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Émancipation
d'un empire
Au VIIe
siècle de notre ère, alors que l'un des derniers princes régnait
sur le royaume, déjà vieux, de Ghâna, un autre État se fondait sur
le bief oriental du Niger, qui était appelé à exercer lui aussi, mais
bien lus tard, l'hégémonie sur la majeure partie du Soudan. Des Berbères,
a-t-on parfois dit, se seraient fait reconnaître comme chefs par une petite
population de pêcheurs résidant à Gounguia ou Koukia, dans l'île de
Bentia ou en face de cette île, à quelque 150 kilomètres en aval de
Gao .
Leur dynastie, dite des dia ou des za, demeura au pouvoir
de 690 Ã 1335.
Vers l'an 1000, ils transférèrent
leur capitale de Gounguia à Gao, fondé alors depuis plusieurs centaines
d'années, et leur royaume prit le nom de Songhaï ou Songoï, qui était
aussi, semble-t-il, celui des habitants. Ce royaume était à cette époque
strictement limité aux bords et aux îles du Niger, depuis Bamba au Nord
jusqu'aux limites septentrionales du Noupé, dans la direction du Sud,
et à une bande de territoire située à l'Est du fleuve. C'est vers la
même date que le dia alors régnant, Kossoï ou Kossaï, se convertit
à l'islam .
Peu à peu, l'influence du Songhaï se
fit sentir jusque dans la région de Tombouctou,
dont la fondation en tant que ville remonte, admet-on généralement, au
début du XIIe
siècle, jusque dans la zone des lacs et des inondations du
Niger et même jusqu'à Oualata. Cependant, un puissant rival s'était
levé dans l'Ouest, sur le bief occidental du Niger : l'empire du Manding
ou Mali .
En 1325, les troupes de l'empereur
mandingue Gongo-Moussa ou Kankan-Moussa s'emparent de Gao
et le Songhaï devient vassal du Manding. Dix ans plus tard, la dynastie
des dia est remplacée par celle des sonni, soun,
san
ou chi, qui appartenait d'ailleurs à la même famille. Le
premier prince sonni du Songhaï, Ali-Kolen (ou Ali-Kolon ou Ali-Golom),
inaugura ce que l'on appellera le Second empire songhaï, en secoua
en partie la tutelle du Manding (Empire du Mali) dès 1335,
en rompant les liens de vassalité qui attachaient le Songhaï au
Mali; toutefois Tombouctou et Oualata demeurèrent au pouvoir de ce dernier
État, ainsi que la région des lacs, le Massina (Macina)
et Djenné, et le Mali resta encore quelque temps un empire puissant.
Un siècle après, vers 1430,
le chef touareg Akil parvint à chasser la garnison mandingue de Tombouctou
et à se rendre maître de cette ville, qui tomba ensuite entre les mains
l'empereur
du Songhaï le sonni Ali, dit Ali-le-Grand, (30 janvier 1468).
Celui-ci entrait en vainqueur à Djenné vers 1473
et, après avoir annexé à son royaume la région des lacs et Oualata,
enlevait
à l'autorité du mansa mandingue
une bonne partie du Massina, où des Peul venus du Termès, obéissant
à un chef de la famille Diallo, s'étaient installés vers le début du
XVe
siècle avec l'autorisation du gouverneur
mandingue du Bagana. Ali donnait ainsi pour la première fois au
Songhaï une extension qui en faisait un concurrent redoutable pour l'empire
mandingue.
Cependant, tandis qu'Ali, grisé par ses
conquêtes, passait son temps en débauches et en persécutions contre
les musulmans, - musulman lui-même, il a laissé parmi ses coreligionnaires
la réputation d'un impie - le roi des Mossi
du Yatenga vint ravager le Macina (1477)
et s'avança jusqu'à Oualata qu'il pilla (1480).
