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Hartmann (Eduard
de), philosophe né à Berlin
le 23 février 1842, mort en 1916. Fils d'un général
d'artillerie, il eut peu de goût pour les études classiques,
mais étudia avec succès les mathématiques
et la physique, avec intérêt les
auteurs grecs, surtout Sophocle et Thucydide,
et, en 1858, sortit du gymnase après de brillants examens. II fit
son volontariat dans les dragons de la garde, et passa ensuite trois ans
à l'école d'artillerie de Berlin, fréquentant pendant
ce temps la meilleure société, se plaisant surtout au commerce
des femmes. II était premier lieutenant, en 1864, lorsque sa mauvaise
santé le força à quitter le service. Il se livra d'abord
à la musique et à la peinture, mais les abandonna bientôt
pour la philosophie. Dès 1858, il
avait commencé à écrire ses réflexions. Son
grand ouvrage fut conçu en 1863. Retiré à Grosslichterfelde,
près de Berlin, il y travailla dès 1864. En 1867, il se fit
recevoir docteur à l'université de Rostock.
Mais il ne fréquentait pas les cours ni les professeurs; c'est à
ses études personnelles et à quelques amis médecins,
surtout à Flemming, qu'il dut le développement de son esprit.
Dès lors, il a publié un
grand nombre d'écrits sur des sujets de philosophie, d'esthétique,
de religion.
Le principal de beaucoup est la Philosophie de l'Inconscient. Cet
ouvrage est divisé en deux parties, dont l'une a pour titre : la
Phénoménologie, l'autre la Métaphysique de
l'Inconscient, division qui marque assez bien celle de la doctrine.
Cette doctrine (la première partie) est expérimentale, et
prétend être scientifique; peut-être même est-ce
la première ambition de Hartmann, que d'avoir essayé d'unir
étroitement la philosophie et la science,
l'une étant considérée comme le complément
nécessaire de l'autre. L'autre partie du système
est purement métaphysique, et a pour
objet des spéculations analogues à
celles de Schelling ou de Schopenhauer,
sur la nature et la fin de l'univers, sur le bonheur, le néant,
l'être, les principes
suprêmes.
La vie corporelle nous oblige à
recourir à l'inconscient. Celui-ci est conçu soit comme volonté,
soit comme idée. L'organisme ne peut être
expliqué suffisamment comme en mécanisme (Philosophie
mécanique). Il est une société d'organismes individuels,
c'est-à-dire, d'un bout à l'autre, une activité. Il
en est de même de ses fonctions. L'inconscient apparaît dans
l'instinct, dont il explique la clairvoyance,
la plasticité. Le réflexe doit être conçu comme
une réaction de l'instinct. et suppose lui-même une finalité
intérieure. Comment comprendre, sans elle, la finalité évidente,
la promptitude, la variété infinie des mouvements réflexes?
Le réflexe est en effet le type de l'acte du système nerveux,
et nos fonctions les plus hautes tombent sous sa définition. Le
mouvement volontaire lui-même ne s'expliquerait pas sans des réflexes
qui mettent en mouvement avec une rapidité et une précision
parfaites une multitude de fibres inconnues à la conscience.
A tous ses degrés, le réflexe a une face subjective
inséparable de la face objective, des éléments de
volonté et d'idée inséparable du mouvement. La même
finalité inconsciente se retrouve dans les actes curateurs de l'organisme,
inexplicables mécaniquement, sans une vertu curative spontanée.
Il en est de même des actes formateurs, ceux par exemple qui dépendent
de la nutrition; nulle explication mécaniste ne rendra compte de
la formation des tissus. Sans doute la plupart du temps l'activité
inconsciente a confié son oeuvre à un mécanisme ;
mais le mécanisme lui-même la manifeste. Il y a dans chaque
organisme une providence intérieure, que notre conscience ne connaît
pas et qui veille toujours. C'est elle qu'il faut entendre dans ce mot
de Schopenhauer, que Hartmann a choisi pour
épigraphe de ce premier livre :
«
Chaque être se présente à nous comme son oeuvre propre;
mais on ne comprend pas le langage de la nature, parce qu'il est trop simple.
