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Aperçu | Les pièces de Corneille | Caractères de son théâtre |
Les
plus anciennes oeuvres de Corneille sont des poésies et courts
morceaux en vers-:
l'Ode
sur un prompt amour, les Stances sur une absence en temps de pluie, la
Mascarade des Enfants Gâtés, etc. Pour insignifiantes
qu'elles soient, et tout à fait dans le goût de leur temps,
ces petites pièces n'ont pas moins déjà cette aisance
et cette fermeté de facture qui n'appartiennent qu'à Corneille,
et qui resteront, jusque dans « l'occident de son génie
», comme disait Boileau, la marque distinctive
de son style. Suivent les premières
pièces de théâtre, qui sont principalement des comédies.
Mélite.
« Le succès en fut surprenant, s'il en faut croire Corneille lui-même, dont il est vrai que la sincérité n'est pas toujours entière, ni la mémoire toujours fidèle [...]; il égala tout ce qui s'était fait de plus beau jusqu'alors, et il le fit connaître à la cour. »L'intrigue est d'une complication inouïe, et l'auteur lui-même n'a pu en donner, dans sa préface, une analyse plus claire que la pièce. Un jeune homme, Éraste, fiancé à Mélite, lui présente son ami Tircis-: et bientôt, c'est Tircis qui est aimé de Mélite. Pour se venger, Éraste invente de fausses lettres destinées à calomnier Mélite. Tircis se croit trahi, et déclare qu'il va se tuer; Mélite, à qui l'on rapporte qu'il est mort, s'évanouit : on vient annoncer à Éraste que Mélite a succombé, et il devient fou. Enfin, tout s'arrange, Tircis épouse Mélite, et Eraste, Chloris. Le succès en fut prodigieux, établit la nouvelle troupe à Paris, et fit connaître Corneille à la cour. Pour la première fois, on vit l'unité d'action et l'unité de lieu paraître sur la scène et les acteurs parler une langue naïve et enjouée, qui, au dire de l'auteur, faisait « une peinture de la conversation des honnêtes gens ». Pourtant, ce coup d'essai n'était pas conforme aux règles que Corneille ne connaissait pas encore. Clitandre.
Une profusion d'aventures comble les vingt-quatre heures réglementaires. La construction « est si désordonnée que vous avez de la peine à deviner quels sont les premiers acteurs (Examen) ». Ce ne sont que jeux de scène mouvementés, complots romanesques, rencontres extraordinaires. Toute analyse est impossible. Les autres comédies
de jeunesse (1633-1636).
la Veuve ou le Traître puni.A cette époque, la comédie était plutôt bouffonne et grossière c'était toujours la farce. Pour trouver de la dignité, il fallait monter jusqu'à la tragi-comédie et jusqu'à la pastorale. Corneille a donc la gloire incontestable d'avoir donné avec succès les premiers modèles de la comédie mondaine et honnête. Ces comédies, même si elles paraissent mineures, ont leur importance dans l'histoire générale du théâtre français; et elles ne sont pas indifférentes à une exacte intelligence de l'oeuvre de Corneille. Elles reposent sur des méprises, et se dénouent par des reconnaissances morales; on y sent l'influence de l'Astrée, de la pastorale italienne et de l'esprit précieux. Elles ont en outre un intérêt documentaire certain, et on ne trouverait pas aisément de plus parfaits modèles du style Louis XIII en littérature. Corneille a aussi un certain goût de réalisme qui lui fait placer son action dans des décors parisiens, la place Royale (aujourd'hui place des Vosges, alors « le centre du beau monde », et surtout la Galerie du Palais (Palais de justice) avec ses boutiques de lingère, de mercier, de libraire, où les conversations des marchands et des acheteurs nous donnent quelques piquants détails sur les modes, les costumes, les succès de librairie, etc. Enfin, elles ne manquent
ni d'agrément, ni de charme; et jamais peut-être on n'a mieux
rendu dans la langue française
ces détails de la vie commune, et, pour ainsi parler, ces riens
de la conversation journalière dont l'expression était alors
déjà, comme elle l'est toujours, le grand écueil de
la comédie en vers. La comédie, par sa définition
même, comporte une part de réalisme qu'il semble que le vers
exclue de la sienne. Les vers même de Molière
sont-ils toujours des vers? Ceux de Corneille le sont toujours, pour quelque
chose d'aisé, d'agile et de vraiment ailé qui les sauve du
prosaïsme; et les exemples en abonderaient dans Mélite,
dans la Veuve, dans la Galerie du Palais, dans I'lllusion
comique :
