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La prédestination est une notion élaborée au sein du christianisme et dont on peut donner la définition suivante : décision souveraine par laquelle Dieu a disposé irrévocablement de la destinée de ses créatures, en élisant les unes pour la grâce, la foi, le salut et le bonheur éternel, et en asservissant les autres ou les laissant asservies au péché et à ses conséquences fatales : impuissance pour le vrai bien, réprobation et damnation. L'idée d'une pareille disposition est complètement absente de la plupart des écrits qui composent le Nouveau Testament. La foi et la conversion y sont présentées tantôt comme un don de Dieu, tantôt comme quelque chose que l'humain doit acquérir par ses propres efforts. Tous les humains sont invités à croire et à s'amender; il leur est promis que Dieu leur donnera tout ce dont ils ont besoin pour cela. Quoique le Nouveau Testament ne distingue pas exactement à ce sujet ce qui vient de l'humain et ce qui vient de Dieu, ni dans quel rapport la part de Dieu se trouve avec la part de l'humain, les deux parts sont indiquées comme également nécessaires. L'humain doit croire à sa liberté, pour travailler vaillamment à l'oeuvre de sa sanctification; mais il doit aussi reconnaître sa dépendance, pour ne pas se faire illusion sur ses propres forces, et ne pas succomber aux défaillances résultant de sa faiblesse. La déclaration de Jésus-Christ sur le grand nombre des appelés et le petit nombre des élus (Evangile de Matthieu, XXII, 14), parfois citée dans un sens contraire, a été faite à la suite d'une parabole supposant une invitation ou, comme disent les théologiens, une vocation universelle. Loin d'exclure la part de l'humain dans l'oeuvre du salut, elle vise le refus ou la négligence d'une condition pour laquelle le concours de l'invité était nécessaire. Saint Paul nous semble être le seul qui se soit écarté de cette doctrine évangélique, si favorable à l'espérance et à la moralité. Deux passages de son Epître aux Romains concluent, avec une terrible rigueur, à la prédestination absolue. Dans l'un (IX, 10-13), parlant de l'élection de Jacob et du rejet d'Esaü, présentés comme les types des élus et des réprouvés en général, l'apôtre montre cette élection et ce rejet comme résultant d'un décret rendu avant la naissance de ces deux enfants, jumeaux d'une même mère, indépendamment de toute prévision fondée sur la prescience de leur conduite future, et sans autre motif que la volonté de Dieu, déclarant d'avance qu'il aime l'un et qu'il hait l'autre. Peu après (20-24), comparant les humains aux vases d'argile que le potier fabrique, selon son bon plaisir ou ses convenances, les uns pour un usage qui les honore, les autres pour un usage qui les souille, saint Paul affirme que Dieu, traitant l'humanité comme le potier traite une masse d'argile inerte et inconsciente, fabrique ou crée des humains pour la gloire éternelle, afin de montrer sa miséricorde, et d'autres pour la damnation, afin de manifester la puissance de sa colère. De sorte qu'il y a dans le monde moral des vases de grâce et des vases de colère, de même que dans l'usine du potier il y a des vases pour les usages du luxe, et d'autres pour les besoins honteux. Cette opinion, qui attribue toutes les répartitions de la grâce divine à un décret d'élection, auquel tout fait propitiatoire de l'humain est resté étranger, est très naturellement explicable chez saint Paul par les circonstances mêmes de sa conversion ; lorsque la grâce le saisit et le terrassa sur le chemin de Damas, non seulement il n'avait rien fait pour attirer sur lui cette faveur, mais il était en révolte déclarée contre celui qui s'imposait à lui comme sauveur, et il courait, en furieuse ardeur de persécution, contre ses disciples. Cette opinion ne fut pas reçue en l'Eglise primitive. Pendant les trois premiers siècles, on ne l'y trouve reprise nulle part. Les docteurs grecs, qui furent les premiers élaborateurs de la théologie chrétienne, ne pouvaient admettre une doctrine qui rappelait, à plusieurs égards, le fatum des païens. En développant les prémisses contenues dans le Nouveau Testament, ils affirmèrent résolument la liberté et la responsabilité de l'humain. Clément d'Alexandrie et Origène se distinguèrent par la clarté et la précision avec lesquelles ils faisaient la part de cette liberté. Dieu, disaient-ils, prête son assistance aux humains pour tout ce qui est bon; mais ils ne les contraint en rien. L'assistance divine consiste principalement en ce que Dieu a doté les humains d'une nature morale, et qu'il leur a donné, par des moyens extérieurs, toutes sortes d'instructions et d'excitations pour le bien. Ils parlent aussi d'une action de Dieu opérant directement sur le coeur de l'humain, et y soufflant la force dont ont besoin tous ceux qui aspirent à suivre la voie droite; mais ils écartent avec, soin foute idée d'une coercition poussant forcément les âmes à la foi, à la vertu, au bien ou au mal. On ne trouve pas sur ce sujet, chez les docteurs de l'Eglise d'Occident, des explications aussi précises que chez Clément et Origène. Cependant eux aussi professaient clairement la doctrine de la liberté humaine. En somme, tous les Pères, avant Augustin, admettaient que la première résolution que prend l'humain de faire le bien doit sortir de son coeur, et que c'est seulement ensuite qu'il est assisté par la grâce divine; de sorte que son salut a pour cause initiale un acte de sa propre volonté. Ils ne concevaient même point la prédestination comme un résultat de la prescience divine. Ils s'accordaient bien à dire que Dieu a prédestiné les humains à la félicité ou à la damnation, en ce sens qu'il a prévu les récompenses ou les châtiments qu'ils mériteraient en conséquence