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Histoire de l'Europe > L'Espagne |
L'Espagne pendant la Renaissance Le Siècle d'Or |
Le
règne de Charles-Quint
Charles d'Autriche, souverain des Pays-Bas, qui allait être Carlos ler d'Espagne, puis l'empereur Charles-Quint, n'avait que seize ans lorsque la mort de son grand-père Ferdinand lui laissa, en 1516, les royaumes espagnols avec celui de Naples. Le vieux cardinal Ximénès exerça la régence en attendant l'arrivée du nouveau roi. Celui-ci vint enfin, avec son escorte de Flamands, à qui il distribua les plus hautes charges. Ximénès, en dépit de ses services et de sa grande autorité, fut brutalement écarté de la cour et mourut sur ces entrefaites. Le jeune roi semblait ne voir que par les yeux de ses conseillers flamands, qui subordonnaient la politique du royaume aux intérêts des Pays-Bas et faisaient bon marché de ceux de l'Espagne dans le traité de Noyon conclu avec François Ier. Les Espagnols consternés voyaient en leur roi un étranger et auguraient mal du nouveau règne. La faveur accordée aux Flamands, leur avidité, leurs extorsions causèrent beaucoup d'irritation. Charles ne se fit reconnaître qu'avec peine par les Cortès de Castille; il en eut plus encore à se faire voter un don gratuit par les Cortès d'Aragon et il n'obtint rien de celles de Catalogne. La nouvelle de son élection à l'Empire en 1519 et son départ pour l'Allemagne mirent le comble au mécontentement. Les Comuneros.
S'ils avaient payé d'audace, ils pouvaient dicter des lois à l'empereur, imposer leurs volontés. Ils se perdirent par la timidité de leurs doléances et par leurs rivalités. Les nobles se séparèrent des villes qui prétendaient leur faire restituer les biens enlevés à la couronne. L'empereur trouva parmi eux des troupes. La bataille de Villalar (1521) mit fin à l'insurrection, et son chef, l'héroïque don Juan de Padilla, porta sa tête sur l'échafaud. Charles-Quint ne revint qu'après la victoire. Irrité de l'affront fait à la majesté impériale, il ne sut pas se montrer clément et il se vengea par des supplices et des confiscations. Ce fut, en Castille au moins, le dernier effort pour la défense des vieilles libertés. Il y eut encore la révolte des Germanias à Valence et Majorque (1520-1522), qui furent elles aussi étouffées dans le sang, et Charles-Quint trouva désormais en ses sujets une soumission et une docilité sans limite, tandis qu'il commençait contre François Ier cette longue lutte, qui devait, avec de rares trêves, durer quarante années. L'Espagne n'était plus désormais qu'une partie de son vaste empire et il la sacrifia en toute occasion à ses grandes combinaisons politiques. Elle « ne comptait que par son dévouement, ses réserves d'hommes, ses ressources financières. Elle fournissait le levier pour soulever le monde; elle était un moyen, non un but. Il l'épuisait pour soumettre le monde, sans rien lui donner en échange qu'une gloire ruineuse ».Son gouvernement intérieur fut détestable : il ne sut faire aucune réforme, corriger aucun abus; il n'eut jamais le moindre souci d'alléger les charges de ses sujets. Il ne chercha presque jamais en Espagne ses conseillers et ses généraux. Son principal ministre, Granvelle, qui eut sur lui une très grande et très durable influence, était un Franc-Comtois. Cependant il confia à un Espagnol, Los Covos, la chancellerie d'Espagne, mais ce fut tout. Du reste, il se réservait la direction suprême et prenait lui-même toutes les décisions. Les réclamations des Cortès, leur insistance à exprimer les griefs de la nation n'avaient sur lui aucune prise; il prodiguait les promesses et ne les tenait pas. Il ne fit rien pour débarrasser l'Espagne du mal qui déjà la rongeait et la ruinait, l'accaparement de la terre par le clergé. Il ménagea au contraire ce clergé qui jouissait de très grands privilèges et qui faisait au profit du roi un trafic lucratif de dispenses et de grâces spirituelles. Comme il en tirait lui-même de grosses ressources, il le laissa s'engraisser aux dépens de la nation. Les Cortès ne pouvaient rien et s'inclinaient devant la volonté royale. Une fois seulement, en 1538, quand Charles-Quint, criblé de dettes et sans ressources, essaya de s'attaquer aux privilèges financiers de la noblesse et de la soumettre à l'impôt, celle-ci fit, au nom de la nation, une opposition