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Le mouvement démocratique
en Grèce
Le mouvement libéral.
A la fin des Guerres
médiques, dans les États
grecs, les triomphes nationaux ont provoqué un fort mouvement
libéral et démocratique. La victoire était due à
des puissances de nature sensiblement différente : Athènes
évoluait vers la démocratie,
Sparte prenait de plus en plus le caractère
d'une cité aristocratique, à
Syracuse subsistait la tyrannie. Mais on vit
surtout que les hordes barbares avaient été repoussées
par des milices marchant librement ou censées telles, et celles-ci
n'en conçurent pas une fierté médiocre. Hérodote,
qui, grand artiste, n'est pas un esprit supérieur et n'en reflète
que mieux l'état d'esprit moyen de sa génération,
écrit en parlant des premières victoires d'Athènes
:
«
Il est évident, non par ce seul exemple, mais par beaucoup d'autres,
que l'isagorie régime de libre discussion est une excellente chose;
sous les tyrans, les Athéniens n'étaient à la guerre
supérieurs à aucun de leurs voisins; délivrés
des tyrans, ils devinrent de beaucoup les premiers. Ils ont donc prouvé
par là que, privés de liberté, ils n'agissaient qu'à
contre-coeur, comme quand on travaille pour un maître; libres, chacun
s'est mis avec ardeur à l'o'uvre pour soi-même ».
Le mouvement qui tendait à faire participer
le plus grand nombre possible de sujets à la vie et à la
direction même de l'État, déclanché
déjà par les ambitions et les rivalités des grands,
se précipita dans tout le monde grec.
En
Orient.
Dans l'lonie,
la défaite des Perses entraînaît
ipso facto la débâcle des tyrans qu'ils soutenaient.
A Ephèse même, ville à
demi-orientale, des séditions aboutirent à l'érection
d'un gouvernement semi-démocratique. A Halicarnasse,
la dynastie de la reine Artémisse se
maintint encore quelques années, puis des révolutions, dans
lesquelles la famille de l'historien Hérodote joua un grand rôle,
la renversèrent. D'une façon générale, dans
tout le domaine égéen, le mouvement fut appuyé par
la constitution de la ligue athénienne (478-477); bien que les Athéniens
ne se soient pas immiscés, au début, dans les affaires intérieures
des cités, leur connivence permit souvent de chasse, pour «
médisme «», un gouvernement antipathique. Les villes
de Chypre devinrent en général
des républiques à la suite de l'expédition des Grecs
en 478, mais les villes de Crimée gardèrent
leurs rois archéanactides. A Cyrène,
la dynastie qui avait été déjà ébranlée
au VIe siècle, jeta un dernier éclat
avec Arcésilas VI, puis tomba vers 466.
En
Grèce.
Dans la Grèce propre, le mouvement
ne fut pas moins prononcé. A Argos,
les vieux citoyens avaient été décimés par
les guerres spartiates, et la démocratie s'établit d'elle-même
: en même temps (468), Mycènes
et Tirynthe étaient incorporées.
En Elide, le mouvement qui aboutit à
la création de la capitale (472) affaiblit l'aristocratie terrinne
: depuis on avait là des institutions analogues à celles
de l'Athènes clisthénienne. Dans tout le Péloponnèse
et surtout en Arcadie, ces changements se heurtaient à l'animadversion
des Spartiates : ce fut seulement quand le grand séisme (465-464)
eût déchaîné la révolte messénienne
que les Spartiates se trouvèrent un moment débordés.
En Béotie, Pausanias
s'était contenté de châtier les fauteurs de l'alliance
avec Xerxès (479), mais l'aristocratie
subsista. De même, en Thessalie,
quoique Leotychide eût été demander comte de la trahison
nationale (476), les Aleuades et les Scopades se maintinrent. La Crète
et les pays du Pinde, jusqu'à la Macédoine,
étaient trop isolés du monde grec pour ressentir le contre-coup
du mouvement.
En
Occident.
Dans l'Occident, il fut d'autant plus
significatif qu'il s'attaqua aux sauveurs mêmes de la Grèce
: signe que la fièvre était générale. Hiéron
mourut en paix sur le trône (467), mais il avait exagéré
le caractère despotique de son pouvoir, et son fils Thrasybule
perdit la couronne dès 466. A Agrigente,
la famille de Theron avait préparé sa chute par des luttes
contre les Dinoménides. A Rhegion et Messine, la sagesse de Mikythos,
tuteur des enfants d'Anaxilaos (467), ne put que retarder la catastrophe.
Une ère de luttes civiles se rouvrit pour les villes de Sicile,
d'autant plus dangereuse que les Sicules de l'intérieur tendaient
à s'unir sous un chef entreprenant, Duketios. Heureusement, Carthage
ne bougea pas. En Italie, la secte
de Pythagoriciens formait une véritable
association politique qui englobait l'aristocratie des diverses cités.
Elle avait déjà joué un rôle dans la ruine de
Sybaris. Dans la première moitié
du Ve siècle elle succomba partout
sous des révoltes violentes et obscures. A Tarente; comme à
Argos, l'affaiblissement du corps des vieux citoyens, dans la guerre contre
les Iapyges (473), prépara l'avènement de la démocratie.
Les remous du mouvement n'ont pas atteint Marseille.
Athènes.
Il n'est pas besoin de pousser jusqu'au
détail cette revue pour montrer combien fut générale
l'évolution qui atteignit son point culminant à Athènes
en 462-461 avec la réforme opérée par Éphialte,
fils de Sophonide, chef du parti démocratique avant Périclès
et assassiné, en 457 av. J.-C par Aristodicus de Tanagra, à
l'instigation des aristocrates. Éphialte assura le triomphe de la
démocratie athénienne en amoindrissant les pouvoirs de l'Aréopage
par sa loi, promulguée en l'an 460, l'Aréopage fut privé
de son pouvoir de contrôle sur la législation et l'administration
publiques, aussi bien que sur les moeurs en général, et réduit
à la juridiction criminelle. (On cite encore Éphialte comme
ayant combattu la proposition de Cimon de secourir
les Spartiates contre leurs hilotes. C'était un homme d'une grande
valeur et très estimé).
Conséquences
du mouvement.
L'évolution était très
nettement dirigée contre la forme de gouvernement où les
Grecs distinguaient parfois la monarchie et
l'aristocratie, mais qu'ils désignaient
souvent du nom de dynastique : le pouvoir absolu d'une ou de quelques grandes
familles. C'est la société dans laquelle Pindare
était né (520) et qu'il a passé sa longue vie (jusque
vers 440 à chanter : il a vu avec amertume cette société
s'effriter pour faire place à la polis. Le mouvement qui l'ébranla
n'excluait pas la monarchie sous la forme de la dictature militaire temporaire.
Il respecta presque partout les privilèges de la richesse, ou tout
au moins de la propriété, accessibles à tous. Au reste
la masse était forcée de se servir de ces instruments de
gouvernement. Mais précisément, au lieu de s'incliner devant
eux comme devant des faits naturels, on les considéra désormais
comme des systèmes politiques dont on discutait les avantages comparés.
En fait, le contrôle sur le pouvoir, allant parfois jusqu'à
l'exercice même du pouvoir, passa aux mains de la majorité,
qui fut censée représenter le tout.
Armée.
La force militaire principale resta aux
mains de la population aisée, qui pouvait se fournir de l'armure
lourde de l'hoplite. La où le péril national força
de recourir largement à la basse classe qui ramait sur les trières,
comme à Athènes, le mouvement fut particulièrement
accentué.
.
Justice.
Les magistrats, les corps politiques,
gardèrent souvent la juridiction, surtout quand le châtiment
revêtait le caractère d'une expiation religieuse, comme en
cas de crime de sang. Mais dans la règle il y eut appel à
l'assemblée populaire, ou aux jurys qui en étaient l'émanation
directe.
