| Louis-Marie Ernest, Daudet est un romancier et historien né à Nîmes le 31 mai 1837. Sa carrière témoigne d'une admirable volonté. Destiné au commerce par sa famille, il consacra quatre années aux affaires, de quinze à dix-neuf ans, puis il vint à Paris (1857) pour aborder la vie littéraire. Il compléta ses études et collabora à divers journaux de province tels que la France centrale, à Blois. Revenu à Paris en 1860, il devint secrétaire-rédacteur au Corps législatif et collabora à un grand nombre de journaux : l'Union, le Spectateur, l'Assemblée nationale, l'Univers illustré, la Nation, le Nord, l'lnternational, etc., où il publiait des articles sans signature ou signés de pseudonymes. - En 1865, il passa au Sénat où il devint chef de cabinet du grand référendaire, fonctions qu'il dut quitter à la révolution du 4 septembre 1870. A cette époque il avait déjà, publié plusieurs romans : Thérèse, les Duperies de l'Amour, la Vénus de Gordes, en collaboration avec Ad. Belot; la Succession Chavanet, Marthe Varades, les Soixante et une Victimes de la Glacière, le Prince Pogentzine, le Missionnaire, les Expropriés, le Roman d'une jeune fille. Il avait aussi donné sa première étude historique, le Cardinal Consalvi. Après 1870, Ernest Daudet se jeta dans la réaction, tour à tour bonapartiste et légitimiste; en 1874, le duc de Broglie le nomma directeur du Journal officiel et du Bulletin des communes, fonctions qu'il conserva jusqu'en 1876. Peu de temps après il devint rédacteur en chef du journal monarchiste l'Estafette. Enfin, en 1887, il fut nommé rédacteur en chef du Petit Moniteur. Après 1870, il a encore donné les romans suivants : en 1874, Jean le Gueux; en 1872, les Dames de Ribeaupin et Fleur de Péché; en 1873, un Mariage tragique, le Roman de Delphine; en 1875, les Aventures de Raymond Rocheray, la Petite Soeur; en 1876, Henriette, fragment du journal du marquis de Boisguerny, député; en 1877, le Crime de Jean Malory, Daniel de Hersons, confession d'un homme du monde, une Femme du monde, la Baronne Amalfi, les Persécutées; en 1878, Zahra Marsy, un Martyr d'amour, la Marquise de Sardes; en 1879, Madame Robernier, l'Aventure de Jeanne, les Aventures de trois jeunes parisiennes, Clarisse; en 1880, la Maison de Graville, le Mari, Robert Darnetal; en 1881, le Lendemain du Péché; en 1882, Pervertis, la Caissière, Défroqué; en 1883, la Carmélite; en 1885, Aventures de femmes, les Reins cassés, Dolorès; en 1886, Jean Malory, etc. Dans l'oeuvre abondante et facile, mais non sans mérite, d'Ernest Daudet, on cite particulièrement Madame Robernier, Gisèle Rubens et la Carmélite. Ses travaux historiques sont nombreux et présentent un véritable intérêt. Outre le Cardinal Consalvi, il a donné: en 1874, l'Agonie de la Commune, la France et les Bonaparte; en 1873, la Vérité sur l'essai de restauration monarchique (sans nom d'auteur); en 1875, le Ministère de M. de Martignac, sa vie politique et les dernières années de la Restauration, ouvrage d'un caractère très monarchique, qui fut couronné par l'Académie française; en 1877, le Procès des ministres (1830); en 1878, la Terreur Blanche, épisodes et souvenirs de la réaction dans le Midi en 1815; en 1881, une Histoire des conspirations royalistes du Midi sous la Révolution (1790-1793), d'après les publications contemporaines, les pièces officielles et les documents inédits; en 1882, une Histoire de la Restauration; en 1886, le commencement d'une Histoire de l'émigration; en 1888, les Bourbons et la Russie pendant la Révolution française. Ces divers ouvrages ont jeté un jour nouveau sur quelques épisodes de l'histoire de la Restauration et de l'émigration. Son oeuvre capitale est l'Histoire de l'émigration en cinq volumes. On peut noter à part, dans l'oeuvre considérable d'Ernest Daudet, des souvenirs historiques, remarquables par leur impartialité, intitulés Souvenirs de la présidence du maréchal de Mac-Mahon, publiés en 1880, où l'on trouve de très curieux renseignements; et enfin un volume de mémoires littéraires très attachant, publié en 1882, sous le titre : Mon frère et moi, souvenirs d'enfance et de jeunesse. Ernest Daudet n'a pas eu autant de succès que son frère (ci-dessous), mais il se signale par son talent sérieux et ses études consciencieuses. | |