Le seul tort de ces comédies, à l'exception de la dernière, - qui est surtout une comédie des comédiens, - c'est de se ressembler un peu toutes entre elles, de rouler sur le même intérêt de galanterie banale, d'être assez compliquées et néanmoins assez faibles d'intrigue. Mais que l'on n'eût jamais encore vu jusque-là « de comédie qui fit rire sans personnages ridicules, tels que les valets bouffons, les parasites, les capitans, les docteurs », Corneille s'est rendu justice en s'en louant lui-même, et il a bien marqué là le caractère original et nouveau de sa Mélite ou de la Place Royale. Pour la qualité de la plaisanterie, comme aussi par la condition des personnages, les comédies de la jeunesse de Corneille rappellent je ne sais quoi de la comédie de Térence, ou, si l'on préfère un autre terme encore de comparaison, et à plus d'un égard, c'est déjà la comédie moyenne de Collin d'Harleville, d'Andrieux... et d'Émile Augier : Gabrielle ou Philiberte. II importait d'autant plus d'en faire l'observation, que Corneille n'a pas persévéré lui-même, et qu'on ne l'a pas d'ailleurs suivi dans la voie qu'il avait indiquée. Il ne faut pas lui faire tort d'une moitié de son génie, et, parce qu'il est l'auteur d'Horace et de Polyeucte, se le représenter comme une espèce de bonhomme sublime, héroïque et naïf, uniquement absorbé dans la contemplation des vérités morales. Il a été jeune, il a été « galant », il a fréquenté l'hôtel de Rambouillet, et quand ses premières comédies ne nous rappelleraient aujourd'hui que les goûts de sa jeunesse, elles mériteraient sans doute encore que l'on y regardât plus attentivement qu'on n'a fait. Comment cependant de cette comédie de genre, moyenne et tempérée, s'il en fût, comment Corneille a-t-il passé à la tragédie? Le succès éclatant de la Sophonisbe de Mairet y fut-il de quelque chose, comme on l'a si souvent répété? Mais a-t-on bien fait attention que la Sophonisbe, étant de 1628, a peut-être précédé Mélite même, et qu'ainsi l'explication n'éclaircit pas les choses, mais plutôt les embrouille? Ne faut-il pas dire plutôt que depuis qu'il était devenu, en 1633, à la suite d'un séjour de la cour aux eaux de Forges, l'un des « cinq auteurs » que Richelieu employait à tourner les vers des pièces dont il leur donnait le plan, les entretiens du tout-puissant cardinal, qui touchait alors au comble de sa fortune et de sa gloire, lui avaient vaguement fait entrevoir la grandeur de ces intérêts d'État dont il devait un jour faire l'âme de sa tragédie? La conjecture n'en est pas improbable. On peut aussi supposer, si l'on veut, et tout simplement, qu'à mesure qu'il avançait en âge, Corneille, prenant de lui-même et de ce qu'il pouvait une conscience plus claire, se sentait destiné à quelque chose de mieux qu'à cette imitation légère des moeurs contemporaines où il s'était renfermé jusqu'alors. Médée.
Dans un si grand revers que nous reste-t-il? - Moi.Le Cid. A la fin de l'année 1636, le théâtre du Marais représente le Cid, imité du Romancero espagnol et surtout du drame de Guilhen de Castro (1621). Que faut-il penser de la légende du Cid, et du conseil d'un M. de Châlon, ancien secrétaire des commandements de la reine mère, Marie de Médicis, qui aurait invité Corneille à quitter « le genre de comique qu'il avait embrassé » pour se tourner vers les auteurs espagnols, et en particulier vers Guillen de Castro? S'il n'y a là rien d'impossible, nous ne saurions toutefois oublier quel était alors, entre 1630 et 1640, le pouvoir européen, si l'on peut ainsi dire, de la littérature espagnole. En vérité, Cervantes et son Don Quichotte étaient presque aussi populaires à Paris qu'à Madrid. Les auteurs dramatiques, Hardy, Mairet, Rotrou, avaient donné l'exemple de s'inspirer du roman ou du théâtre espagnols. Ajoutez qu'en les imitant, on courait la chance de plaire à une jeune reine, dont la faveur pouvait faire aisément la fortune d'un poète. Si M. de Châlon donna donc à Corneille le conseil d'étudier le théâtre espagnol, il est permis de croire que Corneille y serait venu tôt ou tard de lui-même sans M. de Châlon. Et, chose assez curieuse à noter, quand il imitera les Latins après les Espagnols, ce seront encore des Espagnols que ces Latins-là, puisque ce seront Sénèque et Lucain. L'apparition du Cid, qui est des derniers jours de 1636 ou des premiers jours de 1637, est une date capitale dans l'histoire du théâtre français, non seulement pour la beauté propre et comme intrinsèque du sujet; pour la querelle qu'il souleva dont le souvenir est demeuré mémorable; et pour les conséquences enfin gui s'ensuivirent; mais c'est une époque aussi dans l'histoire générale de la littérature européenne, et on nous permettra d'y insister ici. On n'ignore pas qu'il en est de Rodrigue comme de Roland : il a vécu, et il a eu son rôle dans l'histoire, mais comme Roland pour les Français, ou même plus que Roland pour les Français, il est surtout pour les Espagnols un héros légendaire, en qui la poésie des anciens âges s'est complue de bonne heure à incarner son idéal même de la chevalerie. On s'en est étonné, et non pas sans raison. « Lui, l'exilé, qui passa les plus belles années de sa vie au service des rois arabes de Saragosse... ; lui, l'aventurier dont les soldats appartenaient en grande partie à la lie de la société musulmane, et qui