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Le manichéisme

Manichéisme. - Manès, qui présentait sa doctrine comme la révélation définitive, en emprunta les éléments aux trois grands systèmes religieux auxquels il voulait la substituer. Les emprunts qu'il fit au mazdéisme, pour le fond, et au christianisme, pour la forme et par besoin d'adaptation, ont été généralement reconnus de tout temps. En outre, il semble bien démontré qu'il a tiré du bouddhisme plusieurs conceptions de grande importance, notamment en ce qui concerne l'irréductible opposition de l'esprit et de la matière, la création et la fin du monde, la métempsycose, la nature et la valeur des pratiques ascétiques et la puissance souveraine de la connaissance qui illumine (Baur, Das Manichoeische Religionsystem; Tubingen, 1831).

Le principe fondamental du manichéisme provient du dualisme persan (La Mythologie de l'Avesta); c'est l'affirmation de l'éternelle coexistence de deux puissances souveraines : deux dieux essentiellement adverses. L'un qui est la source et l'essence de tout bien, et qui ne peut produire que le bien; il constitue la lumière et est représenté par elle. L'autre est l'auteur, la cause et comme la substance du mal. C'est le Prince des ténèbres, formant la matière, régnant sur elle et agissant par elle, au moyen de ses attractions et de ses tumultes. Les manichéens l'appelaient aussi Matière, Prince du monde, Satan. Or, il arriva que, dans un des soulèvements furieux que suscitait chez elles leur incessante discorde, les puissances de la matière furent poussées assez près du royaume de la lumière pour en apercevoir le rayonnement, qui leur était resté inconnu jusqu'alors. Elles voulurent y pénétrer. Pour résister à cette invasion, le Prince de la lumière tira de son sein la Mère de la vie. Celle-ci produisit l'Humain premier ou l'Humain spirituel, destiné à lutter contre la matière. Afin de lui donner des auxiliaires pour ce combat, cinq éléments furent créés : le vent, la lumière, l'eau, le feu et la matière, éléments d'un monde supérieur n'ayant rien de commun avec les éléments de notre monde, lesquels sont l'ceuvre du Prince des ténèbres, malfaisante contrefaçon.

Néanmoins, l'Humain premier fut vaincu par les puissances des ténèbres et dépouillé par elles de cette armure qui est lame. Il implora le Prince de la lumière, qui envoya à son secours l'Esprit de vie, et il put remonter dans le royaume de la lumière. Mais les puissances des ténèbres, qui avaient réussi, dans la mêlés, à s'emparer d'une partie de son essence lumineuse, l'emprisonnèrent dans des corps matériels. Et l'Humain premier, l'humain céleste, souffrit, sur tous les points de l'univers et comme par une immense crucifixion, dans toutes les parties de son être ainsi attachées à la matière. Dès lors, l'Esprit de vie commença à opérer pour purifier et délivrer les âmes. Non seulement il recueillit dans le Soleilet dans la Lune tout ce qui en elles n'était point fixé à la matière, mais en concentrant dans les astres les éléments lumineux et s'en servant pour développer la vie dans le monde inférieur, il attirait toutes les parcelles de même nature qui y étaient enfermées. Ainsi, dans le règne végétal, la racine sort de la Terre; elle produit la feuille, puis la fleur, dont le parfum, qui est son essence, en s'évaporant dans l'air, monte dans le domaine de la lumière.

Afin d'empêcher ce dégagement des éléments spirituels mêlés à la matière, le Prince des ténèbres résolut de créer un être dans lequel l'âme, qui naturellement aspire à la liberté, resterait volontairement emprisonnée, par attachement au monde inférieur; il créa cet être à l'image de l'Homme premier, l'adversaire des puissances des ténèbres. Ici le manichéisme emprunte le récit de la Bible, mais il en transpose les personnages. C'est le Prince des ténèbres qui crée l'homme; il l'invite à manger des fruits de tous les arbres du paradis, excepté l'arbre de la connaissance. Mais un ange de lumière ou le Christ lui-même, l'Esprit du Soleil, prenant la forme d'un serpent, persuade à l'homme de désobéir. Ainsi gratifié de la connaissance, c'est-à-dire la lumière, l'homme serait immédiatement sauvé; mais la femme se trouve auprès de lui, représentant le pouvoir séducteur de la matière, et, au moyen de la femme, la matière reprend son empire sur l'homme. De là, nécessité d'une oeuvre spéciale de rédemption.

