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Jakob Boehme,
surnommé le Philosophus teutonicus, est né en 1575 à Altseidenberg,
faubourg de la ville de Seidenberg en Lusace,
mort à Goerlitz le 17 novembre 1624. Il fréquenta l'école communale,
et à vingt-quatre ans s'établit comme cordonnier à Goerlitz, où il se
maria. L'étude de la Bible
et des théosophes
allemands, notamment de Paracelse, ses conversations
avec le pasteur mystique Martin Moller, exercèrent une profonde influence
sur son esprit, naturellement porté à la spéculation religieuse
et que ne satisfaisait pas le dogmatisme orthodoxe qui régnait alors dans
l'Église luthérienne. Il eut des extases depuis son enfance; la vue d'un
vase d'étain réfléchissant les rayons du Soleil
fut pour lui une véritable révélation des rapports de Dieu
et du monde. Il consigna en 1612 les premiers résultats de ses réflexions
dans un ouvrage intitulé l'Aurore à son lever, qu'il prêtait
en manuscrit à ses amis; l'un d'eux en fit une copie qui parvint au nouveau
pasteur de Gorlitz, Grégoire Richter, orthodoxe rigide; celui-ci demanda
aussitôt au magistrat de la ville le châtiment de l'hérétique. Pour
échapper au bannissement et à la prison, Boehme dut promettre de ne plus
rien écrire. Il obéit pendant cinq ans; mais incapable de maîtriser
plus longtemps le flot des pensées qui se pressaient dans son esprit,
il composa une série de traités dont les principaux sont intitulés :
Des trois principes de l'essence divine (1619); De l'incarnation
de Christ, Du mystère terrestre et céleste (1620); Des quatre
tempéraments (1621); De l'origine et de la dénomination de tous
les êtres (De signatura rerum), Du vrai renoncement à soi, De
la vraie pénitence, De la régénération, De la contemplation divine,
De la vie suprasensible (1622); De la prédestination, Du baptême,
De la Sainte Cène,
le Grand mystère (Mysterium magnum [1623]); Entretien d'une âme
éclairée et d'une âme non éclairée; Des trois principes de la révélation
divine, Clavis ou Explication des principaux articles (1621). En outre,
on possède de lui soixante-quatre lettres théosophiques. Pour se livrer
plus librement à la spéculation religieuse, Boehme avait abandonné son
métier; il vivait, parfois très misérablement avec ses six enfants,
des présents de ses amis et admirateurs et des sommes qu'on lui payait
pour la copie de ses ouvrages. Les cinq derniers écrits de l'an 1622 ayant
été publiés en 1623, par un de ses amis, sous le titre général de
Chemin vers Christ, les persécutions du pasteur Richter recommencèrent.
Banni de Goerlitz, il mena une vie errante pendant plusieurs mois, séjournant
tantôt à Dresde où le fanatisme
de ses ennemis sut l'atteindre, tantôt auprès des amis qu'il comptait
dans la noblesse silésienne. Enfin, se sentant malade, il demanda à être
ramené au milieu des siens.
Le point de départ de la pensée de Boehme
est l'idée néoplatonicienne de la divinité inconsciente, ou du «néant»
divin, fondement ineffable (Ungrund) de tout ce qui est. En cette
divinité qui s'ignore, s'éveille éternellement la tendance à se connaître,
c.-à -d. à devenir à la fois un sujet connaissant, un objet connu et
une synthèse du sujet et de l'objet se reconnaissant comme identiques
l'un à l'autre, tout acte de conscience se décomposant nécessairement
en ces trois termes. Cette triple tendance se réalise sous la forme de
la personnalité divine, personnalité triple, ajoute Boehme pour rester
fidèle à la formule orthodoxe de la Trinité.
Comment se fait ce passage de la simple virtualité de la conscience divine
à la pleine réalité de cette conscience? Par une victoire éternellement
remportée par Dieu sur sa nature. Dieu, en effet, n'est pas un être abstrait,
un pur esprit, mais une réalité concrète et vivante; il a une nature,
un ensemble d'énergies qui résident en lui et dont chacune a son caractère
propre comme les couleurs d'un tableau ou les sous d'un accord pris isolément,
mais que Dieu unit éternellement en un harmonieux ensemble. Sans l'idée
de la nature divine, l'origine du monde matériel et celle du mal seraient
incompréhensibles. De quoi Dieu aurait-il fait le monde, en effet, sinon
des réalités qu'il trouvait en lui-même, et comment se représenter
l'apparition réelle du mal, d'une opposition contre Dieu, si cette opposition
n'a pas existé en Dieu même à l'état de simple possibilité, comprimée
sans cesse et vaincue par la volonté divine, comme le peintre et le musicien
triomphent de la crudité des couleurs et des sons considérés en eux-mêmes
pour faire une oeuvre d'art? C'est par ce triomphe continuel que s'affirme
et se maintient la personnalité divine. L'idée que Dieu a de lui-même
ne pouvant pas être une idée vide, sans contenu réel, ce sont les énergies
de sa nature qu'il connaît et qu'il objective devant son intelligence
dans l'acte de la connaissance de lui-même.
