| Jean, Seigneur de Béthencourt (ou Béthancourt), baron de Saint Martin le Gaillard, dans le comté d'Eu, et chambellan du roi Charles VI. - Les historiens s'accordent à dire qu'il conquit les îles Canaries, qu'il y forma le premier établissement européen; mais ils diffèrent entre eux sur l'époque à laquelle il y aborda. Nous avons la relation de sa conquête, écrite par F. Pierre Bontier, religieux de Saint-François, et Jean le Verrier, prêtre, qui tous deux ont été témoins de ses actions, et se disent, dans le frontispice, domestiques du seigneur de Bethencourt. Cette relation manuscrite a été tirée de la bibliothèque de Galien de Bethencourt, conseiller au parlement de Rouen, et imprimée à Paris en 1630; l'éditeur est Pierre Bergeron à qui l'on doit une collection de Voyages faits en Asie dans les XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles, dédiée à Galien de Béthencourt. Cet ouvrage, écrit en vieux français, porte tous les caractères de la vérité; on en a tiré la plus grande partie de ce qui va être dit sur la conquête des Canaries. Jean de Béthencourt, à l'époque où toutes les provinces de France, et principalement la Normandie, étaient agitées par les querelles des maisons d'Orléans et de Bourgogne, résolut de s'éloigner de la France (il avait déjà fait ses premières campagnes de mer avec l'amiral Jean de Vienne, son cousin), et d'aller former un établissement aux îles Canaries, qui n'avaient encore été fréquentées que par quelques marchands ou pirates espagnols. Zurita dit que Henri III, roi de Castille, permit la conquête de ces îles à Robin ou Robert de Braquemont, devenu ensuite amiral de France, qui l'avait servi dans la guerre du Portugal; il ajoute que Braquemont en chargea Jean de Béthencourt, son proche parent. Cette circonstance paraît assez vraisemblable; elle explique pourquoi Jean de Béthencourt s'arrêta en Espagne avant d'aller aux îles Canaries, et rend compte des raisons que le roi d'Espagne avait de lui donner des moyens d'en achever la conquête. Quoi qu'il en soit, il paraît certain que Béthencourt, après avoir engagé ses terres de Béthencourt et de Grainville-la-Teinturerie à ce même Robert de Braquemont, quitta la Normandie sur un vaisseau, et vint à La Rochelle accompagné de plusieurs gentilshommes qui s'étaient attachés à sa fortune, il y trouva un chevalier nommé Gadifer, qui, selon la coutume du temps, y attendait quelque aventure, et se réunit aussitôt à lui, ainsi que d'autres aventuriers qu'il avait à sa suite. Ils partirent ensemble de La Rochelle, le 1er mai 1402, et relâchèrent en Espagne, dans les ports de la Corogne et de Cadix. Béthencourt fut abandonné dans ce dernier port par une partie des gens qui l'avaient suivi; il eut aussi quelques discussions avec des marchands de Séville; mais le conseil du roi lui fit droit. Sa flotte se rendit en cinq jours de Cadix à l'île d'Allegranza, et toucha à l'île Gracieuse. Béthencourt vint s'établir à Lancerote, et y bâtit un fort; de là, il alla visiter l'île Fortaventure. Le manque de vivres, et quelques mouvements séditieux qui s'élevèrent parmi ses gens, l'obligèrent à revenir sur ses pas. Voyant que ses forces n'étaient pas suffisantes pour faire la conquête de toutes les îles, il retourna en Espagne demander des renforts et des vivres au roi Henri III, laissant le commandement des troupes à Gadifer de la Salle, et celui du fort de Lancerote à Bertin de Barneval. Il obtint les secours qu'il demandait; le roi lui accorda en outre la seigneurie des îles Canaries, avec la permission de battre monnaie et de percevoir un droit sur toutes les productions. Tandis que Béthencourt était à la cour d'Espagne, il s'éleva des troubles parmi les siens qui faillirent ruiner toutes ses affaires. Bertin de Barneval, commandant le fort Rubicon de Lancerote, profita d'un voyage que fit Gadifer à la petite île Lobos pour se rendre maître d'une partie de ses troupes, et s'empara de plusieurs habitants qu'il vendit à des marchands d'esclaves espagnols. Le roi du pays lui-même fut arrêté; mais par sa force et son audace, il parvint à s'échapper. Ce Bertin de Barneval, après avoir pillé et dissipé toutes les provisions du fort Rubicon, retourna en Espagne, et abandonna lâchement ceux qu'il avait entraînés dans sa révolte. Le plus grand nombre, craignant la punition qui était