»
Cet inconscient, qui a créé
l'organisme, y a partout établi la subordination et l'unité.
Chaque centre nerveux est à la fois dépendant et actif :
actif pour la besogne qui lui est propre et à laquelle il suffit
; dépendant pour les fonctions supérieures pour lesquelles
un centre supérieur lui commande.
L'inconscient est aussi partout dans la
vie de l'esprit. Il suffit, pour le reconnaître,
d'analyser les instincts
humains, la coquetterie, la pudeur, l'amour maternel, l'amour. Ce sont
autant de volontés inconscientes de leur
but, au service de l'inconscient. Le type de cette activité, à
la fois intelligente et aveugle, c'est l'amour, par lequel l'inconscient
mobilise toutes les forces de l'individu en
vue d'un but supérieur à l'individu même : la conservation
de l'espèce. L'amour est la grande tromperie de la nature,
que Schopenhauer déjà avait
aperçue. L'activité inconsciente se trahit, lorsqu'elle accomplit
son acte, par le plaisir et la douleur. La sensibilité
consciente n'est que l'écho des satisfactions ou des contrariétés
d'une activité inconsciente. Les plaisirs et les douleurs sont donc
identiques dans leur fond. Ainsi s'expliquent des caractères autrement
inexplicables. Il arrive que nous avons du plaisir à des actes dont
l'idée nous rebutait : n'est-ce pas la preuve
que la conscience ne connaît pas les
fins de l'inconscient? Si notre sensibilité est si mystérieuse,
c'est que nos plaisirs et nos peines sont surtout déterminés
par des idées et des désirs inconscients.
Si la réflexion réussit parfois
à y pénétrer, c'est que l'inconscient a aussi sa logique,
distincte, mais semblable à celle de l'esprit conscient. Mieux encore
que dans les sensations, l'inconscient se révèle
dans la manière dont l'âme réagit contre elles; c'est
le caractère. Cette réaction a tout à fait le type
de l'action réflexe ou des mouvements réflexes de l'instinct.
De là la résistance, l'immutabilité du caractère.
Tout ce que peut contre lui l'habitude ou l'exercice,
c'est de développer plus spécialement certaines de ses tendances.
Par suite la moralité ne descend point
dans ses profondeurs.
«
La nature en elle-même n'est ni bonne ni
mauvaise [...]. Le bien et le mal n'existent pas pour elle, mais seulement
pour la volonté-consciente
de l'individu. »
Par l'inconscient, la vie intellectuelle tient
aussi de très près au caractère. Elle y tient d'abord
dans tout ce qui concerne l'art. La perception-esthétique
est la réaction spontanée de l'âme
contre les impressions sensibles. L'inspiration de l'oeuvre d'art appartient
à l'inconscient, qui suggère à l'artiste ses associations
d'idées et d'images. La beauté est un besoin de la nature,
besoin universel qui est dans tous les êtres vivants; elle est le
désir de l'inconscient même. Il y a dans la beauté
une logique; c'est une idée inconsciente,
plus ou moins parente de notre pensée.
La même logique, inexplicable pour les mécanistes, se retrouve
dans les lois de la formation et du développement
et du langage : ce sont les effets
«
d'un esprit qui soumet le développement du langage aux mêmes
lois, dans ses périodes de floraison comme de développement
».
L'inconscient agit enfin dans la pensée
discursive ou abstraite. Les lois
de l'esprit sont a priori
parce qu'elles sont les lois des choses, l'oeuvre d'un esprit universel.
Les procédés de la connaissance
appartiennent à l'inconscient; c'est à lui qu'appartient
l'induction, à lui aussi l'action créatrice
de la pensée.