combattait en vrai soudard, tantôt pour le Christ, tantôt pour Mahomet..., lui, cet homme sans foi ni loi..., qui trompait Alphonse, les rois arabes, tout le monde, qui manquait aux capitulations et aux serments les plus solennels; lui, qui brûlait ses prisonniers à petit feu, ou qui les faisait déchirer par ses dogues, comment est-il devenu ce héros? et ce preux ? et ce modèle ou ce parangon de l'esprit chevaleresque? »A cette question qu'il s'est posée lui-même, Reinhart Dozy, le savant auteur des Recherches sur l'histoire et la littérature de l'Espagne au Moyen âge (Leyde et Paris, 1860), a répondu : premièrement, que l'idéal rude et barbare du Moyen âge différait étrangement du nôtre; et, en second lieu, qu'avant de devenir, non pas même celui de Corneille, mais celui de Guillen de Castro, le Cid de la réalité, le vrai Cid, avait subi dans sa personne et dans son caractère plus d'une transformation. Dans les plus anciennes romances, dans le Romancero du XIIe siècle qui porte le titre de Cronica rimada, le Cid de la poésie ne diffère guère de celui de l'histoire hautain, perfide, et cruel comme lui. Il a déjà quelque chose de plus noble, et, sinon de plus poétique, au moins de plus conforme à l'idéal moderne, dans la Chanson du Cid, qu'on date habituellement des premières années du XIIIe siècle. « Il y garde bien encore des traits de l'ancien Cid [...], mais, au reste, c'est un tout autre homme » : chrétien fervent, sujet ou vassal fidèle, époux et père passionné. Enfin les poètes postérieurs, ceux du XVe, et du XVIe siècle, aidés de la complicité de l'imagination populaire et des moines (Dozy, II, 241, 253) qui ont failli le faire canoniser, achèvent de préciser et de fixer la physionomie du Cid. C'est celle que l'on retrouve dans le drame ou plutôt dans les deux drames de Guillen de Castro, Las Mocedades et las Hazañas del Cid, et dans la tragi-comédie de Corneille. -
Quant au succès du Cid français, l'écho en retentit encore, et si jamais le théâtre entier de Corneille devait s'abîmer dans l'oubli, c'est le souvenir du Cid qui sauverait la mémoire du poète. Non pas que l'on ne puisse préférer tel ou tel autre de ses chefs-d'oeuvre, son Polyeucte, par exemple, sinon sa Rodogune, comme il faisait lui-même, importuné peut-être qu'il était de s'entendre toujours nommer l'auteur du Cid. Mais le Cid est un des plus beaux sujets qu'on ait mis au théâtre; Corneille avait trente ans alors; c'est la seule de ses pièces où il ait fait parler et « vibrer » les passions de l'amour; et enfin le bruit, pour ne pas dire le tapage qu'on en fit, aurait encore tiré du nombre, et consacré dans l'histoire littéraire une pièce moins belle que le Cid. Si le Cid valut à Corneille
le premier rang parmi les poètes tragiques, il lui attira aussi
bien des tribulations. Richelieu, qui rimait
en dépit de Minerve, était jaloux du succès du Cid.
Prudemment, Corneille dédia sa pièce à Mme de Combalet,
nièce du cardinal. Mais sa hautaine Excuse à Ariste
indisposa les gens de lettres, et Mairet écrivit
contre lui une satire à laquelle Corneille eut le tort de répondre.
C'est alors que Scudéry publia sur le Cid une série
d'Observations puériles où il attaquait dans le Cid
à la fois le fond et la forme. L'auteur répondit brièvement
dans sa Lettre apologétique, d'une ironie éloquente,
et ses partisans publièrent plusieurs pamphlets pour sa défense.
Scudéry
prit le parti de s'adresser à l'Académie
française, espérant que, tenant le jour de
Sur les instances réitérées du cardinal, trois commissaires furent nommés pour examiner le Cid, ainsi que les Observations de Scudéry : Bourzeys, Chapelain et Desmarets. Chapelain réunit ces divers mémoires en un seul corps, qui fut présenté manuscrit au cardinal, puis publié plus tard après des retouches sous le titre de : Sentiments de l'Académie française sur la tragi-comédie du Cid. Dans cet ouvrage, que Chapelain avait rédigé bien à contre-coeeur, le ton est fort modéré : l'Académie s'efforce d'être impartiale entre Corneille et Scudéry : elle désapprouve le sujet, mais reconnaît que la pièce offre de grandes beautés. Quant aux critiques faites en détail sur le texte, elles sont souvent puériles et dénuées d'intérêt. En somme, dans les Sentiments de l'Académie, il faut louer l'honnêteté du ton plutôt que la justesse des idées. Cependant, la lutte à coups de libelles avait continué encore quelque temps : Mairet était revenu à la charge, dans l'Epître familière au sieur Corneille. Deux pamphlets anonymes : Lettre du désintéressé au sieur Mairet et Avertissement au Besançonnois Mairet (1637) l'attaquèrent violemment. Mais tout le monde était las de la querelle, et, en 1638, quand parurent les Sentiments de l'Académie, tout fut fini; et, si Corneille conserva de ces débats un souvenir amer, le Cid n'en demeura pas moins triomphant. (NLI). Horace, Cinna.
