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Arioste

Ludovico Ariosto, dit l'Arioste, est l'un des plus grands poètes de l'Italie, né à Reggio, le 8 septembre 1474, mort à Ferrare le 23 décembre 1533. Originaires de Bologne, les Arioste devaient leur nom à une terre de la commune de Pianero, appelée Riosto; c'est vers l'an 1300 que l'un des membres de la famille alla s'établir à Ferrare, où il fit souche. Le père de Ludovic fut Nicolas, qui avait été fait comte en 1469 par l'empereur Frédéric III, à son passage à Ferrare, ainsi que ses deux frères. Sa mère, Daria, était la fille de Gabrielle Malaguzzi, lui-même poète estimable, et Arioste avait coutume de dire qu'il avait reçu ses dons poétiques dall'utero della madre. L'aîné de dix enfants, il vint au monde pendant que son père était gouverneur de la citadelle et du pays de Reggio, et sa jeunesse s'écoula successivement à Rovigo, à Modène et à Ferrare. 
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L'Arioste.
Ludovico Ariosto (1474-1533).

Lui-même embrassa la carrière des armes, et, contraint par la modicité de sa fortune, après avoir commandé quelque temps le château de Canossa, il entra en 1503 au service du cardinal Hippolyte d'Este. Mais à cette époque le poète avait fait ses débuts, et il était déjà célèbre dans cette ville de Ferrare qui venait enfin de s'éveiller à la culture littéraire, sous le gouvernement de Lionel d'Este. L'éducation de Ludovic, faible de santé et enfant gâté d'ailleurs, avait été relativement assez négligée, si l'on en croit ce qu'il dit lui-même dans des vers adressés à Bembo, en 1531 : « Passé vingt ans, j'avais encore besoin d'un maître. » Ce maître, qui dirigea en effet ses études vers 1494 ou 1495, fut Grégoire de Spolète. De ces années datent les premiers vers d'Arioste, vers latins et vers épicuriens. A la veille de l'invasion de Charles VIII, de la guerre et des malheurs dont est menacée la patrie italienne, celui qui devait écrire plus tard la fameuse invective à l'Italie esclave, « Sentine de tous les vices », endormie sous Ies jougs successifs de tous les peuples qu'elle avait jadis asservis, n'a encore souci que de ses plaisirs :

Me nulla tangat cura, sub arbuto 
Jacentem aquae ad murmur cadentis,
D'autres poètes prenaient les mêmes événements plus au tragique : Cariteo, Piero de'Ricci, jusqu'au froid Tebaldeo s'emportèrent contre les conquérants et le bouffon Antonio Cammelli se sentit tout d'un coup. secoué d'un frisson patriotique. Le jeune poète n'en devint pas moins très rapidement célèbre, puisqu'il figure dans la Venatio d'Ercole Strozzi, dont la scène se passe en 1496 et qui ne vit pas le jour après 1503, à côté de Bembo, de Tebaldeo, de Pontano, de Strozzi l'ancien. C'est de 1495 à 1503 qu'il composa la plupart de ses poésies latines. Après avoir chanté Filiroe en vers dignes de l'ode amoureuse d'Horace et de l'élégie tibullienne, il se sentit ramené un instant à de plus graves pensées par la mort de son père (1500). 

Puis vinrent des embarras de famille, de précoces déceptions, dont il nous a laissé le récit mélancolique dans sa IIe satire. Parmi ses amis de cette période de sa vie l'on voit Michele Marullo, le poète érudit, grec devenu latin, et Bembo, le futur cardinal puriste, qu'il eut au moins une fois pour rival en amour. Il s'agissait d'une certaine Panfile qu'après avoir aimée Arioste cingla cruellement dans son épigramme 'De Eulalia. Ses vers latins ont des qualités assez différentes de ses vers italiens. Sobre, dense, ramassée, Âpre et même, selon le mot de Giraldi, duriuscula, sa poésie latine a toute la perfection classique. Foscolo jugeait que c'est à l'usage du vers latin qu'il dut cette précision et cette justesse qui distinguent son style italien. 