Finances.
La gratuité des fonctions publiques
maintint les privilèges fait de la richesse. Mais il furent achetés
par de lourdes tions, que jadis les riches s'imposaient librement, mais
qui devinrent des devoirs stricts (liturgies), entretien des fêtes
publiques (chorégies), des bâtiments de guerre (triérarchie),
etc..
La
cité plus exclusive et plus autoritaire que par le passé.
L'Etat grec est devenu par cette transformation
plus exclusif et plus autoritaire. Les gouvernements antérieurs
considéraient la masse comme des sujets dont il ne leur répugnait
pas de voir s'accroître le nombre. A présent que tous sont
associés au pouvoir, tous surveillent d'un oel jaloux l'entrée
dans l'associalion : Sparte se faisait déjà
remarquer par la parcimonie avec laquelle elle naturalisait, et Athènes
expulsera bientôt durement (445) tout citoyen dont la naissance est
suspecte. L'étranger domicilié est astreint à un long
stage comme métèque. Et l'esclave
que le droit de la guerre, universellement reconnu et pratiqué,
jette dans la cité, loin d'y être au moins accueilli, comme
jadis dans la famille, en membre plus humble, ne peut y faire entrer, eu
cas d'affranchissement, que son deuxième ou troisième descendant.
D'autre part, les gouvernements antérieurs,
tout en contrôlant, les communtautés subalternes, les laissaient
subsister volontiers comme auxiliaires. A présent que le gouvernement
de tous devient l'affaire de chacun, la vie politique prime l'attachement
qui faisait vivre ces communautés, et les que lentement. Elles ne
résistent que quand elles ont un caractère international,
qui force la cité à traiter de puissance à puissance.
Mais la tribu n'est plus qu'une circonscription administralive, et la famille,
la grande famille, se dissout : le droit criminel ne reconnaît plus
sa solidarité. Reste la famille étroite, où, le gouvernement
restant aux mains des hommes, la femme sera moins libre que dans l'antique
L'État intervient par ses règlements jusque dans l'éducation
de l'enfant.
L'individu du
commun. Le sentiment mystique.
L'individu du commun s'est-il trouvé
bien ou mal du changement? Il a été enserré dans un
réseau de cités où, en dehors de sa cité natale,
il n'a plus guère trouvé nulle part sûreté et
protection. Dans cette cité même, il a eu à faire face,
outre le service militaire, à des obligations multiples que la foule,
à la vérité, acceptait sans peine. Mais il a été
délivré de tutelles gênantes. Il a été
sensible tout de suite à la fierté,aux égards que
lui assurait sa situation nouvelle, et qui rejaillissaient jusque sur l'esclave
: A Athènes. écrit un pamphlétaire, un esclave ne
se dérangera pas pour vous, on ne peut le frapper. La cause en est
simple : si on pouvait frapper un escave, il arriverait qu'on frapperait
des gens du peuple, que rien ne distingue, dans la rue, des esclaves. Et
très vite, après l'honneur, l'individu a goûté
les profils du pouvoir.
Aussi le sentiment mystique est-il en baisse.
On reste fidèle aux anciens usages, on s'attache aux dieux qui personnifient
la patrie, mais, si les dieux anciens ne suffisent plus, on n'en cherche
plus de nouveaux. Ces aspirations ne se rencontrent plus que chez les esclaves,
chez les femmes, chez ceux qui vivent en marge de la cité. Tout
mouvement religieux nouveau devient suspect, est puni même par les
autorités. C'est le signe des temps. L'individu grégaire,
la bête de troupeau, place désormais ses espérances
dans les biens d'ici-bas, et sa confiance dans les institutions qui promettent
de les lui assurer.
La démocratie
radicale athénienne
Pour les Athéniens, qui ont été
les vrais inventeurs du mot et de la chose, et par conséquent pour
nous, leurs historiens, la démocratie radicale est le système
politique dans lequel l'ensemble des membres de l'État, le corps
même des citoyens, n'est pas seulement souverain en principe, n'a
pas seulement, si l'on peut dire, le « domaine éminent »
du gouvernement, mais l'exerce réellement et en a la jouissance.
A Athènes, au IVe
siècle, le Peuple règne et gouverne.
En fait, c'est le gouvernement de la majorité,
suivant le principe indiqué dans Hérodote (III, 80) que :
« la majorité équivaut au tout ». Mais à
Athènes, au IVe siècle, les
assemblées étant composées au hasard, et les majorités
y étant très instables par suite de l'émiettement
des partis, le principe est assez juste.
Athènes
et les autres cités grecques.
Athènes a
été pour les Grecs le type de l'eschatè demokratia,
mais elle n'a pas été une singularité parmi eux. Au
temps de sa puissance beaucoup de cités ioniennes avaient, de force
ou de gré, imité ses institutions, sans parler des villes
de Sicile où le régime démocratique était imposé
par l'absence d'aristocratie véritable. Ce mouvement était
certainement en progrès lorsqu'éclata la guerre du Péloponnèse,
et, si Athènes l'avait alors emporté, un régime analogue
à celui que nous venons, de décrire aurait certainement prévalu
partout. Mais la victoire de Sparte arrêta net cette évolution,
et la majorité des cités se fixa dans un régime censitaire,
sauf quelques exceptions comme Argos ou Tarente. L'esprit de ces gouvernements
nous apparaît assez analogue à celui d'Athènes, et
l'on voit, par l'exemple de Thèbes,
que la souveraineté du petit bourgeois ou du campagnard radical
n'était pas plus grandiose - il s'en faut - que celle de la plèbe
attique. Cette imitation des institutions attiques, avec un mélange
de timocratie (qui d'ailleurs se retrouve aussi après 322 à
Athènes), a caractérisé par la suite la plupart des
gouvernements grecs. (L'imitation d'Athènes est flagrante déjà
dans la constitution de l'Arcadie après
370. Mais on pense ici surtout aux cités de l'époque hellénistique).
Cependant, les gouvernements
grecs n'étaient alors plus souverains, et les pouvoirs que nous
venons de voir fonctionner avaient au-dessus d'eux, ici des gouvernements
fédéraux, ailleurs et en général de grands
États étrangers. L'action au dehors, la haute juridiction
criminelle, leur étaient retirées. Par là, les bons
côtés du système subsistaient, comme une certaine fraternité
atténuant les différences de classes, une certaine ouverture
d'esprit résultant de la participation de tous aux affaires publiques,
l'habitude d'agir au grand jour, toutes choses qui ne sont pas messéantes
dans la vie quotidienne de petites communes. Mais les abus énormes,
l'inaptitude à toute action suivie et de longue portée, la
faculté de brimer sans mesure ceux qui dépassaient le niveau
commun et répugnaient à la promiscuité, - tout cela
était corrigé ou réprimé par le pouvoir souverain.
Le citoyen dans
la Cité.
La vie d'un citoyen à Athènes
était celle d'un homme qui serait en temps ordinaire à la
fois commerçant et député, et qui dans certains cas
serait appelé par l'élection ou le tirage au sort à
devenir magistrat, fonctionnaire ou officier. Tous les citoyens étaient
égaux en droits et participaient au gouvernement et à l'administration.
«
La constitution qui nous régit, dit Périclès, a reçu
le nom de démocratie, parce que son but est l'utilité du
plus grand nombre et non celle d'une minorité. »
Le philosophe Aristote
résume à peu près en ces termes le fonctionnement
de la démocratie athénienne:
«
Il faut que les magistrats soient élus par tous ou tirés
au sort : que les dignités ne soient point distribuées d'après
le chiffre de la fortune : que les fonctions ne soient jamais de longue
durée; que tous les citoyens soient appelés à juger
dans les tribunaux; enfin que la décision de toutes choses dépende
de l'Assemblée générale des citoyens. »
Tout citoyen, quelle
que soit sa naissance et sa fortune, peut arriver aux honneurs, car les
Archontes, les Sénateurs et les Juges
sont tirés au sort chaque année. Tout citoyen participe au
gouvernement, car il décide par son vote de toutes les lois qui
régissent Athènes et son empire. Il a encore droit à
l'aisance, car, pour permettre aux plus modestes l'accès de toutes
les charges, on imagina de rétribuer les fonctions publiques et
même la présence à l'assemblée, en sorte que
remplir ses devoirs de citoyen fut un véritable métier pour
l'Athénien.