Horace.Corneille, avec une déférence, où il entre peut-être quelque ironie, dédia Horace au cardinal de Richelieu. Il faut dire que le caractère de Corneille n'avait rien de la fierté, et encore moins de la raideur de celui de ses héros favoris. Si, selon le mot de Richelieu lui-même, il n'avait pas l'esprit de suite, il avait l'esprit de complaisance, qu'il a quelquefois poussé jusqu'à la servilité. Nous en avons une autre preuve, et plus pénible encore, dans la dédicace de Cinna au financier Montoron. Celui-ci du moins paya de deux cents pistoles l'honneur de se voir comparer à Auguste, et Corneille en tira cette autre satisfaction que ses confrères, en apprenant cet excès de munificence, en durent crever de dépit. En ce temps-là, les gens de lettres ne se piquaient pas de dignité, si ce n'est peut-être quelque Gascon comme La Calprenède, ou quelque mousquetaire comme Scudéry; et il faut les en plaindre, mais non pas les en blâmer avec trop de sévérité. Quelles raisons cependant avaient déterminé le choix des sujets d'Horace et de Cinna? En empruntant le premier, celui d'Horace, à Tite-Live, et le second à Sénèque, en son De Clementia, Corneille a-t-il peut-être voulu répondre au reproche qu'on lui faisait de manquer d'invention? Et en effet, on pouvait le dire, le Cid ou Médée n'étaient que des traductions, ou, comme nous dirions, des adaptations. Mais nous croirions plus volontiers qu'attentif à suivre la mode, et, sans en avoir l'air, à se conformer aux moindres variations du goût de son temps, s'il passa du Moyen âge espagnol à l'Antiquité romaine, c'est qu'il vit qu'un peu partout, autour de lui, l'opinion et les auteurs y semblaient retourner. La querelle des Anciens et des Modernes n'avait pas encore éclaté, mais les anciens, dédaignés depuis un demi-siècle au profit des Espagnols et des Italiens, reprenaient l'offensive. Les traductions abondaient, et l'un des émules de Corneille, le poète Duryer, en a laissé lui-même presque autant que de tragédies. Les romanciers, d'autre part, La Calprenède et les Scudéry, le frère et la soeur, allaient bientôt, dans leurs longues rapsodies : Cyrus, Cassandre, Cléopâtre, Clélie, faire de l'histoire grecque et romaine ce qu'au XIXe siècle Walter Scott fera de l'histoire d'Angleterre, ou Dumas de l'histoire de France, avec sa Dame de Montsoreau et ses Trois Mousquetaires. Corneille suivit donc le courant, et, puisqu'on voulait des Grecs et des Romains, il commença par ceux-ci, que d'ailleurs il connaissait mieux. A quoi si maintenant on ajoute que, en prenant des sujets historiques, il ne se refusa pas le plaisir de faire voir à ses ennemis quelle sottise ils avaient proférée en interdisant au poète dramatique l'usage de l'histoire, on aura toutes les raisons du choix qu'il fit des sujets de Cinna et d'Horace, dont aucune n'est sans doute assurée, mais qu'il suffit qui soient toutes probables. On sait comment la
tragédie française en général, et Corneille
lui-même, ont tiré de profit de l'emploi de l'histoire. L'histoire
est pleine de ces actions rares et extraordinaires qu'on taxerait d'invraisemblance
ou d'exagération, si le dramaturge s'avisait de les attribuer à
des personnages de son invention. Mais ce qu'il nous faut ici noter dans
Horace
et dans Cinna, ce sont les commencements de la tragédie politique,
dont l'intérêt est fait de la discussion des principes les
plus généraux du gouvernement des Etats. Que devons-nous
à notre pays? Affections et famille, humanité même,
l'intérêt général exige-t-il que nous lui en
fassions le sacrifice? et pour le servir, tous les moyens sont-ils bons?
toutes les violences sont-elles permises? tous les crimes sont-ils excusables?
C'est le vrai sujet d'Horace; comme le vrai sujet de Cinna,
c'est de savoir s'il n'y a rien qui ne soit permis contre l'usurpateur,
ou rien même qui ne soit en quelque sorte commandé contre
le tyran. Jamais encore la tragédie
Polyeucte.
Ami de Néarque, qui l'a entraîné au baptême, Polyeucte a épousé Pauline, fille de Félix, proconsul romain, qui a l'ordre de l'empereur Décius de poursuivre les chrétiens. Le caractère de Pauline, qui a d'abord été fiancée à Sévère, favori de Décius, et dont elle est aimée, doit être rangé parmi les plus nobles créations de Corneille. Polyeucte, néophyte ardent, veut publiquement confesser sa foi et brise les idoles. Il est jeté en prison; c'est alors qu'il prononce les belles stances : Source délicieuse, en misères féconde. Pauline essaye en vain de l'attendrir au nom de son amour. Sévère pénètre aussi dans la prison, où Polyeucte l'a appelé pour abandonner son épouse entre ses mains. Pauline déclare que, Polyeucte mort, Sévère ne doit jamais prétendre à devenir son époux; elle ose même lui demander d'intervenir en faveur du malheureux qui aspire à mourir. La vertu de Pauline déconcerte et émeut Sévère, et le dévouement de Polyeucte lui donne l'occasion d'exprimer la sympathie qu'il éprouve pour les chrétiens. Polyeucte est mis à mort par ordre de Félix. La conversion de Pauline après la mort de son mari n'a rien que de naturel. Félix lui-même ne peut voir, sans être touché, tant de foi et de dévouement; lui aussi se fait chrétien. Célèbre ce vers de Polyeucte contenant un autre calembour, très probablement volontaire celui-ci : Plus le désir s'accroît, plus l'effet se recule.Le même sujet de Polyeucte a inspiré un opéra de Donizetti, Poliuto ou les Martyrs, et un opéra en cinq actes, de Ch. Gounod, Polyeucte (1878), paroles de J. Barbier et Carré. La mort de Pompée.
Pompée se rattache au système de Cinna, par les longues délibérations politiques, les maximes machiavéliques, l'étalage de la volonté, et de la grandeur d'âme. On y trouve, pour la première fois l'amour réduit à la galanterie, et presque indépendant de l'action principale. Supprimez le personnage de CIéopâtre et ses entretiens avec César, la pièce subsiste intégralement. Ce système, Corneille va le pratiquer et l'exagérer de plus en plus. Pompée est dédié à Mazarin. Le Menteur. La
Suite du Menteur.