L'année 1504 clôt la première période de la carrière poétique de l'Arioste; il abandonne, pour l'italienne, la langue latine. Ce fut un mouvement général : la Renaissance, enfin, se faisait nationale. Reprenant l'oeuvre de Dante et des trecenti, Bembo conseillait aux poètes d'écrire dans la langue de Pétrarque; il donnait l'exemple, et, avec l'aide du bon sens et des femmes, il triompha des latinistes. Ercole Strozzi, lui-même, aux prières de Barbara Torella, consentit à délaisser les muses latines. Vers 1503, donc, Arioste se mit à l'Orlando, qu'il ne devait plus guère abandonner, pendant treize ans, ni même jusqu'à la fin de sa vie, si ce n'est pour un court travail, une ode, une satire, une comédie

Celui qui, comme poète, devait si magnifiquement décrire les batailles et les combats singuliers, prit part, comme soldat, à plusieurs engagements : il était à Padoue et, avec trois autres Arioste, à Polesella, où le cardinal Hippolyte fit des prodiges de valeur. Peu de temps après, on le retrouve à Rome ou il était venu témoigner en faveur de son protecteur, accusé d'un abus de pouvoir vis-à-vis des moines de Nonantola : en 1512, il se dévoue encore pour accompagner dans sa fuite le duc Alphonse qui eut tant de peine à échapper à la colère du pape Jules II.

C'est vers cette époque (1513) qu'il rencontra, aux fêtes de la Saint-Jean, à Florence, Alexandra Benucci Zampella, qui fut l'affection sérieuse de sa vie. On n'est pas sûr s'il l'épousa, cela est peu probable. Ils demeurèrent toujours en des maisons séparées, comme on le voit dans diverses lettres d'Arioste où il parle d'Alezandrina. L'amour profond qu'il lui portait fait éclater de passion le capitolo VI qu'il écrivit dans les premiers temps de leur liaison et la charmante canzone, un peu antérieure, Non so s'io potrò ben chiudere in rima, délicieuse déclaration d'amour.

Le cardinal Hippolyte n'en voulait pas moins qu'Arioste se fit prêtre; il l'en supplia à plusieurs reprises, mais le poète faisait la sourde oreille. Les ordres, d'ailleurs, n'auraient sans doute que fort peu modifié sa carrière : il fût devenu cardinal, lui aussi, et rien ne l'eût empêché de publier l'Orlando ni d'aimer la Zampella. Peut-être que ces insistances refroidirent un peu le dévouement d'Arioste, car il refusa de le suivre en Hongrie, « pour beaucoup de raisons, toutes bonnes ». Le cardinal le traita d'homme sans fidélité et sans coeur et, gros malheur pour un gentilhomme poète et pauvre, lui retira les pensions et les bénéfices qui, tout minces qu'ils étaient, doraient un peu sa vie. 

Fort dépourvu, Arioste trouva heureusement chez le duc Alphonse le vivre et le couvert, augmentés de sept écus d'or par mois. Cette libéralité lui fut conservée jusqu'à sa mort, et, comme il demeurait hors du palais ducal, on lui envoyait chez lui les vivres auxquels il avait droit. Il ne devait jamais rentrer dans les bonnes grâces du cardinal, qu'il avait loué à l'excès dans l'Orlando et dont il se plaint grièvement dans sa VIIIe satire, vilain procédé peut-être, mais pour lequel il faut plaindre plutôt que blâmer, le poète. Hippolyte d'Este mourut assez laidement, en 1520, des suites d'une gloutonnerie.

Arioste, à ce moment était illustre, I'Orlando avait déjà eu deux éditions, la Cassaria et les Suppositi avaient été représentés avec magnificence au Vatican et c'était à la prière de Léon X qu'il avait achevé le Negromante. Il fut, en 1522, nommé commissaire ducal dans la Garfagnana, mission de confiance, mais fort pénible et qui n'allait guère au poète. Il ne se sent nullement fait, écrit-il, pour gouverner les hommes, surtout selon la méthode du temps : il a trop de pitié et n'ose refuser rien de ce qu'on lui demande. Mais ce ne sont dans les quatre-vingts bourgades de son gouvernement que discordes intestines, pillages, voleries, assassinats. On dit qu'une fois, des brigands qui l'avaient arrêté le relâchèrent sans rançon en apprenant le nom de leur prisonnier; ce n'était encore qu'à demi encourageant. Il résolut donc de mettre la justice avant la miséricorde et de gouverner fermement dans les intérêts de son maître. 