très vive et qui ne fut pas sans grandeur. Ce fut la dernière fois : on s'abstint désormais de la convoquer. L'Espagne dut se résoudre à subir sans protestation la volonté du maître, à payer le luxe d'une cour où dominaient les étrangers, à faire les frais d'une politique qu'elle n'approuvait pas et où ses propres intérêts étaient sans cesse sacrifiés. Est-ce à dire cependant que Charles-Quint ait été pour elle un étranger, qu'elle n'ait pas vu en lui un souverain national? Il s'en faut : le fils de Jeanne la Folle, s'il était né en Flandre, était bien un Espagnol. Du moins il en était une caricature, par son orgueil, par sa piété ardente et fanatique, son intolérance, sa haine de tout ce qui n'était pas catholique. Pour cette raison les Espagnols se sont reconnus en lui et ils lui ont beaucoup pardonné. Ce peuple s'est laissé sacrifier sans regrets à des rêves de grandeur. Charles-Quint, s'il a peu fait pour lui, a su du moins ménager et flatter son orgueil. Il a peu séjourné en Espagne, mais il affectait de parler presque exclusivement la langue espagnole, il s'était fait Espagnol d'allures et de caractère. Qu'aurait pu reprocher un Espagnol à un souverain qui rêvait de mettre l'Espagne à la tête des nations et de relever par elle le catholicisme ébranlé? Ne pouvait-on payer de quelques misères une telle gloire? Son intolérance religieuse lui fit exterminer les Maures de Valence qu'on avait poussés à la révolte en prétendant les obliger à se convertir et ruina pour longtemps les riches campagnes de ce pays, mais qu'importaient les ruines? Le premier devoir n'était-il pas d'exterminer les hérétiques? Quand on découvrit, en Espagne quelques groupes protestants, il sévit cruellement dans ses États des Pays-Bas, il déracina le luthéranisme à force de persécutions, et le peuple espagnol applaudissait à ses fureurs. Il s'était attaché à ce souverain en qui il retrouvait ses propres passions. En même temps, se faisant le défenseur de la catholicité et à vaincre la Réforme, Charles-Quint chercha à conquérir l'Afrique; dans ces diverses entreprises, en dépit de sa puissance et de nombreuses victoires, il échoua; il fut obligé de signer avec les Protestants la paix d'Augsbourg (1555), avec la France la trêve de Vaucelles (1555); après avoir éprouvé un grand échec devant Alger (1541), il vit dans ses dernières années les Turcs lui reprendre Tlemcen, Bougie, Tripoli, sur la côte barbaresque, et continuer à piller les rivages de ses États; une seule compensation lui venait, la conquête du Mexique, du Pérou, du Chili et d'une grande partie de l'Amérique par quelques-uns de ses sujets qu'il ne connaissait pas et dont il savait à peine reconnaître les mérites. Lorsque, après
la mort de sa mère, en 1555,
le vieil empereur, épuisé par les fatigues du pouvoir et
par la maladie, dégoûté de ses tentatives avortées,
las de tant d'efforts stériles et guéri peut-être de
l'ambition démesurée de ses jeunes années, il abdiqua
ses nombreux États (l'Allemagne
en faveur de son frère Ferdinand, l'Espagne,
les Pays-Bas,
l'Italie,
l'Amérique en faveur de son fils Philippe)
et ce ne fut pas à la Flandre,
son pays natal, qu'il demanda d'abriter ses derniers jours. Il avait choisi
à l'avance en Espagne,
dans une vallée de l'Estrémadure, le lieu de sa retraite
et il s'y était fait construire, à côté du monastère
de Yuste, un palais où il vint se confiner au mois d'avril
1556. Charles-Quint
y vécut encore deux ans, se consacrant surtout à des exercices
de piété, mais ayant autour de lui une petite cour et toujours
consulté avec respect par son fils sur les grandes affaires de l'État.
Il y mourut en 1558.
L'éclat de son règne ne doit pas faire oublier qu'avec lui
a commencé la décadence espagnole. Le despotisme qu'il a
achevé d'établir n'a pas été, comme sous Ferdinand,
un instrument de progrès; il n'a pas donné à l'Espagne
l'ordre et la prospérité intérieure tout en la privant
de ses libertés; il l'a mise au service d'une politique qui devait
la conduire à la ruine. Il laissait ainsi l'Espagne épuisée
par la perte de tant d'hommes tués sur les champs de bataille ou
émigrés, le trésor vide malgré les millions
venus des Indes occidentales, la noblesse réduite à mendier
les faveurs de la cour, les Cortès obéissantes, le peuple
ébloui de tant de grandeur et à la fois fier et misérable.