Cette démocratie,
que l'on présente souvent comme la démocratie par excellence
parce qu'il d'agit d'une démocratie directe, est en réalité
une aristocratie. Les électeurs sont peu nombreux, environ 15.000,
et leur assemblée est comme une réunion publique ou tout
le monde se connaîtrait. Ils ont des esclaves pour faire leur
travail et des sujets pour fournir de l'argent à la Cité.
La vie est à bon marché et de légères distributions
d'argent assurent à tous le bien être. Chaque année,
600 citoyens sont tirés au sort pour être magistrats et il
se trouve que la moitié de la Cité administre l'autre. Rien
n'est moins semblable à nos démocraties modernes où
le peuple, se composant de millions d'électeurs, est obligé
de remettre à des mandataires le soin de le gouverner pendant qu'il
travaille pour vivre.
La souveraineté
du corps des citoyens.
Il semblerait que, dans ces conditions,
la tâche essentielle - plus essentielle que pour une monarchie ou
une aristocratie - fût de définir rigoureusement le corps
des citoyens. Les hommes d'État qui avaient présidé
à la restauration démocratique en 403 s'en sont fort bien
aperçus : des lois ont été rendues, spécifiant
que pour être citoyen, il fallait être né de père
et mère athéniens. (La loi a été portée
par Archinos. Elle était encore en vigueur au temps d'Aristote).
En dehors de ce cas, le droit de cité
ne pouvait être accordé que par une décision des plus
solennelles. En fait, les Athéniens, au Ve
siècle, ne l'avaient même pas accordé aux Platéens
(On sait que ceux-ci avaient une situation spéciale, équivalant
a peu près à la civitas sine suffragio [Isocrate,
Plataïque]). En 403-402, on le conféra aux démocrates
expulsés de Samos par Lysandre. Mais cet octroi collectif est resté
unique, et l'octroi individuel même, très rare. La démocratie
athénienne s'est montrée aussi rebelle à la cooptation
que n'importe quelle noblesse souveraine, et
pour les mêmes raisons : il y avait à Athènes le même
avantage à être citoyen qu'ailleurs à être noble.
Définition
de ce corps en théorie et en pratique.
La théorie est claire, mais la
pratique? Athènes n'avait pas d'état civil. Il y avait évidemment
des institutions à peu près correspondantes. L'enfant nouveau-né
était présenté par le père aux orgéons,
aux membres de la phratrie, car ces vieux cadres de la société
attique avaient conservé, au moins à ce point de vue, leur
réalité. Le fils adopté devait être présenté
aux membres du dème, ce qui avait déjà un caractère
plus officiel (l'inscription obligatoire sur les registres du dème
à 18 ans ne date que du temps de l'éphébie). Enfin,
quand le jeune homme atteignait l'âge de servir dans l'infanterie
(18 ans), il était inscrit sur le catalogue des hoplites. Ce catalogue
(avec la liste des cavaliers naturellement) était même le
seul instrument statistique sérieux dont on disposât : pour
les autres éléments de population, les orateurs, suivant
les besoins de la cause, oscillent au IVe
siècle entre les chiffres de 20.000
et de 30.000 citoyens, et nous-mêmes
ne tirons nos chiffres que d'inductions statistiques vraisemblables Quoi
qu'il en soit, toutes ces institutions ne fonctionnent que pour les gens
établis, ayant une famille, un domicile, une propriété
: mais les autres, la tourbe qui s'entasse dans les taudis de la ville
et du port? Quand on voit à quelles difficultés donne lieu
l'état civil pour des personnes qui se disputent des fortunes de
plusieurs talents, on imagine ce qu'il pouvait en être pour le bas
peuple. Après Chéronée
(337), Athènes essayera d'introduire le service universel par l'institution
de l'éphébie. Il est certain qu'on a voulu le rendre vraiment
universel, puisqu'on a institué une indemnité pour les éphèbes
retenus deux ans sous les enseignes. Il est non moins certain qu'on n'y
est pas parvenu, et que tout de suite on a dû rendre l'institution
franchement censitaire.
-
L'Éphébie
L'Éphébie
était une institution très générale; c'est
à Athènes qu'on peut le mieux l'étudier, mais nous
ne savons pas à quelle époque elle remonte.
L'éphèbe
est citoyen; son premier acte est de prononcer le célèbre
serment de vaillance et de fidélité à la patrie. Pendant
un an, il fréquente un des trois grands gymnases, l'Académie,
le Lycée le Cynosarge, y pratique le saut, la course, la lutte,
l'équitation le maniement des armes, la manoeuvre en pelotons. En
outre il y étudie les poètes, il apprend la musique, trouve
même le temps de s'attacher à un rhéteur ou d'écouter
Socrate aux carrefours.
Quand s'ouvre la
deuxième année, les éphèbes défilent
devant le peuple en guerre, ils poursuivent leurs exercices en rase campagne,
tiennent garnison dans les places fortes, font un service de gendarmerie.
Enfin, ils sont passés en revue par la Boulè et les magistrats
et ne se séparent pas sans avoir fait graver la liste de leur promotion,
avec un décret de remerciement ou d'éloge pour un maître
vénéré.
C'est une éducation
très libérale, variée, exaltant et développant
l'initiative individuelle; la tactique repose sur le principe de la «
file » : tous les combattants sont disposés l'un derrière
l'autre, le plus brave en tête; les autres le suivent aveuglément.
L'éphébie
commença de s'altérer dès la fin du IVe siècle
: l'obligation disparut, on admit les étrangers; le stage fut réduit
à un an et les études littéraires et artistiques passèrent
au premier plan. Le collège éphébique devint une association
de riches adolescents, réunis pour une éducation de luxe
sous la surveillance de l'État. |
Visiblement, pour les classes tout-à-fait
inférieures, l'État n'avait pas le moyen de saisir le conscrit
à l'âge fixé par la loi, ni celui de le retrouver ensuite
s'il n'avait pas rempli ses obligations : la sanction était absente.
Des gens ont dû usurper le droit de cité au lendemain même
de la restauration, mais ce n'est là qu'un fait exceptionnel. Le
fait que de faux citoyens se glissaient aux assemblées ou même
aux tribunaux, au contraire, devait être constant.
Pour les charges publiques, les candidats
devaient subir un examen appelé dokimasie qui suppléait assez
efficacement à l'état civil. On demandait au candidat à
l'archontat :
«
Quel est ton père? de quel dème est-il? comment s'appellent
le père de ton père, ta mère, le père de ta
mère, et de quel dème sont-ils? Observes-tu le culte d'Apollon
Patrôos et de Zeus Herkéios, et dans quels sanctuaires? as-tu
des tombeaux de famille, et en quel endroit? t'occupes-tu de tes parents?
payes-tu tes contributions ? as-tu rempli tes obligations militaires? »
Puis, sur tout cela :
«
Produis tes témoins ».
Mais on ne voit pas qu'aucun contrôle
sérieux ait été exercé à l'entrée
des deux corps réellement souverains, l'Assemblée du peuple,
et les jurys populaires.
L'Assemblée
du peuple, le Conseil et les prytanes; les magistrats.
