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Introduction à l'étude 
de la médecine expérimentale
Claude Bernard

Troisième partie - Applications de la méthode 
expérimentale à l'étude des phénomènes de la vie
Chapitre premier
Exemples d'investigation 
expérimentale physiologique
II. - Une recherche expérimentale a pour 
point de départ une hypothèse ou une théorie

C. Bernard
1865-
Nous avons déjà dit et nous verrons plus loin que dans la constatation d'une observation, il ne faut jamais aller au delà du fait. Mais il n'en est pas de même dans l'institution d'une expérience; je veux montrer qu'à ce moment les hypothèses sont indispensables et que leur utilité est précisément alors de nous entraîner hors du fait et de porter la science en avant. Les hypothèses ont pour objet non-seulement de nous faire faire des expériences nouvelles, mais elles nous font découvrir souvent des faits nouveaux que nous n'aurions pas aperçus sans elles. Dans les exemples qui précèdent nous avons vu que l'on peut partir d'un fait particulier pour s'élever successivement à des idées plus générales, c'est-à-dire à une théorie. Mais il arrive aussi, comme nous venons de le voir, qu'on peut partir d'une hypothèse qui se déduit d'une théorie. Dans ce cas, bien qu'il s'agisse d'un raisonnement déduit logiquement d'une théorie, c'est néanmoins encore une hypothèse qu'il faut vérifier par l'expérience. Ici en effet les théories ne nous représentent qu'un assemblage de faits antérieurs sur lesquels s'appuie l'hypothèse, mais qui ne sauraient lui servir de démonstration expérimentale. Nous avons dit que dans ce cas il fallait ne pas subir le joug des théories, et que garder l'indépendance de son esprit était la meilleure condition pour trouver la vérité et pour faire faire des progrès à la science. C'est ce que prouveront les exemples suivants. 

Premier exemple. - En 1843, dans un de mes premiers travaux, j'entrepris d'étudier ce que deviennent les différentes substances alimentaires dans la nutrition. Je commençai, ainsi que je l'ai déjà dit, par le sucre, qui est une substance définie et plus facile que toutes les autres à reconnaître et à poursuivre dans l'économie. J'injectai dans ce but des dissolutions de sucre de canne dans le sang des animaux et je constatai que ce sucre, même injecté dans le sang à faible dose, passait dans les urines. Je reconnus ensuite que le suc gastrique, en modifiant ou en transformant ce sucre de canne, le rendait assimilable, c'est-à- dire destructible dans le sang [51]

[51] Claude Bernard, thèse pour le doctorat en médecine. Paris, 1843.
Alors je voulus savoir dans quel organe ce sucre alimentaire disparaissait, et j'admis par hypothèse que le sucre que l'alimentation introduit dans le sang pourrait être détruit dans le poumon ou dans les capillaires généraux. En effet, la théorie régnante à cette époque et qui devait être naturellement mon point de départ, admettait que le sucre qui existe chez les animaux provient exclusivement des aliments et que ce sucre se détruit dans l'organisme animal par des phénomènes de combustion, c'est-à- dire de respiration. C'est ce qui avait fait donner au sucre le nom d'aliment respiratoire. Mais je fus immédiatement conduit à voir que la théorie sur l'origine du sucre chez les animaux, qui me servait de point de départ, était fausse. En effet, par suite d'expériences que j'indiquerai plus loin, je fus amené non à trouver l'organe destructeur du sucre, mais au contraire je découvris un organe formateur de cette substance, et je trouvai que le sang de tous les animaux contient du sucre, même quand ils n'en mangent pas. Je constatai donc là un fait nouveau, imprévu par la théorie et que l'on n'avait pas remarqué, sans doute, parce que l'on était sous l'empire d'idées théoriques opposées auxquelles on avait accordé trop de confiance. Alors, j'abandonnai tout aussitôt toutes mes hypothèses sur la destruction du sucre, pour suivre ce résultat inattendu qui a été depuis l'origine féconde d'une voie nouvelle d'investigation et une mine de découvertes qui est loin d'être épuisée. 