Le duc le secondait mal, Arioste se plaint que l'on défait à Ferrare ce qu'il fait à Castelnuovo. Il se plaint non tant pour lui « que pour l'honneur de l'office qu'il remplit », et tout en demandant son rappel, il ajoute : « Tant que je serai. à mon poste, je n'aurai d'autres amis que la justice », belle parole qui honore l'homme dans le poète. Il revint, au mois de juin 1525, à Ferrare, qu'il ne devait plus guère quitter. Il acheta un terrain rue de Mirasole et s'y fit construire une petite maison. Retiré là, il passait la moitié de son temps à corriger l'Orlando et le reste à bouleverser son jardin; car il était le même en tout et son besoin de la perfection ne lui permettait pas de rester plus de trois mois sans toucher à ses vers ou à ses plantations. Il mit encore la deuxième main à ses comédies pour plaire au duc qui les faisait jouer sur un théâtre dont le poète avait lui-même la direction. Ce ne fut que peu de temps avant sa mort, au mois d'octobre 1532, que parut l'édition complète et définitive de son poème; il le présenta à Charles-Quint, de passage à Mantoue, et l'empereur couronna solennellement de ses mains le divin Arioste comme avait été couronné Pétrarque au Capitole. 

De retour à Ferrare, la maladie qui l'inquiétait depuis près de vingt ans, une sorte d'anémie, d'épuisement général, s'aggrava subitement et il mourut assisté par son fils Virginio, dans sa cinquante-neuvième année. Il avait lui-même composé son épitaphe.

Arioste était de grande taille, il avait les cheveux noirs, légèrement crespelés, le front haut et large, les yeux très noirs et très vifs, les sourcils bien arqués, le nez aquilin. Maigre et le teint presque olivâtre, il avait la barbe rare et fut chauve dès l'âge de quarante ans. Son portrait moral est plus difficile à fixer, assez plein de contradictions. Très délicat et très digne, il lui répugnait de vivre aux dépens d'autrui, autrui fût-il un duc ou un cardinal; pauvre il s'y résigna assez facilement, malgré les dégûts qu'il ne laisse voir que dans ses satires. Mais de ce côté il ne s'en montre pas moins bien supérieur aux moeurs de son temps; il a conscience de son joug et s'en montre impatient. C'était un coeur bon et droit; il le prouva dans ses relations avec sa famille et ses amis; les contemporains en témoignent, et l'Arétin lui-même, qui écrit dans le prologue de sa Cortigiana : « Outre ses vertus, il était la bonté même ». 

Pour son malheur, dit un de ses biographes, il fut trop enclin aux amours. C'est que les poètes gardent mal les secrets de leurs plaisirs et de leurs souffrances. Arioste ne fut pas le débauché qu'il était à la mode d'être en son temps, bientôt le temps de l'Arétin; il éleva avec tendresse son fils Virginio qu'il avait eu en 1509 d'une certaine Orsalina, et il semble que la Strozzi, qu'il aima passionnément, avait fini par le fixer, autant, du moins, que le permettait sa nature même. Quelque légère qu'ait été la conduite privée d'Arioste, le poète aurait pu encore donner des leçons de morale au cardinal Hippolyte d'Este, son premier protecteur, qui pourtant lui reprocha un jour certains passages de son poème, où il voyait trop de coglionerie. Peut-être n'y vit-il pas autre chose.
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L'Arioste, par Titien.
L'Arioste, par  Titien (1515).

L'Orlando furioso.
L'Orlando furioso (Roland furieux)' n'est pas une de ces oeuvres qui apparaissent isolées dans l'histoire littéraire, sans lien avec ce qui précède. C'est, au contraire, comme le résumé de toute une littérature, le dernier roman de chevalerie, celui où se condensent toutes les qualités du genre, qui n'en a aucun des défauts et qui, enfin, est écrit par un grand poète. Rien d'inventé, rien d'ajouté que ces traits de maître, qui d'un informe amas de récits épiques, font un chef-d'oeuvre de style, de composition et d'esprit. Arioste, il faut le reconnaître, n'était pas le premier qui eût « débrouillé l'art confus» des vieux trouvères : Pulci avait écrit le Morgante maggiore et Boiardo, l'Orlando innamorato, dont l'Orlando furioso n'est, en somme, que la continuation. Mais d'un poème à l'autre quelle différence et quel progrès. 