«
Ce n'est qu'après coup que les raisons sont recherchées pour
la conscience, lorsque le jugement est déjà
arrêté. »
La perception
extérieure enfin doit à l'inconscient ses éléments
essentiels : l'espace qui n'est pas, comme le
croit Kant, purement subjectif,
mais qui est une fonction de l'idée inconsciente; les qualités
des diverses sensations, qui sont l'oeuvre
de lois psychologiques inconnues, mais certaines, qu'on ne petit attribuer
qu'à l'inconscient.
Tel est le rôle de l'inconscient
dans la vie humaine tout ce qui est activité spontanée, et
il n'est rien qui au fond ne se résolve dans une telle activité,
lui appartient. Cette théorie a le mérite,
pour la physiologie, de montrer les lacunes du mécanisme,
et par suite, de le forcer à devenir plus exact, plus complet; pour
la psychologie, de délimiter la part
de l'inconnu, de l'instinctif en nous, et de mesurer ainsi l'importance
des idées abstraite, et de leurs lois; elle tend a rendre la morale
plus concrète; elle donne enfin à l'esthétique une
idée féconde, que Schopenhauer
avait déjà développée, il est vrai, mais avec
une méthode moins rigoureuse, trop intuitive
et trop personnelle.
La Métaphysique de l'inconscient
examine en eux-mêmes les principes que
la Phénoménologie a étudiés dans leurs
effets. L'inconscient, sous ses deux formes, volonté
et idée, est le principe actif que nous avons
trouvé dans toutes les manifestations de la vie. Ce principe appartient
à la conscience. A-t-on le droit de
le considérer comme réel, et de
le transformer en une force agissant dans
le monde? La pensée est elle-même
l'oeuvre du monde, analogue à lui, et leurs lois sont communes :
le principe que l'expérience intime
nous fait connaître appartient donc bien à l'univers. ll s'agit
seulement de le débarrasser des formes qui sont particulières
à l'humain. Ces formes tiennent toutes à la conscience. Nous
n'avons le droit de considérer la volonté et l'idée
comme principes métaphysiques qu'à
la condition d'admettre qu'ils ne se connaissent pas.
Comment expliquer l'apparition de la conscience?
Elle résulte de la lutte de forces
opposées. Partout où il y a des forces distinctes, il peut
y avoir conscience. Peut-être existe-t-il une conscience des atomes.
Il y a une conscience des cellules vivantes,
du protoplasmes.
La conscience n'a pas de degrés, elle est ou elle n'est pas. Sa
richesse, son étendue tiennent à son objet. Elles dépendent
des conditions physiologiques, de la facilité de communication entre
les cellules nerveuses. L'être le plus pauvre, la matière,
n'est donc pas inconscient et inerte. On ne peut concevoir les atomes que
comme des centres de force. Or, toute force, toute action est une volonté
et une fin, par suite une idée. Ainsi est rétablie l'unité
de l'être sans que la science
ait à en souffrir. Par suite, il n'y a pas de solution de continuité
métaphysique entre la matière et la vie et la vie peut spontanément
sortir de la matière. La vie produit l'individu,
suivant les quatre lois d'unité suivantes :
1° unité d'espace
ou de forme;
2° de temps
ou d'action;
3° de cause
;
4° de fin.
Les individus se
perfectionnent en enfermant dans ces unités
une multiplicité sans cesse croissante. Ils se développent
suivant des lois externes et internes, l'action extérieure, l'hérédité,
l'inconscient surtout, qui tend à enfermer en chacun d'eux la plus
grande somme possible de vie, luttant pour cela
contre les lois de la matière. Ainsi s'expliquent
les individus dans leur diversité. Leurs ressemblances s'expliquent
en partie par les lois de l'évolution,
l'adaptation, la sélection naturelle, l'hérédité,
mais aussi par la finalité de l'inconscient, qui demeure la cause
principale, inventrice et directrice. L'inconscient ne se divise ni dans
les individus ni dans les espèces. L'harmonie de tous les actes
de la nature prouve l'unité de la force
qui les accomplit. L'inconscient est l'âme
universelle, l'un-tout. Inconscient, il n'est pas aveugle, il a la sagesse
absolue. Le monde qu'il crée est le meilleur possible (Leibniz,
Optimisme).