Le corps qui exprime le plus complètement
la souveraineté populaire est l'Assemblée du peuple. Tous
les citoyens mâles adultes y ont accès. Pour que la pauvreté
ne rende pas le droit illusoire, on introduit,
après 403, l'indemnité d'assistance à l'Assemblée
: 1 obole, puis 2, puis 3 par séance 4. C'est l'extrême minimum
d'un salaire journalier au IVe siècle,
mais c'est suffisant pour permettre au boutiquier de la ville ou au portefaix
du Pirée de se déranger une quarantaine de jours par an,
- car il ne s'agit que de cela. La compétence de l'Assemblée
est illimitée, et ses décisions souveraines. Une précaution
a pourtant été prise pour empêcher que des coups de
tête n'introduisent dans la législation un désordre
constant. Au contraire des lois modernes qui se terminent par le dispositif
: « Toutes lois et tous décrets contraires à ceci sont
abrogés-», une loi athénienne
ne doit pas être en opposition avec une loi existante. Naturellement,
si le cas se produit, l'Assemblée peut abroger implicitement la
loi gênante en autorisant à passer outre, mais cette autorisation
est des plus solennelles, et l'auteur du projet de loi inconstitutionnel,
s'il ne s'en est pas muni, encourt des pénalités graves.
La sanction dépend du jury populaire.
Il est de fait qu'en matière de
droit privé au moins, l'Assemblée a étonnamment peu
innové au IVe siècle. Les
premiers codes écrits, ceux de Dracon et
de Solon, étaient toujours restés
la base du droit. Après la révolution des Quatre-Cents, une
commission fut chargée de recopier ces codes et de les mettre en
accord avec les réalités nouvelles sur certains points (par
exemple en changeant des tarifs qui ne répondaient plus à
la valeur des monnaies, considérablement diminuée). Ce travail,
interrompu par les Trente, fut achevé sous la démocratie
restaurée, et sanctionné par un vote de l'Assemblée.
Les lois de Solon ainsi retouchées ont régi la société
attique jusqu'au temps de Démétrius
de Phalère : nous verrons du reste que le pouvoir des jurys
rendait souvent cette stabilité illusoire.
L'Assemblée du peuple ne siégeant
que de loin en loin, il lui faut une représentation permanente :
c'est le Conseil des Cinq-Cents. il se compose de cinq cents membres tirés
à la fève pour un an parmi les Athéniens qui se présentent,
le nombre des représentants de chaque dème ayant été
fixé une fois pour toutes au temps de Clisthène.
Comme un même citoyen n'y peut siéger que deux fois, la majorité
des Athéniens y passe : même en supposant que la loi qui permet
de se présenter deux fois soit mise à profit universellement,
on voit que 7500 Athéniens différents y siègent en
trente ans. En matière de législation, le Conseil se borne
à voter préalablement tout projet qui doit être soumis
à l'Assemblée (probouleuma) : et ce vote préalable
peut même lui être imposé. Il existe pour cela deux
moyens : 1° l'Assemblée décide que le Conseil apportera
un projet sur tel objet dans tel délai; 2° elle vote un amendement
qui est souvent plus important que le texte même du Conseil (exemples
innombrables dans les inscriptions).
Mais, en matière d'administration,
ses attributions sont universelles, et son pouvoir de coercition allait
même d'abord, dans certains cas, jusqu'à prononcer la peine
de mort; après 403, les décisions de ce genre sont frappées
d'appel devant les jurys.
Enfin, Même avec l'indemnité
de 5 oboles par séance accordée à ses membres, le
Conseil ne peut siéger toujours (les prytanes doivent convoquer
le Conseil tous les jours sauf les jours fériés, mais on
sait combien il y a de jours fériés à Athènes)
: il est donc représenté en permanence par les prytanes.
La représentation des dèmes dans le Conseil a été
réglée de manière que chacune des dix tribus comptât
le même nombre de conseillers (50) et chaque tribu exerce la prytanie
pendant un dixième de l'année. Cette permanence est si effective
que les prytanes doivent souper ensemble dans la Tholos, foyer public de
la ville. Les prytanes n'ont d'autre fonction que de mettre en mouvement
les autres organes du gouvernement, Conseil et Assemblée, de les
convoquer, d'établir leur ordre du jour, de présider leurs
discussions. Mais ces fonctions ont encore paru si terribles à la
démocratie que, vers 365, on donne la présidence des assemblées
convoquées par les prytanes à neuf proèdres pris intentionnellement
dans les tribus non prytanes.
On voit avec quel luxe de précautions
la participation à la souveraineté est répartie aussi
également que possible entre tous les membres du Souverain. Reste
à prendre d'autres mesures pour que les agents d'exécution
de ce Souverain, les magistrats, ne puissent rendre illusoire sa souveraineté,
grâce aux forces qui leur sont confiées.
En premier lieu, ces magistrats sont extrêmement
nombreux. Il y a d'abord les plus anciens, les 9 archontes, qui règlent
les cérémonies religieuses et président les tribunaux.
Il y a ensuite les 10 stratèges qui commandent les forces militaires.
Puis les 10 apodectes, les 10 logistes et tous les collèges de magistrats
financiers qu'a multipliés le gaspillage et la méfiance démocratique.
Avec les fonctionnaires subalternes de police, astynomes, sitophylaques,
etc., 700 Athéniens exercent chaque année des fonctions publiques.
(On en compte 250 ou 260 dans Aristote (suivant qu'il a ou non compté
deux fois les logistes). Le chiffre de 700 (+ 550 gardes des arsenaux et
de l'Acropole) n'est donné
que pour le Ve siècle. Mais que
d'emplois subalternes ont dû subsister toujours!). Ils sont ou élus
ou tirés à la fève, mais le second mode de nomination
prévaut de plus en plus. La plupart ne siègent qu'un an (quelques-uns
quatre ans, de Panathénées
à Panathénées) et ne peuvent être renommés
aux mêmes fonctions (sauf les stratèges) On voit que tout
Athénien a chance de passer par plusieurs fonctions publiques dans
le cours de sa vie. Les pouvoirs de ces magistrats sont d'ailleurs strictement
limités, toujours contrôlés par le Conseil pour les
stratèges, particulièrement dangereux, l'Assemblée
émet à chaque prytanie un vote de confiance à mains
levées, dont le refus suffit à les déposer en cours
de charge.
On s'est donné beaucoup de peine
pour prouver que la plupart des charges publiques, encore au IVe
siècle, avaient été exercées par des gens bien
nés, riches, etc. C'est vrai, et, au surplus, la quasi-gratuité
de toutes les fonctions importantes suffirait à le faire supposer.
Il est certain aussi que ce n'était pas une chose complètement
indifférente. Quelque grande qu'on fasse la part de la vanité
dans les affaires humaines, on ne peut supposer que les conservateurs auraient
recherché ces fonctions s'ils n'avaient su que l'action administrative
amortissait, malgré tout, bien des menées démagogiques.
Mais conclure, de la prédominance des bourgeois, dans des places
où ils étaient à ce point tenus de court, à
leur gouvernement, c'est confondre administrer avec gouverner En réalité,
la plèbe rurale et surtout urbaine était l'élément
dirigeant dans l'Assemblée et les tribunaux, et c'est bien elle
qui gouvernait la République.
Les
jurys populaires, l'appel, l'Aréopage.
En effet, le second mode de représentation
du peuple souverain, le jury populaire, était à peine moins
complet et moins puissant que l'Assemblée. Il y avait dix chambres
de l'Héliée, comprenant chacune 500 membres, plus 1000 jurés
supplémentaires. Bien entendu, il ne faut pas se représenter
les 6.000 juges comme fonctionnant tous tout le temps. Socrate
a été jugé par 559 hommes. Le procès d'Harpale
a été jugé par trois chambres réunies (1500
membres).