Dans ces recherches je me suis conduit d'après les principes de la méthode expérimentale que nous avons établis, c'est-à-dire qu'en présence d'un fait nouveau bien constaté et en contradiction avec une théorie, au lieu de garder la théorie et d'abandonner le fait, j'ai gardé le fait que j'ai étudié, et je me suis hâté de laisser la théorie, me conformant à ce précepte que nous avons indiqué dans le deuxième chapitre : Quand le fait qu'on rencontre est en opposition avec une théorie régnante, il faut accepter le fait et abandonner la théorie, lors même que celle-ci, soutenue par de grands noms, est généralement adoptée. 

Il faut donc distinguer, comme nous l'avons dit, les principes d'avec les théories et ne jamais croire à ces dernières d'une manière absolue. Ici nous avions une théorie d'après laquelle on admettait que le règne végétal avait seul le pouvoir de créer les principes immédiats que le règne animal doit détruire. D'après cette théorie établie et soutenue par les chimistes contemporains les plus illustres, les animaux étaient incapables de produire du sucre dans leur organisme. Si j'avais cru à la théorie d'une manière absolue, j'aurais dû conclure que mon expérience devait être entachée d'erreur, et peut-être que des expérimentateurs moins défiants que moi auraient passé condamnation immédiatement et ne se seraient pas arrêtés plus longtemps sur une observation qu'on pouvait théoriquement accuser de renfermer des causes d'erreurs, puisqu'elle montrait du sucre dans le sang chez les animaux soumis à une alimentation dépourvue de matières amidonnées ou sucrées. Mais, au lieu de me préoccuper de la validité de la théorie, je ne m'occupai que du fait dont je cherchai à bien établir la réalité. Je fus ainsi amené par de nouvelles expériences et au moyen de contre-épreuves convenables à confirmer ma première observation et à trouver que le foie était un organe où du sucre animal se formait dans certaines circonstances données pour se répandre ensuite dans toute la masse du sang et dans les tissus et liquides organiques. Cette glycogénie animale que j'ai découverte, c'est-à-dire cette faculté que possèdent les animaux, aussi bien que les végétaux, de produire du sucre, est aujourd'hui un résultat acquis à la science, mais on n'est point encore fixé sur une théorie plausible des phénomènes. Les faits nouveaux que j'ai fait connaître ont été la source de grand nombre de travaux et de beaucoup de théories diverses et contradictoires en apparence entre elles soit avec les miennes. Quand on entre sur un terrain neuf, il ne faut pas craindre d'émettre des vues même hasardées afin d'exciter la recherche dans toutes les directions. Il ne faut pas, suivant l'expression de Priestley, rester dans l'inaction par une fausse modestie fondée sur la crainte de se tromper. J'ai donc fait des théories plus ou moins hypothétiques sur la glycogénie; depuis moi, on en a fait d'autres : mes théories, ainsi que celles des autres, vivront ce que doivent vivre des théories nécessairement très partielles et provisoires quand on est au début d'une nouvelle série de recherches. Mais elles seront plus tard remplacées par d'autres qui représenteront un état plus avancé de la question, et ainsi de suite. Les théories sont comme des degrés successifs que monte la science en élargissant de plus en plus son horizon, parce que les théories représentent et comprennent nécessairement d'autant plus de faits qu'elles sont plus avancées. Le vrai progrès est de changer de théorie pour en prendre de nouvelles qui aillent plus loin que les premières jusqu'à ce qu'on en trouve une qui soit assise sur un plus grand nombre de faits. Dans le cas qui nous occupe, la question n'est pas de condamner l'ancienne théorie au profit de celle qui est plus récente. Ce qui est important, c'est d'avoir ouvert une voie nouvelle, car ce qui ne périra jamais, ce sont les faits bien observés que les théories éphémères ont fait surgir; ce sont là les seuls matériaux sur lesquels l'édifice de la science s'élèvera un jour quand elle possédera un nombre de faits suffisants et qu'elle aura pénétré assez loin dans l'analyse des phénomènes pour en connaître la loi ou le déterminisme exact. 