| Alphonse Daudet est un humoriste et romancier frère du précédent, né à Nîmes le 13 mai 1840, mort en 1897. Élève du lycée de Lyon, il dut, à la fin de ses études, se faire maître d'étude pendant deux ans à Alès à cause du manque de fortune de sa famille. En 1857, il alla rejoindre son frère à Paris pour essayer de la littérature et s'y fixa. Il fit presque aussitôt paraître un recueil de vers, les Amoureuses, qui eurent un assez vif succès. Le Figaro et le Moniteur parlèrent avec éloges du jeune poète et le premier de ces journaux inséra une étude de lui, consacrée aux souffrances des maîtres d'étude, sous le titre de les Gueux de province; l'émotion de cet article plut beaucoup au public; Alphonse Daudet publia ensuite avec succès dans le Figaro une série d'articles qui furent réunis en 1861 sous le titre de Le Chaperon rouge. En même temps paraissait un second volume de vers, la Double Conversion (1859). En 1862, Daudet fit jouer à l'Odéon une petite pièce composée en collaboration avec E. Lépine, la Dernière Idole, qui eut un succès d'attendrissement; en 1863, l'Opéra-Comique représenta les Absents dont la partition était dePoise; en 1864, le Théâtre-Français joua l'Oeillet blanc (petit drame en deux actes que la censure avait obligé de changer de nom à plusieurs reprises; il s'était appelé d'abord le Lys, puis le Dahlia blanc). L'année suivante, Daudet publia dans le Petit Moniteur, sous la signature de Jehan de l'Isle, des chroniques intitulées Lettres sur Paris. En 1866, parurent dans l'Événement les Lettres de mon moulin, signées Gaston-Marie, et accueillies par le public avec la plus grande faveur. Le Frère aîné, pièce reçue en 1864 au Vaudeville, n'y fut joué qu'en 1868 et n'eut qu'un succès d'estime. La même année le Petit Chose, sorte d'autobiographie fantaisiste, parut chez Hetzel. En 1869, le Vaudeville donna un drame de Daudet intitulé le Sacrifice qui, bien que jugé favorablement par la presse, ne réussit qu'à demi. Alphonse Daudet et sa femme Julia, par Louis Montégut (1883). Alphonse Daudet avait été pendant cinq ans secrétaire particulier de M. de Morny, et cette place lui permit de recueillir beaucoup d'observations dont il fit plus tard profiter le public dans ses livres, en particulier dans le Nabab. Les événements dont il fut témoin pendant la guerre de 1870 lui inspirèrent les Lettres à un absent (1871), livre enflé de patriotisme. En 1872, Daudet donna deux livres : les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon, où il met en scène la vantardise méridionale, et les Petits Robinsons des caves ou le Siège de Paris raconté par une petite fille de huit ans; et deux pièces de théâtre, l'Arlésienne, en trois actes, qui est restée au répertoire bien qu'elle n'ait eu d'abord que peu de succès, ainsi que Lise Tavernier, pièce en cinq actes. La production continuera encore à être abondante; les ouvrages suivants sont successivement publiés : en 1873, Contes du lundi et Contes et Récits (avec illustrations); en 1874, Robert Helmont, études et paysages, les Femmes d'artistes, puis Fromont jeune et Risler aîné, roman qui eut un grand succès; en 1876, Jack, roman sentimental en deux volumes; en 1877, le Nabab; en 1878, le Char en collaboration avec Paul Arène, opéra-comique en un acte et en vers libres; en 1879, les Rois en exil et Contes choisis, la Fantaisie et l'Histoire; en 1881, Numa Roumestan, moeurs parisiennes; en 