réservée à leur crime, prirent la fuite dans un petit bateau, et abordèrent sur les côtes d'Afrique, où presque tous furent noyés. Gadifer se hâta de revenir, et il trouva les révoltés dispersés; mais il restait sans vivres et avec un petit nombre de gens peu capables de faire face aux insulaires, exaspérés de la trahison de Barneval. Il ne perdit pas courage, ranima l'esprit des siens, et parvint, par des promesses, à calmer le ressentiment des habitants, et peu à peu à regagner leur confiance. Il reçut de Béthencourt un renfort de quatre-vingts hommes, et se vit ainsi sur un pied respectable; enfin, il crut pouvoir s'éloigner de Lancerote, et alla visiter l'île Fortaventure, où il eut quelques combats avec les insulaires. Il passa de là à la grande Canarie, se contenta d'approcher du rivage, et fit quelques échanges avec les habitants. Il mit pied à terre sur l'île Gomère, et les habitants l'obligèrent de se rembarquer; il resta plusieurs jours sur l'île de Fer qui était peu habitée, alla renouveler son eau à l'île de Palme, et revint au fort Rubicon en côtoyant toutes les îles par le Nord. Les affaires y étaient alors dans le meilleur état; les Européens avaient, en son absence, subjugué les habitants de l'île, fait plus de cent prisonniers, et tous les jours d'autres se rendaient à discrétion, demandant à être chrétiens. Dans ces circonstances, Béthencourt arriva d'Espagne avec la qualité de seigneur de toutes les îles Canaries; son retour donna une nouvelle énergie à ses troupes, et quelques escarmouches achevèrent de jeter les insulaires dans le découragement; enfin le roi de l'île fut pris et forcé à se faire chrétien. Le 20 février 1404, il fut baptisé sous le nom de Louis, avec la plus grande partie de ses sujets, qui embrassèrent sur le papier la foi catholique. Béthencourt se proposait d'étendre ses conquêtes jusqu'aux côtes d'Afrique, voisines des Canaries, et même jusqu'à la Rivière d'Or, dont il avait entendu parler; il se transporta au cap Bojador, dans un bateau, avec vingt hommes, s'empara de quelques Africains, ensuite revint au fort Rubicon. Peu de temps après, il soumit l'île Fortaventure et y fit un établissement aussi solide qu'à Lancerote. Dès que Béthencourt n'eut plus d'ennemis à combattre dans ces deux îles, il ne songea plus qu'à s'emparer des autres; mais de nouvelles dissensions s'élevèrent parmi les siens et retardèrent l'exécution de ses projets. Gadifer, qui s'était joint à lui sans faire de conditions, se croyant son égal, avait vu avec chagrin que le roi d'Espagne eût accordé à Béthencourt la seigneurie de toutes les îles; depuis longtemps il avait entretenu des prétentions sur la possession de quelques-unes. Quoiqu'il ne manifestât d'abord son mécontentement que d'une manière indirecte. Bethencourt eut des explications avec lui, et parvint à l'apaiser par des promesses; ils en vinrent à un raccommodement après lequel Gadifer partit pour faire la conquête de la grande Canarie; mais il fut repoussé avec perte et obligé de revenir à Lancerote. Cette disgrâce aigrit son ressentiment; il s'expliqua plus ouvertement, et demanda positivement que Bethencourt lui cédât la souveraineté d'une partie des îles. Enfin, les choses en vinrent au point qu'ils allèrent tous les deux en Espagne faire valoir leurs droits auprès de Henri III. Béthencourt eut gain de cause, et Gadifer, outré de dépit, résolut de ne plus mettre le pied aux Canaries. Béthencourt se hâta d'y retourner, et eut a calmer, en arrivant, des troubles suscités par les partisans de Gadifer, à la tête desquels se trouvait son bâtard, nommé Hannibal. Béthencourt eut encore quelques démêlés avec les habitants de l'île Fortaventure, qui bientôt se rendirent à discrétion et acceptèrent de se soumettre au christianisme. Il prit alors la résolution de s'éloigner une troisième fois, et d'aller chercher lui-même en France de nouveaux moyens pour consolider ses établissements. II laissa le commandement des troupes à Jean le Courtois, dont il avait éprouve la fidélité, et partit de Fortaventure le 3 janvier 1403. Après un trajet de vingt et un jours, il arriva à Harfleur. Son séjour en Normandie ne fut prolongé que le temps nécessaire au rassemblement de tous les gens de bonne volonté qui voulurent le suivre. Il partit de Harfleur, avec deux navires chargés de