Cette incursion hardie à travers son royaume fit réfléchir le sonni
Ali, qui ne trouva rien de mieux, pour pouvoir à l'avenir secourir rapidement
Oualata, que de relier cette ville à Tombouctou par un canal partant,
de Ras-et-maa et devant mesurer près de 250 kilomètres de long, Pendant
qu'il commençait à le faire creuser, on lui annonça que les Mossi du
Yatenga avaient de nouveau envahi ses États; il marcha aussitôt contre
eux et parvint à leur faire rebrousser chemin, mais, au cours de l'expédition,
il se noya en traversant un torrent, le 6 novembre 1492.
Mohammed
Touré ou l'âge d'or des Askia
La dynastie des sonni
ne survivra pas à Ali. En 1493,
elle fut renversée à Gao
par un général sarakollé, Mamadou ou Mohammed Touré, de la fraction
des Silla, qui se fit investir de la souveraineté avec le titre d'askia
et fut le premier prince d'une nouvelle dynastie qui devait durer un siècle.
L'askia Mohammed
régna de 1493
à 1529.
Il fut un monarque de tous points remarquable, sut rendre ses États prospères
et y développer une civilisation qui fit l'admiration de Léon
l'Africain, lequel visita le Songhaï sous son règne, vers 1507.
A vrai dire, il fut fort bien secondé par ses ministres et ses gouverneurs
de province, notamment par son frère Amar ou Omar, dont il avait fait
son kanfâri, c'est-à -dire son principal lieutenant. Renonçant
au système des levées en masse qu'avait pratiqué le sonni Ali-le-Grand
et qui empêchait les paysans de se livrer aux travaux des champs, il recruta
une armée de métier parmi des esclaves et des prisonniers de guerre,
ce qui lui permit de laisser les cultivateurs sur leurs terres toute l'année,
les artisans à leurs métiers et les commerçants à leurs affaires. Témoignant
d'un grand respect pour les personnages religieux et les savants, il fit
de Gao ,
de Oualata et surtout de Tombouctou et
de Djenné des centres intellectuels qui jetèrent un vif éclat et où
des docteurs et dès écrivains renommés du Maghreb ne dédaignèrent
pas de venir compléter leurs études et parfois de se fixer définitivement,
comme le fit plus tard le célèbre Ahmed-Bâba. Des jurisconsultes de
valeur; comme les El-Akît et les Bagayogo, se formèrent aux écoles de
Tombouctou et toute une littérature s'y développa, aux XVIe
et XVIIe
siècles, dont les produits nous sont
révélés peu à peu par la découverte d'ouvrages fort intéressants,
rédigés en arabe à cette époque par des sarakollé ou songhaï, tels
que le Tarikh el-fettâch et le Tarikh es-Soudân.
L'askia Mohammed
fut en relations suivies avec le réformateur marocain
Merhili, qui correspondait avec lui sur des sujets de religion et de politique
et qui vint lui rendre visite à Gao
en 1502.
Ce prince avait accompli le pèlerinage de La
Mecque en 1497
et avait mis à profit son voyage pour s'entretenir longuement avec Soyouti
et d'autres célèbres docteurs musulmans; il avait consacré une somme
de 100 000 dinars d'or à des aumônes pieuses et à l'achat d'un terrain
où il fit bâtir une hôtellerie pour les pèlerins soudanais; enfin,
il mit le comble à sa gloire en recevant du grand chérif de La Mecque,
alors Moulaï El-Abbâs, l'investiture de calife
« pour les pays du Tekrour », c'est-à -dire pour le Soudan. Le chérif
alla même jusqu'à envoyer à Gao l'un de ses neveux, Moulaï es-Sekli,
originaire de Bagdad ,
en qualité d'ambassadeur du royaume du Hedjaz auprès de l'askia.
A cette époque,
l'empire de Gao était
en train de prendre une extension territoriale considérable, aux dépens
surtout de l'empire mandingue .
Dès 1494,
Amar, frère de Mohammed, avait annexé au Songhaï la totalité du Massina,
y compris le royaume peul des Diallo. En 1499,
après être revenu de La Mecque et avoir tenté sans succès la conquête
du Yatenga, l'askia en personne s'était emparé du Bagana; en 1501,
il conquérait une partie du royaume de Diara et, en 1508,
il poussait jusqu'au Galam, c'est-à -dire au pays de Bakel, sur le Sénégal.