1883, les Cigognes, légendes rhénanes, contes pour les petits enfants, avec ses dessins de G. Jundt; l'Evangéliste, roman parisien; en 1884, Sapho, moeurs parisiennes; en 1885, Tartarin sur les Alpes, relatant les nouveaux exploits du héros de Tarascon; en 1886, la Belle Nivernaise, Histoire d'un vieux bateau et de son équipage, suivie de cinq autres historiettes pour les petits enfants; en 1887, Trente Ans de Paris, à travers ma vie et mes livres, sorte de mémoires littéraires où Daudet raconte ses débuts à Paris et l'histoire de ses livres; en 1888, l'Immortel; en 1890, Port Tarascon. - La dernière classe « Ce matin-là j'étais très en retard pour aller à l'école, et j'avais grand'peur d'être grondé, d'autant que M. Hamel nous avait dit qu'il nous interrogerait sur les participes, et je n'en savais pas le premier mot. Un moment l'idée me vint de manquer la classe et de prendre ma course à travers champs. Le temps était si chaud, si clair! On entendait les merles siffler à la lisière des bois, et dans le pré Rippert, derrière la scierie, les Prussiens qui faisaient l'exercice. Tout cela me tentait plus que la règle des participes, mais j'eus la force de résister, et je courus bien vite vers l'école. En passant devant la mairie, je vis qu'il y avait du monde arrêté près du petit grillage aux affiches. Depuis deux ans, c'est de là que nous sont venues toutes les mauvaises nouvelles, les batailles perdues, les réquisitions, les ordres de la commandanture; et je pensai sans m'arrêter : « Qu'est-ce qu'il y a encore? » Alors, comme je traversais la place en courant, le forgeron Wachter, qui était là avec son apprenti en train de lire l'affiche, me cria : « Ne te dépêche pas tant, petit; tu y arriveras toujours assez tôt à ton école! » Je crus qu'il se moquait de moi, et j'entrai tout essoufflé dans la petite cour de M. Hamel. D'ordinaire, au commencement de la classe, il se faisait un grand tapage qu'on entendait jusque dans la rue, les pupitres ouverts, fermés, les leçons qu'on répétait très haut tous ensemble en se bouchant les oreilles pour mieux apprendre, et la grosse règle du maître qui tapait sur les tables : « Un peu de silence! » Je comptais sur tout ce train pour gagner mon banc sans être vu; mais justement, ce jour-là, tout était tranquille comme un matin de dimanche. Par la fenêtre ouverte, je voyais mes camarades déjà rangés à leurs places, et M. Hamel, qui passait et repassait avec la terrible règle en fer sous le bras. Il fallut ouvrir la porte et entrer au milieu de ce grand calme. Vous pensez, si j'étais rouge et si j'avais peur! Eh bien, non. M. Hamel me regarda sans colère et me dit très doucement : « Va vite à ta place, mon petit Frantz, nous allions commencer sans toi. » J'enjambai le banc et je m'assis tout de suite à mon pupitre. Alors, seulement, un peu remis de ma frayeur, je remarquai que notre maître avait sa belle redingote verte, un jabot plissé fin et la calotte de soie noire brodée qu'il ne mettait que les jours d'inspection ou de distribution de prix. Du reste, toute la classe avait quelque chose d'extraordinaire et de solennel. Mais ce qui me surprit le plus, ce fut de voir au fond de la salle, sur les bancs qui restaient vides d'habitude, des gens du village assis et silencieux comme nous, le vieux Hauser avec son tricorne, l'ancien maire, l'ancien facteur, et puis d'autres personnes encore. Tout ce monde-là paraissait triste; et Hauser avait apporté un vieil abécédaire mangé aux bords qu'il tenait ouvert sur ses genoux, avec ses grosses lunettes posées en travers des pages. Pendant que je m'étonnais de tout cela, M. Hamel était monté dans sa chaire, et de la même voix douce et grave dont il m'avait reçu, il nous dit : « Mes enfants, c'est la dernière fois que je vous fais la classe. L'ordre est venu de Berlin de ne plus enseigner que