C'est, sur un vieux thème, une poésie toute nouvelle. Si, en effet, l'Arioste accepte le sujet ébauché par Boiardo, il ne lui prend guère autre chose, a peine quelques personnages et, sauf Angélique, des noms plutôt que des personnages, car ils n'auront, dans le nouveau poème que des rôles secondaires : littérairement, l'Orlando furioso, avec son ironie atténuée, procède plutôt du Morgante maggiore que de l'Orlando innamorato. Des autres sources auxquelles puise le poète; on reconnaît Giron le Courtois, Tristan, Lancelot du Lac, les romans de la Table Ronde. A ces vieilles fictions populaires il emprunte les aventures, les épisodes, la couleur chevaleresque, mais c'est à l'Antiquité classique qu'il avait demandé la netteté de la pensée et la perfection de la forme. Il imite les Anciens, et même traduit les plus beaux passages de leurs oeuvres ; mais il imite en maître, traduit en grand poète et surpasse ses modèles, qu'ils soient l'Enéide, les Métamorphoses, la Thébaïde ou les Argonautiques. On dirait qu'en imitant Virgile, ont remarqué Ranke et Pasquale Villari, il remonte d'instinct jusqu'à Homère, et retrouve, par la puissance de la fantaisie, la fraîcheur originelle de I'Iliade.

Dès son apparition, l'Orlando furioso fut proclamé un poème « très beau en toutes ses parties et en quelques-unes admirable ». C'est ainsi que s'exprime Machiavel dans une lettre adressée en 1547 à Luigi Alamanni. Trissino, en comparaison de l'Orlando, compte pour rien ses propres ouvrages et Bernardo Tasso affirme qu'il n'est personne, jeune ou vieux, homme ou femme, savant ou ignorant, qui puisse se contenter de ne le lire qu'une seule fois. Le Tasse avait pour l'Orlando  une admiration enthousiaste; il appelait Arioste, Homère, l'Omero ferrarese, et avouait que « les lauriers de Miltiade l'avaient souvent empêché de dormir ». 

Eclipsé au XVIIe siècle par le Tasse, plus conforme au goût classique, Arioste retrouva au XVIIIe sa popularité et des admirateurs d'un goût sûr, comme Baretti et Augusto Conti. Au XIXe siècle, dans le renouveau de la littérature et de la critique italiennes, l'Orlando  a été le sujet de nombreuses études. Cantù, De Sanctis, Carducci, et nombre d'autres à l'ardente et profonde érudition lui ont consacré de belles pages, Des trois sujets, assez divers l'un de l'autre, qui s'entremêlent dans le cours du poème, la guerre de Charlemagne contre les Sarrasins (Les chansons de Geste), les amours de Roger et de Bradamante, Roland amoureux d'Angélique et sa folies c'est évidemment ce dernier qui est le point capital puisque le retour du héros à la raison amène le dénouement final. Roland est autre chose qu'un héros d'aventures, c'est un caractère et un type, une sorte d'Hamlet méridional; et comme Shakespeare, c'est d'un fou que l'Arioste fait le centre de son poème, prodigieuse ironie dont les hommes ont ri pour ne pas avoir peur.

Ainsi que l'a si bien dit Voltaire, l'Orlando est à la fois une Iliade et une Odyssée, épopée politique et religieuse avec Charlemagne et Roland, épopée familière avec Roger et Bradamante; d'un côté la lutte de deux religions et de deux peuples, de l'autre l'amour, les surprises et les méprises du coeur. On découvre encore dans l'Orlando quelque chose de cet esprit particulier qui inspira Cervantes, l'ironie, non plus la gouaillerie de Pulci; sans doute, le poète se plaît aux aventures chevaleresques, mais il sent aussi que c'est une faiblesse, et il sourit de lui-même. C'est le commencement à peine sensible de ces parodies qui feront mourir la chevalerie sous le ridicule. Roland, dit De Sanctis, est destiné à devenir don Quichote et, quand don Quichote entre en scène, une société tout entière s'écroule.