Ce sont deux chefs-d'oeuvre, dont on ne saurait dire pourquoi le second n'est pas aussi populaire que le premier, si ce n'est peut-être qu'il ressemble davantage aux comédies de sa jeunesse. Voltaire en faisait un cas particulier. Il en trouvait l'intrigue « beaucoup plus intéressante » que celle du Menteur; et il n'avait pas tort. Mais le Menteur a pour lui, sinon d'avoir montré à Molière, comme on le répète encore trop souvent, le chemin de la vraie comédie, du moins de tendre déjà vers la comédie de caractère, et ainsi de rentrer, pour beaucoup de lecteurs qui préfèrent leurs habitudes à leur plaisir, dans un cadre mieux défini. Il n'y a rien d'ailleurs, non seulement dans l'oeuvre de Corneille, mais dans tout le théâtre français qui soit, pour la vivacité du style, pour l'élégance du tour, pour l'aisance de la versification, pour la qualité de la plaisanterie, au-dessus de quelques scènes de ces deux comédies. On y notera un nouveau témoignage de cette extraordinaire souplesse d'esprit que nous avons déjà signalée dans Corneille, si l'on songe qu'il passait des vers de Polyeucte à ceux du Menteur, pour de là s'élever de nouveau à ceux de Rodogune. Rodogune.
Cléopâtre, reine de Syrie, a deux fils, Antiochus et Séleucus. A la cour de Syrie se trouve aussi Rodogune, princesse des Parthes, dont les deux jeunes prince sont amoureux. Or, Cléopâtre hait Rodogune, et Rodogune hait Cléopâtre; question de jalousie ancienne, que la règle des vingt-quatre heures ne permet pas d'exposer suffisamment. Donc Cléopâtre dit à ses fils : « Le trône sera pour celui de vous deux qui tuera Rodogune. »Et Rodogune, de son côté : « Ma main sera pour celui de vous deux qui tuera Cléopâtre ».Or, Antiochus et Séleucus aiment leur mère autant qu'ils aiment Rodogune, et ils ne s'aiment pas moins entre eux. La situation serait donc immobile, par suite de l'équilibre absolu entre les amours et les haines. Mais Cléopâtre se décide à agir en faisant tuer un de ses fils. Antiochus, le survivant, est sur le point d'épouser Rodogune, quand il apprend le meurtre de Séleucus, dont les dernières paroles l'avertissent de se défier d'une main qui lui est chère... Il va boire à la coupe que lui tend Cléopâtre, quand Rodogune l'arrête. Pour dissiper les soupcons, Cléopâtre boit la première dans cette coupe où elle a fait verser du poison; elle espère entraîner son fils et Rodogune dans la mort. Mais le poison fait trop vite son oeuvre sur elle : sa pâleur la trahit; et elle expire, désespérée, en souhaitant aux époux des fils qui lui ressemblent. Le cinquième acte de Rodogune est d'une beauté dramatique admirable encore aujourd'hui; malheureusement, pour arriver à cette situation; il faut entendre quatre actes obscurs et pénibles. Rodogune est dédiée (éd. de 1660) au Grand Condé. Théodore.
Héraclius
L'usurpateur Phocas a fait élever à sa cour, le croyant son fils, le fils de l'empereur de Constantinople Maurice, Héraclius, qu'il croit mort comme son père. En revanche, son véritable fils, Martian, a été élevé sous le nom de Léonce par Léontine, dame de la cour qui a préparé cette substitution pour perdre Phocas. Le tyran veut faire épouser à Héraclius (cru Martian) Pulchérie, fille de Maurice, et propre soeur d'Héraclius. Héraclius, qui sait sa naissance, s'efforce d'éviter cet hymen incestueux. Phocas finit par apprendre qu'Héraclius est à sa cour : celui qu'il croit son fils et celui qui l'est réellement ne veulent l'être ni l'un ni l'autre, et tous deux revendiquent le nom d'Héraclius. Dans cette cruelle anxiété, le tyran interroge Léontine, qui répond par le vers resté célèbre : Devine si tu peux, et choisis si tu l'oses.Le meurtre de Phocas par Exupère, partisan d'Héraclius, vient dénouer la situation. Léontine révèle l'identité des deux princes. Héraclius épouse Eudoxe, fille de Léontine, et donne sa soeur Pulchérie à Martian, qui conservera le nom de Léonce. Corneille avoue lui-même que « le poème est si embarrassé qu'il demande une merveilleuse attention » ou encore , « qu'il l'a fallu voir plus d'une fois pour en remporter une entière intelligence ». En outre, la reconnaissance ne sert en rien à dénouer la péripétie; mais cette tragédie renferme deux ou trois scènes extrêmement pathétiques. Héraclius est dédié au chancelier Séguier. Andromède.
Don Sanche d'Aragon.
