vaste traité qu'il lui a consacré. Après avoir établi son existence et son immortalité par les raisons généralement reçues de son temps, il recherche ce qu'elle a été avant de venir en ce monde, et ce qu'elle sera après l'avoir quitté; il ajoute au rêve de la préexistence mille autres rêves; il décrit, avec une rare précision de détails, les différentes conditions qu'elle doit traverser après la mort, et les pensées les impressions, les occupations et jusqu'aux aliments qui l'attendent à chacune de ces étapes de son voyage éternel : car, il faut qu'on le sache, excepte Dieu, il n'y a pas de purs esprits. Tout esprit est uni à un corps Quand nous aurons quitté ce corps terrestre, nous prendrons un corps aérien, puis un corps éthéré, puis un autre corps plus subtil encore. Du reste, aucune différence essentielle entre l'âme humaine et les âmes angéliques : car ce que nous appelons des noms d'ange, d'archange, etc., ce sont les degrés que nous sommes obligés de parcourir avant d'arriver à la suprême béatitude. C'est ainsi que More comprend le mysticisme, et qu'il veut concilier, dans sa métaphysique, la tradition avec la raison.

On ne voit pas facilement par quel lien la morale de More se rattache aux idées que nous venons d'exposer. C'est la morale stoïcienne, tempérée et corrigée par celle d'Aristote. La raison, c'est-à-dire la loi du devoir en fournit toutes les règles, mais sans exclure absolument les passions ni l'intérêt. Elle doit nous enseigner l'art, non seulement d'être vertueux, mais aussi d'être heureux : car la vertu et le bonheur ne sont que deux aspects différents de cet ordre universel, de cette fin absolue à laquelle aspirent toutes nos facultés, et que les anciens nommaient le souverain bien. Aussi More prend-il la défense des passions contre la sévérité exagérée des stoïciens. Ce n'est pas dans leur usage qu'il voit le mal, mais dans leur abus. L'usage des passions, lorsque, disciplinées par la raison, elles demeurent dans leurs limites naturelles, ne lui paraît pas une moindre preuve de la divine Providence, que le jeu merveilleux de notre organisation physique. Et comment les passions seraient-elles contraires à la raison, puisqu'elles ne sont, sous une autre forme, que la raison même qui, conduisant à leur insu tous les êtres vivants, les pousse vers leur bien et les détourne de leur mal? En effet, elles nous révèlent, par des mouvements obscurs et confus, les mêmes lois de la nature que la raison nous fait connaître par des idées claires et distinctes (Enchiridium ethicum, lib. I, c. XII). Cela seul néanmoins suffit pour nous apprendre que la direction ne peut venir que de celle-ci, et qu'à elle seule il appartient de déterminer dans quelle mesure il faut accueillir les premières.

Après ces considérations sur la nature du bien en général et les principes qui en découlent pour la direction de notre vie, vient une classification très arbitraire des différentes sortes de vertus qui composent la moralité humaine. Au lieu des quatre vertus cardinales reconnues, après Platon et les stoïciens, par tous les moralistes il n'y en a plus que trois, qui sont la prudence, la sincérité et la patience. Ces trois vertus répondent à trois passions également essentielles et primitives : l'admiration, la concupiscence et la colère. La justice, la charité, la probité, ne sont que des vertus accessoires et de second ordre. Mais nous nous hâtons d'ajouter que ces étrangetés de détail disparaissent devant ce principe général qui domine et qui résume la pensée de l'auteur : toute vertu peut se résoudre dans l'amour de Dieu; car l'amour de Dieu, c'est l'amour de la perfection, qui, à son tour, se traduit par l'amour du bien (liv. III, ch. III). L'ouvrage se termine par une excellente défense du libre arbitre, sans lequel toute morale devient inutile. Se tournant à la fois contre deux partis extrêmes, le matérialisme et le mysticisme, le système de Hobbes et l'idée exagérée de la grâce l'auteur démontre qu'entre les lois générales de la nature et l'intervention immédiate de Dieu il reste encore une large place pour la liberté humaine. Quant à l'objection qu'a toujours fournie contre la liberté la prescience divine More l'écarte (nous ne disons pas qu'il la résout) avec assez d'habileté. Dieu, dit-il, ne peut connaître les choses que telles qu'elles sont, les nécessaires comme nécessaires, les contingentes comme contingentes. Si la prescience de celles-ci est une contradiction, alors il ne faut pas l'admettre dans la nature divine. Si, au contraire, elle n'a rien de contradictoire, alors pourquoi l'opposerait-on au libre arbitre de l'humain? Une autre difficulté qu'on oppose quelquefois à la liberté humaine, c'est que nous sommes toujours déterminés dans nos actions par l'idée d'un bien en général ou du plus grand des biens. Ce que nous croyons bon pour nous d'une manière absolue, ou ce qui nous paraît le meilleur dans certaines circonstances, nous ne pouvons pas ne pas le faire : donc nous ne sommes pas libres. More répond à cela par l'expérience. La détermination de notre volonté ne depend pas de la seule connaissance que nous avons du bien. L'humain a beau avoir une idée exacte de la vertu, il ne la pratiquera pas s'il n'en a pris la résolution et s'il ne s'est accoutumé à se diriger par ce seul motif.

On voit par ce rapide exposé de ses opinions, qu'il est difficile d'attribuer un système à More, et d'en faire, comme on l'a tenté, un penseur original. Il n'a que des vues isolées, dont quelques-unes sont d'une remarquable hardiesse ou d'une véritable profondeur, mais qui ne s'accordent pas ensemble. Le théologien, chez lui, nuit au philosophe, le philosophe compromet le théologien, et l'un et l'autre se laissent tromper trop facilement par une érudition complaisante dont l'imagination fait les principaux frais. La pensée qui domine tous ses écrits est plus éclectique que mystique; mais associant au hasard les éléments les plus opposés, au lieu de les contrôler et de les éclairer les uns par les autres, il rappelait trop bien, quoiqu'il leur fût bien supérieur, les restaurateurs d'antiquités de la Renaissance, pour exercer une durable influence sur les esprits hardis du XVIIe siècle. (AF).



Henry More a laissé un très grand sombre d'écrits, où il expose les théories néoplatoniciennes qui furent en faveur à Cambridge au milieu du XVIIe siècle. Retenons seulement  : Psychozoia Platonica (1644); Philosophical poems (1647); Conjectura Cabbalistica (1653); The Immortality of the soul (1659); An explanation of the Grand mystery of Godliness (1660); Enchiridion Ethicum (1667); Divine Dialogues (1668, id.); Enchiridion metaphysicum (1674).
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