En résumé, les théories ne sont que des hypothèses vérifiées par un nombre plus ou moins considérable de faits; celles qui sont vérifiées par le plus grand nombre de faits sont les meilleures; mais encore ne sont-elles jamais définitives et ne doit-on jamais y croire d'une manière absolue. On a vu, par les exemples qui précèdent, que, si l'on avait eu une confiance entière dans la théorie régnante sur la destruction du sucre chez les animaux, et si l'on n'avait eu en vue que sa confirmation, on n'aurait probablement pas été mis sur la voie des faits nouveaux que nous avons rencontrés. L'hypothèse fondée sur une théorie a, il est vrai, provoqué l'expérience, mais dès que les résultats de l'expérience sont apparus, la théorie et l'hypothèse ont dû disparaître, car le fait expérimental n'était plus qu'une observation qu'il fallait faire sans idée préconçue. 

Le grand principe est donc dans des sciences aussi complexes et aussi peu avancées que la physiologie, de se préoccuper très peu de la valeur des hypothèses ou des théories et d'avoir toujours l'oeil attentif pour observer tout ce qui apparaît dans une expérience. Une circonstance en apparence accidentelle et inexplicable peut devenir l'occasion de la découverte d'un fait nouveau important, comme on va le voir par la continuation de l'exemple cité précédemment. 

Deuxième exemple, suite du précédent. - Après avoir trouvé, ainsi que je l'ai dit plus haut, qu'il existe dans le foie des animaux du sucre à l'état normal et dans toute espèce d'alimentation, je voulus connaître la proportion de cette substance et ses variations dans certains états physiologiques et pathologiques. Je commençai donc des dosages de sucre dans le foie d'animaux placés dans diverses circonstances physiologiquement déterminées. Je répétais toujours deux dosages de la matière sucrée, et d'une manière simultanée, avec le même tissu hépatique. Mais un jour il m'arriva, étant pressé par le temps, de ne pas pouvoir faire mes deux analyses au même moment, je fis rapidement un dosage immédiatement après la mort de l'animal, et je renvoyai l'autre analyse au lendemain. Mais je trouvai cette fois des quantités de sucre beaucoup plus grandes que celles que j'avais obtenues la veille pour le même tissu hépatique, et je remarquai d'un autre côté que la proportion de sucre que j'avais trouvée la veille dans le foie, examiné immédiatement après la mort de l'animal, était beaucoup plus faible que celle que j'avais rencontrée dans les expériences que j'avais fait connaître comme donnant la proportion normale du sucre hépatique. Je ne savais à quoi rapporter cette singulière variation obtenue avec le même foie et le même procédé d'analyse. Que fallait-il faire? Fallait-il considérer ces deux dosages si discordants comme une mauvaise expérience et ne pas en tenir compte? Fallait-il prendre une moyenne entre les deux expériences? C'est un expédient que plusieurs expérimentateurs auraient pu choisir pour se tirer d'embarras. Mais je n'approuve pas cette manière d'agir par des raisons que j'ai données ailleurs. J'ai dit, en effet, qu'il ne faut jamais rien négliger dans l'observation des faits, et je regarde comme une règle indispensable de critique expérimentale  de ne jamais admettre sans preuve l'existence d'une cause d'erreur dans une expérience, et de chercher toujours à se rendre raison de toutes les circonstances anormales qu'on observe. Il n'y a rien d'accidentel, et ce qui pour nous est accident n'est qu'un fait inconnu qui peut devenir, si on l'explique, l'occasion d'une découverte plus ou moins importante. C'est ce qui m'est arrivé dans ce cas. 