Pourtant la souffrance y domine infiniment
la joie. Hartmann analyse alors l'espérance du bonheur, sous toutes
sa formes; bonheur individuel, bonheur de l'espèce, bonheur dans
une autre vie. Sous toutes ses formes, cette espérance est illusoire.
A mesure que l'humanité fait des progrès, elle souffre davantage.
Un jour viendra où sa souffrance sera telle, et l'illusion de ses
espérances si visible, qu'elle aspirera elle-même à
sa délivrance, et que la volonté
renoncera à la vie. Ce renoncement ne sera pas le suicide individuel
de Schopenhauer, révolte enfantine
et inutile de l'humain qui n'a su comprendre ni quelles sont les forces
qu'il a contre lui, ni celles dont il dispose, mais le renoncement de l'humanité
tout entière, résultat de pénibles efforts et d'un
progrès séculaire. Le devoir pour nous n'est pas le suicide,
mais le progrès dans tous les ordres de
la vie; le progrès augmente la souffrance, découvre l'illusion
et prépare le renoncement. Quel peut donc être le plan du
monde et le but de l'inconscient créateur? Si l'inconscient veut
la vie, comment les êtres vivants peuvent-ils vouloir le néant,
et quelle sera la fin de cette lutte? Hartmann répond à cette
question par l'examen des Derniers Principes. Le principe
des choses n'est pas l'idée, comme l'a cru
Hegel. Admettre dans l'idée un élément
illogique, c'est en réalité reconnaître l'existence
d'un autre principe que l'idée? Le principe suprême n'est
pas davantage la volonté de Schopenhauer.
Donner pour fondement à sa philosophie
une volonté aveugle, c'est choisir un principe trop étroit,
incapable d'expliquer la logique et la fécondité de l'univers.
Le principe suprême de comprendre les deux principes, comme ses attributs.
Ils sont, du reste, inséparables dans l'univers.
«
L'idée détermine l'essence,
la volonté l'existence
[...]. L'entendement donne la mesure à
la volonté infinie, sans limites. »
La volonté
et l'idée ont la même essence,
cherchent à s'unir.
«
L'état de la volonté est une éternelle aspiration
vers un contenu qui ne peut lui être donné que par l'idée.
»
La volonté et idée s'unissent
comme le principe masculin et le féminin. L'idée vierge se
sacrifie pour sauver la volonté de sa souffrance. Mais leur rapport
est celui du fini à l'infini, et la souffrance
ne peut être calmée. Une fois que la volonté est entrée
dans l'existence, elle s'est condamnée à la servitude du
vouloir. Elle ne saurait être affranchie que par l'excès même
de sa souffrance. Le jour ou le vouloir saura renoncer à lui-même,
la volonté retournera à la puissance pure,
à l'absolue liberté. Elle pourra
dès lors recommencer à chercher l'être.
La probabilité de sa renaissance sera
1/2. Mais si n mondes ont existé déjà, si le
vouloir est sorti n fois de la volonté, la probabilité est
réduite à 1/2n. Cela suffit à légitimer
notre effort pour le progrès. Ainsi, par
l'introduction d'un élément logique, le pessimisme
de Schopenhauer est ici achevé d'une
façon plus systématique. Mais si le raisonnement
est plus rigoureux, l'intuition est moins riche.
Il n'y a pas dans le livre de Hartmann la plénitude de la pensée,
la beauté du style, qui feront vivre le Monde comme Volonté
et Représentation.
(Cramaussel).
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Les
principaux ouvrages de Hartmann sont
: Die Philosophie des Unbewussten (Berlin, 1869; 2e édit.,
1882. trad. en français par Nolen).- Ueber die dialektische Methode
(1868). - Schellings positive Philosophie als Einheit von Hegel und
Schopenhauer (1869). - Gesammelte philosophische Abhandlungen
(1872). - Erloeuterungen zur Metaphysik des Unbewussten (1874).
- Neukantianismus und Hegelianismus (1874); etc. |
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