l'allemand dans les écoles de l'Alsace et de la Lorraine... Le nouveau maître arrive demain. Aujourd'hui, c'est votre dernière leçon de français. Je vous prie d'être bien attentifs. » Ces quelques paroles me bouleversèrent. Ah! les misérables, voilà ce qu'ils avaient affiché à la mairie. Ma dernière leçon de français!... Et moi qui savais à peine écrire! Je n'apprendrais donc jamais! II faudrait donc en rester là!... Comme je m'en voulais maintenant du temps perdu, des classes manquées à courir les nids ou à faire des glissades sur la Saar! Mes livres que tout à l'heure encore je trouvais si ennuyeux, si lourds à porter, ma grammaire, mon histoire sainte, me semblaient à présent de vieux amis qui me feraient beaucoup de peine à quitter. C'est comme M. Hamel. L'idée qu'il allait partir, que je ne le verrais plus, me faisait oublier les punitions, les coups de règle. Pauvre homme! C'est en l'honneur de cette dernière classe qu'il avait mis ses beaux habits de dimanche, et maintenant je comprenais pourquoi ces vieux du village étaient venus s'asseoir au bout de la salle. Cela semblait dire qu'ils regrettaient de ne pas y être venus plus souvent, à cette école. C'était aussi comme une façon de remercier notre maître de ses quarante ans de bons services, et de rendre leurs devoirs à la patrie qui s'en allait... J'en étais là de mes réflexions, quand j'entendis appeler mon nom. C'était mon tour de réciter. Que n'aurais-je pas donné pour pouvoir dire tout au long cette fameuse règle des participes, bien haut, bien clair, sans une faute; mais je m'embrouillai aux premiers mots, et je restai debout à me balancer dans mon banc, le coeur gros, sans oser lever la tête. J'entendais M. Hamel qui me parlait : « Je ne te gronderai pas, mon petit Frantz, tu dois être assez puni... voilà ce que c'est. Tous les jours on se dit : « Bah! « j'ai bien le temps. J'apprendrai demain. » Et puis tu vois ce qui arrive... Ah! ç'a été le plus grand malheur de notre Alsace de toujours remettre son instruction à demain. Maintenant, ces gens-là sont en droit de nous dire : « Comment! Vous prétendiez « être Français et vous ne savez ni parler ni écrire votre langue! » Dans tous les cas, mon pauvre Frantz, ce n'est pas encore toi le plus coupable. Nous avons tous notre bonne part de reproches à nous faire. Vos parents n'ont pas assez tenu à vous voir instruits. Ils aimaient mieux vous envoyer travailler à la terre ou aux filatures pour avoir quelques sous de plus. Moi-même n'ai-je rien à me reprocher? Est-ce que je ne vous ai pas fait arroser mon jardin au lieu de travailler? Et, quand je voulais pêcher des truites, est-ce que je me gênais pour vous donner congé?... » Alors, d'une chose à l'autre, M. Hamel se mit à nous parler de la langue française, disant que c'était la plus belle langue du monde, la plus claire, la plus solide : qu'il fallait la garder entre nous et ne jamais l'oublier, parce que, quand un peuple tombe esclave, tant qu'il tient bien sa langue, c'est comme s'il tenait la clef de sa prison... Puis il prit une grammaire et nous lut notre leçon. J'étais étonné de voir comme je comprenais. Tout ce qu'il disait me semblait facile, facile. Je crois aussi que je n'avais jamais si bien écouté, et que lui non plus n'avait jamais mis autant de patience à ses explications. On aurait dit qu'avant de s'en aller, le pauvre homme voulait nous donner tout son savoir, nous le faire entrer dans la tête d'un seul coup. La leçon finie, on passa à l'écriture. Pour ce jour-là, M. Hamel nous avait préparé des exemples tout neufs, sur lesquels était écrit en belle ronde : « France, Alsace, France, Alsace. » Cela faisait comme des petits drapeaux qui flottaient tout autour de la classe pendus à la tringle de nos pupitres. Il fallait voir comme chacun s'appliquait, et quel silence! On n'entendait rien que le