Arioste est l'un des plus grands poètes des littératures modernes, et la pureté de son style, la souplesse merveilleuse de sa versification font douter si en aucune langue on a jamais écrit des vers plus parfaits. Boiardo avait composé son Orlando innamorato en octaves, strophe de huit vers, six vers sur deux rimes alternées, suivis de deux vers à rimes plates. De ce rythme d'origine populaire Boiardo avait déjà tiré des effets superbes d'ampleur et d'harmonie; Arioste s'en empara pour en faire la phrase poétique la plus musicale qu'aucune langue ait sans doute jamais possédée. Arioste est maître de l'octave comme Dante de la terza rima. Ses vers travaillés, parfois récrits jusqu'à dix et quinze fois, tombent et s'écoulent avec une aisance superbe et qui semble tenir du prodige; ce rythme dont l'éternelle répétition pourrait devenir monotone, il sait le varier à l'infini par le choix des mots, des assonances, des rimes, la parfaite union du mouvement de la phrase et du mouvement de la pensée. 

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Arioste : Orlando Furioso.
Orlando furioso de l'Arioste (édition de 1556).

Dans les caractères des personnages, les incidents, les épisodes du poème, on retrouve cette diversité qui caractérise le côté plastique de son oeuvre. C'est Roland, la bravoure et la loyauté mêmes, devant qui tout cède et qu'une femme trompe comme un enfant; Roger, chevalier accompli, bien qu'à demi Sarrasin, et que rend si intéressant l'amour qu'il inspire à Bradamante; l'aventureux Astolphe, l'étourdi toujours par monts et par cieux, et qui, charmante ironie, retrouve dans la Lune et rapporte à Roland sa raison perdue. D'autres, moins importants, n'en sont pas moins restés autant de types, Ferragus, Sacripant, Rodomont, Médor. Et quelles charmantes femmes, toutes gracieuses d'une grâce et toutes belles d'une beauté différentes : Bradamante, la superbe et loyale amazone, Angélique dont devient amoureux quiconque l'approche, Doralice dont le rôle est précisément tout différent, aussi prompte à aimer qu'à tromper, la perverse Lidia, la vertueuse Marfise, la touchante et troublante Olimpia, et tant d'autres qui sont la fleur et la joie de ce poème exquis.

De tant de braves chevaliers et de tant de belles femmes, amoureux les uns des autres, de tant d'amours enchevêtrés, de tant d'échanges de passions ou de fantaisies ou de compliments, il ne peut résulter une oeuvre morale. L'Orlando ne l'est pas plus, pas moins que le siècle où il fut composé, et à tout prendre on voudrait qu'en tous les temps, les moeurs fussent aussi souriantes, si un grand poète naissait à point pour les peindre. Arioste n'en a nulle colère, il aime trop les femmes, il les aime trop toutes, comme il nous l'apprend dans ses vers De diversis amoribus, pour jeter la pierre à aucune, et il trouve moyen de glisser dans son poème jusqu'à l'éloge inattendu de la belle Lucrèce Borgia. Tel temps, tel poète, et tel poète, telle oeuvre. 

Les autres oeuvres de l'Arioste
Des deux poèmes fragmentaires attribués à l'Arioste, l'un, connu sous le nom des Cinque Canti, lui appartient certainement; c'est la continuation du Furioso, mais qui ne nous est parvenue qu'à l'état d'ébauche. Le ton en est plus grave, plus solennel, plus épique en un mot que celui de l'oeuvre principale. On dirait que le nouveau genre commence, entre les mains mêmes de son créateur, révolution qui aboutira à la Jérusalem délivrée du Tasse. L'autre, Rinaldo Ardito, dont on retrouva des fragments publiés en 1846, pour la première fois, ne paraît pas indigne de l'Arioste, et aucun détail suspect n'est suffisant pour le faire rejeter au nombre des pastiches. Dans l'opinion de Rajna il appartiendrait à la même période et à la même inspiration que les Cinque Canti

Plus importantes dans l'oeuvre de l'Arioste sont ses comédies, encore qu'il soit loin d'y atteindre la perfection de l'Orlando. Mais là encore, il fit oeuvre nouvelle et relativement originale, car si son théâtre est assez étroitement imité des Anciens, du moins fut-il l'un des premiers à donner en langue italienne des comédies régulières, qui fussent autre chose que de pures traductions. La Cassaria, qui était écrite en 1502, s'éloigne assez peu des données familières à Plaute et à Térence et l'on en peut dire autant de la Lena, histoire de jeunes filles que cherchent à exploiter d'aucunes femmes. Les Suppositi ne sont qu'un conte de Boccace mis en scène, mais avec un art qui en fait le chef-d'oeuvre comique de l'Arioste. Imitée des centaines de fois en Italie, traduite en français, cette comédie devint fort populaire. Bâties également sur des intrigues amoureuses, les deux autres pièces, le Negromante et la Scolastique, très gaies et très mouvementées, n'offrent pas des caractères aussi bien dessinés.