Charles-Quint débarque à la Goulette. - Episode de la lutte soutenue par Charles-Quint contre les corsaires barbaresques. Partie d'un bassin en vermeil (XVIe s.). (Musée du Louvre). Le règne de Philippe II A son avènement, Philippe II est en apparence moins puissant que son père : il n'a pas les domaines autrichiens ni la couronne impériale, mais il se trouve, par là même, délivré des embarras qui ont paralysé Charles-Quint. En outre, marié depuis 1554, en secondes noces, à Marie Tudor, il peut disposer, jusqu'en 1558, de toutes les forces de l'Angleterre. Au moment où cette ressource lui manque par la mort de sa femme, la paix de Cateau-Cambrésis met fin en 1559 à la longue rivalité avec la France et lui laisse les mains libres en Italie et en Europe. Maître d'un empire immense, servi par d'habiles ministres : le cardinal Granvelle, don Ruy Gomez de Silva, prince d'Eboli, Antonio Pérez, par de bons généraux : Philibert-Emmanuel de Savoie, le duc d'Albe, le comte d'Egmont, plus tard Alexandre Farnèse, ayant une excellente armée, possédant aux Pays-Bas les villes les plus riches de l'Europe, disposant des trésors d'Amérique, Philippe II a des moyens d'action illimités; toutes les ambitions lui semblent permises. Il va mettre toutes ses forces au service de la religion catholique, mais il ne distingue pas entre les intérêts de sa religion et ceux de sa propre grandeur : il faut qu'il triomphe et que l'Espagne domine pour que le catholicisme triomphe aussi, et ainsi, dans toutes les entreprises de Philippe II, le but politique et le but religieux semblent se confondre. Espagne et Portugal.
S'il exigeait de ses sujets une soumission
absolue, Philippe II sut du moins leur
faire un douloureux sacrifice. Il avait eu de son premier mariage avec
une princesse portugaise, un fils, don Carlos,
de santé débile et de raison très faible. Il avait
reconnu, après quelques tentatives, l'impossibilité de l'initier
aux affaires de l'État et il en vint bientôt à craindre
de laisser, en cas de mort, son héritage aux mains d'un fou. Il
ne voulut pas faire courir ce risque à son peuple. Il enferma lui-même
son fils dans un appartement dont il fit clouer les fenêtres et le
séquestra étroitement. Le pauvre prince y mourut bientôt,
peut-être à la suite d'excès de nourriture (1568).
Sans doute Philippe II a montré à l'égard de ce fils
dont il se savait haï, mais qui n'était guère responsable,
une révoltante insensibilité, mais, du moins, il a sacrifié
ses sentiments de famille à son devoir de roi.
Du reste, son fanatisme engendra aussi des guerres. Les Maures de Grenade avaient déjà été contraints par Ferdinand à se convertir, au mépris de la capitulation de 1492 (L'Espagne musulmane; La Reconquista) : du moins ils avaient pu garder leurs moeurs, leurs usages, leur langue, et ils continuaient à pratiquer en secret leur religion. Par un édit de 1567, Philippe II leur défendit de porter le costume national et de parler la langue arabe, de prendre des bains chauds, leur ordonna de célébrer publiquement leurs cérémonies de famille et d'apprendre en trois ans la langue castillane. Ces exigences provoquèrent un vaste soulèvement : il fut dompté en deux ans, mais les rigueurs de l'Inquisition le ranimèrent. Philippe II dut envoyer contre les révoltés son frère naturel, don Juan d'Autriche. Celui-ci les traqua dans les montagnes des Alpujaras, les massacra par milliers. Le roi les bannit du pays, les fit transporter en Castille et en Galice ou vendre comme esclaves. Ainsi disparut une population industrieuse qui faisait la richesse de l'Espagne. La prospérité du royaume reçut alors un coup dont elle ne s'est jamais relevée. Il se trouva des prélats espagnols pour accuser Philippe de tiédeur parce qu'il n'avait pas exterminé tous les infidèles! Philippe II les poursuivait cependant avec un zèle infatigable et faisait contre eux la police de la Méditerranée. Après quelques expéditions malheureuses contre les Barbaresques de la côte africaine, il prit part à une croisade organisée à frais communs contre les Turcs avec le Pape et Venise. Don Juan d'Autriche, avec une flotte de 300 vaisseaux et 80 000 hommes, détruisit à Lépante, dans une formidable bataille, la flotte ottomane (1571). Mais don Juan échoua ensuite devant Tunis et les Vénitiens ne purent reprendre Chypre. Néanmoins, la puissance turque était affaiblie pour longtemps et le roi d'Espagne apparaissait toujours comme le vrai défenseur de la chrétienté. Philippe II aurait pu s'assurer une gloire plus solide encore s'il avait su rendre