grincement des plumes sur le papier. Un moment des hannetons entrèrent; mais personne n'y fit attention, pas même les tout petits qui s'appliquaient à tracer leurs bâtons avec un coeur, une conscience, comme si cela encore était du français... Sur la toiture de l'école, des pigeons roucoulaient tout bas, et je disais en les écoutant : « Est-ce qu'on ne va pas les obliger à chanter en allemand, eux aussi? » De temps en temps, quand je levais les yeux de dessus ma page, je voyais M. Hamel immobile dans sa chaire et fixant les objets autour de lui, comme s'il avait voulu emporter dans son regard toute sa, petite maison d'école... Pensez! depuis quarante ans, il était là à la même place, avec sa cour en face de lui et sa classe toute pareille. Seulement les bancs, les pupitres s'étaient polis, frottés par l'usage; les noyers de la cour avaient grandi, et le houblon, qu'il avait planté lui-même, enguirlandait maintenant les fenêtres jusqu'au toit. Quel crèvecoeur ça devait être pour ce pauvre homme de quitter toutes ces choses et d'entendre sa soeur qui allait, venait dans la chambre au-dessus, en train de fermer leurs malles, car ils devaient partir le lendemain, s'en aller du pays pour toujours. Tout de même il eut le courage de nous faire la classe jusqu'au bout. Après l'écriture, nous eûmes la leçon d'histoire. Ensuite les petits chantèrent tous ensemble le BA BE BI BO BU. Là-bas, au fond de la salle, le vieux Hauser avait mis ses lunettes, et, tenant son abécédaire à deux mains, il épelait les lettres avec eux. On voyait qu'il s'appliquait lui aussi; sa voix tremblait d'émotion, et c'était si drôle de l'entendre que nous avions tous envie de rire et de pleurer. Ah! je m'en souviendrai de cette dernière classe. Tout à coup, l'horloge de l'église sonna midi, puis l'Angélus, Au même moment, les trompettes des Prussiens, qui revenaient de, l'exercice, éclatèrent sous nos fenêtres... M. Hamel se leva, tout pâle, dans sa chaire. jamais il ne m'avait paru si grand. « Mes amis, dit-il, mes amis, je... je... » Mais quelque chose l'étouffait. Il ne pouvait pas achever sa phrase. Alors il se retourna vers le tableau, prit un morceau de craie et, en appuyant de toutes ses forces, il écrivit aussi gros qu'il put : « VIVE LA FRANCE! » Puis il resta là, la tête appuyée au mur, et, sans parler, avec sa main il nous faisait signe : « C'est fini... allez-vous-en! » (A. Daudet, Contes du lundi). | Depuis quelques années déjà Alphonse Daudet avait mis à la scène un assez grand nombre de pièces tirées de ses livres : en 1878, le Nabab, drame en cinq actes avec la collaboration de Pierre Elzéar; en 1878, Jack, drame en cinq actes, en collaboration avec Lafontaine; en 1883, les Rois en Exil, pièce en cinq actes, en collaboration avec Delair; en 1885, Sapho, pièce en cinq actes, en collaboration avec Belot; en 1887, Numa Roumestan, pièce en cinq actes; la plupart de ces pièces, accueillies avec la sympathie que le romancier a toujours rencontrée pour ses livres, ont obtenu de véritables succès d'estime, mais le talent délicat et composite d'Alphonse Daudet ne semble pas se prêter très bien à la scène. Il en a été de même pour la dernière pièce qu'il a donnée au théâtre, la Lutte pour la vie, sorte de moralité de l'Immortel. A partir de 1890, Alphonse Daudet souffre d'une cruelle maladie qui a à peu près arrêté sa production. Alphonse Daudet, après avoir débuté par des vers, des volumes de fantaisie et de rêves, s'est de bonne heure tourné vers le roman nouveau, le roman de moeurs et d'observation. Aimé du public qu'il a séduit dès ses débuts, il a eu une très rapide fortune et occupera à la fin de sa vie dans le monde littéraire une situation privilégiée. Il plaisait à la fois à beaucoup d'admirateurs du roman naturaliste par ses qualités d'observation, et aux amateurs du roman romanesque par