Il y a des défauts dans la comédie ariostesque, plus d'imagination que d'observation vraie. Les femmes, même les plus viles par métier, s'affranchissent des bornes de l'obscénité, mais les moeurs du temps autorisaient cette licence : la Mandragore, savoureusement immorale et irreligieuse, fut jouée devant le pape Léon X. On ne comprend pas que le créateur d'Angélique et Bradamante n'ait pu trouver pour ses comédies un type de jeune fille amoureuse qui ne soit pas plus attachant : sauf peut-être l'Hippolyte de la Scolastica. Les hommes sont plus vivants et plus vrais : nulle plume naturaliste ne tracera un portrait du lenone plus étonnant que ce Lucrano, menteur, voleur, lâche, ignoble instrument des basses passions de l'homme. Cette comédie telle que la comprit le XVIe siècle italien fut en somme un progrès assez médiocre; Plaute et Térence venaient brutalement se substituer à la tradition d'où serait sorti peu à peu un théâtre original. L'Arioste, si l'on admet ce point, a donce contribué, en voulant fonder le théâtre italien, à priver son pays d'une véritable littérature dramatique : c'est de la farce de Pulcinella et de la Commedia dell' Arte que jaillira la vraie veine comique, retrouvée par Goldoni, car la Mandragore de Machiavel était demeurée isolée dans son audace libertine et dans sa perfection.

Nous avons parlé pour ne plus y revenir des poèmes latins de l'Arioste qui sont une date dans sa vie plutôt que dans son oeuvre. C'est un intérêt du même genre que nous offrent les satires, véritable autobiographie ou le poète parle avec sincérité de lui-même, de ses amis et de ses ennemis. Foscolo les comparaît à celles d'Horace et rien ne saurait en donner une idée plus juste : c'est le même mode familier qui tient de l'épître et n'a rien de commun avec la déclamation de Juvénal. Ses poésies diverses en italien, élégies, sonnets, Capitoli, n'ont d'original que leur forme exquise; comme tous ses contemporains, Arioste pétrarquise, à moins qu'il n'imite Properce ou Ovide

On a quelquefois mis sous son nom l'Erbolato, dialogue de philosophie aimable, écrit en bonne prose, mais rien n'a jamais prouvé cette attribution. 

Arioste écrivait assez peu de lettres et sans aucune intention littéraire; il n'en est resté qu'un petit nombre, souvent fort courtes et dont la plupart n'ont été imprimées qu'au XIXe  siècle. (R. de Gourmont).



Editions anciennes : Ses Oeuvres complètes ont été publiées à Venise, 1766, par J. A. Barotti, en 6 vol. in-12. On a retrouvé depuis et publié à Florence, en 1846, un poème inédit de l'Arioste, intitulé : Rinaldo ardito. Il a été fait un grand nombre d'éditions du Roland furieux; les plus estimées, après les éditions données par l'auteur même à Ferrare en 1516 et 1532, sont celles de Franceschi, Venise, 1584 et 1603, accompagnée d'arguments et de notes; de Baskerville, Birmingham, 1772; de Molini, Paris, 1788; de Bodoni à Parme et de Mussi à Milan, 1812. Le Roland a été traduit en français par J. B. Mirabaud, 1741; d'Ussieux, 1775; Tressan, 1780; Panckoucke et Framery, 1787, avec le texte en regard (traduction fidèle, mais servile), et plus récemment par A. Mazuy, avec une Vie de l'Arioste et des éclaircissements,1839; par A. Delatour, 1842; par V. Philipon de la Madeleine, 1844; Creuzé de Lesser, Duvau de Chavagne et Desserteaux l'ont mis en vers. La Vie de l'Arioste a été écrite par J. B. Pigna et par Garofalo.

En librairie - Arioste, Roland Furieux, Gallimard (Folio), 2003, 2 vol. - Les Satires, Ellug, 2003.

Catherine Magnien, L'Arioste et Le Tasse en France au XVIe siècle, Rue d'Ulm, 2003. - M. Scneider, Le labyrinthe de l'Arioste, Grasset et Fasquelle, 2003.

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