Je voulus savoir en effet quelle était la raison qui m'avait fait trouver deux nombres si différents dans le dosage du foie de mon lapin. Après m'être assuré qu'il n'y avait pas d'erreur tenant au procédé de dosage; après avoir constaté que les diverses parties du foie sont sensiblement toutes également riches en sucre, il ne me resta plus à examiner que l'influence du temps qui s'était écoulé depuis la mort de l'animal jusqu'au moment de mon deuxième dosage. Jusqu'alors, sans y attacher aucune importance, j'avais fait mes expériences quelques heures après la mort de l'animal, et, pour la première fois, je m'étais trouvé dans le cas de faire immédiatement un dosage quelques minutes après la mort et de renvoyer l'autre au lendemain, c'est-à-dire vingt-quatre heures après. En physiologie, les questions de temps ont toujours une grande importance, parce que la matière organique éprouve des modifications nombreuses et incessantes. Il pouvait donc s'être produit quelque modification chimique dans le tissu hépatique. Pour m'en assurer, je fis une série de nouvelles expériences qui dissipèrent toutes les obscurités en me montrant que le tissu du foie va constamment en s'enrichissant en sucre pendant un certain temps après la mort. De sorte qu'on peut avoir des quantités de sucre très variables, suivant le moment dans lequel on fait son examen. Je fus donc ainsi amené à rectifier mes anciens dosages et à découvrir ce fait nouveau, à savoir, que des quantités considérables de sucre se produisent dans le foie des animaux après la mort. Je montrai, par exemple, qu'en faisant passer dans un foie encore chaud et aussitôt après la mort de l'animal un courant d'eau froide injecté avec force par les vaisseaux hépatiques, on débarrasse complètement le tissu hépatique du sucre qu'il contient; mais le lendemain ou quelques heures après, quand on place le foie lavé à une douce température, on trouve son tissu de nouveau chargé d'une grande quantité de sucre qui s'est produit depuis le lavage [52]. Quand je fus en possession de cette première découverte que le sucre se forme chez les animaux après la mort comme pendant la vie, je voulus pousser plus loin l'examen de ce singulier phénomène, et c'est alors que je fus amené à trouver que le sucre se produit dans le foie à l'aide d'une matière diastasique réagissant sur une substance amylacée que j'ai isolée et que j'ai appelée matière glycogène. De sorte que j'ai pu démontrer de la manière la plus nette que chez les animaux le sucre se forme par un mécanisme en tout semblable à celui qui se rencontre dans les végétaux. 

[52] Claude Bernard, Sur le mécanisme de la formation du sucre dans le foie (Comptes rendus par l'Acad. des sciences. 24 septembre 1855). (Compt. rend. de l'Acad. des sciences, 23 mars 1857).
Cette seconde série de faits représente des résultats qui sont encore aujourd'hui solidement acquis à la science et qui ont fait faire beaucoup de progrès à la question glycogénique dans les animaux. Je viens de dire très succinctement comment ces faits ont été découverts et comment ils ont eu pour point de départ une circonstance expérimentale futile en apparence. J'ai cité ce cas afin de prouver qu'on ne saurait jamais rien négliger dans les recherches expérimentales; car tous les accidents ont leur cause nécessaire. On ne doit donc jamais être trop absorbé par la pensée qu'on poursuit, ni s'illusionner sur la valeur de ses idées ou de ses théories scientifiques; il faut toujours avoir les yeux ouverts à tout événement, l'esprit douteur et indépendant, disposé à examiner tout ce qui se présente et à ne rien laisser passer sans en rechercher la raison. Il faut être, en un mot, dans une disposition intellectuelle qui semble paradoxale, mais qui, suivant moi, représente le véritable esprit de l'investigateur. Il faut avoir une foi robuste et ne pas croire; je m'explique en disant qu'il faut en science croire fermement aux principes et douter des formules; en effet, d'un côté nous sommes sûrs que le déterminisme existe, mais nous ne sommes jamais certains de le tenir. Il faut être inébranlable sur les principes de la science expérimentale (déterminisme), et ne pas croire absolument aux théories. L'aphorisme que j'ai exprimé plus haut peut s'appuyer sur ce que nous avons développé ailleurs, à savoir, que pour les sciences expérimentales, le principe est dans notre esprit, tandis que les formules sont dans les choses extérieures. Pour la pratique des choses on est bien obligé de laisser croire que la vérité (au moins la vérité provisoire) est représentée par la théorie ou par la formule. Mais en philosophie scientifique et expérimentale ceux qui placent leur foi dans les formules ou dans les théories ont tort. Toute la science humaine consiste à chercher la vraie formule ou la vraie théorie de la vérité dans un ordre quelconque. Nous en approchons toujours, mais la trouverons-nous jamais d'une manière complète? Ce n'est pas le lieu d'entrer dans le développement de ces idées philosophiques; reprenons notre sujet et passons à un nouvel exemple expérimental. 