Tout citoyen mâle adulte pouvait
se présenter au tirage à la fève, et l'indemnité
judiciaire, comme nous le savons, avait été instituée
la première (3 oboles) 4. Le jury prête naturellement le serment
de juger conformément aux lois; mais, en présence d'un code
vieux et confus, ses pouvoirs sont singulièrement étendus
5. En voici un exemple, donné par un plaidoyer d'Isée. Un
homme a testé, dans un moment où il était brouillé
avec ses neveux, et les a dépossédés au profit de
parents par alliance. Réconcilié avec eux, il a voulu, se
sentant malade, annuler son testament et a fait appeler le magistrat à
cet effet; mais les bénéficiaires de l'acte ont su empêcher
celui-ci d'entrer, et le malade est mort prématurément. Quoique
nous n'ayions que le plaidoyer des neveux, il semble permis d'affirmer
que le mort a bien réellement voulu annuler le testament et que
l'équité est de leur côté. Mais le testament
est reconnu inattaquable, et il semble qu'on ne pourrait soulever le procès
devant aucun tribunal moderne. Or, devant le jury athénien, les
neveux n'hésitent pas à demander l'annulation d'un testament
correct, pour un motif d'équité. Le cas est typique, mais
non pas unique dans les plaidoyers qui nous restent.
En matière pénale, l'arbitraire du jury athénien
est encore plus grand. Par compensation, ses verdicts ne sauraient enchaîner
la liberté des tribunaux futurs : il n'y a pas de jurisprudence
à Athènes.
Naturellement, les six archontes thesmothètes
ne sont pas tenus de mettre en branle l'Héliée pour tous
les procès qui surgissent entre Athéniens. Il y a d'abord
les juges de dèmes pour les causes infimes; puis tous les citoyens
inscrits au catalogue et ayant dépassé l'âge militaire
(60 ans) sont astreints à siéger comme diétètes
dans les causes civiles importantes. Il y a, de même, un grand nombre
de tribunaux pour les causes correctionnelles et criminelles Mais tous
les arrêts peuvent être frappés d'appel devant les jurys,
sans autres risques que ceux-qui résultent des frais de justice
(à la vérité considérables).
Il ne faut excepter qu'un cas : celui du
crime de sang, de l'homicide volontaire commis par un Athénien sur
un autre Athénien. Là, les Érinyes
de la victime ne peuvent être apaisées que par une série
de rites dont l'exécution même du criminel n'est qu'un détail;
et, de l'accomplissement de ces rites antiques et mystérieux, nul
n'a osé dépouiller l'Aréopage. Les conservateurs ont
même essayé, après 403, de faire rendre à ce
corps la garde des lois, c'est-à-dire le droit de juger si une proposition
de loi ou un verdict était inconstitutionnel. (Les lois d'Éphialte
et d'Archestratos sur l'Aréopage avaient été abrogées
par les Trente, mais il est sûr qu'elles furent rétablies
par la démocratie. On ne voit l'Aréopage agir en dehors d'un
cas de meurtre, au IVe siècle, que
dans l'affaire d'Harpale en 324). Pouvoir assez grand au fond (analogue
à celui du Conseil constitutionnel en France
ou de la Cour suprême des États-Unis),
mais qui pour cela même a été refusé énergiquement
à l'Aréopage. Il est vrai que ce conseil est composé
des archontes sortis de charge (qui entrent là pour le reste de
leur vie), et que les archontes sont maintenant des bourgeois quelconques
tirés à la fève : dans ces conditions on ne voit pas
pourquoi des pouvoirs augustes, autres que le jugement des faits-divers
les plus sensationnels, leur seraient confiés.
L'esprit de l'Aréopage était
démocratique au IVe siècle
: c'est pourquoi, après 403, on lui a rendu une certaine surveillance
des lois
Il faut se rendre à l'évidence
et ne pas se targuer d'en remontrer à Aristote qui s'y connaissait
en matière d'eschatè democratia : c'est bien la masse
pauvre qui domine, au IVe siècle,
dans les Assemblées et les Cours souveraines. C'est à elle
que s'adressent d'abord les orateurs, et l'appel, direct ou indirect, au
sentiment de son intérêt matériel, est toujours l'argument
qu'on lui donne à la fin, l'argument décisif. Il n'y a d'autre
recours contre ses décisions que ceux qu'on trouve en elle-même,
autrement dit dans ses sentiments, et, parmi ceux-là, un au moins
paraît assez efficace : l'esprit de famille. Le membre de l'Assemblée
et du jury est en général un père de famille. Le droit
des femmes n'a jamais été admis par la théorie démocratique
et la situation juridique des femmes a même fort peu changé
depuis Solon, quelles que soient les revanches éclatantes que, à
en croire Aristophane et Xénophon,
elles prennent dans la coulisse.
La
famille.
De plus, des limites d'âge sont
imposées presque partout pour les hommes, trente ans pour la stratégie,
quarante ans pour l'archontat; et le service militaire, le droit de récusation,
assurent une certaine prépondérance aux gens mûrs (non
dans l'assemblée; mais, dans les tribunaux, l'âge de trente
ans est requis). Le citoyen souverain a donc en général une
famille, et d'antiques croyances sur l'âme,
bien plus tenaces que la foi aux dieux olympiens,
lui font sentir l'utilité des descendants. Par exemple, on frappe
l'esprit d'un juré athénien en lui disant qu'un homme risque
de rester sans héritiers : il redouterait pour lui-même l'erreur
déplorable de ceux qui ne se survivent pas au foyer de gens de leur
sang. Dans la désagrégation de l'État, même
à Athènes où la solidarité familiale s'est
faite moins sensible qu'ailleurs dans le droit criminel 3, la famille a
tenu bon. Mais le sentiment dominant de la masse gouvernante est, comme
on pense, la défiance à l'égard de tous ceux qui représentent
une supériorité. Voyons comment « ont vécu »
ces diverses catégories de suspects, sinon de délinquants,
pendant cette Terreur adoucie qui, pour beaucoup d'Athéniens, a
duré la vie entière (403-322).
L'autorité.
Gens
qui exercent l'autorité et dans quelles conditions.
La première catégorie de
suspects est constituée par les hommes qui exercent l'autorité.
Malgré le principe qui ouvre les fonctions publiques au premier
Athénien venu, - malgré les indemnités multipliées,
- les charges principales, nous l'avons dit, sont aux mains de gens bien
nés, riches ou tout au moins aisés, et pourvus d'une culture
générale qui supplée dans une certaine mesure à
l'absence de compétence technique. Cette tendance permanente de
la démocratie avait été bien remarquée déjà
par l'observateur pénétrant qui a rédigé la
première 'Athenaiôn politeia :
«
Le peuple, dit-il, laisse très volontiers aux kalokagathoi
les charges élevées, celles qui entraînent plus de
responsabilités qu'elles ne rapportent d'avantages. Il ne tient
qu'aux emplois inférieurs, ceux qui nourrissent leur homme. »
(Xénophon).
On a même remarqué qu'il s'était
maintenu jusqu'au IVe siècle une
sorte de noblesse militaire; on constate le fait en parcourant les listes
de stratèges, on en mesure la portée en comptant ce que cette
noblesse a fourni de généraux marquants : Timothée
était fils de Conon, Ménesthée fils d'lphicrate, etc.
Le
gouvernement.
Mais l'action de tous les hommes qui ont
exercé l'autorité a été entravée de
toutes parts. Le seul moyen régulier de diriger le gouvernement
général, c'est d'être orateur et d'avoir l'oreille
de l'Assemblée. Une série d'hommes ont retenu ses faveurs
pendant un temps plus ou moins long Thrasybule dans les dix années
qui suivirent la restauration, Kallistratos dans les douze années
qui suivirent la reconstitution de la confédération délienne
(377-365), Aristophon ensuite, puis Eubule, enfin Démosthène.