définitive une grande oeuvre qu'un hasard heureux, préparé par de nombreux mariages, lui permit de réaliser, l'achèvement de l'unité territoriale de la péninsule. Fils et mari d'infantes portugaises, il put, en 1580, après la disparition de don Sébastien, tué dans une expédition au Maroc, et la mort de son oncle et successeur, le vieux cardinal Henri, poser sa candidature à la couronne de Portugal. Mais il se forma un parti national portugais, hostile à l'union avec l'Espagne, qui essaya de porter au trône le prieur Antonio de Crato, allié de la famille royale. Philippe II envoya une armée commandée par le duc d'Albe. Antonio, battu au pont d'Alcantara, s'enfuit et Philippe II fut reconnu roi par les Cortès de Tomar. Il était venu recevoir l'hommage de ses nouveaux sujets et il promit de respecter leur autonomie, de résider souvent à Lisbonne. De fait, après quelques rigueurs contre les partisans de son rival, il s'efforça de gagner les sympathies, il combla de faveurs la noblesse et le clergé, puis bientôt, absorbé par d'autres tâches, il délaissa cette oeuvre qui aurait pu et dû être l'oeuvre capitale de son règne. En 1583, il quitta le Portugal pour n'y plus revenir, et il le fit gouverner de loin par les agents souvent tyranniques, sans aucun souci des revendications des Portugais ni de leur amour-propre national. Il ne sut pas défendre du démembrement leur immense empire colonial menacé par les convoitises des Anglais et des Hollandais; il n'eut même pas, semble-t-il, l'intuition du grand rôle qu'il aurait pu jouer en fixant sa capitale à Lisbonne et en limitant son effort à assurer à l'Espagne et au Portugal unis la domination des mers et des mondes nouveaux; il ne fit rien de ce qui aurait rendu l'union féconde et durable. Le Portugal, rattaché à l'Espagne malgré lui, n'aspira qu'à s'en séparer et attendit l'occasion favorable qui ne devait se présenter que soixante ans plus tard. Ainsi Philippe II avait complété l'unité de la péninsule ibérique et donné à sa monarchie une puissance formidable en apparence. Il pouvait, semblait-il, tout oser et tout entreprendre. La suite du règne allait montrer combien cette puissance était précaire. L'indépendance
des Pays-Bas.
Il y avait dans ces provinces une bourgeoisie opulente et cultivée, une noblesse respectée, jalouse de son indépendance, mais très loyaliste. La Réforme trouva dans ces riches provinces voisines de l'Allemagne un terrain favorable. Charles-Quint essaya en vain de l'en extirper : l'Inquisition, introduite par lui, y fit environ 50 000 victimes, et le vieil empereur en abdiquant ordonna à son fils d'achever son oeuvre. Celui-ci n'y était que trop disposé. Il avait laissé la régence des Pays-Bas à sa soeur naturelle, Marguerite de Parme, qui montrait beaucoup de modération, mais le cardinal Granvelle, nommé par lui archevêque-primat de Malines, présida de 1560 à 1564 à une violente persécution. La noblesse se fit l'interprète du mécontentement public et protesta auprès de Philippe II. Elle avait à sa tête un personnage de grande famille, Guillaume de Nassau, prince d'Orange, élevé aux plus hautes dignités par la faveur de Charles-Quint, riche, habile, énergique; sa naissance, sa générosité, ses manières séduisantes, lui avaient valu une grande popularité. Il avait l'âme assez haute pour se dévouer entièrement, en lui sacrifiant sa fortune et ses ambitions personnelles, à la cause qu'il défendait. Il était de ceux qu'aucun échec ne rebute et ne décourage. On l'a appelé le Taciturne (et il a gardé ce surnom dans l'histoire), non qu'il fût d'humeur sombre et sévère, mais parce qu'il savait garder un secret. Ce grand seigneur, qui penchait secrètement pour le calvinisme, mais qui ne songeait nullement à une rupture avec l'Espagne, allait être, un peu malgré lui, le chef d'une révolution, le créateur d'un nouvel État et l'ancêtre d'une dynastie. Deux autres personnages, le chevaleresque comte d'Egmont et le comte de Horn, de la famille française des Montmorency, étaient avec lui les membres les plus influents du Conseil de la Régente. Ce furent les premiers défenseurs de la liberté religieuse aux Pays-Bas. Il faut joindre à leurs noms ceux de Henri de Bréderode, de Louis de Nassau, frère du Taciturne, et surtout de Philippe de Marnix de Sainte-Aldegonde, qui a été l'un des plus actifs propagateurs de la réforme calviniste et a combattu par la plume comme par l'épée. Les nobles réussirent bien à obtenir en 1564 le rappel de Granvelle, mais, à la suite d'un voyage d'Egmont à Madrid, Philippe II, au lieu