| Le Juif errant, personnage fameux dans le folklore chrétien. La forme populaire de cette légende raconte, en substance, qu'un cordonnier de Jérusalem, nommé Ahasvérus, après avoir crié avec la foule : Crucifie! sans se rendre compte de ce qu'il faisait, rentra chez lui. Lorsque Jésus, portant la croix, passa devant la maison d'Ahasvérus, il voulut s'arrêter et s'y appuyer un instant; mais Ahasvérus l'apostropha rudement. Sur quoi Jésus, le regardant fixement, lui dit : Je m'arrêterai et me reposerai; mais toi tu marcheras jusqu'au jugement dernier. Depuis lors, Ahasvérus marche, marche encore et ne trouve de repos nulle part. Le premier document que l'on ait de cette légende est une brochure allemande de huit pages petit in-4., il en existe cinq impressions distinctes, mais toutes sont datées de 1602; le lieu d'impression est Leyde, chez Christophe Creutzer, et il est prouvé que ces noms sont des pseudonymes. Le récit se donne pour un rapport de Paul d'Eitzen, évêque de Slesvig, qui prétend avoir rencontré et vu Ahasvérus à Hambourg en 1542, avec beaucoup d'autres témoins. On sait la vogue dont jouit, à partir du XVIIe siècle et jusqu'au seuil de l'époque contemporaine, la légende du Juif errant. L'imprimerie et l'imagerie populaires ne se lassent pas de reproduire ce type, non seulement en Allemagne, où on le nommait der ewige Jude, « le Juif éternel », mais en France (première traduction du livret allemand de 1602, à Bordeaux, 1609), en Hollande, au Danemark et en Suède. Par contraste avec cette popularité, on est frappé du silence qui règne au sujet de cette fable durant les siècles précédents. Dans la littérature allemande, il n'y a pas la moindre trace du Juif errant avant le XVIIe siècle; et l'on est sans doute autorisé à conclure que la légende n'avait pas cours parce qu'elle n'existait pas; il serait étrange, en effet, que des hommes comme Luther ou Hans Sachs n'en eussent pas fait usage s'ils l'avaient connue. De plus, on ne trouve aucune allusion au Juif errant ni dans l'abondante collection des légendes du Moyen âge latin, ni dans les traditions grecques et slaves, ni dans la littérature du christianisme oriental. Par contre, Mathieu Paris, moine de Saint-Alban, mort en 1259, raconte dans son Historia Major (éd. de Londres, 1640, in-fol., pp. 351 et suiv.; l'éd. princeps est de Londres, 1571) qu'un archevêque arménien, arrivé à Londres en 1228, parla d'un portier du prétoire de Pilate, nommé Cartaphilus; il avait donné un coup de poing dans le dos de Jésus, en s'écriant : Va donc, Jésus, va plus vite, pourquoi es-tu si lent ? Et Jésus, le regardant d'un oeil sévère, lui avait répondu : Moi je vais; mais toi tu attendras jusqu'à ce que je revienne. Plus tard, Cartaphilus avait été baptisé par Ananias et avait pris le nom de Joseph. Il vivait en Arménie, en homme saint, respecté et silencieux. Ce même archevêque raconta la même histoire à Cologne, comme Philippe Mousquet, évêque de Tournai, mort en 1283, le rapporte dans sa Chronique rimée (éd. de Bruxelles, 1830, in-4, t. II, pp. 491 et suiv., aux vers 25,485 et suiv.). On ne saurait nier certains points de ressemblance entre Cartaphilus et Ahasvérus; mais les différences sont bien plus caractéristiques. En tout cas, celui qui aurait transformé Cartaphilus en Ahasvérus aurait créé une figure singulièrement plus originale; aussi bien sa création a vécu, tandis que Cartaphilus ne semble pas être sorti des chroniques du XIIIe siècle. Il est oiseux, après cela, de faire des conjectures sans issue sur l'archevêque arménien et la sincérité de son récit; quant à Paul d'Eitzen, qui fut prédicateur à Hambourg depuis 1555 et qui mourut en 1598, après avoir été évêque de Slesvig, il est probable qu'il a simplement servi, après sa mort, de prête-nom respectable au rédacteur allemand et protestant de la légende du Juif errant. Il ne saurait pas plus être question ici de parler des innombrables tentatives, plus ou moins heureuses, de faire de la légende du Juif errant un développement poétique ou philosophique; mais il faut ajouter que cette légende est inconnue en Espagne, en Italie et dans l'Europe orientale. Cette légende, qui paraît être un symbole du sort du peuple juif, forcé, pendant tant de siècles, à errer loin de son pays, peut aussi se lire comme une des nombreuses inventions mythologiques des Chrétiens pour justifier le sort inique qu'ils réservaient aux Juifs. (F.-Herm. Kruger). | |