des actions qu'ils accompliraient par l'usage de leur liberté; mais la prescience de Dieu n'est pas la cause de ces actions; celles-ci sont, au contraire, la cause de la prévision. Malgré la condamnation prononcée, en 431 au concile d'Ephèse, contre le pélagianisme, l'Eglise grecque persévéra dans cette doctrine; elle le fit d'autant plus naturellement qu'elle n'a jamais admis le dogme du péché originel, tel que l'autorité d'Augustin l'imposa à l'Eglise d'Occident. Au mot Pélage, nous avons dit quelles furent sur ce sujet les fluctuations de la doctrine d'Augustin et à quelles conclusions elles aboutirent. Dans la controverse avec les pélagiens, il s'agissait du péché d'Adam, de la déchéance qui en résulte pour sa postérité et de la grâce qui doit la relever et la sauver. Mais la solution proposée par Augustin à cette question impliquait la prédestination. D'après cet illustre docteur de l'Eglise latine, l'humanité, déchue et infectée d'un vice originel, est si radicalement asservie au péché que le désir et même la moindre velléité du vrai bien ne peuvent surgir de sa nature : cette nature est devenue massa peccati, massa corruptionis, massa perditionis. En cet état, le salut n'est possible qu'à la condition d'être entièrement l'oeuvre de Dieu. Il commence par donner à l'humain la volonté de croire (voluntas credendi). Par cette opération de la grâce prévenante (praeveniens vel operans), le libre arbitre, c.-à-d. la faculté de faire le bien en vue de Dieu, est établi (statuitur) en l'humain. Dès lors, la volonté regénérée, mise au service de la Grâce coopérante (cooperans, consequens, subsequens), devient un facteur essentiel de la vie du chrétien. Enfin le don de persévérance (donum perseverantiae) lui assure le secours divin, au moyen duquel il peut soutenir jusqu'à la fin la lutte contre le péché. Il nous semble impossible de nier que ce système suppose nécessairement la prédestination. En effet, parmi les humains, les uns sont sauvés; les autres, le plus grand nombre, sont damnés. Pourquoi cette différence entre eux? Provient-elle d'un fait émanent d'eux, d'une inclination, d'une prédisposition qui leur soit imputable? Nullement. Tous ont été pareillement conçus dans le péché; tous sont nés pareillement incapables, non seulement de faire le bien, mais même de le vouloir. Mais Dieu a refusé aux uns ce qu'il donnait aux autres. En agissant ainsi il destinait les uns à la damnation, les autres au salut. Et, on ne saurait trop le répéter, cette sélection n'est motivée par aucun acte préalable de ceux qui en sont les objets. Dieu décide et opère uniquement en vue de ses propres convenances, pour manifester sa miséricorde en ceux qu'il élit pour le salut, et sa justice en ceux qu'il réserve pour la damnation. Il est presque superflu d'ajouter que cette décision est irrévocable et irrésistible; car on ne saurait supposer que Dieu se soit trompé dans le choix de ceux qu'il appelle au salut, ni que cet appel puisse leur être adressé vainement : Deus, écrit Augustin, ita suadet ut persuadent... la vocation produit nécessairement la bonne volonté, vocatio effectrix bonae voluntatis. L'effet de leur élection est assuré; les élus ne peuvent point déchoir de la grâce, puisqu'ils ont reçu le don de persévérance. Leur nombre est égal à celui des anges déchus, dont ils doivent prendre la place dans la cité céleste. Leur prédestination n'est pas l'effet de la prescience divine, en ce sens que la foi prévue des fidèles serait le motif de leur élection; au contraire, cette foi n'en est que le produit. A part quelques rares exceptions, Augustin réserve le nom de prédestination à la décision qui les concerne. Il semble qu'il lui répugne de l'appliquer au cas des réprouvés, et de dire qu'ils ont été prédestinés à la damnation; il dit qu'ils ont été abandonnés il la damnation et il se console quelque peu du sort qui les a fait naître, c.-à-d. damner, en s'efforçant de se persuader qu'une éternelle condamnation vaut encore mieux que le néant, contrairement à une parole de Jésus (Evangile de saint Marc, XIV, 21). En fait, cette doctrine n'a jamais été complètement admise par l'Eglise catholique, moins peut-être parce qu'elle blesse la conscience, puisqu'on en a conservé le dogme du péché originel, que parce qu'elle tend à amoindrir désastreusement la valeur des oeuvres, et que cette valeur constitue le plus riche trésor de l'Eglise. Mais jamais l'Eglise latine ne rejette formellement une doctrine de saint Augustin. Lorsqu'elle s'en écarte, elle dissimule cette témérité par des interprétations et des applications atténuantes. En revanche, quand l'augustinisme auquel elle répugne est présenté par des docteurs moins inviolables, elle le condamne sévèrement. C'est ce qu'elle fit en la personne de Gotteschalk, de Baius, de Jansénius. Pour une entreprise, tentée par les Jésuites, de concilier la doctrine du libre arbitre avec celle des dons de la grâce, de l'infaillibilité de la prescience divine et de la prédestination, V. Molina. Parmi les Réformateurs, Luther conclut à la prédestination, en affirmant que, l'humain ne pouvant rien, il faut que Dieu opère tout. Mélanchton finit par se séparer de Luther sur ce point, et il aboutit au synergisme, qui suppose deux actions concomitantes, celle de Dieu et celle de l'humain, dans l'oeuvre du Salut. La Confession d'Augsbourg ne contient aucun article sur la prédestination. Zwingle l'enseigna, avec d'autres arguments que Luther. Calvin la formula et en déduisit toutes les conséquences avec une impitoyable logique. Son autorité en fit un des dogmes des anciennes Eglises réformées, et une cause de leurs dissensions et de leurs agitations les plus énervantes et les plus stériles. (E. H. Vollet). |
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