de faire droit aux doléances, ordonna des poursuites à outrance contre l'hérésie (1565). Guillaume déclara que « c'était le commencement d'une belle tragédie ». Quelques jeunes nobles prirent aussitôt l'initiative d'une protestation que rédigea Marnix : ce fut le Compromis de Bréda, qui demandait la suppression de l'Inquisition. Plus de 2000 gentilshommes y adhérèrent, et 400 d'entre eux allèrent le présenter solennellement à la Régente. Celle-ci, sans leur faire mauvais accueil, répondit de façon assez vague. Une tradition veut qu'un des membres de son Conseil ait traité de gueux les protestataires. On n'en est pas sûr : en tout cas, c'est dans un banquet qui suivit cette réception que Henri de Brederode proposa à ses amis de se parer de ce nom qu'on leur donnait par dérision et de prendre comme signes de ralliement la besace de cuir et l'écuelle de bois des mendiants. Le nom resta : Gueux de terre et Gueux de mer vont faire dès lors une rude guerre aux Espagnols jusqu'à expulsion complète. Philippe II n'ayant répondu qu'en désavouant sa soeur, les calvinistes coururent partout aux armes. Au milieu de l'effervescence générale, ils saccagèrent et dévastèrent les églises dans nombre de villes. Orange et Egmont étaient entraînés, dépassés : ils désapprouvaient ces tristes exploits « des briseurs d'images ». La Régente était impuissante à les réprimer. Philippe II, profondément indigné des profanations commises, envoya aux Pays-Bas le terrible duc d'Albe avec une armée. Son nom seul était un programme de gouvernement. Albe était un soldat fanatique et impitoyable, résolu à mater les hérétiques. A son arrivée, plus de 100 000 personnes s'enfuirent et Marguerite de Parme se hâta de donner sa démission (1567). Egmont et Horn, partisans de la conciliation, avaient refusé de fuir avec le Taciturne : « Adieu, prince sans terres », lui avait dit Egmont en le quittant. - « Adieu, comte sans tête », lui avait répliqué celui-ci. Tous deux avaient dit vrai. Les biens de Guillaume furent confisqués, mais Egmont et Horn, arrêtés presque aussitôt par ordre du duc d'Albe, furent, bien que restés catholiques, décapités sur la grande place de Bruxelles. Ce furent les premières victimes. Le duc d'Albe créa, pour poursuivre les rebelles, un Conseil des Troubles, que les habitants ont appelé le Tribunal de Sang, qui prononça par milliers les sentences de mort et de confiscation et qui fit plus de 20 000 victimes. Les Pays-Bas se couvrirent d'échafauds, de potences et de bûchers : la population était terrifiée. Guillaume d'Orange, qui s'était enfin prononcé ouvertement, pour le calvinisme, ayant pris l'offensive avec quelques troupes allemandes, Albe le battit sur les bords de l'Ems et le força à s'enfuir en France. Il rentra victorieux à Anvers et s'y fit dresser une statue de bronze où il était représenté foulant aux pieds les Pays-Bas enchaînés. II pouvait annoncer superbement à Philippe Il que la révolte était domptée. En même temps le duc écrasait d'impôts tout le pays : le terrible impôt de l'alcavala (impôt du dixième sur le produit de toutes les ventes) ruinait les commerçants, aussi bien les catholiques que les calvinistes, et provoquait un nouveau mouvement d'émigration. Partout les affaires s'arrêtaient. Les
Gueux.
Il envoya à sa place don Luis de
Requesens, avec des instructions plus conciliantes, mais la proclamation
d'une amnistie, dont 300 personnes étaient exceptées, et
l'abolition du Conseil des Troubles ne suffirent pas à rétablir
la paix. La guerre continua dans le Nord, où Louis de Nassau fut
tué et où Leyde résista victorieusement, et en Zélande,
où Requesens mourut bientôt. Leyde, dégagée
par la flotte des Gueux de mer, eut à choisir, en récompense
de sa belle défense, entre une exemption d'impôts et une université
calviniste.
Elle choisit l'université, qui fut installée en pleine guerre
et devint bientôt une des plus célèbres de l'Europe
(1575). Pendant l'intérim entre
la mort de Requesens et l'arrivée de son successeur, don Juan
d'Autriche, un rapprochement se fit entre les provinces du Sud restées
catholiques
et celles du Nord. Une véritable constitution fut rédigée
: la Pacification de Gand faisait des Pays-Bas
une sorte d'État autonome, où chaque province garderait son
administration particulière et où régnerait la liberté
de conscience; une amnistie générale était promise;
catholiques et protestants
devaient s'allier pour éloigner les soldats espagnols (8 novembre
1576). Mais ces troupes qu'on voulait
licencier résistèrent et recommencèrent leurs ravages.