ses qualités de sensibilité. Ses contemporains le citaient volontiers avec Zola et Goncourt comme un des maîtres du roman. Il y avait dans ce jugement une certaine injustice. Au contraire de ces deux chefs d'école, Daudet manque de sincérité dans l'observation : il cherche surtout à plaire et à amuser, et son procédé est plutôt celui d'un chroniqueur que d'un romancier d'observation. L'erreur vient de l'habileté avec laquelle il a su confondre sa cause avec la leur, et de l'apparence de vie et de sincérité que présentent ses livres. Peu doué du côté de l'invention, il a une vue extrêmement fine des objets sensibles, une faculté singulière de saisir le côté pittoresque des choses et un véritable don d'expression. En même temps il est presque incapable de suivre des idées abstraites, de composer un caractère et une psychologie. Ces différents caractères de son talent donnent un aspect spécial à son oeuvre : ses personnages, composés par une sorte de travail de marqueterie, résumés d'une série d'observations très justes et quelquefois pénétrantes, donnent à chaque instant l'illusion de la vie. Mais, si habile que soit la mise en oeuvre, on sent parfois que la vie profonde manque, que l'unité du caractère n'existe pas. Le charme de ces romans n'en est pas moins très vif; le principal talent de l'auteur consiste dans le mélange de l'ironie et de la sensibilité, si puissant chez Heine, si plaisant chez Charles Dickens. Alphonse Daudet veut à la fois toucher et faire rire : Fromont jeune et Risler aîné est extrêmement touchant; Tartarin de Tarascon est d'une ironie charmante : c'est peut-être le chef-d'oeuvre de l'auteur. Ces deux livres marquent nettement les deux côtés de son talent; ce sont ceux où les défauts se font le moins sentir. Il en est deux autres plus caractéristiques encore, car ils sont bien moins habilement dosés : Jack, où la sentimentalité est obtenue au prix des plus singulières invraisemblances (c'est, dit-on, l'oeuvre que le romancier préfèrait) et l'Immortel, pure caricature à laquelle l'observation manque complètement. L'extrême habileté avec laquelle les petits tableaux vivants qui composent le roman sont enchâssés dans l'action, la souplesse et le pittoresque du style, la vérité du détail expliquent suffisamment le charme que tant de lecteurs prennent aux oeuvres de ce fin écrivain. (A19). Tartarin et le lion « C'était un soir chez l'armurier Costecalde. Tartarin de Tarascon était en train de démontrer à quelques amateurs le maniement du fusil à aiguille, alors dans toute sa nouveauté... Soudain la porte s'ouvre, et un chasseur de casquettes se précipite effaré dans la boutique, en criant : « Un lion!... un lion! » Stupeur générale, effroi, tumulte, bousculade. Tartarin croise la baïonnette, Costecalde court fermer la porte. On entoure le chasseur, on l'interroge, on le presse et voici ce qu'on apprend la ménagerie Mitaine, revenant de la foire de Beaucaire, avait consenti à faire une halte de quelques jours à Tarascon et venait de s'installer sur la place du Château avec un tas de boas, de phoques, de crocodiles et un magnifique lion de l'Atlas. Un lion de l'Atlas à Tarascon! Jamais, de mémoire d'homme, pareille chose ne s'était vue. Aussi comme nos braves chasseurs de casquettes se regardaient fièrement. Quel rayonnement sur leurs mâles visages, et dans tous les coins de la boutique Costecalde quelles bonnes poignées de main silencieusement. échangées! L'émotion était si grande, si imprévue, que personne ne trouvait un mot à dire... Pas même Tartarin. Pâle et frémissant, le fusil à aiguille encore entre les mains, il songeait debout devant le comptoir... Un lion de l'Atlas, là tout près, à deux pas! Un lion, c'est-à-dire la bête héroïque et féroce par excellence, le roi des fauves, le gibier de ses rêves, quelque chose comme le premier sujet de cette