Il n'est pas besoin de dire que leur mode
d'action était singulièrement vague, et, dans le temps même
où il était censé le plus effectif, sujet à
d'étranges éclipses : au moment qu'on marque comme l'apogée
du « gouvernement » de Kallistratos, celui-ci, sur le point
qui lui tenait le plus au coeur - l'alliance béotienne et la lutte
contre Sparte - n'a pu faire prévaloir sa volonté.
La
diplomatie.
C'est pourtant dans le domaine de la politique
extérieure que le peuple est le plus disposé à laisser
à ses meneurs une certaine liberté d'allures. Les ambassadeurs,
qui sont élus pour chaque circonstance spéciale, sont souvent
eux-mêmes des politiciens en vue, Thrasybule en 395, Kallistratos
en 374, Eschine et Démosthène
en 346.
Une certaine action diplomatique leur a
été ainsi rendue possible, d'ailleurs étroitement
subordonnée, nous venons de le voir, à la ratification populaire.
L'armée
et la marine.
En matière militaire, on pouvait
moins qu'ailleurs se passer d'hommes du métier, surtout à
une époque où la guerre devenait de plus en plus un art.
De fait, Athènes au IVe siècle
a connu des « stratèges » au sens propre du mot, Iphicrate,
Chabrias, Timothée,
plus tard Phocion qui fut réélu quarante-trois fois. Mais
ceux d'entre eux qui furent de vrais soldats ont répugné
de plus en plus à se servir des milices poltronnes et indisciplinées
que leur fournissait la cité la tendance à préférer
les mercenaires s'est accentuée d'autant plus librement que l'entretien
de ces forces retombait sur le stratège même (lequel se dédommageait
par le pillage), ou sur les riches de la ville. Charès a fini par
offrir le type achevé de ce chef de mercenaires, toujours en bons
termes avec le démagogue du jour, et rendant le nom d'Athènes
odieux au dehors.
Dans la marine surtout, la disparition
de la discipline s'est fait sentir. D'abord le stratège n'avait
pas d'action sur les commandants de vaisseaux, grâce à l'institution
de la triérarchie : le triérarque, responsable pécuniairement
de son bâtiment, n'a plus maintenant qu'un souci, celui de le tirer
sain et sauf d'une expédition. Nous avons un exemple curieux du
refus d'obéissance formel d'un triérarque et d'un pilote
vis-à-vis d'un ordre qu'ils jugent dangereux.
Quant au personnel inférieur, en
l'absence de toute inscription maritime, il se compose de plus en plus
d'une tourbe ramassée au hasard et régulièrement incomplète
(l'effectif théorique de la trière était de 200 hommes).
A partir de 370, il sera sans exemple qu'une flotte athénienne arrive
à temps sur un des nombreux théâtres où est
engagée la première puissance maritime de la Méditerranée.
La
justice et la police.
Nous avons constaté l'absence de
magistrature, et vu dans quelle mesure cette absence était palliée
par ce fait que les auteurs des lois étaient aussi ceux qui les
appliquaient. L'absence de ministère public avec sa conséquence,
la liberté illimitée d'action laissée au premier venu,
se traduisit par le développement de la sycophantie, ou, comme nous
dirions aujourd'hui, du « chantage »; ce mal devint si répandu
que la masse même dut prendre contre lui des précautions.
Il est plus difficile encore d'imaginer
l'absence de l'autorité qui rend possible l'action de la justice
criminelle, la police; là aussi, on avait eu recours depuis longtemps
à des mercenaires, pris non seulement en dehors d'Athènes,
mais en dehors du monde grec, les 1200 « Scythes ». Leur action
était probablement efficace en cas de tumulte ou de flagrant délit,
mais, en matière de crimes privés et occultes, nous trouvons
dans les orateurs de nombreux exemples de délits graves restés
impunis.
Les
finances.
Le seul domaine où se manifeste
un certain souci de la continuité et un certain respect de la compétence,
- et cela est caractéristique, - c'est le domaine financier. Non
seulement beaucoup de fonctions de ce genre, au lieu d'être annuelles,
duraient de Panathénées à Panathénées,
mais encore Athènes a eu au IVe
siècle une série de véritables financiers : Kallistratos,
Eubule, Lycurgue. La tâche qui consistait
à pourvoir à la fois aux besoins d'une politique extérieure
ambitieuse, et d'une assistance publique dévorante, sans écraser
complètement les riches, n'était pas aisée à
remplir, et même les hommes que nous venons de nommer n'y ont pas
suffi, malgré des trésors d'ingéniosité.
Les
travaux publics.
Les travaux publics étaient également
dirigés par des commissions temporaires sans cesse renouvelées.
Ici du moins le mal était pallié par la nécessité
absolue de confier l'exécution à des architectes de profession.
D'ailleurs la première moitié du IVe
siècle a été une période de stagnation. Les
temples que Périclès et Nicias
avaient laissés inachevés sont restés en cet état
jusqu'à l'époque de Lycurgue (par exemple le temple d'Eleusis)
: même en matière militaire, Athènes n'a eu qu'après
Chéronée des murs en pierre avec fossés, répondant
aux progrès de la poliorcétique. Cependant les constructions
navales ont été menées à bien, les docks que
les Trente avaient systématiquement détruits se sont relevés,
et, vers 330, un arsenal somptueux fut entrepris par Philon.
La
responsabilité, procès constants.
Mais, en dehors même des institutions
qui leur rendaient si difficile toute action continue, l'action intermittente
et limitée de ces hommes était paralysée par les responsabilités
écrasantes qu'elle entraînait. La première qualité
requise d'un Athénien qui prétend se mêler aux affaires
publiques n'est pas la connaissance technique du champ où s'exerce
son activité, mais le talent de se défendre contre les accusations
que lui intentera certainement un harangueur jeune et entreprenant. Et
il y va régulièrement de sa fortune et de sa vie. Thrasybule
n'a échappé à une catastrophe que par la mort : ses
amis ont été poursuivis (387) .
Kallistratos a fini par la main du bourreau
(360). Aristophon se vantait d'avoir répondu à soixante-quinze
accusations d'illégalité. On verra les luttes épiques
d'Eschine et de Démosthène. De même pour les ambassadeurs
: un de ceux qui avaient négocié avec le Grand Roi en 367
a été condamné à mort. Quant aux stratèges,
c'est le gibier de choix, et tout insuccès militaire se traduit
pour eux par des poursuites capitales. Timothée laissa sa fortune,
qui était énorme, dans le procès de 373. La défaite
d'Embata entraîna une hécatombe, et Iphicrate lui-même
aurait succombé s'il n'avait mis un terme à la plaisanterie
en montrant dans le prétoire un cortège menaçant de
vétérans. Après le désastre de Chéronée
(338) les Athéniens prendront une brillante revanche en punissant
de mort l'infortuné bourgeois qu'ils avaient condamné à
commander leur armée, Lysiklès; quant à Charès,
le plus responsable puisqu'il était le seul professionnel, il devra
à ses relations avec les démagogues en renom de n'être
même pas inquiété. Seuls, les financiers, qui sont
par définition des gens éminemment solvables, se tirent généralement
d'accusations immanquables au prix de leur fortune. (Les procès
pour redditions de comptes sont incessants; Lycurgue lui-même n'y
échappa que par la mort). Et toutes ces sanctions, généralement
imméritées, toujours distribuées au hasard, sont d'autant
plus graves qu'elles ne se donnent pas dans le silence des bureaux, mais
s'accompagnent de cet étalage d'injures réciproques, de diffamations
et de calomnies.
La richesse.
Une seconde catégorie de suspects
est constituée par les riches. Athènes, si longtemps État
pauvre, était devenue pendant ses soixante-dix ans d'hégémonie
une ville opulente. Les désastres de la guerre décélique
avaient porté sans doute de rudes atteintes à cette prospérité
: un des résultats les plus sensibles de la chute de l'empire, pour
le particulier athénien, fut la perte des créances nombreuses
engagées à travers la mer Égée.