Troisième exemple. - Vers l'année 1852, je fus amené par mes études à faire des expériences sur l'influence du système nerveux sur les phénomènes de la nutrition et de la calorification. On avait observé que dans beaucoup de cas, les paralysies complexes, ayant leur siège dans des nerfs mixtes, sont suivies tantôt d'un réchauffement, tantôt d'un refroidissement des parties paralysées. Or, voici comment je raisonnai, pour expliquer ce fait, en me fondant, d'une part, sur les observations connues, et d'autre part, sur les théories régnantes relativement aux phénomènes de la nutrition et de la calorification. La paralysie des nerfs, dis-je, doit amener le refroidissement des parties en ralentissant les phénomènes de combustion dans le sang, puisque ces phénomènes sont considérés comme la cause de la calorification animale. Or, d'un autre côté, les anatomistes ont remarqué depuis longtemps que les nerfs sympathiques accompagnent spécialement les vaisseaux artériels. Donc, pensai-je par induction, ce doivent être les nerfs sympathiques qui, dans la lésion d'un tronc nerveux mixte, agissent pour produire le ralentissement des phénomènes chimiques dans les vaisseaux capillaires, et c'est leur paralysie qui doit amener par suite le refroidissement des parties. Si mon hypothèse est vraie, ajoutai-je, elle pourra se vérifier en coupant seulement les nerfs sympathiques vasculaires qui vont dans une partie et en respectant les autres. Je devrai obtenir alors un refroidissement par la paralysie des nerfs vasculaires sans que le mouvement ni la sensibilité aient disparu, puisque j'aurai laissé intacts les nerfs moteurs et sensitifs ordinaires. Pour réaliser mon expérience je cherchai donc un procédé d'expérimentation convenable qui me permît de couper les nerfs vasculaires seuls en respectant les autres. Le choix des animaux prenait ici de l'importance relativement à la solution de la question; or je trouvai que la disposition anatomique qui rend isolé le grand sympathique cervical chez certains animaux, tels que le lapin et le cheval, rendait cette solution possible. 

Après tous ces raisonnements je fis donc la section du grand sympathique dans le cou sur un lapin pour contrôler mon hypothèse et voir ce qui arriverait relativement à la calorification dans le côté de la tête où se distribue ce nerf. J'avais été conduit, ainsi qu'on vient de le voir, en me fondant sur la théorie régnante et sur des observations antérieures, à faire l'hypothèse que la température devait être abaissée par la section de ce nerf sympathique. Or c'est précisément le contraire qui arriva. Aussitôt après la section du grand sympathique dans la partie moyenne du cou, je vis survenir dans tout le côté correspondant de la tête du lapin, une suractivité considérable dans la circulation accompagnée d'une augmentation de caloricité. Le résultat était donc exactement contraire à celui que mon hypothèse déduite de la théorie m'avait fait prévoir; mais alors je fis comme toujours, c'est-à-dire que j'abandonnai aussitôt les théories et les hypothèses pour observer et étudier le fait en lui-même afin d'en déterminer aussi exactement que possible les conditions expérimentales. Aujourd'hui mes expériences sur les nerfs vasculaires et calorifiques ont ouvert une voie nouvelle de recherches et ont été le sujet d'un grand nombre de travaux qui, j'espère, pourront fournir un jour des résultats d'une grande importance en physiologie et en pathologie [53]