troupe idéale qui lui jouait de si beaux drames dans son imagination... Un lion, mille dieux!... Et de l'Atlas encore!!! C'était plus que le grand Tartarin n'en pouvait supporter. Tout à coup un paquet de sang lui monta au visage. Ses yeux flambèrent. D'un geste convulsif il jeta le fusil à aiguille sur son épaule, et, se tournant vers le brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, il lui dit d'une voix de tonnerre : « Allons voir ça, commandant ». « Hé! bé... hé! bé!... Et mon fusil!... mon fusil à aiguille que vous emportez!... » hasarda timidement le prudent Costecalde; mais Tartarin avait tourné la rue, et derrière lui tous les chasseurs de casquettes emboîtant fièrement le pas. Quand ils arrivèrent à la ménagerie, il y avait déjà beaucoup de monde. Tarascon, race héroïque, mais trop longtemps privée de spectacles à sensations, s'était ruée sur la baraque Mitaine et l'avait prise d'assaut. Aussi la grosse Mme Mitaine était bien contente... En costume kabyle, les bras nus jusqu'au coude, des bracelets de fer aux chevilles, une cravache dans une main, dans l'autre un poulet vivant, quoique plumé, l'illustre dame faisait les honneurs de la baraque aux Tarasconnais, et comme elle avait doubles muscles, elle aussi, son succès était presque aussi grand que celui de ses pensionnaires. L'entrée de Tartarin, le fusil sur l'épaule, jeta un froid. Tous ces braves Tarasconnais, qui se promenaient bien tranquillement devant les cages, sans armes, sans méfiance, sans même aucune idée de danger, eurent un mouvement de terreur assez naturel en voyant leur grand Tartarin entrer dans la baraque avec son formidable engin de guerre. Il y avait donc quelque chose à craindre, puisque lui, ce héros... En un clin d'oeil tout le devant des cages se trouva dégarni. Les enfants criaient de peur, les dames regardaient la porte. Le pharmacien Bézuquet s'esquiva, en disant qu'il allait chercher son fusil... Peu à peu, cependant, l'attitude de Tartarin rassura les courages. Calme, la tête haute, l'intrépide Tarasconnais fit lentement le tour de la baraque, passa sans s'arrêter devant la baignoire du phoque, regarda d'un oeil dédaigneux la longue caisse pleine de son où le boa digérait son poulet cru, et vint enfin se planter devant la cage du lion... Terrible et solennelle entrevue! le lion de Tarascon et le lion de l'Atlas en face l'un de l'autre... D'un côté, Tartarin debout, le jarret tendu, les deux bras appuyés sur son rifle; de l'autre, le lion, un lion gigantesque, vautré dans la paille, l'oeil clignotant, l'air abruti, avec son énorme mufle à perruque jaune posé sur les pattes de devant... Tous deux calmes et se regardant. Chose singulière! soit que le fusil à aiguille lui eût donné de l'humeur, soit qu'il eût flairé un ennemi de sa race, le lion, qui jusque-là avait regardé les Tarasconnais d'un air de souverain mépris en leur bâillant au nez à tous, le lion eut tout à coup un mouvement de colère. D'abord il renifla, gronda sourdement, écarta ses griffes, étira ses pattes; puis il se leva, dressa la tête, secoua sa crinière, ouvrit une gueule immense et poussa vers Tartarin un formidable rugissement. Un cri de terreur lui répondit. Tarascon, affolé, se précipita vers les portes. Tous, femmes, enfants, portefaix, chasseurs de casquettes, le brave commandant Bravida lui-même... Seul, Tartarin de Tarascon ne bougea pas. Il était là, ferme et résolu, devant la cage, des éclairs dans les yeux et cette terrible moue que toute la ville connaissait... Au bout d'un moment, quand les chasseurs de casquettes, un peu rassurés par son attitude et la solidité des barreaux, se rapprochèrent de leur chef, ils entendirent qu'il murmurait, en regardant le lion : « Ça, oui, c'est une chasse. » Ce jour-là, Tartarin de Tarasçon n'en dit pas davantage. » (A. Daudet, Tartarin de Tarascon). | |