Cette nature divine est le principe des
différentes natures qui constituent l'univers, de la nature céleste des
anges
et de la nature matérielle du monde visible. Elle possède sept "qualités",
que nous retrouvons également dans la nature visible d'ici-bas. Ces qualités
sont au nombre de sept, car ce nombre, qui est également celui des planètes,
des métaux, des jours de la semaine et des périodes de l'histoire de
l'humanité, exerce une influence mystérieuse sur la constitution de tout
ce qui est; chez Boehme, en effet, le domaine de la physique et celui de
la morale, de la matière
et de l'esprit se pénètrent absolument, si bien que chez lui les forces
naturelles ne sont pas seulement les symboles des qualités morales, mais
sont en quelque sorte ces qualités elles-mêmes, condensées, cristallisées
sous une forme sensible : vieux reste de la cosmologie des alchimistes.
Voici ces sept «qualités», qui jouent un grand rôle dans la spéculation
de notre philosophe. Les trois premières se rapportent au monde inorganique
:
1° tendance à la concentration,
à la dureté, représentée par le sel;
2° tendance à l'expansion, à la mobilité,
représentée par le mercure;
3° lutte des deux tendances contraires
qui précèdent ou «angoisse», représentée par le soufre;
4° transition du monde inorganique au
monde organique, représentée par le feu qui dissout les formes rigides
des corps inorganiques et crée par sa chaleur le mouvement de la vie organique;
pour ce motif le feu est à la fois colère et amour. Les trois dernières
qualités se rapportent aux formes de la vie organique :
5° vie végétative et tranquille des
plantes représentée par la lumière;
6° vie sensible et agitée du règne animal
représentée par le son;
7° vie spirituelle de l'homme considéré
comme microcosme, synthèse supérieure de toutes les précédentes «
qualités » qui lui servent de base, et avec lesquelles, toutes ensemble,
elle constitue la réalité concrète et vivante ou la « corporéité
» de la nature.
Cette nature divine, avec ses énergies ou
« qualités », Dieu la connaît en lui-même dans son unité, sans que
les contrastes qu'elle renferme se soient déployés, sans que les virtualités
qui sommeillent en elle se soient réalisées dans l'infinie multiplicité
de l'univers. Or la connaissance divine, pour être parfaite, exige ce
déploiement, cette réalisation; l'activité créatrice de Dieu est inséparable
de son activité intellectuelle; ces deux activités ne sont que les deux
faces d'une seule et même activité divine. Le premier résultat de cette
«création» est le monde des anges, doués d'une nature céleste, laquelle
est une émanation condensée de la nature divine. Les anges
constituent une hiérarchie subordonnée à trois chefs correspondant aux
trois personnes trinitaires, Michel, Lucifer,
Uriel. Eux aussi trouvaient dans leur nature céleste la même possibilité
de résistance qui dans la nature divine est éternellement vaincue par
Dieu; mais au lieu de la vaincre en la subordonnant harmonieusement Ã
la volonté de Dieu, Lucifer l'a déchaînée; il a permis à sa nature
d'affirmer son autonomie particulière en face de la volonté divine. Une
déchirure s'est alors accomplie dans le monde céleste; deux règnes se
sont constitués : d'un côté celui de la résistance à Dieu, de la colère
absolue ou du feu, c.-Ã -d. de l'enfer
où habite Lucifer avec ses anges; de l'autre celui de la soumission définitive
à Dieu, de l'amour absolu ou de la lumière, c.-à -d. le ciel, où Michel
et Uriel continuent d'habiter avec leurs anges. Ces deux règnes, Dieu,
l'être infini, par qui seul existe tout ce qui est, les contient tous
deux en lui; en eux s'est définitivement réalisée l'antithèse
fondamentale qui sommeillait comme simple virtualité dans les profondeurs
de la nature divine.
En affirmant son autonomie particulière,
la nature céleste de Lucifer et de ses anges s'est contractée, condensée;
la première « qualité » l'a emportée en elle, la matière solide est
apparue, les êtres visibles, les astres, la terre, ont été « créés
», enveloppés de l'empyrée céleste où règnent seuls les anges restés
purs, tandis que le monde visible est subordonné au pouvoir de Lucifer.
Ici commence, selon Boehme, le récit de la Genèse.
L'humain est destiné à prendre la place
de Lucifer et de ses anges dans le ciel.
Dans ce but, il lui a été donné une nature supérieure à tout l'univers
visible, car non seulement elle réunit toutes les propriétés de la vie
inorganique, organique et sidérale (l'intelligence, principe de toute
activité artistique, a son siège dans les astres
d'après Boehme), mais encore il lui a été donné une étincelle de la
lumière divine elle-même, l'âme, directement originaire de la divinité,
tirant d'elle sa nourriture et aspirant vers elle comme vers sa vraie patrie.