[53] Claude Bernard, Recherches expérimentales sur le grand sympathique, etc. (Mémoires de la Société de biologie, t. V, 1833). - Sur les nerfs vasculaires et caloriques du grand sympathique (Comptes rendus de l'Acad. des sciences, 1852, t. XXXIV, 1862, t. LV.)
Cet exemple prouve, comme les précédents, qu'on peut rencontrer dans les expériences des résultats différents de ceux que les théories et les hypothèses nous font prévoir. Mais si je désire appeler plus particulièrement l'attention sur ce troisième exemple, c'est qu'il nous offre encore un enseignement important, à savoir que, sans cette hypothèse directrice de l'esprit, le fait expérimental qui la contredit n'aurait pas été aperçu. En effet, je ne suis pas le premier expérimentateur qui ait coupé sur des animaux vivants la portion cervicale du grand sympathique. Pourfour du Petit avait pratiqué cette expérience au commencement du siècle dernier, et il découvrit les effets de ce nerf sur la pupille en partant d'une hypothèse anatomique d'après laquelle ce nerf était supposé porter les esprits animaux dans les yeux [54]. Depuis lors beaucoup de physiologistes ont répété la même opération dans le but de vérifier ou d'expliquer les modifications de l'oeil que Pourfour du Petit avait le premier signalées. Mais aucun de ces physiologistes n'avait remarqué le phénomène de calorification des parties dont je parle et ne l'avait rattaché à la section du grand sympathique, bien que ce phénomène dû se produire nécessairement sous les yeux de tous ceux qui, avant moi, avaient coupé cette partie du sympathique. L'hypothèse, ainsi qu'on le voit, m'avait préparé l'esprit à voir les choses suivant une certaine direction donnée par l'hypothèse même, et ce qui le prouve, c'est que moi-même, comme les autres expérimentateurs, j'avais bien souvent divisé le grand sympathique pour répéter l'expérience de Pourtour du Petit sans voir le fait de calorification que j'ai découvert plus tard quand une hypothèse m'a porté à faire des recherches dans ce sens. L'influence de l'hypothèse est donc ici des plus évidentes; on avait le fait sous les yeux et on ne le voyait pas parce qu'il ne disait rien à l'esprit. Il était cependant des plus simples à apercevoir, et, depuis que je l'ai signalé, tous les physiologistes sans exception l'ont constaté et vérifié avec la plus grande facilité. 
[54] Pourfour du Petit, Mémoire dans lequel il est démontré que les nerfs intercostaux fournissent des rameaux qui portent des esprits dans les yeux (Histoire de l'Académie pour l'année 1727).
En résumé, les hypothèses et les théories, même mauvaises, sont utiles pour conduire à des découvertes. Cette remarque est vraie pour toutes les sciences. Les alchimistes ont fondé la chimie en poursuivant des problèmes chimériques et des théories fausses aujourd'hui. Dans les sciences physiques, qui sont plus avancées que la biologie, on pourrait citer encore maintenant des savants qui font de grandes découvertes en s'appuyant sur des théories fausses. Cela paraît être en effet une nécessité de la faiblesse de notre esprit que de ne pouvoir arriver à la vérité qu'en passant par une multitude d'erreurs et d'écueils. 

Quelle conclusion générale le physiologiste tirera t-il de tous les exemples qui précèdent? Il doit en conclure que les idées et les théories admises, dans l'état actuel de la science biologique, ne représentent que des vérités restreintes et précaires qui sont destinées à périr. Il doit conséquemment avoir fort peu de confiance dans la valeur réelle de ces théories, mais pourtant s'en servir comme d'instruments intellectuels nécessaires à l'évolution de la science et propres à lui faire découvrir des faits nouveaux. Aujourd'hui l'art de découvrir des phénomènes nouveaux et de les constater exactement doit être l'objet spécial des préoccupations de tous les biologues. Il faut fonder la critique expérimentale en créant des méthodes rigoureuses d'investigation et d'expérimentation qui permettront d'établir les observations d'une manière indiscutable et feront disparaître par suite les erreurs de faits qui sont la source des erreurs de théories. Celui qui tenterait maintenant une généralisation de la biologie entière prouverait qu'il n'a pas un sentiment exact de l'état actuel de cette science. Aujourd'hui le problème biologique commence à peine à être posé, et, de même qu'il faut assembler et tailler les pierres avant de songer à édifier un monument, de même il faut d'abord assembler et préparer les faits qui devront constituer la science des corps vivants. C'est à l'expérimentation que ce rôle incombe, sa méthode est fixée, mais les phénomènes qu'elle doit analyser sont si complexes, que le vrai promoteur de la science pour le moment sera celui qui pourra donner quelques principes de simplification dans les procédés d'analyse ou apporter des perfectionnements dans les instruments de recherches. Quand les faits existent en nombre suffisant et bien clairement établis, les généralisations ne se font jamais attendre. Je suis convaincu que dans les sciences expérimentales en évolution, et particulièrement dans celles qui sont aussi complexes que la biologie, la découverte d'un nouvel instrument d'observation ou d'expérimentation rend beaucoup plus de services que beaucoup de dissertations systématiques ou philosophiques. En effet, un nouveau procédé, un nouveau moyen d'investigation, augmentent notre puissance et rend possibles des découvertes et des recherches qui ne l'auraient pas été sans son secours. C'est ainsi que les recherches sur la formation du sucre chez les animaux n'ont pu être faites que lorsque la chimie a eu donné des réactifs pour reconnaître le sucre beaucoup plus sensibles que ceux que l'on avait auparavant.
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