Andromède.Nicomède. Nicomède, qui date de 1651, est un des chefs-d'oeuvre classiques. Cette pièce est généralement mise au nombre des chefs-d'oeuvre du poète. Elle a pour ressort principal et pour fondement, non la puissance de la volonté, comme tant d'autres pièces du même auteur, mais le sentiment de l'admiration, ainsi que Corneille lui-même nous l'apprend dans sa préface. Notons que Corneille, qui venait de donner Rodogune et Héraclius, pièces vraiment mélodramatiques, et Don Sanche, d'un genre tout nouveau, revient avec Nicomède à la pure tragédie, fondée sur l'analyse des caractères et le jeu des sentiments. Mais qu'on ne s'étonne pas d'y trouver une certaine liberté de style qui sent la comédie héroïque de la veille, et un dénouement quelque peu romanesque. Le sujet est tiré de l'historien latin Justin (Histoires, liv. IV). Corneille a modifié les faits. Il a écarté tout dessein de parricide de la part du père et du fils; il a supposé, en outre, Nicomède amoureux de Laodice, reine d'Arménie, « afin que l'union d'une couronne voisine donnât plus d'ombrage aux Romains » ; enfin, il l'a présenté comme disciple d'Hannihal, « pour lui prêter plus de valeur et de fierté contre les Romains ». La pièce est aussi une étude historique : « Mon principal but, dit Corneille, a été de peindre la politique des Romains au dehors et comme ils agissaient avec les rois leurs alliés. »En voici le sujet : Prusias, roi de Bithynie, dominé par sa seconde femme Arsinoë, a éloigné son fils Nicomède, né d'un premier lit, et a fait revenir de Rome Attale, son second fils, que le sénat veut lui donner pour successeur. L'ambassadeur romain, Flaminius, a reçu l'ordre de soutenir Attale et de s'opposer au mariage de Nicomède avec Laodice. Mais Nicomède revient à la cour de Prusias, lutte contre Arsinoë et contre Flaminius et finit, après avoir couru de véritables dangers, par triompher de ses ennemis, auxquels il pardonne. Tout l'intérêt de la pièce est dans le développement du caractère de Nicomède, un des plus beaux qu'ait idéalisés Corneille; quant aux personnages de Prusias et d'Arsinoë, ils prennent parfois le ton de la comédie. Corneille avait une prédilection particulière pour cette pièce, dont il a dit : « Ce ne sont pas les moindres vers qui soient sortis de ma main. » C'est dans Nicomède que se trouve cet alexandrin souvent rappelé par plaisanterie : Ah! ne me brouillez pas avec la République!Pertharite. Enfin, 1652 marque, avec Pertharite, roi des Lombards, la fin de la première période de Corneille. Cette tragédie a parfois été rapprochée de l'Andromaque de Racine, avec laquelle elle présente, en effet, une curieuse analogie de situation, au début. Pertharite, roi des Lombards, a disparu. Son royaume est usurpé par le duc Grimoald. Celui-ci, pour consacrer son usurpation, veut épouser la femme de Pertharite, Rodelinde, et pour obtenir ca main, lui dit : « Si vous ne m'épousez, votre fils mourra ».Rodelinde répond à Grimoald : « Je ne vous épouserai que si vous avez d'abord tué mon fils ».Heureusement, Pertharite revient; Grimoald partage le royaume avec lui, et épouse une princesse qui l'aime. Par cette série d'invraisemblances, Corneille prétendait montrer la puissance de la volonté sur le coeur, qui ne sait plus qu'obéir. Pertharite supporte très bien la lecture, comme tout Corneille, même le moins bon; mais il faut avouer qu'aucun des personnages de la pièce n'a de vérité, ni de vie. Oedipe.
C'est l'une de ses plus mauvaises pièces et c'est l'un de ses plus grands succès. Non seulement on y courut en foule, mais la tragédie s'inscrivit au répertoire; et, de 1680 à 1700, par exemple, la chose est authentique, nous savons qu'Oedipe n'eut pas moins de cinquante-six représentations, ce qui fait à peine un peu moins que Rodogune, et, en revanche, beaucoup plus que Polyeucte. Si ce succès nous étonne, la raison en est d'ailleurs plus étonnante encore. On admira dans Oedipe ce que la pièce a de moins conforme au vrai Corneille L'art dont il y mêlait aux grands événementsc. -à-d. l'ingéniosité malheureuse avec, laquelle il avait puisé, dans la mythologie grecque, l'épisode des amours de Thésée et de Dircé. Une tirade d'OEdipe est demeurée célèbre : c'est au troisième acte, celle de Thésée répondant à Jocaste : Quoi! la nécessité des vertus et des vices,Ce morceau, s'il en faut croire Voltaire dans son Commentaire, aurait beaucoup contribué au succès de la pièce, et d'ailleurs des réflexions sur la fatalité ne sauraient être mieux placées que dans le sujet d'Oedipe : l'observation est encore de Voltaire. Mais ce qui contribua davantage encore à provoquer l'applaudissement, il ne faut pas douter que ce soit l'intrigue amoureuse dont Corneille avait « compliqué » ou « égayé » l'horreur du sujet de Sophocle. La Toison d'Or.
Corneille, dans cette tragédie, revenait à ses héros d'autrefois, Jason et Médée; mais c'est l'histoire d'Hipsipile qu'il raconte : Médée n'est pas encore la femme de Jason, mais va le devenir. Au dernier acte, on voit la toison d'or, suspendue sur l'arbre le plus élevé de la forêt sacrée de Colchos, et dans le lointain, sur la rivière du Phase, le navire Argo, qui attend Jason et sa conquête. Les nombreuses et ingénieuses «-machines » de la pièce obtinrent un grand succès, la musique également. La Toison d'or est déjà une sorte d'opéra. Sertorius. Sophonisbe.
Othon.