Ayant dépouillé
le Mali
de la plupart de ses dépendances septentrionales, l'askia Mohammed voulut
poursuivre ses conquêtes vers l'Est et pénétra dans le pays haoussa,
mais, là , il fut moins heureux. D'abord, avec l'aide du kanta ou
roi du Kebbi, il s'empara de Katséna (1513)
et imposa sa suzeraineté au roi d'Agadès (1515),
mais il fut ensuite défait par son allié le kanta, devenu son ennemi
(1517),
qui mit la main sur la majeure partie des provinces haoussa. Un siècle
plus tard environ, celles-ci devaient recouvrer leur indépendance et l'Aïr
ou province d'Agadès devait redevenir ce qu'il était auparavant, c'està -dire
vassal des Touareg.
La
chute du Songhaï
L'askia Mohammed
devint aveugle et, le 15 août 1529,
il fut détrôné par son propre fils Moussa. Avec celui-ci commença une
série de luttes intestines, de guerres civiles, de dilapidations et de
débauches, de massacres odieux et d'inutiles expéditions militaires qui
désolèrent le Songhaï et ruinèrent peu à peu le magnifique édifice
élevé par le premier askia. L'un des fils de ce dernier, Daoud, qui régna
de 1549
à 1583,
essaya de réagir contre. les habitudes de tyrannie sanguinaire et de folles
dépenses qui s'étaient introduites depuis son frère Moussa à la cour
de Gao ;
il redonna de l'essor à l'agriculture, encouragea la science et l'étude,
sut se ménager l'amitié du sultan du Maroc ,
Ahmed ed-Déhébi, qui porta le deuil lors de son décès, et se rendit
célèbre par ses actes de mansuétude et de générosité. Mais les jours
du Songhaï étaient comptés.
L'empire du Mali
languissant n'était plus redoutable. Cet État était tombé si bas que
Daoud put, en 1545-46,
avant de monter sur le trône de Gao ,
pousser avec l'armée songhaï jusqu'à la capitale mandingue - nous ne
savons s'il s'agissait de Niani ou de Kangaba
- , y entrer après avoir mis le mansa en fuite, y demeurer une semaine
et faire remplir d'ordures par ses soldats la résidence impériale. Mais
c'est du Maroc
qu'allait venir le coup fatal pour l'empire de Gao. Depuis longtemps, les
sultans du Maghreb enviaient aux empereurs du Songhaï la possession des
salines de Tegaza (Teghaza), voisines de celles, en exploitation à l'époque
contemporaine, de Taodéni, au Sud-Ouest du Touât .
Dès son avènement (1578),
le sultan Ahmed ed-Déhébi avait obtenu de l'askia Daoud, moyennant 10
000 dinars d'or, le privilège d'exploiter ces salines pour son compte
pendant un an. Le profit qu'il en retira fut tel qu'il résolut de s'en
rendre maître définitivement et, après la mort de Daoud, il envoya Ã
Gao, auprès du successeur de ce dernier, une ambassade dont le but secret
était de recueillir des informations sur les forces militaires du Songhaï;
en même temps, il expédiait dans la région de Tegaza une armée de 20
000 hommes, qui, d'ailleurs, fut complètement décimée par la faim et
la soif. En 1585,
il fit occuper les salines par 200 fusiliers qui, ne pouvant s'y nourrir,
retournèrent bientôt au Maroc. Cependant il tenait à son projet et était
même devenu plus ambitieux il ne convoitait plus seulement le sel du Sahara,
mais aussi l'or du Soudan, cet or dont la soi-disant conquête devait lui
valoir le surnom sous lequel il est connu (el-dehêbi, signifie
en arabe "le doré" ou "le maître de l'or").
.