La belle ville d'Anvers,
tombée entre leurs mains, fut abominablement saccagée 8000
personnes furent égorgées, les églises
et les riches maisons pillées, une partie de la ville dévorée
par l'incendie. Les catholiques, exaspérés, étaient
prêts à faire cause commune avec Guillaume d'Orange.
Alexandre
Farnèse et Maurice de Nassau.
Guillaume essaya d'opposer à Farnèse le duc d'Anjou, frère de Henri III, auquel il offrit, pour avoir l'alliance de la France, la souveraineté des Pays-Bas. Celui-ci ne sut pas se rendre populaire; après quelques succès, il se compromit par une sorte de coup d'État catholique à Anvers et dut rentrer en France (1584). A ce moment, Guillaume d'Orange, le libérateur, le père de la patrie, après avoir échappé à huit tentatives d'assassinat ourdies contre lui par l'Espagne et par les jésuites, tombait à Delft sous les coups d'un fanatique, Balthazar Gérard, qu'il avait admis dans sa familiarité. Farnèse profita de ce crime pour poursuivre ses succès : il avait repris les places de la Flandre et du Brabant, était rentré à Bruxelles. Enfin, après un siège de quatorze mois, il s'empara d'Anvers, où Marnix avait fait une admirable défense. Les Gueux de mer fermèrent aussitôt l'Escaut, et les ports de Hollande héritèrent du commerce d'Anvers, dont la prospérité fut ruinée pour deux siècles, mais les provinces du Sud restaient à l'Espagne (1585). Celles du Nord traversèrent encore une période de crise où leur indépendance courut de sérieux dangers. Elles voulurent se donner d'abord à Henri III, qui refusa, puis à Élisabeth Ire, qui leur envoya son favori Leicester; celui-ci échoua complètement. Elles se décidèrent enfin à confier le stathoudérat au second fils du Taciturne, Maurice de Nassau, qui se trouva être aussi un très habile homme de guerre. Celui-ci arrêta les succès de Farnèse, que Philippe II, du reste, détournait de sa tâche aux Pays-Bas pour le faire coopérer à ses entreprises contre l'Angleterre et contre la France. La mort de Farnèse délivra bientôt les Provinces Unies de leur plus redoutable ennemi, et leur alliance avec la France, où Henri IV avait enfin conquis son trône, assura leur existence. Toutefois le nouvel État faillit encore porter la peine de ses divisions. Il s'y était formé un parti républicain et bourgeois, favorable à la paix, hostile au parti militaire qui aurait désiré une dictature héréditaire aux mains de la maison d'Orange. Philippe II, après la paix de Vervins, avait transmis les Pays-Bas à sa fille Isabelle-Claire-Eugénie qu'il maria à son cousin, l'archiduc Albert d'Autriche. Philippe
II mourut sur ces entrefaites (1598),
mais l'infante et son mari reprirent la guerre. Maurice
de Nassau remporta une grande victoire à Nieuport, mais l'archiduc
s'empara d'Ostende après un siège de trois ans, où
il sacrifia 8000 hommes. Maurice, cependant, reprenait l'offensive; les
Hollandais, maîtres de la mer, commençaient à enlever
les colonies espagnoles et portugaises. Henri IV
s'entremit : sa médiation aboutit en 1609
à la conclusion d'une trêve de douze ans, dont les deux partis
avaient un égal besoin. L'Espagne
reconnaissait implicitement l'indépendance des Provinces Unies.
Ainsi cette longue guerre, provoquée par l'intolérance de
Phlippe II, aboutissait à la création, aux dépens
de l'Espagne, d'une république
protestante,
déjà riche et puissante, qui, au cours même de la lutte,
avait commencé à accaparer le commerce des mers et des colonies.
Les provinces du Sud, que leur attachement au catholicisme
avait fait rester aux mains de l'Espagne, étaient dépeuplées
et ruinées. Un peuple, résolu à défendre sa
liberté religieuse et son indépendance, avait tenu en échec
pendant plus de quarante ans la monarchie espagnole
et lui avait enlevé sept de ses plus riches provinces. C'est à
cette constatation d'impuissance dans ses propres États qu'avait
abouti la politique de Philippe II.
"Philippe II, d'Espagne et des Indes, etc., roi catholique" (Portrait dû à D. Custos). Politique de Philippe
II en Europe.
Philippe
II et l'Angleterre.