Créé ainsi à l'image de Dieu, l'humain possède comme Dieu la puissance
créatrice : il crée une deuxième fois, spirituellement, le monde visible
par le langage, en donnant à chaque être un nom qui en exprime directement
l'essence (signatura rerum). Au lieu d'être appris par l'usage,
comme c'est le cas pour les langues de l'humanité déchue, le rapport
entre la chose et le mot était immédiatement perçu dans la langue «naturelle»
du paradis terrestre.
Cette langue primitive, ajoute Boehme, l'humain régénéré peut la réapprendre;
lui même s'attribuait le don d'entrevoir immédiatement les réalités
concrètes que certains mots allemands ou étrangers, voire même les syllabes
isolées d'un mot (barm-kertz-ig) désignaient dans cette langue;
le mot idea par exemple lui représentait directement l'image d'une
belle jeune femme.
Dans l'homme, image de Dieu, se reproduit
le même procès de l'unité vers la multiplicité qu'en Dieu même. Toutes
les « qualités » de sa nature, réunies dans une synthèse originelle,
doivent se déployer et se différencier en lui, car lui aussi doit arriver
à se connaître en manifestant les contrastes qui existent virtuellement
dans sa nature. Sa chute, comme celle de Lucifer, est, d'après la logique
du système, le résultat d'une nécessité naturelle; Boehme ne s'en efforce
pas moins de les attribuer l'une et l'autre à un acte de la libre volonté
Destiné à engendrer ses descendants sans
attrait sexuel, par un simple acte de son intelligence analogue aux créations
divines, l'humain a permis aux éléments physiques de sa nature d'affirmer
leur autonomie particulière, rompant ainsi l'harmonieuse unité de son
être; il est déchu de sa perfection première dans les formes de la vie
animale; tout son être en a été affaibli et il a éprouvé pour la première
fois le besoin du sommeil (sommeil d'Adam)
et celui d'une nourriture matérielle qui est bientôt devenu pour lui
la source de nouvelles tentations (arbre
d'Éden);
Dieu, pour lui permettre de satisfaire ses nouveaux instincts charnels,
a créé la femme. Tombé au pouvoir de Lucifer, l'homme aurait atteint
le dernier échelon possible de sa chute, il serait devenu un être diabolique,
si Dieu n'était intervenu. Pour l'arracher à la mort éternelle, Dieu
envoie dans le monde son Fils, qui brise le pouvoir de Lucifer et devient
à son tour le maître du monde. Tous ceux qui s'unissent mystiquement
à lui par la foi, le deviennent avec lui. La simple foi intellectuelle
qui s attache à la lettre extérieure et aux sacrements visibles ne sert
de rien; seule la "génération de Christ"
en nous (idée empruntée aux mystiques allemands du XIVe
siècle), par la communion vivante avec lui, sauve l'humain. Par un acte
de sa libre volonté qu'il a conservée intacte après la chute, l'humain
doit renoncer à son moi égoïste, individuel (Ichheit), anéantit
en lui toute volonté particulière; alors son unité avec Dieu se reconstitue
en lui, alors Christ vit en lui et il réalise sa destinée qui est de
devenir le maître du monde, en attendant qu'il remplace Lucifer et ses
anges dans la cité céleste. Ainsi régénéré, l'humain exercera, dit
Boehme, un pouvoir illimité sur la nature; c'est là la pierre philosophale
que plusieurs ont déjà possédée ici-bas, et qui sera donnée dans toute
sa magnificence à tous les élus après le, jugement dernier. Le jour
du Seigneur est imminent; il séparera à jamais les deux règnes du bien
et du mal, de la félicité et de la douleur; toutes les virtualités,
toutes les antithèses de la nature divine auront alors été absolument
manifestées, et l'oeuvre de Dieu sera consommée.
Les meilleures éditions complètes des
oeuvres de Boehme sont celle d'Amsterdam (1730, 6 vol. in-8) et celles
de Leipzig (également 1730, 8 vol. in-8,
et 1831, 7 vol. in-8). La lecture des ouvrages de Boehme est singulièrement
difficile; on y trouve le langage d'un homme du peuple, autodidacte, qui
aborde les problèmes les plus élevés de la philosophie
sans posséder la culture scientifique qui seule donne à l'expression
sa rigueur et sa clarté. Boehme écrivait d'habitude dans un état de
surexcitation intérieure qu'il attribuait à une inspiration d'en haut,
Dieu lui révélant dans ces moments d'extase les derniers mystères cachés
aux hommes depuis l'origine du monde. Sa doctrine a été appelée panthéisme
par les uns et dualisme par les autres, ou bien encore célébrée comme
la seule conciliation possible de l'idéalisme et du réalisme. Parmi les
philosophes, Schelling et F.
de Baader se sont le plus inspirés de ses écrits. (A.
Jundt). |
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