Mais les relations nouées au temps de l'hégémonie
ne pouvaient se rompre si vite, et, malgré l'interruption de la
guerre de Corinthe, elles rendirent au port du Pirée son mouvement,
à la place d'Athènes ses capitaux. Vers 378-377, le chiffre
du capital attique était remonté à 20.000
talents au moins, et, si ce chiffre exprimé en argent ne représente
plus la même valeur au IVe siècle
qu'au Ve, il est probable qu'alors on n'en
eût trouvé l'équivalent dans aucune cité méditerranéenne.
La
richesse athénienne, sa répartition, l'hérédité.
Or, cette richesse était assez
inégalement répartie, plus inégalement même
au IVe siècle qu'au Ve,
comme le prouvent les enquêtes qui aboutirent, en 378-377, à
la régularisation de l'eisphora (impôt sur le capital).
En tête de la société attique, au point de vue économique,
venaient les Trois-Cents, avec 5 talents de fortune au moins. Au-dessous,
les Douze-Cents avec 2 t. et demi. Au-dessous encore, 12.000
hommes environ avaient au moins 2500 drachmes, et la classe qui n'atteignait
pas ce chiffre était plus nombreuse encore, avant que les fondations
de clérouquies qui suivirent la reconstitution de l'Empire ne renversassent
légèrement la proportion.
De plus, cette richesse paraît avoir
été assez stable. Les familles dont l'illustration remontait
le plus haut dans l'histoire attique ont conservé en général,
au IVe siècle, une bonne situation
de fortune. La plupart des grandes fortunes dont il est question dans les
plaidoyers du temps remontent au siècle de Périclès.
La recrudescence d'activité qui se manifeste au Laurion, au milieu
du IVe siècle, a seule amené
l'apparition de fortunes subites et importantes. C'est que le droit successoral
était resté le même qu'au temps de Solon. Le partage
égal n'avait lieu qu'entre fils. Le testament s'accompagnait généralement
d'une adoption, et l'adopté était pris parmi les parents
consanguins. En somme la richesse entrée dans une famille n'en sortait
guère que par dilapidation formelle - ou par l'intervention de l'État.
Charges
publiques, les procès.
Mais c'est là justement que résidait
le danger, car l'État, c'était l'Assemblée et le jury.
Or, l'Assemblée accumulait les charges sur la richesse même
moyenne. Les plus riches citoyens subvenaient depuis longtemps à
la triérarchie (entretien des navires de guerre). La seconde catégorie
subvenait à la chorégie (entretien des choeurs dramatiques)
et autres liturgies semblables. Les uns et les autres, quand ils étaient
qualifiés militairement, devaient entretenir un cheval, et cette
obligation n'était pas vaine depuis que la cavalerie comptait sur
les champs de bataille. A partir de 378-377, l'eisphora devint une charge,
sinon permanente au moins normale, qui pesa assez lourdement sur la troisième
classe; celle-ci, qui jusqu'alors n'avait supporté que les frais
du service d'hoplite, fut taxée plus fortement que les classes payant
les liturgies; son capital imposable égala les deux cinquièmes
du capital réel, non le cinquième comme pour les riches.
Plus tard, les Trois-Cents furent astreints à faire à l'État
l'avance de l'impôt (proeisphora); en compensation, l'office
de la triérarchie, après une première réforme
qui l'étendit aux liturges (357), fut étendu à toute
la population (340), et rendu strictement proportionnelle à la fortune.
Mais les tribunaux étaient plus
redoutables que l'Assemblée, car les fortunes tant soit peu importantes
étaient exposées à des procès constants : on
a vu quelle étendue avait pris le mal de la sycophantie. Or, les
condamnations à des dommages-intérêts en matière
civile, à des amendes en matière criminelle, étaient
entièrement arbitraires. La confiscation était courante.
« Ce n'est pas un métier d'être riche à Athènes
», déclare Isocrate.
Les
métèques riches.
La situation était peut-être
un peu meilleure pour les non-citoyens, pour les métèques.
Les occasions de s'enrichir étaient, nous le répétons,
plus abondantes à Athènes qu'ailleurs, et le droit solonien,
appliqué aux métèques, permettait la conservation
de familles riches ou aisées parmi eux . Or, les métèques
riches ne payaient pas la triérarchie, qui les eût mis dans
le cas de commander à des Athéniens, mais seulement les liturgies
ordinaires. Pour les métèques aisés, le service d'hoplite
était réduit au service de place. Ils supportaient, à
la vérité, des taxes spéciales. Mais, n'étant
pas engagés dans les querelles de factions athéniennes, ils
ne couraient que les risques de procès privés comme celui
où nous trouvons impliqué le fils du richissime affranchi
Pasion. Bref, les métèques avaient tort de rechercher par
vanité le titre de citoyen, et nous voyons des triérarques
dire, en ricanant des infortunes d'un métèque qui a eu cette
dispendieuse bonne fortune : « Il sait maintenant ce qu'il en coûte
d'être citoyen d'Athènes. » En dernière analyse,
leur fortune se défendait mieux, parce qu'étant donnée
l'interdiction d'acquérir de la terre, elle consistait surtout en
capitaux mobiliers.
Comment
le capital mobilier se défend, l'esclavage.
Car c'est surtout la propriété
immobilière qui résistait mal. La propriété
mobilière échappait mieux; elle se dissimulait plus aisément.
En cas de danger, elle émigrait sans trop de peine. Enfin, elle
était plus rémunératrice, surtout dans l'industrie,
grâce à l'extension de la main-d'oeuvre servile. Nous manquons
malheureusement de renseignements sur ce point. Nous n'en avons qu'un pour
le Ve siècle, qui prouve que 20.000
esclaves représentaient une forte proportion du capital servile
total. Nous n'en avons qu'un aussi pour le IVe
siècle (338), et il ne donne qu'indirectement le chiffre de 150.000
esclaves. Mais il est sûr que le prix de 200 drachmes pour un esclave,
courant dès le début du Ve
siècle, était encore usuel au IVe.
Or, il ne représentait plus du tout la même valeur, et ceci
indique que l'offre s'était multipliée sur le marché
d'Athènes. Ce développement de l'esclavage
n'était d'ailleurs pas un phénomène heureux pour la
moralité des classes riches. Il semble être normal, au IVe
siècle, qu'un Athénien ait des capitaux importants engagés
dans des maisons de prostitution. Même dans le cercle de la famille
et au foyer, certains inconvénients de l'institution apparaissent
crûment dans cette phrase prononcée par Démosthène
en pleine tribune :
«
Nous avons des épouses pour perpétuer notre nom, des concubines
pour nous soigner, et des courtisanes pour nous divertir ».
Si on se rappelle le scandale qu'avait causé
la liaison, relativement innocente, de Périclès avec Aspasie,
on appréciera le progrès à rebours fait en un domaine
où l'hypocrisie est beaucoup plus qu'un hommage rendu à la
vertu.
Les intellectuels
et la démocratie.
Un troisième genre de supériorité,
qui devait naturellement susciter l'envie démocratique, était
la supériorité de culture ou d'intelligence.
La société hellénique,
et la société athénienne en particulier, avait eu
de tous temps le respect de la supériorité intellectuelle;
elle avait fait une auréole aux Sages de jadis. Au Ve
siècle, nous avons vu qu'il s'était trouvé des hommes
pour faire de l'éducation intellectuelle un métier, et de
l'intelligence une arme contre la tyrannie menaçante du nombre.
Ce courant se dédoubla ensuite. D'un côté parurent
les maîtres qui, acceptant le milieu démocratique comme une
fatalité, préparèrent les hommes qui se destinaient
à agir dans ce milieu, et formèrent les orateurs du IVe
siècle. De l'autre, certains hommes se consacrèrent uniquement
à conserver une élite cultivée, abstraction faite
de toutes préoccupations politiques éphémères.