L'expédition contre l'Angleterre eut d'abord pour cause le fanatisme religieux de Philippe Il. Élisabeth, soutenait les Huguenots de France, faisait passer des secours à ceux des Pays-Bas; elle apparaissait en Europe comme la protectrice du protestantisme, et, de fait était elle-même le plus puissant des souverains protestants. Par ailleurs, la reine d'Angleterre tenait captive depuis près de dix-neuf ans sa cousine, la catholique Marie Stuart, reine d'Écosse. Philippe II, qui lui était le plus puissant des souverains catholiques, se fit le champion de cette dernière. Or, eEn 1587, Elisabeth, sous prétexte que Marie Stuart complotait contre elle, la faisait décapiter. Le supplice de Marie Stuart, considérée par les Catholiques comme une martyre du fanatisme protestant, fut un nouveau prétexte de guerre pour Philippe II. Mais la guerre eut en outre des causes politiques et économiques. Elisabeth, on l'a dit, fournissait ouvertement des secours aux insurgés des Pays-Bas. Enfin la marine anglaise commençait à se développer. Comme les Espagnols ne permettaient pas aux navires étrangers de venir commercer dans leurs colonies, les marins anglais se livraient à la piraterie, ils faisaient la traite esclavagiste dans les colonies espagnoles, arrêtaient au passage les galions d'Amérique, venaient même s'attaquer aux ports espagnols. En 1588, Philippe, pour en finir avec l'Angleterre protestante et y et rétablir le catholicisme, prépara la plus colossale expédition que l'on eût vue depuis les Croisades. Le 22 juillet 1588 une flotte de 135 navires, armés de plus de deux mille canons, montés par 16 000 marins, et transportant une seconde armée de 20 000 soldats, partit sous le commandement du duc de Medina Sidona. Elle devait aller chercher en Flandre, pour la transporter en Angleterre, l'armée de 30 000 hommes commandée par Alexandre Farnèse. Il semblait que rien ne pût résister à de pareilles forces. Aussi appela-t-on l'expédition à son départ l' «-Invincible Armada », c'est-à-dire la flotte invincible. Élisabeth n'avait pas vu venir le danger; elle n'avait rien préparé pour la défense du pays. Le patriotisme national suppléa à tout, fournit des marins, de petits vaisseaux; des troupes furent réunies au camp de Tilbury, près Londres, où la reine vint elle-même enflammer les courages. L'amiral Howard avait le commandement suprême de la flotte. Ses vaisseaux légers, commandés par d'héroïques corsaires, comme Francis Drake et Frobisher, assaillirent dans la Manche les lourds vaisseaux espagnols. La tempête fit le reste. L'Invincible Armada fut assaillie par les mauvais temps. Dans la mer de la Manche, les lourds navires qui la composaient furent être harcelés par les légers navires des Anglais. Des brûlots, c'est-à-dire des bateaux chargés de matières enflammées, lancés par l'ennemi au milieu de la flotte, y jetèrent l'épouvante et provoquèrent une véritable déroute. Les vents poussèrent les fugitifs dans la mer du Nord. Le duc de Médina Sidonia, pour échapper à une destruction complète, dut faire le tour des îles Britanniques avec les débris de sa flotte; il perdit encore, dans les dangereux parages des Orcades, une cinquantaine de vaisseaux. Il en ramena à peine cinquante, avec une dizaine de mille hommes. Plus de vingt mille hommes avaient péri. Pas un soldat espagnol n'avait mis le pied sur le sol de l'Angleterre (juillet 1588). La marine espagnole étai ruinée, les côtes livrées sans défense aux insultes anglaises. En 1596, une flotte anglaise, commandée par Drake, vint prendre Cadix, piller et brûler la ville, et elle emporta un immense butin. Philippe II ne put tirer aucune vengeance de toutes ces attaques; il ne réussit même pas à provoquer un soulèvement dans l'Irlande catholique et il perdit encore une escadre dans cette entreprise. Philippe
II et la France.