Non seulement les manichéens réprouvaient l'Ancien Testament, qu'ils considéraient comme l'ouvrage du Prince des ténèbres et comme l'histoire de son empire malfaisant; mais, pour déterminer la part qu'ils attribuaient au Christ dans la rédemption, ils faisaient subir une interprétation audacieusement docétique au texte de l'Évangile, frauduleusement altéré, suivant eux. En effet, ils ne pouvaient admettre que celui qui est descendu sur la Terre pour délivrer l'âme se fût soumis à la matière, en s'y incorporant. Le corps sous lequel il avait été vu n'était qu'une apparence ; par conséquent, sa naissance d'une femme, les fonctions de ses organes, ses souffrances, sa mort et sa résurrection n'étaient que des apparences destinées à manifester sous une forme accessible aux regards des hommes la lumière qu'il était venu apporter dans le monde. Sa crucifixion était l'image de l'immense douleur qu'éprouvent dans tout l'univers les parties de l'Humain céleste qui sont restées attachées à la matière.

D'ailleurs, l'oeuvre de Jésus est restée inachevée. Il avait dit. 

"Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous affranchira." (Evangile selon saint Jean, VIII, 32.)
L'humain ne peut être directement affranchi, délivré, que par la connaissance complète de la vérité, qui l'inonde de lumière. Or, dans ses derniers entretiens avec ses disciples, Jésus leur déclara qu'il avait encore beaucoup de choses à leur dire, mais qu'il les taisait, parce qu'elles étaient au-dessus de leur portée (Saint Jean, XVI, 42); il promit de leur envoyer l'Esprit de vérité qui les conduirait en toute vérité (XVI, 13), le Consolateur (Paraclet), qui leur enseignerait toutes choses (XIV, 26). Manès constatait qu'au temps de saint Paul cette promesse n'était point encore réalisée; car cet apôtre écrivait : 
"Nous ne connaissons qu'imparfaitement [...], mais quand la perfection sera venue, ce qui est imparfait sera aboli [...]. Présentement, nous voyons confusément et comme dans un miroir; mais alors nous verrons face à face; présentement, je connais imparfaitement, mais alors je connaîtrai comme j'ai été connu." (1, Cor., XIII, 9, 10,12.).
Il était facile de démontrer que ce qui était vrai pour saint Paul l'était, à plus forte raison, pour les autres chrétiens. Manès prétendait avoir été élu pour l'accomplissement de la promesse, et il se présentait comme le Paraclet; le Consolateur, organe de l'Esprit de vérité, apportant, de la part de Dieu, la révélation de toute la vérité, le message et la discipline de la perfection. La conclusion de son enseignement, que nous ne connaissons guère que d'après les rapports de ses adversaires, paraît avoir été celle-ci : Après la mort, les parties de l'âme qui se sont complètement dégagées de la matière sont élevées dans la région de la lumière. C'est la Lune qui les y porte, son croissant annonce le départ; son déclin l'arrivée. Les autres sont retenues sur la terre pour d'autres existences. Au dernier temps, ce qui, après la série des métempsycoses, aura complètement perdu la substance céleste, rentrera dans la masse confuse de la matière. Alors, l'Humain premier, ayant recueilli toutes les parcelles de la lumière, mettra fin à la lutte.