En 1590,
il mit en marche une colonne de fantassins armés de mousquets, qui étaient
en majorité, non pas des Marocains, comme on l'a cru longtemps, mais des
mercenaires espagnols commandés par l'un d'eux, le nommé Djouder, promu
pour la circonstance au rang de pacha. Ces Espagnols reçurent des habitants
arabes ou arabisants de Tombouctou le surnom de Roumât ou Arma (lanceurs
de projectiles, fusiliers) et ce dernier mot est encore aujourd'hui le
nom porté, dans cette ville et dans la région, par les membres d'une
sorte de caste noble qui prétendent descendre des guerriers de Djouder.
La bataille de
Tondibi.
Ceux-ci avaient
quitté Marrakech le 29 octobre 1590
au nombre de 3000. Ils n'étaient plus que mille lorsqu'ils arrivèrent,
le 1er mars 1591,
sur les bords du Niger, mais ils avaient des armes à feu, chose jusqu'alors
inconnue au Soudan, et ils purent, grâce à leurs mousquets, triompher
aisément près de Tondibi, entre Bourem et Gao ,
le 12 mars 1591,
de l'imposante armée de l'askia Issihak ou Ishak Il. Cette dernière comptait
pourtant 30 000 fantassins et 12 500 cavaliers d'après le Tarikh es-Soudân
ou, seulement 9700 fantassins et 18 000 cavaliers d'après le Tarikh
el-fettâch, mais elle n'avait à opposer aux balles des mercenaires
espagnols que des épées, des javelots, des lances et des boucliers de
cuir ou de paille tressée. L'askia avait bien pris la précaution de faire
placer des vaches entre l'ennemi et ses propres troupes, de façon
à couvrir celles-ci; mais les malheureuses bêtes, affolées par les feux
de mousqueterie, prirent la fuite, se précipitèrent tête baissée sur
les guerriers songhaï et ne contribuèrent qu'à hâter la déroute de
ceux-ci, qui fut complète.
L'askia, abandonné
par ses ministres et ses parents, se réfugia au Gourma, où il fut assassiné
par les habitants. Djouder entra dans Gao
sans rencontrer aucune nouvelle résistance, mais, médiocrement séduit
par l'aspect de cette ville et trouvant, comme il l'écrivit au sultan
Ahmed, que la maison du chef des âniers de Marrakech valait mieux que
le palais des askia, il alla s'établir à Tombouctou,
où il fit son entrée le 25 avril 1591.
C'en était fait de l'empire du Songhaï, qu'un millier d'Espagnols armés
de fusils avaient suffi à jeter à bas.
Alors commença ce
qu'on a a appelé très improprement la « domination marocaine au Soudan
» : d'abord, il n'y eut de domination que sur une petite partie de l'ancien
Songhaï, sur la région, riveraine du Niger allant de Djenné à Gao ,
toute la région dite Dendi, située en aval, ayant conservé son autonomie
avec un askia indépendant à sa tête; ensuite cette domination ne dura
guère que 70 ans, au bout desquels l'autorité des pachas était devenue
tout à fait nulle en dehors de la ville, même de Tombouctou enfin elle
ne peut être qualifiée de « marocaine », car, seuls, les pachas des
22 premières années (1591
à 1612)
furent, en partie au moins, désignés par le sultan du Maroc ;
les ordres de ce dernier ne furent jamais exécutés, même par les premiers
pachas, et les impôts levés sur les habitants ne furent jamais expédiés
à Marrakech; les autres pachas, qui se succédèrent au nombre de 21 durant
48 ans (1612
à 1660),
étaient portés au pouvoir soit par eux-mêmes soit par leurs soldats
et étaient comme ceux-ci si peu marocains que la plupart ne comprenaient
pas l'arabe et que la langue dont ils usaient entre eux était l'espagnol,
ainsi que nous l'apprend la lecture du Tarikh el-fettâch, pour
devenir ensuite le songhaï.
La chute de Tombouctou
avait mis fin à l'histoire nationale des Songhaï. Leurs familles princières
se réfugièrent dans le Kourouma, à l'Ouest du Niger; le gros du peuple
se retira vers Gao
et Saï. (Delafosse). |