Ainsi partout il avait échoué : le règne se terminait par un effondrement général de la puissance espagnole. Sans doute l'Espagne était grande encore : elle était encore à la tête des nations catholiques et elle était sur le point d'exercer en Europe une véritable primauté littéraire et artistique, qui a été comme un prolongement brillant de sa prépondérance politique, mais l'heure des hautes ambitions était passée pour elle. L'or d'Amérique et le fanatisme religieux avaient fait leur oeuvre. La nation espagnole s'était déshabituée du travail et elle avait usé toutes ses ressources à une impossible croisade. L'expulsion des Maures avait ruiné l'Espagne; elle se dépeuplait; une grande partie du pays était en friche, il n'y avait plus de commerce ni d'industrie; une armée de moines parasites vivait oisive aux dépens de cette nation qui commençait à mourir de faim. Pour subvenir à ses folles entreprises, Philippe Il avait épuisé tous les expédients financiers; depuis le début de son règne, ce roi, qui avait eu à sa disposition les trésors d'Amérique, se débattait dans des embarras pécuniaires : il dut faire des emprunts forcés, écraser son peuple d'impôts, contracter des engagements ruineux, sans pouvoir éviter la banqueroute finale. L'Espagne cependant ne lui tenait pas rancune de tant de misères; elle se drapait dans sa pauvreté, reconnaissante à son roi de la grandeur qu'il avait rêvée pour elle, du zèle qu'il avait déployé contre l'hérésie. Philippe II, malgré ses échecs, resta jusqu'à son dernier jour inébranlable dans sa foi au triomphe final du catholicisme, mais plein d'angoisses sur son oeuvre propre et d'inquiétudes pour l'avenir. Sa fin fut triste; une répugnante maladie, qui l'inonda de vermine, lui fit endurer de vives souffrances; il les supporta avec résignation et mourut en recommandant à son fils la guerre contre les infidèles et la paix avec la France (1598). La Renaissance en Espagne : el Siglo de Oro Ainsi se termina le XVIe
siècle, qui en Espagne
avait pris le nom de Siècle d'Or (Siglo de Oro). Depuis
Charles-Quint, le pays, parvenu à
son apogée politique, avait connu un grand florissement artistique
et intellectuel. De fait, l'orgueilleuse Espagne de Charles-Quint et de
Philippe II, souvent mêlée
aux affaires italiennes,
a dû à la Renaissance
un art brillant et riche, un peu clinquant, qui convenait à ses
goûts fastueux et à ses conceptions grandioses, digne image
aussi de sa richesse peu solide. Cet art a été le produit
d'un mélange d'éléments italiens avec les formes gothiques
et les fantaisies de l'art mauresque; aussi il est d'une grande variété
décorative, exubérant, fouillé, dentelé. On
lui a donné un nom particulier: c'est le style plateresque (du mot
plata = argent), ainsi nommé parce qu'il emprunte tous ses
motifs d'ornementation à l'orfèvrerie. Dans les édifices
du temps, à Salamanque, à Burgos,
à Séville, les ordres grecs sont mariés aux pinacles
gothiques; la décoration est partout d'une abondance fastueuse.
Berruguete (1480-1561),
le plus grand artiste espagnol de ce temps, peintre, sculpteur et architecte,
éleva pour Charles-Quint le palais de Grenade et l'Alcazar
de Tolède. En sculpture,
les tombeaux de Ferdinand et d'Isabelle,
de Philippe le Beau et de Jeanne la Folle,
dans la cathédrale
de Grenade, sont les plus riches spécimens de cet art surchargé
et prodigue. Philippe II s'écarta du style national quand il fit
construire, dans une solitude voisine de Madrid,
le grandiose, mais austère et monotone palais de l'Escurial,
aux lignes sévères, auquel il donna la forme d'un gril, instrument
du supplice de saint Laurent, parce qu'il avait remporté sa victoire
de Saint-Quentin le jour de la fête
de ce saint.
L'Escurial. Dans la peinture, l'Espagne subit à la fois l'influence de la Flandre et de l'Italie. Elle n'a guère, au XVIe siècle, qu'un seul peintre de très grande valeur, Navarrete, surnommé el Mudo ( = le Sourd-muet), qui fut un disciple de Titien. Il commence la gloire de l'école de Séville. Mais c'est un peu plus tard, quand déjà aura commencé la décadence politique, que l'art et la littérature s'épanouiront en Espagne et jetteront leur brillant éclat avant le déclin final. En littérature, c'est tout à fait à la fin du siècle que l'Espagne ruinée et chancelante de Philippe II trouvera son peintre inimitable, Michel Cervantès, l'immortel auteur du Don Quichotte, et l'on doit aussi nommer Lope de Vega. L'époque est encore celle de fondations des universités de Salamanque et d'Alcala de Henares. Mais le règne de Philippe II avait été marqué par la ruine des derniers vestiges de liberté, par un appauvrissement de plus en plus grand du pays, par une exagération de l'intolérance et un redoublement des fureurs de l'Inquisition. Des tragédies domestiques, épouvantables comme la condamnation à mort de son fils don Carlos, et peut-être l'empoisonnement de sa femme Isabelle de Valois et de son frère Juan d'Autriche, assombrissent l'histoire de ce règne despotique qui, pour l'Espagne se termina en naufrage. (G. Pawlowski / HUP).
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