Sertorius.Nous pouvons passer très vite sur les autres pièces : Sophonisbe (1663), sujet déjà traité par Mairet en 1621; Othon, (1664); Agésilas (1666), sorte de comédie héroïque et galante, écrite en vers libres, et dont la lecture est fort intéressante; Attila (1667), dont l'action est trop compliquée et le dénouement, quoique conforme à l'histoire, presque risible (Attila meurt d'un saignement de nez), contient quelques tirades d'une belle énergie. Sophonisbe.Ces tragédies, dont on a mis, dont on met quelquefois encore la première au rang des chefs-d'oeuvre de Corneille, appellent quelques observations. L'amour d'abord n'y
sert plus, comme autrefois la politique dans Héraclius et
dans Rodogune, qu'à compliquer les intrigues. Il n'y a, si
l'on veut, qu'une intrigue d'amour dans Sertorius, et quelle singulière
intrigue. Mais il y en a deux qui s'entrecroisent dans Sophonisbe;
il y en a trois qui s'enchevêtrent dans Othon ; il y en aura
bientôt quatre dans Attila, puisque Attila
en mène deux à lui seul; et peut-être qu'en comptant
bien on y en trouverait jusqu'à cinq.
Qu'elles soient froides, et même glaciales, c'est ce qui se conçoit aisément. Corneille maintenant approche de la soixantaine. Et puis, et surtout, ce bon père de famille, magistrat et notable habitant de Rouen, n'a pas connu l'amour, ce qui est pourtant utile pour le peindre : il ne l'a vu que dans les livres, il se l'est figuré tel qu'on le voit dans les romans. Aussi les passions de l'amour, ou leur contrefaçon, pour mieux dire, en envahissant décidément le drame, n'y opèrent-elles pas du tout leur effet accoutumé, qui doit être d'abord de simplifier l'intrigue, en la débarrassant de tout ce qui n'est pas la peinture ou l'analyse des passions de l'amour, et en second lieu de l'humaniser, si l'on peut ainsi dire, en l'approchant d'une imitation plus fidèle de la nature et de la vie. Du moins, est-ce bien l'effet qu'on voit qu'elles ont produit dans la tragédie de Racine, dans la comédie de Molière, dans le mélodrame de Voltaire, et les raisons n'en seraient pas difficiles à donner. Elles seraient seulement un peu longues à déduire et l'occasion, au surplus, s'en retrouvera plus loin à propos de Racine. Mais, tout au contraire, vous diriez que la peinture des passions de l'amour ait éloigné Corneille de la réalité, et qu'ainsi les plus communes de toutes, qu'il avait lui-même, on l'a vu, dédaignées comme telles, et subordonnées à de plus rares, n'aient réussi qu'à le rengager de plus belle dans la recherche du compliqué, de l'invraisemblable et de l'extraordinaire. C'est assez dire ce qu'il faut penser de Sertorius ou d'Othon comme « tableaux d'histoire ». Sertorius galant, et Othon dameret! Que saurait-on imaginer qui les défigurât davantage, et qui peut parler de « couleur locale » en entendant sortir des vers comme ceux-ci de la bouche d'Attila : O beauté, qui te fais adorer en tous lieux,Ce n'est pas seulement la physionomie des personnages, mais c'est l'histoire même qui en est faussée tout entière. Et à ce propos, on ne peut s'empêcher de se demander ce que c'est donc que les admirateurs de Corneille ont tant vanté dans son théâtre sous le nom de couleur locale? Ne faut-il pas, en vérité, qu'ils aient eux-mêmes des données bien certaines sur la culture bithynienne d'il y a quelque mille ans, ou sur l'état d'esprit d'un empereur de Constantinople? et, sans aller si loin, quelle différence perçoivent-ils donc, qui nous échappe, entre les discours, également romains, d'Horace dans Horace et d'Emilie dans Cinna? Mais plutôt, dans les situations les plus diverses, tous les personnages de Corneille se ressemblent. Grecs et Romains, Byzantins et Lombards, Gépides et Wisigoths, Huns et Francs, Syriens et Espagnols, don Diègue et le vieil Horace, Rodrigue et don Sanche, Emilie et Rodogune, Pompée et Sertorius, ils parlent tous, ils agissent tous à peu près de la même manière. Serment fallacieux, salutaire contrainte,Si ces vers, qu'il a mis dans la bouche de sa Cléopâtre, seraient tout aussi bien placés dans celle de son Emilie, qu'est-ce à dire, sinon que les reines d'Orient parlent chez lui du même style que les « beautés » romaines? De telle sorte que les prétendues différences que l'on avait cru discerner entre ses Lusitaniens et ses Carthaginois, se résolvant pour ainsi parler dans l'uniformité de la déclamation cornélienne, il n'en subsiste plus que l'air d'héroïsme et la grandiloquence qui les distingue presque également tous du commun des hommes. Plus humains, animés de sentiments moins outrés et parlant un langage en quelque sorte moins forcené, les héros de Corneille nous paraîtratent moins Huns ou moins Numides. C'est nous qui composons leur caractère historique de ce que nous trouvons en eux de moins semblable à nous. Nous les trouverions moins caractérisés, s'ils étaient moins extraordinaires; ils nous paraîtraient moins « historiques » si seulement ils étaient plus vrais; et ceci revient à conclure que, pas plus que ses contemporains, Corneille n'a eu de l'historien ni la souci de l'exactitude, ni le respect de la vérité, ni le sentiment de la distinction des temps, des lieux, et des moeurs. Même on remarquera que c'est pour cela qu'ils ont trouvé sa Sophonisbe bien « carthaginoise » ou son Ildione, dans son Attila, bien gothique. On le pouvait quand on avait vu dans Scipion Dupleix, « selon la coutume des anciens rois