La religion ainsi instituée devait avoir pour objets principaux : la spiritualisation non seulement de l'humain, mais du monde entier, et l'illumination, c'est-à-dire la répression et la réduction de la matière, la suppression des liens qui y attachent l'âme, le respect de tout ce qui, ayant vie, tend à animer la matière; l'effort incessant pour parvenir à la plénitude de la connaissance, qui communique la lumière, et à la perfection morale. Les fidèles étaient répartis en deux classes qui semblent empruntées au bouddhisme. La plus nombreuse se composait des auditeurs, dont le devoir principal était de fournir la nourriture et les choses nécessaires aux membres de l'autre. Ceux-ci, qu'on appelait les parfaits, devaient renoncer à toute propriété, garder le célibat et la continence, se vouer à la contemplation, s'interdisant tout travail, et s'abstenir de toute liqueur forte et de toute nourriture animale. Ils devaient même s'appliquer à ne détruire, à ne mutiler et à ne froisser aucune plante. Leurs vertus étaient considérées comme contribuant puissamment à la rédemption générale.

Le reste de l'organisation était tiré du christianisme. Au sommet, douze apôtres, Manès ayant adopté ce nombre à l'exemple de Jésus; au second rang, soixante-douze évêques; au-dessous d'eux, sous leur direction, des prêtres, des diacres et des missionnaires. Le culte des manichéens ne comportait ni temple, ni autels, ni encens, ni images; il consistait principalement en prières et en hymnes. Ils jeûnaient le dimanche. D'après leurs conceptions docétiques sur Jésus-Christ, ils devaient s'abstenir de célébrer sa naissance et sa mort, et ils attachaient beaucoup moins d'importance à la fête de Pâques qu'à celle de la Pentecôte. Leur principale solennité avait lieu au mois de mars, en mémoire de la mort de Manès. Administraient-ils le baptême, dans quelles conditions et sous quelles formes? Ces points sont discutés. Dans la communion, ils remplaçaient le vin par de l'eau. Les témoignages s'accordent à attester l'active pratique de la magie parmi eux et la souveraine puissance qu'ils attribuaient à certaines formules et à certains nombres.

La propagande des manichéens fut très active en Orient; elle y rencontra des alternatives de persécution, de faveur et de tolérance. Ordinairement, là où ils réussissaient, ils se divisaient en sectes plus ou moins ennemies; ailleurs, ils s'unissaient avec les sectes qui présentaient des affinités avec eux. AI-Biruni rapporte que, de son temps (XIe siècle), ils étaient nombreux à Samarcande, et plus nombreux encore dans le Turkestan (Le monde turco-mongol), la Chine, le Tibet et l'Inde. Dans le Sud de l'Arménie, les sectes issues du manichéisme étaient assez puissantes pour fournir des secours très effectifs aux empereurs iconoclastes, dans leur entreprise contre les images. Léon l'Isaurien enrôla beaucoup de manichéens dans son armée. Manès avait envoyé un missionnaire en Égypte ; il fit des prosélytes parmi le clergé et les moines. De là, le manichéisme se répandit dans l'Afrique proconsulaire ; il y tenait une place importante au temps de saint-Augustin, qui s'y attacha avant sa conversion, reçut des manichéens de sérieux services et en devint plus tard un des adversaires les plus habiles. De l'Afrique, la doctrine passa dans l'Espagne, l'Aquitaine et la Gaule. Des manichéens sont mentionnés très anciennement à Rome. Il est vraisemblable qu'ils y étaient arrivés par une autre voie.

Un édit de Dioclétien (287?) inaugura les longues et fort cruelles persécutions qui furent dirigées contre les manichéens. Cet édit fut renouvelé et aggravé par Valentinien (372) et par Théodose (381). On procéda aussi par massacres. (E.H. Vollet).



En bibliothèque - Allgemeine Geschichte der christlichen Religion und Kirche; Bonn, 1856, 2 vol. in-8.- Gieseler, Lehrbuch der Kirchengeschichte; Bonn, 1857, 5 vol. in-8. - Kessler, Untersuchungen zur Genesis der manichaeischen Religionsystem, 1876, in-8. - G.-T. Stokes, art. Manes et Manicheans, dans le Dictionary of christian biography de W. Smith et H. Wace; Londres, 1877-87, 4 vol. in-8.
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Dictionnaire Religions, mythes, symboles
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