Mais cette attitude, n'alla pas, dès le début, sans un dédain
marqué pour la foule, ses croyances, ses opinions, ses intérêts;
et la démocratie athénienne, après diverses marques
de défiance, fit sur l'un de ces amis de la sagesse un exemple qui
a retenti à travers les siècles.
Le
procès de Socrate, 399.
Au début de la guerre
du Péloponnèse vivait dans Athènes un homme de
quarante ans environ, fils d'un faiseur d'images saintes, lui-même
bourgeois modeste d'Alopèce : Socrate.
Il s'était de tout temps distingué par son aptitude à
la réflexion et son goût pour la spéculation. Il avait
suivi avec un intérêt passionné les exercices des professeurs
de sagesse alors si nombreux dans la capitale de l'empire, et toute cette
jonglerie intellectuelle lui avait déplu comme dégradant
l'intelligence. Il s'était attaché à battre les sophistes
avec leurs propres armes, sans faire appel aux préjugés vulgaires,
mais en tirant seulement les conséquences de leurs raisonnements
et en leur montrant combien, tout en prétendant mépriser
la foule, ils se mettaient en réalité sous sa dépendance.
La jeunesse riche et brillante, qui fréquentait ces discussions,
avait bientôt remarqué Socrate et pris parti pour lui. L'opinion
moyenne, représentée par Aristophane, l'attaqua d'abord légèrement
sans bien le distinguer de ses adversaires, comme elle attaquait tout ce
qui émergeait peu ou prou. Mais l'opinion démocratique devint
plus hostile quand elle retrouva, parmi les ambitieux et les réactionnaires,
tous les admirateurs de Socrate, Alcibiade
comme Critias.
Enfin, avec l'âge, le bonhomme devenait
radoteur, obstiné et agressif : lui, que les jeunes gens venaient
chercher, vers 420, pour confondre les sophistes en renom, arrêtait
maintenant les passants pour leur poser des cas de conscience. C'était
déjà le terrible Socrate des premiers dialogues platoniciens.
Un incident avec deux des Trente, Khariklès et Critias, montrera
dans quelle atmosphère psychologique se préparait la catastrophe
:
[Socrate avait parlé
de mauvais bergers, qui diminuaient le nombre des boeufs confiés
à leurs soins; Critias et Khariklès lui rappellent qu'ils
ont défendu d'enseigner l'art de la parole aux jeunes gens] :
«
Je suis prêt, dit Socrate, à obéir aux lois; mais,
afin qu'il ne m'arrive pas de les enfreindre par ignorance, voici ce que
je veux clairement savoir de vous. Faites-vous consister l'art de la parole
dans ce qui est bien dit ou bien dans ce qui est mal dit, quand vous défendez
de s'en servir? Si c'est dans ce qui est bien dit, il est clair qu'il faut
s'abstenir de bien dire; mais si c'est dans ce qui est mal dit, il est
clair qu'il faut essayer de dire bien ».
Alors Khariklès
:
«
Puisque tu ne comprends pas, Socrate, nous te défendons de parler
aux jeunes gens : voilà qui est net. - Afin donc, reprend Socrate,
qu'il ne soit pas douteux que j'observe les ordonnances, fixez-moi jusqu'à
quel âge les hommes sont censés jeunes gens. - Tant qu'on
n'a pas l'âge pour être sénateur, faute de raison :
ne parle donc pas aux hommes au-dessous de trente ans. - Ainsi, si j'achète
à un homme de moins de trente ans, je ne pourrai lui demander combien
il vend? - Passe pour cela. Mais tu as la manie, Socrate, d'interroger
toujours sur ce que tu sais parfaitement. Épargne-nous tes questions
absurdes... »
Et Critias :
«
Oui, Socrate, il faudra laisser là les cordonniers, les charpentiers
et les forgerons; il y a longtemps que tu les assommes à force de
les faire figurer dans tes entretiens. - Et faudra-t-il laisser là
aussi le juste, le saint, et tout ce qui s'ensuit? - Oui, par Zeus, et
même les bouviers : autrement, tu vas contribuer aussi à diminuer
le nombre des boeufs-».
La démocratie
restaurée fut moins accommodante que les Trente. En 399 Socrate
se vit accusé d'avoir méprisé les divinités
nationales et corrompu la jeunesse. Sa vie privée et publique, irréprochable,
l'aurait peut-être sauvé, s'il ne s'était estimé
trop vieux pour disputer quelques années de vie en s'humiliant suivant
l'usage devant la canaille judiciaire. Condamné à boire la
cigüe, il couronna sa carrière par une mort qui a plus fait
que tout son enseignement pour son influence posthume.
Le coup frappé
sur Socrate a marqué pour jamais l'antagonisme entre la démocratie
athénienne et l'élite intellectuelle grecque. Non que cette
démocratie n'ait rencontré au
temps de sa puissance des flagorneurs : il faut reconnaître pourtant
que leur voix discrète est rarement parvenue jusqu'à nous.
Au reste elle n'était pas particulièrement gênante
pour les spécialistes. Les artistes, excellents, bons ou médiocres
(si tant est qu'il y eût des artistes médiocres à Athènes)
ont travaillé pour ses représentants et multiplié
les portraits de ses démagogues comme ils eussent fait pour tout
public payant. Les savants ont continué à profiter des renseignements
multiples que ne pouvait manquer de leur offrir la première place
de commerce de la Méditerranée.
Les
philosophes. Athéniens et étrangers.
Mais l'élite
de l'élite s'est fixée dans une attitude hostile. Beaucoup
de ces hommes étaient Athéniens et ont battu froid à
la cité meurtrière; Platon jugea
prudent de voyager longuement. La suite lui a prouvé qu'il s'exagérait
les dangers que lui faisaient courir ses spéculations : il s'est
même trouvé, dans l'Antiquité et de nos jours, des
gens pour lui faire remarquer que, s'il avait vécu dans un de ces
États bien policés dont il rêvait, il n'aurait pu parler
impunément du régime existant sur le ton de mépris
soutenu avec lequel il a parlé du Démos attique. Mais le
divorce était prononcé entre la cité et ses philosophes.
En revanche, les
métèques intelligents ont continué à fréquenter
Athènes. C'était un cabinet de travail incomparable. Aristote
n'aurait pu recueillir ailleurs tous les matériaux de son énorme
enquête. Et d'ailleurs l'étranger pouvait considérer
avec détachement des maux dont il ne souffrait pas.
Le
dégoût de la chose publique.
En effet, ce qui
domine de plus en plus chez tous les intellectuels, à mesure que
s'affirme le régime démocratique, c'est le désir de
s'abstraire de toute action politique. Le cosmopolitisme qui va marquer
la philosophie de l'époque suivante s'annonce dès Socrate,
dès la prosopopée des Lois. Sans doute, on ne pourrait
(rencontrer une page plus éloquente sur la patrie in abstracto,
mais cette page s'applique à Corinthe ou à Mégare
aussi bien qu'à Athènes. Le Socrate vrai aurait dit simplement
qu'il lui était insupportable de vivre hors de la ville «
couronnée de violettes. » Le Socrate du Phédon
est capable de sentir vivement la nécessité de l'obéissance
à la patrie; il ne sent plus l'amour instinctif et unique pour le
lieu natal il n'aime plus Athènes.
Au reste la démocratie
athénienne n'avait pas tort, de son point de vue, de se méfier
de toutes ces sortes de gens. Elle sentait fort bien qu'ambitieux, riches
et intellectuels ne seraient jamais ralliés, tout au plus résignés
- et mal résignés. Le régime qui sera inauguré
à la fin de cette période (322) rencontrera une approbation
générale parmi eux. Mais ce régime sera devenu si
antinational à Athènes, si peu patrios politeia, qu'il
ne pourra s'établir que par les lances macédoniennes. (E.
Cavaignac). |
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