français », Clodion ou Clovis coiffés « d'une perruque pendante, curieusement peignée, ondoyante et crespée ». Parlerons-nous enfin du « mérite politique » de Sertorius et d'Othon? C'est d'Othon que l'on raconte que le maréchal de Grammont appelait « le bréviaire des rois», et c'est de Sertorius que Turenne demandait, dit-on, où Corneille « avait appris l'art de la guerre ». On ne dira pas qu'ils se moquaient, mais on voudrait avoir de bons garants qu'ils ont prononcé les paroles qu'on leur prête, et quand on en aura, on se permettra encore de ne pas partager leur avis. La politique de Corneille, qui n'est et qui ne pouvait être, dans ses meilleures tragédies, dans sa Rodogune ou dans son Cinna, que de la rhétorique, de la très belle rhétorique, mais enfin de la rhétorique, n'est, à vrai dire, dans ses dernières oeuvres, dans son Othon ou dans son Sertorius, que de la déclamation. Que si de loin en loin, nourri qu'il est de ses auteurs, de Tite-Live et de Lucain, de Tacite et de Plutarque, il rencontre pour nous peindre la décadence romaine des traits éloquents et profonds, ce n'est pas là de la politique, et il ne semble pas qu'on veuille faire aussi consister la sienne dans le naïf étalage de son «-machiavélisme ». Tous les crimes d'Etat qu'on fait pour la couronneou encore : La timide équité détruit l'art de régner.Quand on craint d'être injuste on a toujours à craindre. Ce ne sont là que des lieux communs, des « sentences », comme on disait jadis, dont la netteté de l'expression fait ici le seul mérite. Mais parce que nos pères les applaudissaient passionnément au passage, eux à qui le maniement ou l'approche même des grandes affaires était communément interdits, est-ce une raison pour nous aujourd'hui de sentir ou de penser comme eux? Cependant, parmi tout cela, ce qui survit ou ce qui surnage encore, et ce qui peut servir à expliquer non seulement l'admiration des contemporains, mais aussi la nôtre, c'est le style, c'est la propriété et la fermeté de l'expression, c'est la plénitude et le nombre du vers, c'est l'ampleur et la beauté sévère de la période poétique. Entre Ronsard et Victor Hugo, personne, sans doute, pas même Racine, dans le style duquel on sent l'artiste, sinon l'effort, n'a mieux écrit en vers que l'auteur du Cid on de Rodogune, et dans sa Sophonisbe ou dans son Attila même, les tirades ou les couplets abondent que l'on peut comparer encore aux plus éloquents qu'il ait jamais écrits : ... Ah, cessez, je vous prie,Qu'il y ait peut-être, et comme toujours, ou trop souvent chez Corneille, un peu de verbiage dans ces vers, il n'y a pas du moins une seule épithète à la rime, et à peine une ou deux métaphores, tellement consacrées par l'usage, comme celle d'un lien que l'on rompt ou d'un feu dont on brûle, qu'à vrai dire elles n'en sont plus. Tous les mots portent, tous ils sont pris dans leur acception la plus familière; c'est le discours le plus direct ou le plus agissant; et pour dire encore quelque chose de plus, c'est le naturel même au service des sentiments les plus faux ou les plus exagérés. Comme il y en a qui sont encore touchants même quand ils font des pointes, ainsi Corneille, même quand il déclame, est encore éloquent; et ce n'est là, sans doute, ni sa moindre originalité, ni son moindre mérite. Agésilas.
Attila. Tite et Bérénice. Psyché. Pulchérie.
Suréna.
Agésilas.Quelques beaux vers épars dans Attila ne sauraient rien ajouter à la gloire du poète; et comparer Tite et Bérénice à la Bérénice de Racine, ce serait manquer au respect que nous devons à tant de chefs-d'oeuvre. Ce qu'il importe donc uniquement de faire observer, c'est la conjonction du déclin de Corneille avec l'astre naissant de Racine. Andromaque ne nuisit pas au succès d'Attila, puisqu'il y avait sept ou huit mois que la troupe de Molière avait joué Attila quand l'hôtel de Bourgogne donna la «-première » d'Andromaque. Mais tous ceux qu'importunait la gloire du vieux poète saisirent l'occasion qui s'offrait de l'abandonner; et quand Madame, duchesse d'Orléans, avec ce besoin de «-brouiller-», qui la rendait en tout si charmante et si dangereuse à la fois, les eut mis tous les deux aux prises sur le sujet de Bérénice, il dut enfin s'avouer vaincu. Après tant de chefs-d'oeuvre, il le pouvait sans doute, mais il ne le fit pas sans dépit. On en trouverait au besoin la preuve dans l'Avis au lecteur que, selon sa coutume, il mit en tête de Pulchérie. Mais la préface que Racine, de son côté, fit paraître en tête de sa Bérénice est presque plus éloquente encore. Racine y sonne vraiment la victoire, et marquant lui-même d'un mot la différence la plus profonde peut-être qui distingue ou qui sépare son art de celui de son prédécesseur, à la maxime cornélienne que : « le sujet d'une belle tragédie doit n'être pas vraisemblable », il oppose la maxime précisément contraire : « qu'il n'y a que le vraisemblable qui touche dans le tragédie ». Déjà Molière, dans la Critique de l'Ecole des femmes avait dit à peu près la même chose, et Boileau, à son tour, en 1674, l'allait répéter dans son Art poétique. Corneille n'avait plus qu'à leur céder la place. Il donna pourtant encore Suréna, dans cette même année 1674; - après avoir hésité, dit-on, s'il n'emprunterait pas le sujet de sa dernière tragédie aux annales de l'empire du Milieu. Psyché.
Pulchérie. Suréna.
Psyché. |
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