vivres, ayant quatre-vingts hommes de troupes à bord, et des ouvriers de tous les métiers. Son neveu, Maciot de Béthencourt, fils de Regnauld, son unique frère, s'embarqua avec lui; ils furent reçus aux Canaries avec des acclamations de joie. Quoique les diverses tentatives qui avaient été faites sur la grande Canarie fussent demeurées sans succès, Béthencourt avait peine à renoncer à l'espoir de s'en emparer; il voulait, avant de s y résoudre, s'assurer si tous les moyens étaient épuisés, et résolut de la visiter une dernière fois. Maciot, son neveu, resta à Fortaventure. Quant à lui, il partit avec trois galères. Les vents contraires l'ayant jeté sur les côtes du cap Bojador, if pénétra dans le pays, enleva plusieurs Africains; ensuite il se rembarqua et vint à la grande Canarie. Ses galères furent dispersées dans le trajet, et la sienne arriva seule; elle fut ralliée bientôt par une des deux autres. Les troupes, enflées des succès qu'elles avaient remportes à la côte d'Afrique, engagèrent un combat avec les habitants sans avoir reçu d'ordre, et furent repoussées avec une grande perte. Il y eut vingt-deux hommes tués, parmi lesquels se trouvaient Jean le Courtois et Hannibal, le fils de Gadifer. Béthencourt, forcé d'abandonner la grande Canarie, poursuivit la conquête des autres îles, et se dirigea sur l'île de Palme, où il trouva sa troisième galère; il attaqua, avec toutes ses forces, les insulaires, en tua un grand nombre et fit des prisonniers. Plusieurs de ses gens s'y établirent. Béthencourt obtint les mêmes succès à l'île de Fer et revint à Fortaventure. Son dessein étant de retourner en France, il distribua les terres à tous ceux qui l'avaient aidé à conquérir les îles, et régla les affaires du gouvernement. Son neveu, Maciot de Béthencourt, fut institué gouverneur, en qualité de son lieutenant; il lui enjoignit de rendre la justice suivant les coutumes de France et de Normandie, et lui recommanda d'envoyer au moins deux navires par an dans les ports de cette province. Béthencourt accorda a son neveu le tiers des impôts qu'il percevrait dans les îles, tant qu'il les administrerait en son nom. Les deux autres tiers devaient être employés, pendant cinq ans, à la construction d'édifices publics, et ensuite lui être envoyés. Il partit le 15 décembre 1405, se rendit d'abord en Espagne, et ensuite à Rome, où il obtint du pape un évêque pour les Canaries. Il revint au commencement de 1406, dans ses terres de Normandie, où il mourut dix-neuf ans après. Il fut inhumé en 1429 dans l'église de Grainville-la-Teinturerie, devant le maître-autel. Jean de Béthencourt, d'un caractère entreprenant, était doux, modeste et désintéressé. Sa femme était de la maison de Fayel en Champagne; elle mourut avant lui sans avoir eu d'enfants. Son frère Regnauld fut son seul héritier, et après lui la seigneurie des Canaries resta à son neveu Maciot de Béthencourt, qui en avait été gouverneur depuis la conquête. Autrefois, la plupart des historiens et le Dictionnaire de Moréri donnaient à Jean de Béthencourt le titre de roi des Canaries; ses deux chapelains se servent une ou deux fois de cette qualification; mais c'est en parlant de son autorité sur les naturels au pays, qui probablement l'appelaient leur roi : il est certain qu'il n'a jamais pris juridiquement que la qualité de seigneur des Canaries. Bergeron, l'éditeur de la relation, dit avoir vu un acte de 1417 où il prenait cette qualité. Son frère en avait hérité, comme il paraît par deux actes, dont l'un est de 1426 et l'autre de 1434. Cette qualité lui est donnée dans ce dernier par le prévôt des marchands et des échevins de Paris. Mariana et Zurita disent que Maciot de Béthencourt fut forcé de vendre la seigneurie des Canaries à un Pedro Barba; que celui-ci la revendit à Fernando Peraça; ensuite qu'elle passa entre les mains de Diego Herrera. Nicols dit qu'elle appartenait, en 1528. à Agustin Herrera. Il existe une bulle du pape Clément VI, en date du 15 décembre 1344, qui conférait la souveraineté de toutes ces îles à Louis de la Cerda, comte Clermont; mais le Portugal mit obstacle à cette disposition, prétendant que ces îles avaient été découvertes par ses sujets, et lui appartenaient. (Joseph de Viera y Clavejo : Noticias de la historia general de las islas Canarias, Madrid, 1772, 3 vol. in-4°). (R.-I.). | |